La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 22Les échecs de Chicot, le bilboquet de Quélus et la sarbacane deSchomberg.

On peut dire que Chicot, malgré son apparentefroideur, s’en retournait au Louvre avec la joie la pluscomplète.

C’était pour lui une triple satisfactiond’avoir rendu service à un brave comme l’était Bussy, d’avoirtravaillé à quelque intrigue et d’avoir rendu possible, pour leroi, un coup d’État que réclamaient les circonstances.

En effet, avec la tête et surtout le cœur quel’on connaissait à M. de Bussy, avec l’espritd’association que l’on connaissait à MM. de Guise, onrisquait fort de voir se lever un jour orageux sur la bonne villede Paris.

Tout ce que le roi avait craint, tout ce queChicot avait prévu, arriva comme on pouvait s’y attendre.

M. de Guise, après avoir reçu, lematin, chez lui, les principaux ligueurs, qui, chacun de son côté,étaient venus lui apporter les registres couverts de signatures quenous avons vus ouverts dans les carrefours, aux portes desprincipales auberges et jusque sur les autels des églises ;M. de Guise, après avoir promis un chef à la Ligue, etaprès avoir fait jurer à chacun de reconnaître le chef que le roinommerait ; M. de Guise, après avoir enfin conféréavec le cardinal et avec M. de Mayenne, était sorti pourse rendre chez M. le duc d’Anjou, qu’il avait perdu de vue laveille, vers les dix heures du soir.

Chicot se doutait de la visite ; aussi,en sortant de chez Bussy, avait-il été incontinent flâner auxenvirons de l’hôtel d’Alençon, situé au coin de la rue Hautefeuilleet de la rue Saint-André. il y était depuis un quart d’heure àpeine, quand il vit déboucher celui qu’il attendait par la rue dela Huchette.

Chicot s’effaça à l’angle de la rue duCimetière, et le duc de Guise entra à l’hôtel sans l’avoiraperçu.

Le duc trouva le premier valet de chambre duprince assez inquiet de n’avoir pas vu revenir son maître ;mais il s’était douté de ce qui était arrivé, c’est-à-dire que leduc avait été coucher au Louvre.

Le duc demanda si, en l’absence du prince, ilne pourrait point parler à Aurilly : le valet de chambrerépondit au duc qu’Aurilly était dans le cabinet de son maître, etqu’il avait toute liberté de l’interroger.

Le duc passa. Aurilly, en effet, on se lerappelle, joueur de luth et confident du prince, était de tous lessecrets de M. le duc d’Anjou, et devait savoir mieux quepersonne où se trouvait Son Altesse.

Aurilly était, pour le moins, aussi inquietque le valet de chambre, et, de temps en temps, il quittait sonluth, sur lequel ses doigts couraient avec distraction, pour serapprocher de la fenêtre et regarder, à travers les vitres, si leduc ne revenait pas.

Trois fois on avait envoyé au Louvre, et, àchaque fois, on avait fait répondre que monseigneur, rentré forttard au palais, dormait encore.

M. de Guise s’informa à Aurilly duduc d’Anjou.

Aurilly avait été séparé de son maître laveille, au coin de la rue de l’Abre-Sec, par un groupe qui venaitaugmenter le rassemblement qui se faisait à la porte del’hôtellerie de la Belle-Étoile, de sorte qu’il était revenuattendre le duc à l’hôtel d’Alençon, ignorant la résolutionqu’avait prise Son Altesse Royale de coucher au Louvre.

Le joueur de luth raconta alors au princelorrain la triple ambassade qu’il avait envoyée au Louvre, et luitransmit la réponse identique qui avait été faite à chacun destrois messagers.

– Il dort à onze heures, dit leduc ; ce n’est guère probable ; le roi est deboutd’ordinaire à cette heure. Vous devriez aller au Louvre,Aurilly.

– J’y ai songé, monseigneur, dit Aurilly,mais je crains que ce prétendu sommeil ne soit une recommandationqu’il ait faite au concierge du Louvre, et qu’il ne soit engalanterie par la ville ; or, s’il en était ainsi, monseigneurserait peut-être contrarié qu’on le cherchât.

– Aurilly, reprit le duc, croyez-moi,monseigneur est un homme trop raisonnable pour être en galanterieun jour comme aujourd’hui. Allez donc au Louvre sans crainte, etvous y trouverez monseigneur.

– J’irai donc, monsieur, puisque vous ledésirez ; mais que lui dirai-je ?

– Vous lui direz que la convocation auLouvre était pour deux heures, et qu’il sait bien que nous devionsconférer ensemble avant de nous trouver chez le roi. Vouscomprenez, Aurilly, ajouta le duc avec un mouvement de mauvaisehumeur assez irrespectueux, que ce n’est point au moment où le roiva nommer un chef à la Ligue qu’il s’agit de dormir.

– Fort bien, monseigneur, et je prieraiSon Altesse de venir ici.

– Où je l’attends bien impatiemment, luidirez-vous ; car, convoqués pour deux heures, beaucoup sontdéjà au Louvre, et il n’y a pas un instant à perdre. Moi, pendantce temps, j’enverrai quérir M. de Bussy.

– C’est entendu, monseigneur. Mais, aucas où je ne trouverais point Son Altesse, que ferais-je ?

– Si vous ne trouvez point Son Altesse,Aurilly, n’affectez point de la chercher ; il suffira que vouslui disiez plus tard avec quel zèle j’ai tenté de la rencontrer.Dans tous les cas, à deux heures moins un quart je serai auLouvre.

Aurilly salua le duc, et partit.

Chicot le vit sortir et devina la cause de sasortie. Si M. le duc de Guise apprenait l’arrestation deM. d’Anjou, tout était perdu, ou, du moins, touts’embrouillait fort. Chicot vit qu’Aurilly remontait la rue de laHuchette pour prendre le pont Saint-Michel ; lui, au contrairealors, descendit la rue Saint-André-des-Arts de toute la vitesse deses longues jambes, et passa la Seine au bas de Nesle, au moment oùAurilly arrivait à peine en vue du grand Châtelet.

Nous suivrons Aurilly, qui nous conduit authéâtre même des événements importants de la journée.

Il descendit les quais garnis de bourgeois,ayant tout l’aspect de triomphateurs, et gagna le Louvre, qui luiapparut, au milieu de toute cette joie parisienne, avec sa plustranquille et sa plus benoîte apparence.

Aurilly savait son monde et connaissait sacour ; il causa d’abord avec l’officier de la porte, qui étaittoujours un personnage considérable pour les chercheurs denouvelles et les flaireurs de scandale.

L’officier de la porte était tout miel ;le roi s’était réveillé de la meilleure humeur du monde.

Aurilly passa de l’officier de la porte auconcierge.

Le concierge passait une revue de serviteurshabillés à neuf, et leur distribuait des hallebardes d’un nouveaumodèle.

Il sourit au joueur de luth, répondit à sescommentaires sur la pluie et le beau temps, ce qui donna à Aurillyla meilleure opinion de l’atmosphère politique.

En conséquence, Aurilly passa outre et prit legrand escalier qui conduisait chez le duc, en distribuant forcesaluts aux courtisans déjà disséminés par les montées et lesantichambres.

À la porte de l’appartement de Son Altesse, iltrouva Chicot assis sur un pliant.

Chicot jouait aux échecs tout seul, etparaissait absorbé dans une profonde combinaison.

Aurilly essaya de passer, mais Chicot, avecses longues jambes, tenait toute la longueur du palier.

Il fut forcé de frapper sur l’épaule duGascon.

– Ah ! c’est vous, dit Chicot ;pardon, monsieur Aurilly.

– Que faites-vous donc, monsieurChicot ?

– Je joue aux échecs, comme vousvoyez.

– Tout seul ?

– Oui… j’étudie un coup… savez-vous joueraux échecs, monsieur ?

– À peine.

– Oui, je sais, vous êtes musicien, et lamusique est un art si difficile, que les privilégiés qui se livrentà cet art sont forcés de lui donner tout leur temps et toute leurintelligence.

– Il paraît que le coup est sérieux,demanda en riant Aurilly.

– Oui, c’est mon roi quim’inquiète ; vous saurez, monsieur Aurilly, qu’aux échecs leroi est un personnage très niais, très insignifiant, qui n’a pas devolonté, qui ne peut faire qu’un pas à droite, un pas à gauche, unpas en avant, un pas en arrière, tandis qu’il est entouré d’ennemistrès alertes, de cavaliers qui sautent trois cases d’un coup, etd’une foule de pions qui l’entourent, qui le pressent, qui leharcèlent ; de sorte que, s’il est mal conseillé, ah !dame ! en peu de temps, c’est un monarque perdu ; il estvrai qu’il a son fou qui va, qui vient, qui trotte d’un bout del’échiquier à l’autre, qui a le droit de se mettre devant lui,derrière lui et à côté de lui ; mais il n’en est pas moinscertain que plus le fou est dévoué à son roi, plus il s’aventurelui-même, monsieur Aurilly ; et, dans ce moment, je vousavouerai que mon roi et son fou sont dans une situation des pluspérilleuses.

– Mais, demanda Aurilly, par quel hasard,monsieur Chicot, êtes-vous venu étudier toutes ces combinaisons àla porte de Son Altesse Royale ?

– Parce que j’attendsM. de Quélus, qui est là.

– Où là ? demanda Aurilly.

– Mais chez Son Altesse.

– Chez Son Altesse,M. de Quélus ? fit avec surprise Aurilly.

Pendant tout ce dialogue, Chicot avait livrépassage au joueur de luth ; mais de telle façon qu’il avaittransporté son établissement dans le corridor, et que le messagerde M. de Guise se trouvait placé maintenant entre lui etla porte d’entrée.

Cependant il hésitait à ouvrir cetteporte.

– Mais, dit-il, que fait doncM. de Quélus chez M. le duc d’Anjou ? je ne lessavais pas si grands amis.

– Chut ! dit Chicot avec un air demystère.

Puis, tenant toujours son échiquier entre sesdeux mains, il décrivit une courbe avec sa longue personne, desorte que, sans que ses pieds quittassent leur place, ses lèvresarrivèrent à l’oreille d’Aurilly.

– Il vient demander pardon à Son AltesseRoyale, dit-il, pour une petite querelle qu’ils eurent hier.

– En vérité ? dit Aurilly.

– C’est le roi qui a exigé cela ;vous savez dans quels excellents termes les deux frères sont en cemoment. Le roi n’a pas voulu souffrir une impertinence de Quélus,et Quélus a reçu l’ordre de s’humilier.

– Vraiment ?

– Ah ! monsieur Aurilly, dit Chicot,je crois que véritablement nous entrons dans l’âge d’or ; leLouvre va devenir l’Arcadie, et les deux frères Arcadesambo. Ah ! pardon, monsieur Aurilly, j’oublie toujoursque vous êtes musicien.

Aurilly sourit et passa dans l’antichambre, enouvrant la porte assez grande pour que Chicot pût échanger un coupd’œil des plus significatifs avec Quélus, qui d’ailleurs étaitprobablement prévenu à l’avance.

Chicot reprit alors ses combinaisonspalamédiques, en gourmandant son roi, non pas plus durementpeut-être que ne l’eût mérité un souverain en chair et en os, maisplus durement certes que ne le méritait un innocent morceaud’ivoire.

Aurilly, une fois entré dans l’antichambre,fut salué très courtoisement par Quélus, entre les mains de qui unsuperbe bilboquet d’ébène, enjolivé d’incrustations d’ivoire,faisait de rapides évolutions.

– Bravo ! monsieur de Quélus, ditAurilly en voyant le jeune homme accomplir un coup difficile,bravo !

– Ah ! mon cher monsieur Aurilly,dit Quélus, quand jouerai-je du bilboquet comme vous jouez duluth !

– Quand vous aurez étudié autant de joursvotre joujou, dit Aurilly un peu piqué, que j’ai mis, moi, d’annéesà étudier mon instrument. Mais où est donc monseigneur ? nelui parliez-vous pas ce matin, monsieur ?

– J’ai en effet audience de lui, mon cherAurilly, mais Schomberg a le pas sur moi !

– Ah ! M. de Schombergaussi ! dit le joueur de luth avec une nouvelle surprise.

– Oh ! mon Dieu ! oui. C’est leroi qui règle cela ainsi ; il est là dans la salle à manger.Entrez donc, monsieur d’Aurilly, et faites-moi le plaisir derappeler au prince que nous attendons.

Aurilly ouvrit la seconde porte, et aperçutSchomberg couché plutôt qu’assis sur un large escabeau toutrembourré de plumes.

Schomberg, ainsi renversé, visait, avec unesarbacane, à faire passer dans un anneau d’or, suspendu au plafondpar un fil de soie, de petites boules de terre parfumée, dont ilavait ample provision dans sa gibecière, et qu’un chien favori luirapportait toutes les fois qu’elles ne s’étaient pas brisées contrela muraille.

– Quoi ! s’écria Aurilly, chezmonseigneur un pareil exercice !… Ah ! monsieurSchomberg !

– Ah ! guten Morgen !monsieur Aurilly, dit Schomberg en interrompant le cours de son jeud’adresse, vous voyez, je tue le temps en attendant monaudience.

– Mais où est donc monseigneur ?demanda Aurilly.

– Chut ! monseigneur est occupé dansce moment à pardonner à d’Épernon et à Maugiron. Mais nevoulez-vous point entrer, vous qui jouissez de toutes familiaritésprès du prince ?

– Peut-être y a-t-il indiscrétion ?demanda le musicien.

– Pas le moins du monde, aucontraire ; vous le trouverez dans son cabinet depeinture ; entrez, monsieur Aurilly, entrez.

Et il poussa Aurilly par les épaules dans lapièce voisine, où le musicien ébahi aperçut tout d’abord d’Épernonoccupé devant un miroir à se roidir les moustaches avec de lagomme, tandis que Maugiron, assis près de la fenêtre, découpait desgravures près desquelles les bas-reliefs du temple de VénusAphrodite, à Gnide, et les peintures de la piscine de Tibère, àCaprée, pouvaient passer pour des images de sainteté.

Le duc, sans épée, se tenait dans son fauteuilentre ces deux hommes, qui ne le regardaient que pour surveillerses mouvements, et qui ne lui parlaient que pour lui faire entendredes paroles désagréables.

En voyant Aurilly, il voulut s’élancerau-devant de lui.

– Tout doux, monseigneur, dit Maugiron,vous marchez sur mes images.

– Mon Dieu ! s’écria le musicien,que vois-je là ? on insulte mon maître !

– Ce cher monsieur Aurilly, dit d’Épernontout en continuant de cambrer ses moustaches, commentva-t-il ? Très bien, car il me paraît un peu rouge.

– Faites-moi donc l’amitié, monsieur lemusicien, de m’apporter votre petite dague, s’il vous plaît, ditMaugiron.

– Messieurs, messieurs, dit Aurilly, nevous rappelez-vous donc plus où vous êtes ?

– Si fait, si fait, mon cher Orphée, ditd’Épernon, voilà pourquoi mon ami vous demande votre poignard. Vousvoyez bien que M. le duc n’en a pas.

– Aurilly, dit le duc avec une voixpleine de douleur et de rage, ne devines-tu donc pas que je suisprisonnier ?

– Prisonnier de qui ?

– De mon frère. N’aurais-tu donc pas dûle comprendre, en voyant quels sont mes geôliers ?

Aurilly poussa un cri de surprise.

– Oh ! si je m’en étais douté !dit-il.

– Vous eussiez pris votre luth pourdistraire Son Altesse, cher monsieur Aurilly, dit une voixrailleuse ; mais j’y ai songé : je l’ai envoyé prendre,et le voici.

Et Chicot tendit effectivement son luth aupauvre musicien ; derrière Chicot, on pouvait voir Quélus etSchomberg qui bâillaient à se démonter la mâchoire.

– Et cette partie d’échecs, Chicot ?demanda d’Épernon.

– Ah ! oui, c’est vrai, ditQuélus.

– Messieurs, je crois que mon fou sauverason roi ; mais, morbleu ! ce ne sera pas sans peine.Allons, monsieur Aurilly, donnez-moi votre poignard en échange dece luth, troc pour troc.

Le musicien, consterné, obéit et allas’asseoir sur un coussin, aux pieds de son maître.

– En voilà déjà un dans la ratière, ditQuélus ; passons aux autres.

Et sur ces mots, qui donnaient à Aurillyl’explication des scènes précédentes, Quélus retourna prendre sonposte dans l’antichambre, en priant seulement Schomberg de changersa sarbacane contre son bilboquet.

– C’est juste, dit Chicot, il faut varierses plaisirs ; moi, pour varier les miens, je vais signer laLigue.

Et il referma la porte, laissant la société deSon Altesse Royale augmentée du pauvre joueur de luth.

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