Le Voleur

Chapitre 14AVENTURES DE DEUX VOLEURS, D’UN CADAVRE ET D’UNE JOLIE FEMME

 Si j’étais bavard, je saisbien ce que je dirais. Je roule depuis quatre heures dans un wagonoccupé par des journalistes, et j’en ai entendu de vertes. Mais ilne faut jamais répéter ce que disent les journalistes ; çaporte malheur.

Il y a plusieurs wagons devant lavoiture dans laquelle je me trouve, et il y en a d’autresaprès ; tous bourrés de personnages plus ou moins politiques,appartenant aux assemblées parlantes ou aspirant à y entrer.Courbassol est dans le train, et son collègue Un Tel, et son amiChose, et son confrère Machinard ; et beaucoup d’hommes delangue et de plume ; et encore d’autres cocus ; et plus,d’une cocotte ; et surtout Margot. Une partie de l’âme de laFrance, quoi !

– Malenvers !Malenvers !…

On descend. La ville estpavoisée…

Comment est-elle, cetteville-là ?

Si vous voulez le savoir, faites commemoi ; allez-y. Ou bien, lisez un roman naturaliste ; vousêtes sûrs d’y trouver quinze pages à la file qui peuvents’appliquer à Malenvers. Moi, je ne fais pas de descriptions ;je ne sais pas. Si j’avais su faire les descriptions, je ne meserais pas mis voleur.

La ville est pavoisée (Quelle villecurieuse !) Des voitures (ah ! ces voitures !)attendent devant la gare (je n’ai jamais vu une garepareille).

Les voitures ne sont pas seules àattendre devant la gare. Il y a aussi M. le maire flanqué deses adjoints et du conseil municipal, et toute une collection denotables, mâles et femelles. Les pompiers, casqués d’importance,font la haie à gauche et à droite, et présentent les armes avecenthousiasme, mais sans précision. Derrière eux se presse une fouleen délire où semblent dominer les fonctionnaires de bas étage,cantonniers et bureaucrates, rats-de-cave et gabelous, pauvres gensqui n’ignorent point que Courbassol au pouvoir, celasignifie : épuration du personnel ! La fanfare de laville, à l’ombre d’une bannière qui ruisselle d’or et trèsmédaillée, exécute la Marseillaise ; et au dernier soupir dutrombone, M. le maire, rouge jusqu’aux oreilles et fort gênépar son faux-col, prononce un discours que Courbassol écoute, lesourire sur les lèvres. M. le maire rend hommage aux grandesqualités de Courbassol, à ses talents supérieurs qui l’ontrecommandé depuis longtemps aux suffrages de ses concitoyens et lemettent hors de pair, à sa haute intelligence qui lui fait si biencomprendre que la liberté ne saurait exister sans l’ordre souspeine de dégénérer en licence ; et souhaite de le voir un jour– et ce jour n’est peut-être pas loin, Messieurs ! – à la têtedu gouvernement.

Courbassol déclare, en réponse, qu’ilest heureux et fier de se voir ainsi apprécié par le premiermagistrat d’une ville qui lui est chère, et qu’il ne faut attendrele progrès, en effet, que du libre jeu de nos institutions. Ilaffirme qu’il se trouvera prêt à tous les sacrifices si le paysfait appel à son dévouement ; et qu’il a toujours considéré lapropriété, ce fruit légitime du labeur de l’homme, comme une chosesacrée – sacrée ainsi que la liberté, ainsi que lafamille !

Là dessus, une petite fille vêtue deblanc et coiffée d’un bonnet phrygien présente un gros bouquettricolore qu’elle vient offrir, dit-elle en un gentil compliment,« à Mme Courbassol, la vertueuse et dévouée compagne denotre cher député. » Margot prend le bouquet sans sourciller,remercie au nom de la République, embrasse la petite fille, et sedirige avec Courbassol vers un landau centenaire. La fanfarereprend la Marseillaise et la foule hurle :

– Vive la République ! ViveCourbassol !…

Les voitures, étant mises gratuitementau service du futur ministre et de sa suite, sont prises d’assauten un clin d’œil. Une cinquantaine de personnes, au moins, restenten panne sur le trottoir. Mais l’omnibus de l’hôtel du Sabotd’Or fait son entrée dans la cour de la gare, suivi lui-mêmede l’omnibus de l’hôtel des Deux-Mondes, d’unchar-à-bancs, d’une tapissière, d’un mystérieux véhicule en formede panier à salade, d’une calèche préhistorique et d’untape-cul.

Allons, il y a de la place pour tout lemonde. On se case, on s’installe ; fracs du maire et desadjoints en face des redingotes officielles des députés et descostumes de voyage des journalistes, toilettes élégantes deshorizontales vis-à-vis des robes surannées des dames de Malenvers.Les représentants du peuple se débraillent et manquent de tenue,les municipaux ont l’air de garçons de salle et leurs femmes decaricatures, les gens de la presse font l’effet de jockeysendimanchés et expansifs ; mais les cocottes sont trèsdignes.

Le cortège se met en marche dans l’ordresuivant : landaus, premier omnibus, char-à-bancs, tapissière,second omnibus, panier à salade, tape-cul et calècheantédiluvienne.

C’est dans cette calèche que j’ai prisplace, ainsi que trois personnes que je n’ai pas l’honneur deconnaître. Deux journalistes, si j’en juge à leur langage peuchâtié, et un monsieur taciturne, au, teint basané, aux cheveuxd’un noir pas naturel, aux moustaches fortement cirées. Je lis saprofession sur sa figure. C’est un mouchard. Et moi, pour qui meprennent-ils, mes compagnons ? Je le devine à quelques motsque prononce tout bas l’un des journalistes, mais que je puissurprendre, comme nous passons devant la Halle aux Plumes – unvieux bâtiment rectangulaire, lézardé, couvert en tuiles, qu’on aenguirlandé de feuillage et orné de drapeaux, et où doit avoirlieu, ce soir, le banquet qui préludera au fameuxdiscours.

Ils me prennent pour le correspondantd’une gazette étrangère qui cherche toutes les occasions de dire dumal de la France et d’empêcher qu’on lui rende l’Égypte.

Ça m’est égal. Moi, je pense avecorgueil que, seul dans cette procession de personnes publiques, jereprésente le Vol sans Phrases.

Il est une heure, ou peu s’en faut,quand la calèche antique s’arrête devant le Sabot d’Or,tendu de tricolore d’un bout à l’autre et plastronné d’écussons. Lepropriétaire, qui a reçu Courbassol et ses amis, à titre d’agentélectoral, avec tout l’enthousiasme de circonstance, s’apprêtemaintenant à leur faire, en qualité d’hôte, un accueil qu’ils nepourront pas oublier. Un festin est préparé qui sera servi dans unmoment, à droite du long corridor qui sépare en deux parties lerez-de-chaussée de l’hôtel, en une grande salle occupée par uneénorme table. En attendant, ces messieurs et ces dames ont envahiles pièces des étages supérieurs, afin de secouer à leur aise lapoussière du voyage, et de remettre leur toilette en ordre. Desorte qu’il ne reste pas un coin disponible, m’assure l’hôtelière àqui je viens de demander une chambre.

– Non, Monsieur, pas un coin.Ah ! à onze heures du soir, quand nos voyageurs seront partis,ce sera différent ; mais jusque-là, étant donnée la positionpolitique de mon mari, nous sommes tenus de les laisser faire leurmaison de la nôtre… Pourtant, ajoute-t-elle, si Monsieur voulaitrepasser vers les cinq heures, je crois bien que j’aurais unechambre…

– Non, dit l’hôtelier qui aentendu, en passant, la fin de la phrase de sa femme ; non,pas avant six heures ou six heures et demie. Ce ne sera pas finiauparavant, certainement…

Quoi ? Qu’est-ce qui ne sera pasfini ?

– Mettons sept heures. Monsieur. Àsept heures, je vous promets de vous donner une chambre. Monsieur al’intention de déjeuner ?

Oui, j’en ai l’intention. Mais je nepourrai point prendre mon repas dans la grande salle, qui estréservée… Cela m’est indifférent. Mon couvert est mis dans unepetite pièce, à gauche, à côté du bureau de l’hôtel. Fort bien. Et,comme je me débarrasse de mon chapeau et de mon pardessus, je voisMargot descendre l’escalier, son bouquet tricolore à la main, avecl’air d’étudier le langage des fleurs. Courbassol est fort empresséauprès d’elle ; il en a bien le droit. Je ne veux pas la luidisputer, pour le moment. Est-ce qu’il m’a disputé sa femme ?Non ; eh ! bien, alors ?… Suumcuique.

Plusieurs personnes sont déjà à tabledans la petite salle à manger. Entre autres, le mouchard. Ce doitêtre un fameux lapin, ce mouchard-là. Un homme de quarante anspassés, car le noir des cheveux est dû à là teinture, nerveux, aumasque volontaire, aux yeux froids et aigus, presque terribles. Ondirait qu’il me regarde avec insistance… Non. D’ailleurs, je n’enai cure. Je ne suis pas venu ici professionnellement – bien quej’aie dans ma poche une petite pince, un bijou américain qui sedémonte en trois parties et qui s’enferme dans un étui pas plusgros qu’un porte-cartes. Je déjeune rapidement. Le bruit qu’on faitdans la grande salle commence à m’ennuyer ; j’ai envie d’allerfaire un tour dans la campagne, pour passerl’après-midi.

C’est une bonne idée. J’yvais.

J’ai dépassé les dernières maisons de laville – cette ville qui s’est enrubannée, enguirlandée, qui a misdes drapeaux à ses portes et des lampions à ses fenêtres, quitirera un feu d’artifice ce soir, parce qu’un gredin qui n’a nicœur, ni âme, ni éloquence, ni esprit, un gredin qui est un esclaveet un filou, un adultère et un cocu, tiendra demain dans ses salespattes les destinées d’un grand pays. – Je suis dans les champs, àprésent. Ah ! que c’est beau ! que ça sentbon !…

J’ai gagné le bord d’une rivière quicoule sous des arbres, et je me suis assis dans l’herbe. De finsrayons de soleil, qui percent le feuillage épais, semblent semerdes pièces d’or sur le tapis vert du gazon. Les oiseaux, qui ont vuça, chantent narquoisement dans les branches et les bourdonnantsélytres des insectes font entendre comme un ricanement. Ellespeuvent se moquer de l’homme, ces jolies créatures qui viventlibres, de l’homme qui ne comprend plus la nature et ne sait mêmeplus la voir, de l’homme qui se martyrise et se tue à ramasser,dans la fange, des richesses plus fugitives et plus illusoirespeut-être que celles que crée cette lumière qui joue sur l’ombre augré du vent… À travers le rideau des saules, là-bas, on aperçoit debelles prairies, des champs dorés par les blés, toute une harmoniede couleurs qui vibrent sous la gloire du soleil et qui vont semourir doucement, ainsi que dans une brume chaude, au pied descollines boisées qui bleuissent à l’horizon. Ah ! c’est unbeau pays, la France ! C’est un beau pays…

Je pense à beaucoup de choses, là, aubord de cette rivière qui roule ses flots paresseux et clairs entrela splendeur de ses berges. Cette rivière… Si l’on pouvait y viderle Palais-Bourbon, tout de même, une fois pourtoutes !

J’ai été dîner à l’hôtel desDeux-Mondes. C’est le Sabot d’Or, je le sais, quifournit les victuailles et le personnel nécessaires au banquet quia lieu ce soir, à sept heures et demie, à la Halle aux Plumes, etses affaires, par conséquent, sont virtuellement interrompues. J’yaurais fait maigre chère si, même, l’on avait consenti à me servir.Mais il est bientôt sept heures et je veux voir si je puis, oui ounon, compter sur la chambre qu’on m’a promise.

Je ne trouve personne à qui m’adresser,quand j’arrive au Sabot d’Or. Tous les employés et lesdomestiques sont déjà à la Halle aux Plumes, sans doute, avecl’argenterie et la vaisselle de la maison. Si je sonnais ?…Mais une idée me vient.

Puisqu’il n’y a personne ici, puisquel’établissement est désert… Et puis, tant pis ! La pensée m’enest venue ; je veux le faire.

Je suis le long corridor sur lequel estouverte la porte d’entrée, dans lequel donne l’escalier, et quiaboutit, au fond, à un jardin. Tout au bout, je trouve uneporte ; et, tout doucement, j’en tourne le bouton. Une chambrede débarras ; un vieux lit de fer, dans un coin, garni d’unmauvais matelas ; des caisses, des malles, des balais, et,derrière un grand rideau qui les préserve de la poussière, deshardes pendues au mur… Après tout, c’est de la folie, de tenter ça.Pour rien, probablement. Et Margot, ce soir… Tant pis ; j’ysuis, j’y reste.

Si l’on venait pourtant ? Car il ya encore des gens là-haut… Le mieux est de me cacher quelque part.Où ? Sous le lit… Ah ! non, derrière le rideau. Je m’yplace et je cherche à me rappeler exactement la disposition dubureau. Tout à l’heure, peut-être… Mais un grand bruit dansl’escalier me fait dresser l’oreille. Que sepasse-t-il ?

Le bruit augmente. Les pas lourds deplusieurs personnes retentissent dans le corridor et semblent serapprocher. Oui, on dirait qu’on vient par ici… Je m’aplatis lelong du mur, à tout hasard ; et je n’ai pas tort car, par untrou du rideau, je vois la porte s’ouvrir. L’hôtelier entre,portant avec un garçon d’écurie un grand paquet blanc qu’ils vontdéposer sur le lit.

– Dieu ! que c’estlourd ! dit l’hôtelier en s’essuyant le front. On ne croiraitjamais que ça pèse autant. Maintenant, Jérôme…

L’hôtelière, en grande toilette,apparaît à la porte, accompagnée d’une servante.

– Ah ! te Voilà. Tu es prête,j’espère ? demande son mari.

– Oui, mon ami, répond la femmed’une voix mouillée de larmes.

– Bon. Moi aussi ; je n’aiqu’à passer mon habit. Allons, ne pleure pas. Ce serait joli, sil’on te voyait les yeux rouges, au banquet. Tu savais bien que çadevait arriver, n’est-ce pas ? Je t’avais même dit que ceserait fini avant sept heures. Nous ne la déclarerons que demainmatin.

Ah ! bien, vrai !… Ce paquetblanc, c’est un cadavre…

– Ma pauvre maman ! gémitl’hôtelière en s’avançant vers le lit.

Mais son mari la retient.

– Voyons, pas de bêtises. Nousn’avons pas de temps à perdre. Elle est aussi bien là qu’autrepart ; elle aimait beaucoup à coucher au rez-de-chaussée,autrefois… Vous, Jérôme, vous allez rester ici à veiller lecorps ; voici une bougie ; vous l’allumerez dès qu’ilfera sombre… C’est étonnant, dit-il à sa femme, que tu n’aies passongé à te procurer de l’eau bénite d’avance. Enfin, on s’enpassera pour cette nuit… Vous, Annette, continue-t-il ens’adressant à la servante, vous allez remonter dans la chambre,refaire le lit et remettre tout en ordre en deux coups detemps.

– Oui, Monsieur.

– Quand ce Monsieur qui a demandéune chambre reviendra, vous lui donnerez celle-là…

– La chambre de maman !sanglote l’hôtelière.

– Ah ! je t’en prie, as-tufini ? demande le mari. Puisque nous n’avons que cettechambre-là jusqu’à onze heures… Et puis, les affaires avanttout ; cent sous, ça fait cinq francs… Bien entendu, Annette,ajoute-t-il, vous laisserez la fenêtre grande ouverte. Si levoyageur se plaint de l’odeur des médicaments, vous lui direz quela chambre était occupée par une personne qui avait mal aux dentset qui se mettait des drogues sur les gencives… C’est tout. Faitesbien attention. Jérôme et vous ; n’oubliez pas que vous avezla garde de la maison. Maintenant, mon habit, etpartons.

Il sort, suivi par sa femme et laservante ; et Jérôme s’assied sur une chaise dépaillée, leplus loin possible du lit.

En voilà, une situation ! Quefaire ?… J’entends l’hôtelier et sa femme qui s’en vont ;et je vois, par le trou du rideau, le garçon d’écurie, très pâle,qui commence à trembler de frayeur. Après tout, ce ne sera pas biendifficile, de sortir d’ici. Jérôme est assis juste devantmoi ; je n’ai qu’à étendre les bras pour le pousser auxépaules et le jeter à terre sans qu’il puisse savoir d’où lui vientle coup ; et je serai dans la rue avant qu’il ait eu le tempsde me voir, avant qu’il ait pu revenir de son épouvante… Attendonsencore un peu.

J’entends un pas de femme dans lecorridor. La porte s’ouvre ; c’est Annette.

– Eh ! bien, dit-elle à Jérômeen faisant un signe de croix, ce n’est pas gai, de rester ici entête-à-tête avec un mort ?

– Ah ! non, pour sûr, répondle garçon d’écurie qui claque des dents. Pour sûr ! Tu devraisbien venir me tenir compagnie…

– Plus souvent ! Tu n’es pasgêné, vraiment ! Moi, je vais monter tout en haut de lamaison, au quatrième, pour regarder le feu d’artifice ; de là,on peut voir ce qui se passe sur la grande place comme si l’on yétait, et je ne perdrai pas une chandelle romaine.

– J’ai bien envie d’aller avec toi,dit Jérôme ; les singes ne reviendront pas avant onze heures,et les autres domestiques non plus…

– Jamais de la vie ! s’écrieAnnette. Je te connais ; tu me ferais voir les fusées àl’envers…

Mais Jérôme se lève et va la prendre parla taille.

– Veux-tu bien te tenirtranquille ! Devant un mort ! si c’est permis… Allons,viens tout de même, continue-t-elle en l’embrassant… Pourtant, sice Monsieur qui a demandé une chambre revient ?

– Il sonnera, dit Jérôme, et nousl’entendrons bien.

Ils sortent tous deux, ferment la porte,et je les entends qui montent les escaliers quatre à quatre.Allons ! les choses tournent mieux que je ne l’avaisespéré ; et, dans deux ou trois minutes…

– Eh ! bien, comment latrouves-tu, celle-là ?

Horreur ! C’est le cadavre qui aparlé !… j’en suis sûr… Oh ! j’en suis sûr !… Lavoix part de là-bas, du coin où la morte gît sur le lit, et il n’ya que moi de vivant dans cette chambre… Il me semble qu’elle vientde s’agiter sur sa couche, cette morte ; oui, on diraitqu’elle remue… J’écarte le rideau, pour mieux voir, car je medemande si je rêve.

Ha ! je ne rêve qu’à moitié… Laphrase que j’ai cru entendre a bien été prononcée, je n’ai pointété victime d’une illusion quand j’ai remarqué les mouvementsimprimés au matelas sur lequel le cadavre est étendu. Je ne rêvemême pas du tout – car j’aperçois, à ma grande stupéfaction, unetête d’homme sous le lit. – Une tête que je reconnais ; unetête basanée, aux cheveux noirs, aux moustaches cirées… la tête dumouchard…

Le mouchard ! Je vois ses épaules,à présent, et ses bras, et son torse ; et le voici sur sespieds. Il s’avance lentement vers moi.

– Bonsoir, cher Monsieur. Commentvous portez-vous ? Dites-moi donc deux mots aimables. Il y aune grande demi-heure que j’attends patiemment, sous ce lit, leplaisir de faire votre connaissance…

Je me ramasse sur moi-même pour me jetersur lui de toute ma force, car il faut que je lui passe sur leventre, coûte que coûte, afin de m’échapper d’ici. : Mais il avu mon mouvement, et étend la main.

– N’aie pas peur ! Je n’ai pasbesoin de te demander ce que tu fais ici, n’est-ce pas ? Etquant à moi, bien que tu ne me connaisses pas, je vais te dire monnom et tu verras que tu n’as rien à craindre. Je m’appelleCanonnier.

– Canonnier ! C’est vous,Canonnier ?… C’est vous ?…

– Oui, moi-même en personne. Çat’étonne ?

– Un peu. J’ai souvent entenduparler de vous…

– Ah !… Commentt’appelles-tu ?

– Randal.

– Alors, moi aussi j’ai entenduparler de toi. J’avais même l’intention de te voir et de teproposer, quelque chose. Par exemple, je ne m’attendais pas à terencontrer à Malenvers. Le hasard est un grand maître. Ah !j’ai bien ri, en moi-même, quand je t’ai vu entrer ici et te cacherderrière le rideau ; il n’y avait pas trois minutes quej’étais sous le lit. Il faut dire que j’ai fait une sale grimacequand on m’a apporté ce paquet-là sur le dos. On a beau être obligéde s’attendre à tout, dans notre métier…

– À propos de métier, dis-je,puisque nous devons faire le coup à nous deux, maintenant, il nefaut pas perdre de temps.

– Au contraire, dit Canonnier. Nenous pressons pas. Attendons le commencement du feu d’artifice pournous y mettre. C’est plus prudent. Nous serons sûrs de n’être pasdérangés. C’est pour huit heures ; nous avons encore dixminutes.

Il s’assied, très tranquillement, sur lachaise que vient de quitter Jérôme, et se met à hausser lesépaules.

– Regarde-moi ce cadavre, là, cecorps de vieille femme que ses enfants auraient mise dans la soueaux cochons si un voyageur avait voulu leur louer ce cabinet dedébarras. Ce qu’elle a dû trimer, la malheureuse, et faire desaletés, et dire de mensonges, et voler de monde, pour en arriverlà ! Voilà des gens qui défendent la propriété etl’héritage ! Pendant leur vie, ils se supplicient eux-mêmes ettorturent les autres de toutes les façons imaginables et, aprèsleur mort, leurs héritiers jettent leurs cadavres, pour cent sous,dans la boîte aux ordures. Et l’on reproche amèrement au malfaiteurde manquer de sentimentalisme !… Ah ! assez d’oraisonfunèbre. Dis donc, je ne pense pas que ce soit spécialement pourvoler les honnêtes propriétaires de cette boîte que tu es venu àMalenvers ?

– Non, c’est une idée que j’ai euetout d’un coup, je ne sais comment. La vérité, c’est que j’ai suiviici une jeune personne qui n’est pas complètement libre, et aveclaquelle j’ai rendez-vous ce soir.

– Mes félicitations. Moi, je suisvenu à Malenvers afin de pouvoir en partir. Tu vas me comprendre.J’ai quitté les États-Unis, il y a trois semaines, à bord d’unnavire de commerce qui m’a amené à Saint-Nazaire. De là, je me suisrendu à R., une petite ville à dix lieues environ au-dessus deMalenvers, et j’y attendais depuis deux jours une occasion derentrer à Paris…

– Comment, uneoccasion ?

– Naturellement. Mon départd’Amérique a été signalé à la police, qui ne sait ni où j’aidébarqué ni où je me trouve, mais qui se doute bien des raisons quim’appellent à Paris. Tu sais comme les gares de la capitale sontsurveillées ; ce sont de véritables souricières. Du reste,l’absurde réseau français, qui force un homme qui veut aller deLyon à Bordeaux, ou de Nancy à Cette, à passer par Paris, n’a pointd’autre raison d’être que la facilité de l’espionnage. Or, étantdonné que je suis connu comme le loup blanc par le dernier lousticde la police, j’étais sûr, si j’avais pris un train ordinaire,d’être filé en arrivant et arrêté deux heures après. J’ai doncenvoyé mes bagages à Paris chez quelqu’un que je connais et, ainsique je te le disais, j’ai attendu tranquillement à R. l’occasion deles suivre. Cette occasion, le voyage de Courbassol me l’a fournie.J’ai pris à R., ce matin, le train qui vous amenait ici et jepartirai ce soir avec les représentants du peuple et leur suite.C’est bien le diable si les roussins songent à m’aller découvrirparmi ces honorables personnes. D’ailleurs, je me suis fait unetête de mouchard de première classe et ils me prendront, s’ils meremarquent, pour un collègue de la Sûreté Générale ; mais, entemps ordinaire, je ne me serais pas fié à ce déguisement ;ils ont trop d’intérêt à me mettre la main au collet…

– Ma foi, dis-je, je dois t’avouerque je t’avais pris, moi aussi, pour un mouchard. Et l’idée t’estvenue subitement de faire un coup ici ?

– Oui, subitement, comme à toi.C’est assez curieux, mais c’est comme ça. Au fond, je ne pense pasque ça nous rapportera des millions ; mais je me trouve depuisce matin dans une telle atmosphère d’honnêteté politique etprivée…

Le sifflement d’une fusée lui coupe laparole ; et, tout aussitôt, on entend crépiter une pièced’artifice. C’est la préface ; les trois coups despyrotechniciens.

– Allons, dit Canonnier en selevant ; c’est le moment. La nuit commence à tomber, mais nousverrons encore assez clair.

Nous sortons, jetant tous les deux unregard de pitié vers la forme blanche allongée sur le lit defer ; nous fermons doucement la porte ; nous nousglissons dans le corridor ; et nous voici devant le bureau del’hôtel. La porte n’en est pas fermée à clef. C’est charmant !Nous entrons.

– Le bureau ; bon, faitCanonier. Et qu’est-ce que c’est que cette seconde pièce ? Lachambre à coucher de Monsieur et de Madame, sans doute… Tout juste.Nous allons nous partager la besogne ; la division du travail,il n’y a que ça… Tiens, tu as un outil américain, continue-t-ilpendant que je visse les unes aux autres les trois parties de mapince ; j’ai le même exactement ; mais on fait mieux queça, à présent. Et puis, Edison a inventé une petite batterieélectrique qui travaille pour vous tout en vous éclairant, pourpercer et scier les parois des coffres-forts ; ça se placedans un étui à jumelle qu’on porte en bandoulière ; trèspratique. J’en ai une dans ma malle ; je te ferai voir…Voyons, toi, va dans la chambre et mets le secrétaire à laquestion ; moi, je vais rester ici pour tâter le pouls à lacaisse. Nous n’en aurons pas pour longtemps.

En effet, cinq minutes après, justecomme j’ai vérifié le contenu du meuble auquel je me suis attaqué.Canonnier entre dans la chambre avec des billets de banque dans lamain gauche et, dans la main droite, son chapeau où sonnent despièces d’or.

– Voici ma récolte, dit-il ;six mille francs de billets, pour commencer. Tiens, en voici troismille ; ne les change ni ici ni à Paris, à cause des numéros.Quant à l’or, nous n’avons pas le temps de compter.

Il vide son chapeau sur le lit et faitdeux tas de louis, à peu près égaux.

– Prends celui que tu voudras.Celui de gauche ? Parfait. Je mets celui de droite dans mapoche. Douze cents francs chacun, à peu près… Et toi, qu’as-tutrouvé ?

– Des valeurs. Lesvoici.

– Bien. Je vais les emporter,puisque tu restes à Malenvers. Elles partiront pour Londres demainmatin à l’adresse de Paternoster. Ce brave Paternoster ! Ilm’a écrit plusieurs fois à ton sujet… Je t’expliquerai pourquoi.Pour le moment, je me demande où je vais mettre ces titres. Unpaquet, ce n’est pas possible. En cataplasme, sur mon ventre ?Oui ; mais il faudrait quelque chose pour les faire tenir…Ah ! ça…

Des drapeaux, qu’on a jugés superfluspour la décoration de l’hôtel, sont appuyés contre le mur.Canonnier en prend un, arrache l’étoffe de la hampe, et s’enconfectionne une sorte de ceinture tricolore que je lui attachefortement derrière le dos, et dans laquelle nous insérons lespapiers.

– À merveille, dit Canonnier enboutonnant son gilet. Je fais concurrence à M. le maire,intérieurement ; et il se met à renifler d’une façonsingulière. Tu te demandes si je suis enrhumé ? ajoute-t-il.Non, pas du tout. Je flaire l’argent. Je pense que nous n’en avonspas trouvé beaucoup, et qu’il doit y en avoir d’autre. Laisse-moiflairer encore un peu ; je te dis que je sens l’argent… Tiens,là.

Il se dirige vers la cheminée, passe samain entre la glace qui la décore et le mur ; et retire unvieux portefeuille.

– Ah ! ah ! dit-il ens’approchant de la fenêtre. Je te le disais bien !… Desbillets de mille ; mazette !… Quatre, cinq… Neuf, dix.Dix mille francs, mon bon ami. Voilà ce que c’est que d’avoir dunez. Quand tu auras mon expérience, tu en auras autant que moi…Voici cinq billets. Mets-les dans ta poche, etallons-nous-en.

Nous rentrons dans le bureau.

– Je leur ai laissé toute lamonnaie blanche, fait Canonnier en passant devant la caissefracturée. ; ils ont de la chance que je ne sois pasbimétalliste… Plus un mot, à présent et sortons par les jardins. Ily a une petite porte, au fond, qui donne dans une ruedéserte.

Nous sommes dans la rue déserte. Lesfusées du feu d’artifice s’épanouissant en gerbes multicolores,rayent le ciel qui s’est obscurci. Nous nous dirigeons vers lagrande place et nous avons la joie d’assister aux transports de lafoule devant les soleils tournants, les chandelles romaines, etsurtout les pluies d’or. Divertissements innocents, plaisirspurs…

Un temps d’arrêt. C’est le bouquet qu’onva lancer, et il faut laisser à l’enthousiasme la pause nécessaireaux préparations d’un élan suprême. Oui, c’est le bouquet ! Iléclate, éblouissant, au milieu d’acclamations frénétiques. Et,parmi les jets de feu et les rayons dorés, s’élève la forme, pluslumineuse encore, d’une femme coiffée d’un casque qui semble unemitre ; armée d’un glaive pareil à un grand couteau àpapier ; et piétinant une devise latine : Pax etLabor.

– À quoi pensais-tu pendant ce feud’artifice ? demandé-je à Canonnier comme nous quittons lagrande place.

– Je pensais qu’il est fort heureuxpour la Société que les malfaiteurs soient des gens simplementpréoccupés de leurs besoins matériels, des utilitaires, si l’onpeut dire, et n’aient pas de goûts artistiques. Autrement, lescrimes pour la sensation, les forfaits pour le plaisir… Mais çaviendra. Les honnêtes gens possèdent déjà ces sentiments-là ;les criminels les auront bientôt. Le maire de Chicago, pendant laterrible conflagration de la ville, réfugié au bord du lac avec leshabitants impuissants devant les flammes, s’écriait en un accès devoluptueux orgueil : « Qu’on vienne dire, à présent, queChicago n’est pas la première ville du monde ! »Faudra-t-il s’étonner, après cela, si les trampsd’Amérique, qui se contentent jusqu’ici de faire dérailler lestrains pour piller les morts et les blessés qu’ils achèvent, seforment une conception plus haute de leur raison d’être ; ets’ils se mettent à faire sauter des bourgades ou à incendier desvilles, simplement pour l’attrait du spectacle, for the fun ofthe thing ?

– En Europe, on n’en est paslà.

– Pas encore. Mais qu’importent lesprocédés, après tout ? Dans tous les pays, la société actuellemourra de la même maladie : de la disproportion entre sesaptitudes et ses actes ; du manque d’équilibre entre sa moraleet ses besoins… La Société ! C’est la coalition desimpuissances lépreuses. Quel est donc l’imbécile qui a dit lepremier qu’elle avait été constituée par des Forts pourl’oppression des Faibles ? Elle a été établie par des Faibles,et par la ruse, pour l’asservissement des Forts. C’est le Faiblequi règne, partout ; le faible, l’imbécile, l’infirme ;c’est sa main d’estropié, sa main débile, qui tient le couteau quichâtre…

Nous arrivons devant la Halle auxPlumes.

– Quel tas de lugubres bavards,là-dedans ! murmure Canonnier, ils vont être gavés, bientôt,et se mettront à débiter leurs mensonges… Il y aurait tout de mêmequelque chose à faire en politique, vois-tu, ajoute-t-il d’une voixplus, basse ; quelque chose de grand, sans doute. Pas un dessacripans gouvernementaux attablés là qui n’ait, comme l’enfant deSparte, un renard qui lui ronge le ventre… Et quelqu’un qui auraitdes documents… Tu comprends, hein ? Tu comprends ?…Quelqu’un à qui on fournirait toutes les preuves… et qui aurait lecourage et la force de prendre çà à la gorge… Enfin, nous nousreverrons et nous aurons le temps de causer ; je t’ai déjàdit, n’est-ce pas ? que j’avais l’intention de te voir… Tureviens à Paris demain matin ?

– Oui.

– Eh ! bien, tu me trouverasdemain soir à dix heures, sur la place du Carrousel, devant lemonument de Gambetta. Convenu ? Bien. Je te quitte ; jevais aller manger dans un café, près de la gare et, à onze heures,je pars avec ces messieurs. Au revoir.

Neuf heures sonnent au clocher d’uneéglise. Pendant une heure, au moins, je me promène par la ville,songeant à ce que m’a dit Canonnier, à ce qu’il m’a laisséentendre. C’est extraordinaire, que j’aie rencontré cet hommeici ; et plus extraordinaire encore qu’il ait déjà songé à moipour… Et pourquoi ne serait-ce pas le malfaiteur, au bout ducompte, qui délivrerait le monde du joug infâme des honnêtesgens ? Si ç’avait été Barabbas qui avait chassé les vendeursdu Temple – peut-être qu’ils n’y seraient pas revenus…

Ma marche sans but m’a ramené près de laHalle aux Plumes. J’y entre ; car on en a ouvert les portesafin de permettre aux bonnes gens de Malenvers qui n’ont point prispart au banquet de se repaître, au moins, de la délicieuseéloquence de leur cher député.

La Halle, éclairée par de grands lustresqui pendent du toit au bout de câbles entourés de haillons rouges,a un aspect sinistre. On dirait un bâtiment d’abattoir transformé àla hâte en salle de festin ; ou bien, plutôt, un grand magasinde receleur dont toutes les marchandises volées auraient étéenlevées sous la crainte d’une descente de police, et où seseraient attablés, dans le vain espoir de tromper les argousins surla destination de l’immeuble, des individus suspects endimanchés àla six-quatre-deux. Des trophées de drapeaux sont accrochés auxmurs qui suintent ; et, tout au fond, éclatant en sa blancheurfroide de fromage mou, on distingue le buste d’une bacchante de laCourtille étiquetée R. F., un buste couronné de lauriers – coupésau bois où nous n’irons plus.

Autour de l’énorme table, les hommespublics, très rouges, semblent cuver un vin très lourd ; lescitoyens de Malenvers tendent leurs oreilles en feuilles dechou ; leurs dames écoutent, très attentivement, aussi,pleines de componction, ainsi qu’à l’église ; les cocottesprennent de petits airs détachés (mais elles sont émues tout demême, les gaillardes ; je vois bien çà) ; lessténographes des agences noircissent du papier avec une rapiditéterrifiante ; les journalistes prennent des notes ; lafoule, vulgum pecus qui se presse le long des murs, baved’admiration ; et, vers le milieu de la table, debout, avecdes gestes de calicot qui mesure du madapolam, Courbassol parle,parle, parle…

Sa figure ? Ah ! je ne saispas ! Je n’en vois rien ; on n’en peut rien voir. Il n’ya que sa bouche qui soit visible ; sa bouche, sa gueule, sasale gueule. Et même pas sa bouche : sa lèvre inférieureseulement. Oui, on ne voit que ça, dans la face de Courbassol. Onne peut pas y voir autre chose que sa lèvreintérieure !

Cette lèvre est une infamie. Unbourrelet épais, violacé, qui fait saillie en bec de pichetébréché ; une chose molle, humide, sur laquelle les parolesparaissent glisser comme un liquide visqueux et dont lescontractions spasmodiques semblent sucer la salive ; qui faitsonger, malgré soi, à un débris sexuel de Hottentote. Cettelèvre-là, c’est une gargouille : la gargouille parlementaire…Et des mensonges en tombent sans trêve, et des âneries, et desturpitudes…

Le saltimbanque attaque sa péroraison.Il la déclame, non pas en Robert-Macaire, ni même en Bertrand, maisen Courbassol. La voix est lourde, monotone, fausse,peureuse ; une voix de lâche : la voixparlementaire.

– Oui, citoyens, le jour va luireenfin où c’en sera fait des compromissions indignes ; où legrand parti républicain va reprendre conscience de lui-même etvoguer de ses propres ailes. La France est lasse de se voirgouvernée par des hommes qui, sous de vains prétextes de sagesse etde prudence, s’efforcent de la retenir dans l’ornière de la routineen attendant qu’ils la plongent dans l’abîme de la réaction. Il neleur a que trop été permis, déjà, d’accomplir leur œuvrenéfaste ; leurs satellites, qu’ils ont pourvus de toutes lesplaces en dépit des droits acquis et des services rendus par deplus dignes, ont submergé le pays sous leurs détestables doctrines.Mais cette inondation réactionnaire, citoyens, a mis le feu auxpoudres ! Et demain, j’en ai la conviction profonde, laChambre va montrer par son vote qu’elle n’entend pas être victimeet qu’elle se refuse à être dupe. La France veut être libre,citoyens ! Berceau du progrès, son bras n’abdiquera jamais ledroit de tenir haut et ferme cette torche de la liberté que nosaïeux jetaient, enflammée et sublime, à la face del’Europe !

Alors, c’est du délire. Desapplaudissements frénétiques font trembler la Halle aux Plumes sursa base. On veut porter Courbassol en triomphe. Et c’est entourésd’une foule hurlante que lui et ses amis arrivent au Sabot d’Or oùles propriétaires, par une marche forcée, les ont précédés d’unedemi-minute.

– Vive la République ! ViveCourbassol ! hurle la foule tandis que nous pénétrons dansl’hôtel et que Margot profite de la confusion pour me serrer lamain, en signe d’intelligence.

Mais, dans la maison, des crisdésespérés s’élèvent :

– Au voleur ! Auvoleur !… À moi ! Au secours !…

– Qu’y a-t-il ? Qu’ya-t-il ? demandent Courbassol, Machinard et plusieurs autresen se précipitant dans le bureau où l’hôtelier et sa femme font unaffreux vacarme.

– Tenez, Messieurs, tenez !Regardez la caisse ! Voyez le secrétaire ! Les voleurssont venus… Ils nous ont tout pris, tout ! Ah ! lescoquins !… Mon Dieu ! quel malheur !…

Courbassol, Machinard et plusieursautres font pleuvoir les consolations, accueillies par les juronsde l’hôtelier et les sanglots de l’hôtelière. Cependant, il estonze heures moins vingt et les véhicules qui nous ont amenés cematin arrivent devant la maison. Les voyageurs ont juste le tempsde monter chercher leurs manteaux, et leurs parapluies, et leurscannes. Margot ne les suit pas ; elle vient de déclarer àCourbassol que l’émotion lui a brisé les nerfs et qu’elle ne seraitpas en état de supporter le voyage. Courbassol a affirmé qu’ilcomprenait ça ; les nerfs des femmes… Margot passera la nuitau Sabot d’Or et prendra le train demain matin.

Les voyageurs descendent. Quelques-unsrèglent leurs notes, tous font leurs compliments de condoléance auxvictimes gémissantes de la perversité humaine, et ils montent dansles véhicules qui s’ébranlent au bruit des acclamations populaires.Je les regarde partir. Dans un quart d’heure, ils rouleront versParis, en compagnie d’un homme qui les attend là-bas, dans un caféprès de la gare, et qui porte autour du ventre un drapeautricolore.

J’entre dans le bureau de l’hôtel.Margot, assise à côté de l’hôtelière qui sanglote, cherche à laréconforter et partage sa douleur, car de grosses larmes coulentsur ses joues.

– Ma pauvre dame, dit-elle, commeje vous plains !… Mais je vous jure que je ferai tout ce queje pourrai pour vous. Courbassol m’accordera ce que je luidemanderai. Qu’est-ce que vous voulez ? Un bureau detabac ? Un kiosque à journaux ? Enfin, dites… Je suis samaîtresse, sa maîtresse en titre, je vous dis. C’est plus que safemme, n’est-ce pas ? Ainsi…

L’hôtelier, dans un coin, s’arrache lescheveux, de la main gauche ; de la main droite, il tient levieux portefeuille que Canonnier a découvert derrière laglace.

– Ah ! Monsieur, que nousavons du malheur ! me dit-il comme je lui demande une chambre.C’est affreux ! C’est épouvantable !… Et ces coquins degendarmes qui sont restés toute la soirée à la porte de la Halleaux Plumes au lieu de patrouiller les rues ! Je vais demanderleur cassation… Donnez le numéro 8 à Monsieur, ordonne-t-il àAnnette qui vient d’arriver avec une bougie. Et préparez-vous àcomparaître demain matin devant le juge d’instruction, petitescélérate ; s’il ne vous met pas pour six mois en prisonpréventive, vous et Jérôme, je lui ferai donner de mes nouvellespar M. Courbassol…

Annette, tout en larmes, me conduit à machambre ; ce n’est pas celle où est morte la vieillefemme ; tant mieux ; quoique je pense l’habiter très peu,cette chambre. J’ai vu la clef du numéro 10, dont la porte faitface à la mienne, se balancer aux doigts de Margot…

– Tu ne trouves pas que c’estcurieux ? me demande Margot dans le train qui nous ramène àParis. Nous n’avons passé que deux nuits ensemble et, chaque fois,on a découvert un vol dans la maison.

– Oui, dis-je, il y a descoïncidences bizarres.

– Pour sûr. Ah ! maintenant,nous pouvons causer ; car nous n’avons pas eu le temps de nousdire deux mots, depuis hier soir. Qu’est-ce que tu fais,toi ?… Ah ! oui, tu es ingénieur. Tu es toujours, dansles écluses ?

– Toujours.

– Il en faut doncbeaucoup ?

– Il en faut partout.

– Ça doit bien gêner les poissons…Ah ! à propos, tu ne sais pas la vérité sur le vold’hier ? C’est la femme de chambre qui m’a raconté ça cematin… Figure-toi que les aubergistes avaient chez eux la mère dela femme, une vieille qui était morte dans l’après-midi. – Lecadavre était dans la maison. Quelle horreur ! – Toutes lesvaleurs de la vieille étaient dans le secrétaire ; et, commeil y a beaucoup de parents, les hôteliers ont simulé un vol pourn’avoir pas à partager l’héritage. Il est bien facile de voir quec’est là la vérité ; toute la ville la connaît à l’heure qu’ilest, et tu penses si l’on doit rire à Malenvers. Le coup était malmonté, à mon avis ; car enfin, le mari et la femme quis’absentent ensemble, l’hôtel complètement abandonné, est-ce que çapeut sembler naturel ?

– Pas un instant.

– Quelles canailles ! Lafamille va leur faire un procès. Et dire que la politique vousforce à frayer avec des gens pareils !…

Et Margot pousse un grossoupir.

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