La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 34Roland.

Grâce au renfort qui lui était arrivé,M. le duc d’Anjou put se livrer à des reconnaissances sans finautour de la place.

Accompagné de ses amis, arrivés d’une façon siopportune, il marchait dans un équipage de guerre dont lesbourgeois d’Angers se montraient on ne peut plus orgueilleux, bienque la comparaison de ces gentilshommes bien montés, bien équipés,avec les harnais déchirés et les armures rouillées de la miliceurbaine, ne fût pas précisément à l’avantage de cette dernière.

On explora d’abord les remparts, puis lesjardins attenants aux remparts, puis la campagne attenante auxjardins, puis enfin les châteaux épars dans cette campagne, et cen’était point sans un sentiment d’arrogance très marquée que le ducnarguait, en passant, soit près d’eux, soit au milieu d’eux, lesbois qui lui avaient fait si grande peur, ou plutôt dont Bussy luiavait fait si grande peur.

Les gentilshommes angevins arrivaient avec del’argent, ils trouvaient à la cour du duc d’Anjou une libertéqu’ils étaient loin de rencontrer à la cour de Henri III ; ilsne pouvaient donc manquer de faire joyeuse vie dans une ville toutedisposée, comme doit l’être une capitale quelconque, à piller labourse de ses hôtes.

Trois jours ne s’étaient point encore écoulés,qu’Antraguet, Ribérac et Livarot avaient lié des relations avec lesnobles angevins les plus épris des modes et des façons parisiennes.Il va sans dire que ces dignes seigneurs étaient mariés et avaientde jeunes et jolies femmes.

Aussi n’était-ce pas pour son plaisirparticulier, comme pourraient le croire ceux qui connaissentl’égoïsme du duc d’Anjou, qu’il faisait de si belles cavalcadesdans la ville. Non. Ces promenades tournaient au plaisir desgentilshommes parisiens, qui étaient venus le rejoindre, desseigneurs angevins, et surtout des dames angevines.

Dieu d’abord devait s’en réjouir, puisque lacause de la Ligue était la cause de Dieu.

Puis le roi devait incontestablement enenrager.

Enfin les dames en étaient heureuses.

Ainsi, la grande Trinité de l’époque étaitreprésentée : Dieu, le roi et les dames.

La joie fut à son comble le jour où l’on vitarriver, en superbe ordonnance, vingt-deux chevaux de main, trentechevaux de trait, enfin, quarante mulets, qui, avec les litières,les chariots et les fourgons, formaient les équipages de M. leduc d’Anjou.

Tout cela venait, comme par enchantement, deTours, pour la modique somme de cinquante mille écus, queM. le duc d’Anjou avait consacrée à cet usage.

Il faut dire que ces chevaux étaient sellés,mais que les selles étaient dues aux selliers ; il faut direque les coffres avaient de magnifiques serrures, fermant à clef,mais que les coffres étaient vides ; il faut dire que cedernier article était tout à la louange du prince, puisque leprince aurait pu les remplir par des exactions.

Mais ce n’était pas dans la nature du princede prendre ; il aimait mieux soustraire.

Néanmoins l’entrée de ce cortège produisit unmagnifique effet dans Angers.

Les chevaux entrèrent dans les écuries, leschariots furent rangés sous les remises. Les coffres furent portéspar les familiers les plus intimes du prince. Il fallait des mainsbien sûres, pour qu’on osât leur confier les sommes qu’ils necontenaient pas.

Enfin on ferma les portes du palais au nezd’une foule empressée, qui fut convaincue, grâce à cette mesure deprévoyance, que le prince venait de faire entrer deux millions dansla ville, tandis qu’il ne s’agissait, au contraire, que de fairesortir de la ville une somme à peu près pareille, sur laquellecomptaient les coffres vides.

La réputation d’opulence de M. le ducd’Anjou fut solidement établie à partir de ce jour-là ; ettoute la province demeura convaincue, d’après le spectacle quiavait passé sous ses yeux, qu’il était assez riche pour guerroyercontre l’Europe entière, si besoin était.

Cette confiance devait aider les bourgeois àprendre en patience les nouvelles tailles que le duc, aidé desconseils de ses amis, était dans l’intention de lever sur lesAngevins. D’ailleurs, les Angevins allaient presque au-devant desdésirs du duc d’Anjou.

On ne regrette jamais l’argent que l’on prêteou que l’on donne aux riches.

Le roi de Navarre, avec sa renommée de misère,n’aurait pas obtenu le quart du succès qu’obtenait le duc d’Anjouavec sa renommée d’opulence.

Mais revenons au duc.

Le digne prince vivait en patriarche,regorgeant de tous les biens de la terre, et, chacun le sait,l’Anjou est une bonne terre.

Les routes étaient couvertes de cavaliersaccourant vers Angers, pour faire au prince leurs soumissions ouleurs offres de services.

De son côté, M. d’Anjou poussait desreconnaissances aboutissant toujours à la recherche de quelquetrésor.

Bussy était arrivé à ce qu’aucune de cesreconnaissances n’eût été poussée jusqu’au château qu’habitaitDiane.

C’est que Bussy se réservait ce trésor-là pourlui seul, pillant, à sa manière, ce petit coin de la province, qui,après s’être défendu de façon convenable, s’était enfin livré àdiscrétion.

Or, tandis que M. d’Anjou reconnaissaitet que Bussy pillait, M. de Monsoreau, monté sur soncheval de chasse, arrivait aux portes d’Anjou.

Il pouvait être quatre heures du soir ;pour arriver à quatre heures, M. de Monsoreau avait faitdix-huit lieues dans la journée. Aussi, ses éperons étaientrouges ; et son cheval, blanc d’écume, était à moitiémort.

Le temps était passé de faire aux portes de laville des difficultés à ceux qui arrivaient : on était sifier, si dédaigneux maintenant à Angers, qu’on eût laissé passersans conteste un bataillon de Suisses, ces Suisses eussent-ils étécommandés par le brave Crillon lui-même.

M. de Monsoreau, qui n’était pasCrillon, entra tout droit en disant :

– Au palais de monseigneur le ducd’Anjou.

Il n’écouta point la réponse des gardes, quihurlaient une réponse derrière lui. Son cheval ne semblait tenirsur ses jambes que par un miracle d’équilibre dû à la vitesse mêmeavec laquelle il marchait : il allait, le pauvre animal, sansavoir plus aucune conscience de sa vie, et il y avait à parierqu’il tomberait quand il s’arrêterait.

Il s’arrêta au palais ; maisM. de Monsoreau était excellent écuyer, le cheval étaitde race : le cheval et le cavalier restèrent debout.

– Monsieur le duc ! cria le grandveneur.

– Monseigneur est allé faire unereconnaissance, répondit la sentinelle.

– Où cela ? demandaM. de Monsoreau.

– Par-là, dit le factionnaire en étendantla main vers un des quatre points cardinaux.

– Diable ! fit Monsoreau, ce quej’avais à dire au duc était cependant bien pressé ; commentfaire ?

– Mettre t’abord fotre chifal à l’égurie,répliqua la sentinelle, qui était un reître d’Alsace ; gar sifous ne l’abbuyez pas contre un mur il dombera.

– Le conseil est bon, quoique donné enmauvais français, dit Monsoreau. Où sont les écuries, mon bravehomme ?

– Là-pas !

En ce moment un homme s’approcha dugentilhomme et déclina ses qualités.

C’était le majordome.

M. de Monsoreau répondit à son tourpar l’énumération de ses nom, prénoms et qualités.

Le majordome salua respectueusement ; lenom du grand veneur était dès longtemps connu dans la province.

– Monsieur, dit-il, veuillez entrer etprendre quelque repos. Il y a dix minutes à peine que monseigneurest sorti ; Son Altesse ne rentrera pas avant huit heures dusoir.

– Huit heures du soir ! repritMonsoreau en rongeant sa moustache, ce serait perdre trop de temps.Je suis porteur d’une grande nouvelle qui ne peut être sue trop tôtpar Son Altesse. N’avez-vous pas un cheval et un guide à medonner ?

– Un cheval ! il y en a dix,monsieur, dit le majordome. Quant à un guide, c’est différent, carmonseigneur n’a pas dit où il allait, et vous en saurez, eninterrogeant, autant que qui que ce soit, sous ce rapport ;d’ailleurs, je ne voudrais pas dégarnir le château. C’est une desgrandes recommandations de Son Altesse.

– Ah ! ah ! fit le grandveneur, on n’est donc pas en sûreté ici ?

– Oh ! monsieur, on est toujours ensûreté au milieu d’hommes tels que MM. Bussy, Livarot,Ribérac, Antraguet, sans compter notre invincible prince,monseigneur le duc d’Anjou ; mais vous comprenez….

– Oui, je comprends que lorsqu’ils n’ysont pas, il y a moins de sûreté.

– C’est cela même, monsieur.

– Alors je prendrai un cheval frais dansl’écurie, et je tâcherai de joindre Son Altesse en m’informant.

– Il y a tout à parier, monsieur, que, decette façon, vous rejoindrez monseigneur.

– On n’est point parti augalop ?

– Au pas, monsieur, au pas.

– Très bien ! c’est choseconclue ; montrez-moi le cheval que je puis prendre.

– Entrez dans l’écurie, monsieur, etchoisissez vous-même : tous sont à monseigneur.

– Très bien.

Monsoreau entra.

Dix ou douze chevaux, des plus beaux et desplus frais, prenaient un ample repas dans les crèches bourrées dugrain et du fourrage le plus savoureux de l’Anjou.

– Voilà, dit le majordome, choisissez.Monsoreau promena sur la rangée de quadrupèdes un regard deconnaisseur.

– Je prends ce cheval bai-brun, dit-il,faites-le-moi seller.

– Roland.

– Il s’appelle Roland ?

– Oui, c’est le cheval de prédilection deSon Altesse. Il le monte tous les jours ; il lui a été donnépar M. de Bussy, et vous ne le trouveriez certes pas àl’écurie si Son Altesse n’essayait pas de nouveaux chevaux qui luisont arrivés de Tours.

– Allons, il paraît que je n’ai pas lecoup d’œil mauvais.

Un palefrenier s’approcha.

– Sellez Roland, dit le majordome.

Quant au cheval du comte, il était entré delui-même dans l’écurie et s’était étendu sur la litière, sansattendre même qu’on lui ôtât son harnais.

Roland fut sellé en quelques secondes.M. de Monsoreau se mit légèrement en selle, et s’informaune seconde fois de quel côté la cavalcade s’était dirigée.

– Elle est sortie par cette porte, etelle a suivi cette rue, dit le majordome en indiquant au grandveneur le même point que lui avait déjà indiqué la sentinelle.

– Ma foi, dit Monsoreau en lâchant lebride, en voyant que de lui-même le cheval prenait ce chemin, ondirait, ma parole, que Roland suit la piste.

– Oh ! n’en soyez pas inquiet, ditle majordome, j’ai entendu dire à M. de Bussy et à sonmédecin, M. Remy, que c’était l’animal le plus intelligent quiexistât ; dès qu’il sentira ses compagnons, il les rejoindra.Voyez les belles jambes, elles feraient envie à un cerf.

Monsoreau se pencha de côté.

– Magnifiques, dit-il.

En effet, le cheval partit sans attendre qu’onl’excitât, et sortit fort délibérément de la ville ; il fitmême un détour, avant d’arriver à la porte, pour abréger la route,qui se bifurquait circulairement à gauche, directement àdroite.

Tout en donnant cette preuve d’intelligence,le cheval secouait la tête comme pour échapper au frein qu’ilsentait peser sur ses lèvres ; il semblait dire au cavalierque toute influence dominatrice lui était inutile, et, à mesurequ’il approchait de la porte de la ville, il accélérait samarche.

– En vérité, murmura Monsoreau, je voisqu’on ne m’en avait pas trop dit ; ainsi, puisque tu sais sibien ton chemin, va, Roland, va.

Et il abandonna les rênes sur le cou deRoland.

Le cheval, arrivé au boulevard extérieur,hésita un moment pour savoir s’il tournerait à droite ou àgauche,

Il tourna à gauche.

Un paysan passait en ce moment.

– Avez-vous vu une troupe de cavaliers,l’ami ? demanda Monsoreau.

– Oui, monsieur, répondit le rustique, jel’ai rencontrée là-bas, en avant.

C’était justement dans la direction qu’avaitprise Roland, que le paysan venait de rencontrer cette troupe.

– Va, Roland, va, dit le grand veneur enlâchant les rênes à son cheval, qui prit un trot allongé aveclequel on devait naturellement faire trois ou quatre lieues àl’heure.

Le cheval suivit encore quelque temps leboulevard, puis il donna tout à coup à droite, prenant un sentierfleuri qui coupait à travers la campagne.

Monsoreau hésita un instant pour savoir s’iln’arrêterait pas Roland ; mais Roland paraissait si sûr de sonaffaire, qu’il le laissa aller.

À mesure que le cheval s’avançait, ils’animait. Il passa du trot au galop, et, en moins d’un quartd’heure, la ville eut disparu aux regards du cavalier.

De son côté aussi, le cavalier, à mesure qu’ils’avançait, semblait reconnaître les localités.

– Eh ! mais, dit-il en entrant sousle bois, on dirait que nous allons vers Méridor ; est-ce queSon Altesse, par hasard, se serait dirigée du côté duchâteau ?

Et le front du grand veneur se rembrunit àcette idée, qui ne se présentait pas à son esprit pour la premièrefois.

– Oh ! oh ! murmura-t-il, moiqui venais d’abord voir le prince, remettant à demain de voir mafemme. Aurais-je donc le bonheur de les voir tous les deux en mêmetemps ?

Un sourire terrible passa sur les lèvres dugrand veneur.

Le cheval allait toujours, continuantd’appuyer à droite avec une ténacité qui indiquait la marche laplus résolue et la plus sûre.

– Mais, sur mon âme, pensa Monsoreau, jene dois plus maintenant être bien loin du parc de Méridor.

En ce moment, le cheval se mit à hennir.

Au même instant, un autre hennissement luirépondit du fond de la feuillée.

– Ah ! ah ! dit le grandveneur, voilà Roland qui a trouvé ses compagnons, à ce qu’ilparaît.

Le cheval redoublait de vitesse, passant commel’éclair sous les hautes futaies.

Soudain Monsoreau aperçut un mur et un chevalattaché près de ce mur. Le cheval hennit une seconde fois, etMonsoreau reconnut que c’était lui qui avait dû hennir lapremière.

– Il y a quelqu’un ici ! ditMonsoreau pâlissant.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

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