Le Voleur

Chapitre 1AURORE

Mes parents ne peuvent plus faireautrement.

Tout le monde le leur dit. On les y pousse detous les côtés. Mme Dubourg a laissé entendre à ma mère qu’ilétait grand temps ; et ma tante Augustine, en termes voilés, amis mon père au pied du mur.

– Comment ! des gens à leur aise,dans une situation commerciale superbe, avec une santé florissante,vivre seuls ? Ne pas avoir d’enfant ? De gueux, de gensqui vivent comme l’oiseau sur la branche, sans lendemains assurés,on comprend ça. Mais, sapristi !… Et la fortune amassée, oùira-t-elle ? Et les bons exemples à léguer, le fruit del’expérience à déposer en mains sûres ?… Voyons, voyons, ilvous, faut un enfant – au moins un. – Réfléchissez-y.

Le médecin s’en mêle :

– Mais, oui ; vous êtes encore assezjeune ; pourtant, il serait peut-être imprudent d’attendredavantage.

Le curé aussi :

– Un des premiers préceptes donnés àl’homme…

Que voulez-vous répondre à ça ?

– Oui, oui, il vous faut un enfant.

Eh ! bien, puisque tout le monde le veut,c’est bon : ils en auront un.

Ils l’ont.

Je me présente – très bien (j’en ai conservél’habitude) – un matin d’avril, sur le coup de dix heures unquart.

– Je m’en souviendrai toute ma vie,disait plus tard Aglaé, la cuisinière ; il faisait un tempsmagnifique et le baromètre marquait : variable.

Quel présage !

Et là-dessus, si vous voulez bien, nous allonspasser plusieurs années.

Qu’est-ce que vous diriez, à présent, sij’apparaissais à vous en costume de collégien ? Vous diriezque ma tunique est trop longue, que mon pantalon est trop court,que mon képi me va mal, que mes doigts sont tachés d’encre et quej’ai l’air d’un serin.

Peut-être bien. Mais ce que vous ne diriezpas, parce que c’est difficile à deviner, même pour les grandespersonnes, c’est que je suis un élève modèle : je faisl’honneur de ma classe et la joie de ma famille. On vient de loin,tous les ans, pour me voir couronner de papier vert, et même depapier doré ; le ban et l’arrière-ban des parents sontconvoqués pour la circonstance. Solennité majestueuse !Cérémonie imposante ! La robe d’un professeur enfante undiscours latin et les broderies d’un fonctionnaire étincellent surun discours français. Les pères applaudissent majestueusement.

– C’est à moi, cet enfant-là. Vous levoyez, hein ? Eh ! bien, c’est à moi !

Les mères ont la larme à l’œil.

– Cher petit ! Comme il a dûtravailler ! Ah ! c’est bien beau, l’instruction…

Les parents de province s’agitent. Deschapeaux barbares, échappés pour un jour de leur prison d’acajou,font des grâces avec leurs plumes. Des redingotes 1830 s’empèsentde gloire. Des parapluies centenaires allongent fièrement leursgrands becs. On voit tressaillir des châles-tapis.

Et je sors de là acclamé, triomphant, avec lefil de fer des couronnes qui me déchire le front et m’égratigne lesoreilles, avec des livres plein les bras – des livres verts,jaunes, rouges, bleus et dorés sur tranche, à faire hurler unPeau-Rouge et à me donner des excitations terribles à lasauvagerie, si j’étais moins raisonnable.

Mais je suis raisonnable. Et c’est justementpourquoi ça m’est bien égal, d’avoir une tunique trop longue etl’air bête. Si je suis un serin, c’est un de ces serins auxquels oncrève les yeux pour leur apprendre à mieux chanter. Si mesvêtements sont ridicules, est-ce ma faute si l’on me harnacheaujourd’hui en garde-national, comme on m’habillera en lézard àcornes quand je serai académicien ?

Car j’irai loin. On me le prédit tous lesjours. Sic itur ad astra.

J’ai le temps, d’ailleurs. Je n’ai encore quequinze ans.

– Un bel âge ! dit mon oncle. On estdéjà presque un jeune homme et l’on a encore toute la candeur del’enfance.

Candeur !… Mon enfance ? Je ne merappelle déjà plus. Mes souvenirs voguent confusément, fouettés dela brise des claques et mouillés de la moiteur des embrassades, surdes lacs d’huile de foie de morue.

Comment me rappellerais-je quelquechose ? J’ai été un petit prodige. Je crois que je savais lireavant de pouvoir marcher. J’ai appris par cœur beaucoup delivres ; j’ai noirci des fourgons de papier blanc ; j’aiécouté parler les grandes personnes. J’ai été bien élevé…

Des souvenirs ? En vérité, mêmeaujourd’hui, c’est avec peine que j’arrive à faire évoluer despersonnages devant le tableau noir qui a servi de fond à latristesse de mes premières années. Oui, même en faisant voyager mamémoire dans tous les coins de notre maison de Paris ; dansles allées ratissées de notre jardin de la campagne – un jardin oùje ne peux me promener qu’avec précaution, où des allées me sontdéfendues parce que j’effleurerais des branches et quej’arracherais des fleurs, où les rosiers ont des étiquettes, lesgéraniums des scapulaires et les giroflées un état-civil à laplanchette ; – dans l’herbe et sous les arbres de la propriétéde mon grand’père qui pourtant ne demanderait pas mieux, lui, quede me laisser vacciner les hêtres et décapiter les boutonsd’or…

Des souvenirs ? Si vous voulez.

Mon père ? j’ai deux souvenirs delui.

Un dimanche, il m’a emmené à une fête debanlieue. Comme j’avais fait manœuvrer sans succès les différentstourniquets chargés de pavés de Reims, de porcelaines utiles et delapins mélancoliques, il s’est mis en colère.

– Tu vas voir, a-t-il dit, que Phanor estplus adroit que toi.

Il a fait dresser le chien contre la machineet la lui a fait mettre en mouvement d’un coup de patteautoritaire. Phanor a gagné le gros lot, un grand morceau de paind’épice.

– Puisqu’il l’a gagné, a prononcé monpère, qu’il le mange !

Il a déposé le pain d’épice sur l’herbe et lechien s’est mis à l’entamer, avec plaisir certainement, mais sansenthousiasme. Des hommes vêtus en ouvriers, derrière nous, ontmurmuré.

– C’est honteux, ont-ils dit, de jeter cepain d’épice à un chien lorsque tant d’enfants seraient si heureuxde l’avoir.

Mon père n’a pas bronché. Mais, quand nousavons été partis, je l’ai entendu qui disait à ma mère :

– Ce sont des souteneurs, tu sais.

J’ai demandé ce que c’était que lessouteneurs. On ne m’a pas répondu. Alors, j’ai pensé que lessouteneurs étaient des gens qui aimaient beaucoup les enfants.

Plus tard, mon père m’a procuré une joie plusgrave. Il m’a fait voir Gambetta. C’était au Palais de Versailles,où se tenait alors l’Assemblée Nationale. La séance était ouvertequand nous sommes entrés. Un monsieur chauve, fortifié d’un giletblanc, était à la tribune. Il disait que le maïs est très mauvaispour les chevaux. J’ai cru que c’était Gambetta.

Mon père s’est mis en colère. Comment !je ne reconnais pas Gambetta ! Il est assez facile àdistinguer des autres, pourtant. Ne m’a-t-on pas dit mille foisqu’il s’était crevé un œil parce que ses parents ne voulaient pasle retirer d’un collège de Jésuites ?

Si, on me l’a dit mille fois. Je sais ainsiqu’un fils a le droit de désobéir à ses parents quand ils lemettent chez les Jésuites, mais qu’il doit leur obéir aveuglementlorsqu’ils l’enferment ailleurs !

– Ah ! tu es vraiment bien nigaud,mon pauvre enfant ! À quoi ça sert-il, alors, d’avoir mis dansta chambre le portrait du grand patriote ? Je parie que tu nele regardes seulement pas, avant de te coucher… En tous cas, tun’es guère physionomiste ; combien a-t-il d’yeux, le députéqui parle à la tribune ? Un, ou deux ?

Je ne sais pas, je ne sais pas. Je crois bienqu’il en a trois. Il a des yeux partout. Il en est plein. Je levois bien, à présent ; mais, tout à l’heure, je ne pouvaisrien voir ; j’étais ébloui. Ah ! j’ai été tellement ému,en pénétrant dans l’auguste enceinte, dans le sanctuaire deslois ! J’en suis encore tout agité. Et puis, je croyais queGambetta ne quittait pas la tribune, que c’était lui qui parlaittout le temps – que les autres n’étaient là que pour l’écouter.

Mon père donne des explications aux voisinsqui ébauchent des gestes indulgents, après avoir souri depitié.

– Je ne comprends vraiment pas comment ila pu confondre ainsi… Il a toujours le premier prix d’Histoire etil reconnaîtrait M. Thiers à une demi-lieue…

Puis, il se tourne vers moi.

– Le voilà, Gambetta ! Tiens, là,là !

Oui, c’est lui, c’est bien lui. Je reconnaisson œil – la place de son œil. – Il est là, au premier banc – lebanc de la commission, dit un voisin qui s’y connaît – étendu detout son long, ou presque, les mains dans les poches et la cravatede travers. Et, de toute l’après-midi, il ne desserre point lesdents, pas une seule fois. Il se contente de renifler. Une séancefort intéressante, cependant, où l’on discute la qualité desfourrages – paille, foin, luzerne, avoine, son et recoupette.

– C’est bien dommage que Gambetta n’aitpas parlé, dis-je à mon père, comme nous sortons.

– La parole est d’argent et le silenceest d’or, me répond-il d’une voix qui me fait comprendre qu’il m’enveut de ma bévue de tout à l’heure. Mais je ne t’avais pas promisde te faire entendre Gambetta ; ça ne dépend point de moi. Jet’avais promis de te le faire voir. Tu l’as vu. Tu n’espérais pasquelque chose d’extraordinaire, je pense ?

Moi ? Pas du tout. Je ne m’attendais pas,bien sûr, à voir le tribun rincer son œil de plomb dans le verred’eau sucrée, ou le lancer au plafond pour le rattraper dans lacuiller. Je sais qu’il est trop bien élevé pour ça.

– Que son exemple te serve de leçon,reprend mon père. Avec de l’économie et en faisant son droit, onpeut aujourd’hui arriver à tout. Il dépend de toi de monter aussihaut que lui.

Je crois que j’aurais peur, en ballon. Dureste, bien que je ne l’avoue qu’à moi-même, j’ai été trèsdésillusionné. Le Gambetta que j’ai vu n’est point celui quej’espérais voir, Non, pas du tout. Je ne me rappelle déjà plus safigure : et si sa face – de profil – ne protégeait pas monsommeil, pendant les vacances, j’ignorerais demain comment il a lenez fait. Est-ce que je ne suis pas physionomiste, comme l’assuremon père ?

Si, je le suis ; au moins quelquefois. Etle monsieur chauve, en gilet blanc, qui parlait quand nous sommesentrés, je vous jure que je ne l’ai point oublié. Ses traits sesont gravés en moi sans que le temps ait jamais pu les effacer.Quand je veux, dans les circonstances graves, me représenter unhomme d’État, c’est son visage que j’évoque, c’est son linge et sonattitude que vient m’offrir ma mémoire. Oui, malgré mon père, dontles admirations étaient certainement justifiées, ce n’est pasGambetta, ni même M. Thiers, qui symbolisent pour moi legouvernement nécessaire d’un peuple libre, mais policé. C’est cemonsieur, dont j’ignore le nom, dont les cheveux avaient quitté laFrance dans le fiacre à Louis-Philippe, dont la blanchisseuse avaitun si joli coup de fer, et qui condamnait le maïs, formellement etsans appel, au nom de la cavalerie tout entière.

J’ai trois souvenirs de ma mère.

Un jour, comme j’étais tout petit, elle metenait sur ses genoux quand on est venu lui annoncer qu’une traitesouscrite par un client était demeurée impayée. Elle m’a posé àterre si rudement que je suis tombé et que j’ai eu le poignetfoulé.

Une fois, elle m’a récompensé parce quej’avais répondu à un vieux mendiant qui venait demander aumône à lagrille : « Allez donc travailler, fainéant ; vousferez mieux. »

– C’est très bien, mon enfant, m’a-t-elledit. Le travail est le seul remède à la misère et empêche bien desmauvaises actions ; quand on travaille, on ne pense pas àfaire du mal à autrui.

Et elle m’a donné une petite carabine aveclaquelle on peut aisément tuer des oiseaux.

Une autre fois, elle m’a puni parce que« je demande toujours où mènent les chemins qu’on traverse,quand on va se promener. » Ma mère avait raison, je l’ai vudepuis. C’est tout à fait ridicule, de demander où mènent leschemins. Ils vous conduisent toujours où vous devez aller.

Mon grand-père… C’est un ancien avoué, à labouche sans lèvres, aux yeux narquois, qui dit toujours que le Codeest formel.

– Le Code est formel.

Le geste est facétieux ; l’intonation estcruelle. La main s’ouvre, les doigts écartés, la paume dilatéecomme celle d’un charlatan qui vient d’escamoter la muscade. Lavoix siffle, tranche, dissèque la phrase, désarticule les mots,incise les voyelles, fait des ligatures aux consonnes.

– Le Code est formel !

J’écoute ça, plein d’une sombre admirationpour l’autorité souveraine et mystérieuse du Code, un peu terrifiéaussi – et en mangeant mes ongles. – C’est une habitude que rienn’a pu me faire perdre, ni les choses amères dont on me barbouilleles doigts, quand je dors, et qui me font faire des grimaces auréveil, ni les exhortations, ni les réprimandes ; mais mon,grand-père, en un clin d’œil, m’en a radicalement corrigé.

– Il ne faut pas manger tes ongles,m’a-t-il dit. Il ne faut pas manger tes ongles parce qu’ils sont àtoi. Si tu aimes les ongles, mange ceux des autres, si tu veux etsi tu peux ; mais les tiens sont ta propriété, et ton devoirest de conserver ta propriété.

J’ai écouté mon grand-père et j’ai perdu mamauvaise habitude. Peut-être que le Code est formel, pour lesongles.

J’ai voulu m’en assurer, un, jour, quand j’aiété plus grand ; voir aussi ce que c’est que ce livre quirésume la sagesse des âges et condense l’expérience de l’humanité,qui décide du fas et du nefas, qui promulgue desinterdictions et suggère des conseils, qui fait la tranquillité desbons et la terreur des méchants.

On m’avait envoyé, pendant les vacances,passer quelques jours chez mon grand-père. Une après-midi, j’ai pum’introduire sans bruit dans la bibliothèque, saisir un Code, lecacher sous ma blouse et me réfugier, sans être vu, derrière lefeuillage d’une tonnelle, tout au fond du jardin.

Avec quel battement de cœur j’ai posé levolume sur la table rustique du berceau ! Avec quelles transesd’être surpris avant d’avoir pu boire à ma soif à la source dejustice et de vérité, avec quels espoirs inexprimables et quelspressentiments indicibles ! Le voile qui me cache la vie va sedéchirer tout d’un coup, je le sens ; je vais savoir lepourquoi et le comment de l’existence de tous les êtres, connaîtreles liens qui les attachent les uns aux autres, les causesprofondes de l’harmonie qui préside aux rapports des hommes,pénétrer les bienfaisants effets de ce progrès que rien n’arrête,de cette civilisation dont j’apprends à m’enorgueillir. Non,Ali-Baba n’a point éprouvé, en pénétrant dans la caverne desquarante voleurs, des tressaillements plus profonds que ceux quim’agitent en ouvrant le livre sacré ! Non, Ève n’a pas cueillile fruit défendu, au jardin d’Eden, avec une émotion plusgrande ; le Tentateur ne lui avait parlé qu’une seule fois dela saveur de la pomme – et il y a si longtemps, moi, que j’entendschanter la gloire du Code, du Code qui est formel !

Je lis. Je lis avec acharnement, avec fièvre.Je lis le Contrat de louage, le Régime dotal, beaucoup d’autreschoses comme ça. Et je ne sens pas monter en moi le feu del’enthousiasme, et je ne suis point envahi par cette exaltationfrénétique que j’attendais aux premières lignes. Mais ça va venir,je le sais, pourvu que je ne me décourage pas, que je persévère,que j’aille jusqu’au bout. Du courage ! « Le murmitoyen… »

– Qu’est-ce que tu fais là ?

Mon grand-père est devant moi. Il est entrésans que j’aie pu m’en apercevoir, tellement j’étais absorbé.

– Il y a deux heures que je te cherche.Qu’est-ce que tu fais ? Tu lis ? Qu’est-ce que tulis ?

– Je lis le Code !

À quoi bon nier ? Le livre est là, grandouvert sur la table, témoin muet, mais irrécusable, de ma curiositéperverse. Mon grand-père sourit.

– Tu lis le Code ! Ça t’amuse, delire le Code ? Ça t’intéresse ?

Je fais un geste vague. Ça ne m’amuse pas,certainement : mais ça m’intéresserait sans aucun doute, sil’on me laissait continuer. Telle est, du moins, mon opinion.Opinion sans valeur, mon grand-père me le démontreimmédiatement.

– Pour lire le Code, mon ami, il nesuffit pas de savoir lire ; il faut savoir lire le Code. Cequ’il faut lire, dans ce livre-là, ce n’est pas le noir,l’imprimé ; c’est le blanc, c’est ça…

Et il pose son doigt sur la marge.

Très vexé, je ferme brusquement le volume. Mongrand-père sourit encore.

– Il faut avoir des égards pour ce livre,mon enfant. Il est respectable. Dans cinquante ans, c’est tout cequi restera de la Société.

Bon, bon. Nous verrons ça.

J’ai un autre souvenir, encore.

M. Dubourg est un ami de la famille.C’est un homme de cinquante ans, au moins, employé supérieur d’unministère où sa réputation de droiture lui assure une situationunique. Réputation méritée ; mon grand-père, souvent un peusarcastique, en convient sans difficulté : Dubourg, c’estl’honnêteté en personne. Il est notre voisin, l’été ; sa femmeest une grande amie de ma mère et c’est avec son fils, Albert, queje joue le plus volontiers. J’ai l’habitude d’aller le chercherl’après-midi ; et je suis fort étonné que, depuis plusieursjours, on me défende de sortir. Que se passe-t-il ?

J’ai surpris des bouts de conversation, j’aifait parler les domestiques. Il parait que M. Dubourg s’estmal conduit… des détournements considérables… une cocotte… la ruineet le déshonneur – sinon plus…

Mon père se doute que je suis au courant deschoses, car il prend le parti de ne plus se gêner devant moi.

– Dubourg peut se flatter d’avoir de lachance, dit-il à ma mère, à déjeuner ; Il ne sera paspoursuivi ; il a remboursé, et on se contente de ça. Moi, jene comprends pas ces indulgences-là ; c’est tout à faitdémoralisant ; le crime ne doit jamais, sous aucun prétexte,échapper au châtiment.

– Jamais, dit ma mère. Mais on aura euégard à son âge.

– Belle excuse ! Raison de plus pourn’avoir pas de pitié. Une cocotte ! Une danseuse !… Uneliaison qui durait depuis des mois – depuis des années, peut-être…Connais-tu rien de plus immoral ? Et monsieur fouille àpleines mains dans les caisses publiques pour entretenir ça !…Comme sous l’Empire ! Comme sous Louis XV !… Et, quand onle prend sur le fait, on lui pardonne, sous prétexte qu’il acinquante-cinq ans de vie irréprochable et que ses cheveux sontblancs !

– Ce n’est guère encourageant pour leshonnêtes gens, dit ma mère. On éprouve un tel soulagement à lire,dans les journaux, les condamnations des fripons… Enfin, jugementou non, on est toujours libre de fermer sa porte à des genspareils, heureusement…

– C’est ce qu’on fait partout pourDubourg, sois tranquille. J’ai donné des ordres, ici. Et quant àtoi, Georges, si par hasard tu rencontres Albert, je te défends delui parler. Je te le défends ; tu m’entends ?

Je n’ai pas rencontré Albert. Mais lesurlendemain matin, comme je suis assis, au fond du jardin, à côtéde mon père qui lit son journal, je vois arriver M. Dubourg.La domestique, par bêtise ou par pitié, lui aura permisd’entrer.

– La sotte fille ! dit mon père.Elle aura ses huit jours avant midi.

Mais M. Dubourg est à dix pas. Je sensque je vais être bien gênant pour lui, qu’il ne pourra pas dire,devant moi, tout ce qu’il a à dire, et je me lève pour m’en aller.Mon père me retient par le bras.

– Reste là !

M. Dubourg parle depuis cinqminutes ; des phrases embarrassées, coupées, heurtées,honteuses d’elles-mêmes. Et, chaque fois qu’il s’arrête, mon pèreesquisse la moitié d’un geste, mais il ne répond rien. Rien ;pas un mot.

M. Dubourg continue. Il dit que dessympathies lui seraient si précieuses… des sympathies même cachées…qu’on désavouerait devant le monde…

Silence.

Il dit qu’il a eu un moment d’égarement… maisque le chiffre qu’on a cité était exagéré, qu’il n’avait jamais étéaussi loin… qu’il ne s’explique pas… qu’il a refait tous sescomptes depuis vingt ans…

Silence.

Il dit qu’il a été un grand misérable de céderà des tentations… qu’il comprend très bien qu’on ne l’excuse pas àprésent… mais qu’il avait espéré qu’on consentirait avant de lecondamner définitivement… que, s’il ne se sentait pas complètementabandonné, le repentir lui donnerait des forces…

Silence.

Il dit qu’il va partir très loin avec safamille… que, s’il était seul, il saurait bien quoi faire, et quece serait peut-être le mieux…

Silence.

– Eh ! bien, a-t-il murmuré, je neveux point vous importuner plus longtemps, M. Randal ; jevais vous quitter… Au revoir…

Et il a tendu une main qui tremblait. Mon pèrea hésité ; puis, il a mis l’aumône de deux doigts dans cettemain-là.

– Adieu, Monsieur.

Alors, M. Dubourg est parti. Il s’en estallé à grandes enjambées, le dos voûté comme pour cacher sa figure,sa figure ridée, tirée, aux yeux rouges, qui a vieilli de dix ans.Le chien l’a suivi, le museau au ras du sol, lui flairant lestalons d’un air bien dégoûté, serrant funèbrement sa queue entreses pattes – comme les soldats portent leur fusil le canon en bas,aux enterrements officiels.

Je n’ai jamais oublié ça.

Mais à quoi bon se souvenir, quand on estheureux ? Car je suis heureux. Je ne dis pas que je suis trèsheureux, car j’ignore quel est le superlatif du bonheur. Je ne lesaurai que plus tard, quand il sera temps. Tout vient à point à quisait attendre.

J’aime mes parents. Je ne dis pas que je lesaime beaucoup – je manque de point de comparaison. – Je lesconsidère, surtout, comme mes juges naturels (l’œil dans letriangle, vous savez) ; c’est pourquoi je ne les juge point.Je pense qu’ils ont, père, mère et grand-père, exactement les mêmesidées – qu’ils expriment ou défendent, les uns avec un acharnementlégèrement maladif, l’autre avec une ironie un peu nerveuse. Jesuis porté à croire que ce qu’ils préfèrent en moi, c’esteux-mêmes ; mais tous les enfants en savent autant que moilà-dessus.

Je respecte mes professeurs. Même, je les aimeaussi. Je les trouve beaux.

On m’a tellement dit que je serai riche, quej’ai fini par le savoir. Je travaille pour me rendre digne de lafortune que j’aurai plus tard ; c’est toujours plus prudent,dit mon grand-père. Mais, en somme, si je me conduis bien, c’estque ça me fait plaisir. Car, si je me conduisais mal, mes parentsne pourraient pas me déshériter complètement. Le Code estformel.

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