Le Voleur

Chapitre 27LE REPENTIR FAIT OUBLIER L’ERREUR

 Je n’ai passé quevingt-quatre heures à Aix-les-Bains, et je suis parti pour Londres.Cette rencontre inopinée de mon oncle, si vieilli, si cassé, siprès de la tombe, a remué quelque chose en moi. Je ne pourraisanalyser ces sentiments ; mais je me suis rappelé avec unecertaine émotion l’époque où nos rapports étaient moins tendus, oùnous échangions une correspondance amicale, et j’ai voulu revoirces lettres que j’ai pieusement conservées. Je les ai lues etrelues à Londres, pendant les trois jours que j’y suis resté, et jeme suis même livré à un petit travail d’écriture qui m’a rappelé letemps heureux où j’apprenais à écrire et m’évertuais à imiter, mald’abord, puis un peu mieux, puis bien, les pleins et les déliés dumodèle. Après quoi, je me suis mis en route pour Paris.

Geneviève, que j’ai prévenue de monarrivée, est venue me voir sans retard. Elle m’a appris que mononcle est au plus bas, qu’un dénouement fatal est probable à brefdélai, et qu’il l’a suppliée de ne pas l’abandonner. Elle ne lequitte donc pas une minute, pour ainsi dire ; et c’est sousles yeux de cette courtisane que ce malheureux, qui estmillionnaire, qui a une famille, doit mourir s’il ne veut pascrever seul, comme un chien.

– A-t-il peur de la mort ?demandé-je.

– Une peur terrible. C’en esteffrayant et presque dégoûtant. Heureusement, il a eu une crisehier soir et, depuis, il ne peut plus parler ; il comprendencore ce qu’on lui dit. Hier matin, il a pu écrire une lettre àson homme d’affaires.

Je prends note de la date. Hier, c’étaitle 12. C’est ce chiffre qu’il faudra placer au bas du document quej’ai confectionné à Londres avec un si grand soin. Je recommande àGeneviève de me faire avertir dès que la fin sera proche, et ellepart reprendre son rôle de sœur de charité.

– Ce n’est pas amusant, tusais ; mais je comprends bien que ma présence ne sera pasinutile à tes intérêts – à nos intérêts car, à présent, nous nefaisons plus qu’un. C’est beau, de s’entendre, tout de même ;c’est comme si on était mariés… Compte sur moi et tiens-toiprêt.

Je suis toujours prêt. Et lorsque ledomestique de mon oncle, ce matin, vient me chercher « de lapart de son maître », c’est avec une rapidité foudroyante queje me précipite dans la rue, que je saute dans un fiacre, et que jeme fais conduire rue du Bac, chez l’abbé Lamargelle. Une demi-heureaprès, nous montons, cet ecclésiastique et moi, l’escalier de lamaison du boulevard Haussmann qu’habite mon oncle. Geneviève nousaccueille dans le salon qui précède la chambre à coucher dont laporte, restée entr’ouverte, laisse passer les râles dumoribond ; elle nous quitte après que je lui ai recommandé dene nous laisser déranger sous aucun prétexte. Je prends place dansun fauteuil et l’abbé en fait autant.

– Quelle est cette dame ? medemande-t-il.

– C’est ma maîtresse, dis-je ;de plus, mon oncle a dû s’efforcer d’en faire la sienne ; etenfin, c’est la femme d’un certain Delpich…

– Ah ! diable ! s’écriel’abbé. C’est Mme Delpich ! Tiens ! tiens !…Mais je devine : ce cambriolage qui fit tant de bruit àBruxelles… Racontez-moi donc l’histoire.

Je raconte ; et mon récit, coupépar les exclamations joyeuses de l’abbé, est scandé, aussi, par lesrâles de plus en plus faibles du misérable qui agonise derrière lemur.

– C’est vraiment bien curieux, ditl’abbé quand j’ai fini. Ce pauvre Delpich ! Enfin… Fortunavitrea… Sa mésaventure ne m’a causé aucun préjudice mais adérangé certains de mes plans. Il faudra même que j’aille enBelgique d’ici quatre ou cinq jours… Vous avez dû faire une bonneaffaire, ce soir-là ; je ne parle pas de la femme, qui estcharmante, mais… À propos d’argent, vous doutez-vous de ce que serale testament de votre oncle ?

– Tout à fait. C’est moi qui l’airédigé, de sa plus belle écriture.

– J’en étais sûr, dit l’abbé. Je levoyais dans votre poche, à travers l’étoffe de votre redingote.Avez-vous pensé à tout ? La part à réserver àMlle Charlotte, par exemple, si l’on vient à retrouver sestraces ?

– Hélas ! dis-je, on ne lesretrouvera jamais, ses traces. J’ai fait faire toutes lesrecherches possibles, et sans résultat. Ma conviction est qu’elleest morte, voyez-vous. Mais si, par bonheur, je metrompais…

– Ne m’en dites pas davantage. Jesais bien que vous lui rendriez toute la fortune de son père ;et je crois aussi que vous la garderiez, elle, n’est-ce pas ?C’était une femme.

– Oui. Une vraie femme. Ah !si vous saviez ce que j’ai souffert, quand j’ai vu que je l’avaisperdue ! Et dire que la vieille canaille qui crèvelà…

– Bah ! dit l’abbé, le diableest en train de lui tirer les pieds, à votre oncle. Laissez-lefaire sa besogne… En somme, le papier que vous avez préparé n’ad’autre raison d’être que de supprimer tout testament antérieur etd’aplanir toute difficulté. En attendant, vous aurez à payer lesfrais des obsèques…

– Ils ne seront pas fort élevés.Mon oncle demande à être conduit au champ de repos dans lecorbillard des pauvres.

– Bel exemple d’humilité ! ditl’abbé en riant. Sa résolution sera fort commentée, n’en doutezpas, et vous épargnera quelques billets de banque. Et pour amuserla paroisse, le service sera de dernière classe, n’est-cepas ?

– La paroisse ? Vousplaisantez. Un enterrement civil, s’il vous plaît.

– Ah ! ah ! ah !s’écrie l’abbé en se tordant de rire. Un enterrement civil !C’est délicieux ! J’avoue que je n’aurais pas pensé à cela.Quelle trouvaille ! Mais, continue-t-il en étendant le brasvers la porte de la chambre, on n’entend plus rien, là-bas. Non,plus rien. Si vous alliez voir ?

J’y vais. Dans le grand lit placé entravers de la pièce une forme rigide est étendue ; latête ; qui creuse profondément l’oreiller, est émaciée,couleur de cire ; et les narines sont pincées ; et labouche sans souffle entr’ouverte et les yeux retournés dans leursorbites. Je relève le drap ; rien ne bat plus à la place ducœur ; la main est froide comme celle d’un… J’appellel’abbé.

– Eh ! bien ?demande-t-il en entrant. C’est fini ? Je m’en doutais,continue-t-il en se dirigeant vers le cadavre dont il abaisse lespaupières d’un coup de pouce. Y a-t-il un être suprême, oui ounon ? Grave question que votre oncle peut maintenant débattreavec Robespierre. Bizarre jusqu’à la fin, votre oncle. Quand onvient le voir mourir, on le trouve trépassé.

– Oui, dis-je, pas de mélodramepossible. Comme ç’aurait été beau et presque neuf, pourtant,l’apparition, à l’heure dernière, du spolié devant lespoliateur !

– Ne rions pas trop fort, ditl’abbé ; c’est inconvenant ; et, ainsi qu’on l’a dit, lamort n’est pas une excuse. Au fond, cette mort-là, voyez-vous bien,qu’elle eût déplu à certains Grecs, est presque un symbole. J’aidans l’idée que la Société crèvera de la même façon. Cettebourgeoisie, qui est venue de bien bas, ne tombera pas de bienhaut, allez ! Que de choses qui font semblant d’être, qu’oncroit encore exister, et, qui sont mortes !… Mais songez-vousà votre manuscrit ?

Oui, j’y songe. Je vais le placer dansle tiroir d’un petit meuble que je ferme soigneusement et dont jemets la clé dans ma poche. Puis, je sonne les domestiques. Noussommes à genoux devant le lit, l’abbé et moi, quand ils entrent.Ils éclatent en sanglots. Un si bon maître ! Mais l’abbé, quise relève un instant après moi, essuie leurs larmes d’une seulephrase.

– Il ne faut pleurer que sur lacendre des méchants, dit-il, car ils ont fait le mal et ne peuventplus le réparer !… Comment trouvez-vous la sentence ? medemande-t-il tout bas. Elle n’est pas de moi, mais elle est sibête ! Rien de tel comme consolation…

Maintenant, il faut s’occuper desformalités. Les scellés, les déclarations, les lettres de fairepart ; un mort n’est pas complètement décédé sans toutes ceschoses-là.

Le notaire de mon oncle,Me Tabel-Lion, arrive le lendemain dans l’après-midi. Letestament semble l’étonner un peu, mais lui faireplaisir.

– Je suis heureux de voir,Monsieur, me dit-il, que votre oncle est revenu avant de mourir àde meilleurs sentiments. J’avais en mon étude un testament parlequel il vous déshéritait complètement et léguait toute sa fortuneà l’Institut Pasteur ; il se trouve annulé de plein droit parce document olographe. Une seule chose me chagrine dans lesdernières volontés de votre oncle : cet enterrement civil.Mais enfin, il faut respecter toutes les convictions.

J’apprends que la fortune de mon oncleest encore considérable. Me Tabel-Lion parle à demi-voix. Sabouche s’ouvre du nord-nord-ouest au sud-sud-est. Beaucoupd’officiers ministériels ont de ces bouches en diagonale. J’ignorepourquoi.

L’enterrement. Le corbillard des pauvresse dirige mélancoliquement vers le Père Lachaise. Quelques voituresseulement, derrière. Je suis dans la première avec l’abbéLamargelle qui a endossé des habits civils pour lacirconstance ; ils ne lui vont pas mal du tout. Les autresvoitures contiennent une dizaine de vieux amis de mon oncle, vieuxvoleurs probablement, et deux ou trois dames parmi lesquellesGeneviève, en grand deuil. Je n’ai pu la dissuader de venir. Même,ce matin, elle m’a fait une scène.

– C’est honteux ! m’a-t-elledit. Tu hérites de plus d’un million et tu fais faire à ton oncledes funérailles civiles ! Oui, je sais bien que c’est toi quias fabriqué le testament. Tout ça, c’est pour faire des économies.Ah ! si ce prêtre qui est ton ami, l’abbé Lamargelle, savaitce que tu es ! S’il savait !…

Je l’ai laissée dire. Il y a encore debons sentiments, chez cette femme-là.

– L’immortalité de l’âme ! medit l’abbé. Les pauvres, même, qui voudraient que l’agonie del’existence ne finît pas au tombeau ! qui portent dignementleur misère – dignement ! ça se porte dignement, lamisère ! – dans l’espoir d’une vie à venir !L’exploitation leur brocante le royaume des cieux et ils selaissent faire… Mais du moment qu’ils ne peuvent pas comprendre…vous savez que les imbéciles n’admettent que les choses trèscompliquées… Savez-vous quelle est la base de la propriété, lavraie base ? C’est la croyance à l’immortalité de l’âme.Méditez ça, quand vous aurez le temps.

Nous arrivons au cimetière. Le caveau defamille est ouvert, laissant apercevoir ses cases, les unespleines, les autres vides. J’ai mon tiroir là. Il faudra que je lemette en vente. C’est d’un bon débit, paraît-il.

Les vieux amis me serrent la main à laporte du cimetière et s’éloignent. Je reviens boulevard Haussmannavec l’abbé et Geneviève, qui continue à bouder. Le déjeuner nousattend, Nous nous mettons à table ; mais je suis dérangé deuxou trois fois par des fournisseurs qui m’obligent à quitter lasalle à manger. Sitôt le café pris, Geneviève, qui se prétend trèslasse et très émue, déclare qu’elle veut se retirer, rentrer chezelle. Elle me prie de ne pas l’accompagner, promet de venirdéjeuner avec moi demain.

– Elle a un drôle d’air, dis-je dèsqu’elle est partie.

– Oui, répond l’abbé. Et si vousvoulez connaître sa chanson, venez donc chez moi demain matin, àneuf heures et demie. Pendant une de vos absences, tout à l’heure,elle m’a appris qu’elle avait des révélations à me faire et je luiai dit que je l’attendrais demain à dix heures. Vous écouterez. Nevous mettez pas martel en tête d’avance, sapristi !… Voyons,que joue-t-on aux Variétés, ce soir ?

Il va être dix heures et, depuis cinqminutes, j’attends, posté dans le cabinet de l’abbé, derrière laporte laissée entr’ouverte qui donne dans le salon où il varecevoir Geneviève, l’arrivée de ma petite femme. Je voudrais bien,histoire de tuer le temps, jeter un coup d’œil sur les nombreuxpapiers qui couvrent le bureau ; malheureusement, c’estimpossible ; je ne saurai pas encore cette fois-ci quellessont les occupations exactes de cet excellent abbé Lamargelle. Maisj’entends résonner le timbre. Voici Geneviève ; elle entredans le salon. Je ne puis rien voir, naturellement, mais je perçoisdistinctement les paroles. Quelques phrases de politesses’échangent d’abord ; puis, l’abbé demande d’une voixblanche :

– N’êtes-vous pas mariée,Madame ?

– Si, répond Geneviève ; jesuis mariée ; et si vous le voulez bien, monsieur l’abbé, jevais vous exposer d’un seul mot ma situation actuelle : quecelui qui est sans péché me jette la premièrepierre !

L’abbé tousse légèrement.

– Si j’ai failli après tantd’années d’une vie sans tache, reprend Geneviève, c’est que lescirconstances ont été inexorables. L’auteur de ma perte estM. Georges Randal. Il se dit votre ami, monsieur l’abbé, etvous le croyez un honnête homme. Eh ! bien, c’est unvoleur.

– Ciel ! s’écrie l’abbé. Quem’apprenez-vous là, Madame ! Un voleur !

– Oui, Un voleur. Un voleur de lapire espèce. Un vrai brigand ! Je vais vous apprendre commentj’ai eu le malheur de tomber entre ses mains…

Et elle raconte notre aventure deBruxelles, à sa façon, bien entendu. C’est à mourir derire.

– Je ne pouvais ni me défendre nicrier à l’aide, dit-elle en terminant. Il me tenait au bout de sonpistolet et m’aurait tuée au moindre signe. Ah ! certes,j’aurais bravé la mort si j’avais été en état de grâce ; maisje ne m’étais pas confessée depuis deux mois… : Il a forcé lecoffre-fort, le secrétaire ; il a pris tout l’argent et,hélas ! les lettres de ma mère… Ici, monsieur l’abbé, il fautque je vous révèle un secret de famille. Ma mère a eu un amant.Elle m’écrivait souvent, la malheureuse femme, pour me dire combienelle regrettait sa faute ; et mon mari, qui était dans ladouloureuse confidence, gardait les lettres dans un tiroir de sonbureau. M. Randal les a découvertes, et, aussitôt, il a vutout le parti qu’il en pouvait tirer. Sous la menace de toutapprendre à mon père, il a exigé que je me livrasse à lui, que jeprisse l’engagement de ne rien dire et de venir le retrouver àLondres dans les huit jours. Que vous dire de plus ? La piétéfiliale, toujours si forte dans le cœur d’une femme ; l’aemporté en moi sur toute autre considération. Mon mari, quej’adorais, a été condamné malgré son innocence et je n’ose pas vousdire quelle existence M. Randal m’a fait mener depuis. C’estla honte des hontes, murmure-t-elle à travers dessanglots.

– C’est effrayant ! s’écriel’abbé. C’est absolument effrayant ! M. Randal est unmisérable et s’est joué de moi d’une manière indigne. Mais l’heuredu châtiment a sonné. Je vais le faire arrêter tout desuite.

Il se lève, fait deux pas et, tout d’uncoup, pousse un cri.

– Impossible ! C’estimpossible ! Nous ne pouvons pas le faire arrêter. Ces lettresde votre mère, qu’il possède, il ne les a pas avec lui, sûrement.Un scélérat aussi endurci prend des précautions minutieuses. Ceslettres, il les a mises en lieu sûr, les a confiées à un de sesassociés ; et, sitôt son arrestation opérée, votre père seramis au courant de ce que vous tenez tant à lui cacher ; unscandale terrible éclatera…

– C’est vrai, dit Geneviève de lavoix rêche d’une femme prise au piège. C’est vrai…

– Que faire ? demandeanxieusement l’abbé. Que faire ? Mon Dieu, éclairez-nous…Voici ce qu’il faut faire, reprend-il au bout d’un instant. Je vaism’employer à livrer M. Randal à la justice après lui avoirenlevé les moyens de vous nuire, à vous et aux vôtres. Mais celademandera du temps. Dans l’intervalle, que ferez-vous,Madame ? Voulez-vous me permettre de vous donner unconseil ? Vous le suivrez si, comme je le crois, vous avezconservé au milieu de vos erreurs passagères ces sentimentsreligieux…

– Oh ! certainement,interrompt Geneviève avec feu ; je suis une croyante, monsieurl’abbé.

– Eh ! bien, vous n’ignorezpoint qu’il ne suffit pas au pécheur de détester ses péchés, maisqu’un peu de pénitence est nécessaire. Que penseriez-vous d’allerpasser quelques jours dans une maison de retraite où je vousconduirais, où vous seriez très bien, où vous pourriez reprendrepossession de vous-même et vous préparer à une nouvelleexistence ?

– Oh ! s’écrie Geneviève,quelle joie ce serait pour moi !… Venez me prendre demain àonze heures, je vous en prie, et menez-moi dans cette maison. Voicimon adresse. Vous êtes mon sauveur, monsieur l’abbé, vous êtes monsauveur !…

Elle se confond en remerciements etl’abbé se lève pour la reconduire.

– J’ai promis à M. Randald’aller le voir aujourd’hui, dit-elle ; devrai-je lefaire ?

– Certainement, répond l’abbé. Unmanque de parole de votre part lui donnerait l’éveil. Mettez-le aucourant de vos bonnes intentions ; cela excitera peut-être enlui un repentir tardif. Et puis, arrêtez-vous sur votre chemin àSaint-Thomas d’Aquin, et entendez la messe. Ce sera une bonnepréparation…

Je n’entends plus rien. Ah !Geneviève de Brabant ! Moi qui étais le petit voleur chéri,l’autre jour, me voilà transformé en infâme Golo… L’abbérevient.

– J’ai tout entendu, dis-je. C’estextraordinaire, vraiment.

– Oui, répond l’abbé, mais c’estnaturel, dans l’état actuel des choses. Tous les instincts ont ététellement refoulés qu’ils ne peuvent revenir à leur plan normal quepar des écarts insensés. Cette femme, qui a l’âme d’une prostituée,est aussi de l’étoffe dont on fait les saintes. Elle est,présentement, vierge et martyre comme les canonisées ; elleest hallucinée comme elles ; elle a leur méchanceté aveugle,leur fureur de remords et d’expiation, pour elles-mêmes et pourleurs semblables, leur amour des larmes… Que voulez-vous ?C’est, aujourd’hui, en général, la guerre sournoise, lâche et bêtede tous contre tous, de troupes de fuyards contre des armées dedéserteurs. Et, quand on sort de là, tout est en excès et encontrastes ; la folie sous toutes ses formes… Enfin, je laconduirai demain dans une maison où on la gardera quinze jours, unmois, le temps qu’il faudra pour que vous terminiez vos affairesici, ou pour qu’elle change d’idées. Qui sait ? Peut-être l’ygardera-t-on toujours. Les couvents de femmes voientquotidiennement leur population s’accroître et la majorité desmalheureuses qui s’y enferment n’a pas, pour s’y cloîtrer, demeilleures raisons que votre maîtresse… Je l’ai envoyée à la messeafin de vous laisser le temps d’arriver chez vous avant elle.Partez. Hâtez-vous. J’irai vous donner des nouvellesdemain…

Je suis chez moi depuis un quart d’heurelorsque Geneviève arrive, Elle ne boude plus ; au contraire,elle est absolument charmante.

– Mon chéri, me dit-elle aprèsdéjeuner, il faut que je te fasse un aveu. Tu ne me gronderaspas ; ce serait inutile. Ma résolution est bien prise. La mortde ton oncle m’a profondément troublée, m’a convaincue del’indignité de la vie que je mène et m’a fait mesurer l’étendue desfautes que je commets chaque jour. Je me suis résolue à abandonnerle monde. Sais-tu comment j’ai passé la matinée ? En prières,à l’église Saint-Étienne du Mont, où repose ma bienheureusepatronne. C’est là que Dieu m’a parlé. Il m’a dit : « Mafille, abaisse-toi et tu seras relevée. » Tu vois que je suisfranche avec toi. Tu m’as entraînée au mal, c’est vrai ; maisje te pardonne. Jamais un mot contre toi ne s’échappera de meslèvres. Je prierai pour toi, pour ta conversion. Oui, je renonce àSatan, à ses pompes…

Je m’y oppose formellement, au moinspour le quart d’heure. Geneviève est très alléchante dans sesvêtements de veuve et… et je pense que Samson ne devait pass’embêter avec Dalila, chaque fois qu’elle avait tenté sans succèsde le trahir.

Geneviève ne m’a quitté que versminuit ; et je me suis endormi peu après en pensant à cettemort inattendue de mon oncle – cet homme que je haïssais tant – quine m’a causé aucune émotion, ni de tristesse ni de joie, qui nem’affecte pas plus que l’événement le plus banal de monexistence ; à cette trahison ridicule de Geneviève, quipouvait m’être si funeste et qui me laisse absolument froid. Jecrois que l’homme est comme insensibilisé, à certains moments, etsans aucune raison. Et je songe aussi, tout en cédant au sommeil, àl’abbé qui doit venir m’apprendre comment les choses se sontpassées, demain, vers deux heures.

Mais il est à peine midi lorsqu’ilarrive.

– Eh ! bien, dit-il, l’oiseauétait envolé. Je n’ai trouvé que deux lettres ; l’uned’excuses, pour moi ; et l’autre qu’on me charge de vousremettre.

Je déchire l’enveloppe, Genevièvem’apprend qu’elle quitte Paris avec l’Autrichien : C’est unhomme qui a des sentiments religieux très prononcés et elle estcertaine de faire son salut avec lui. Si jamais nous nous revoyons,nous serons bons amis, Du moins, elle l’espère.

– Ma foi, dit l’abbé après avoir lula lettre que je lui ai passée, ce qui arrive ne me surprend qu’àmoitié. Je m’attendais à quelque chose d’illogique. Cette pauvrefemme, voyez-vous, n’a pas beaucoup la tête à elle. Elle vousenverrait à l’échafaud ou se jetterait dans le feu pour vous avecla même facilité. La liberté dont elle jouit maintenant, et quil’affole, lutte en elle avec les vieilles habitudes du servilisme.Son cas n’est pas rare. Toutes ses faussetés, ce sont des désirsd’actes, des prurits d’action, qui se résolvent en impostures.L’impuissance ou l’hésitation à agir créent le mensonge ;voilà pourquoi il est aussi commun aujourd’hui. Au fond, quedésirait-elle, votre amie, sans même en avoir conscience ? Sedébarrasser de vous, simplement, afin d’avoir son entièreindépendance. Et voyez quels détours elle a été prendre, lorsqu’illui était si facile – et elle le savait – de s’entendre avecvous ; voyez quelles combinaisons baroques son esprit a étéchercher ! Il y a là-dessous quelque chose de terrible :la crainte, la honte de l’action directe.

– Terrible, certes, mais sifréquent ! Le joug vermoulu de la morale imbécile est encoretellement lourd !

– Oui, dit l’abbé, l’esprit deshommes est peuplé de terreurs. La loi divine, pour faire obéir à laloi humaine, et la loi humaine, pour faire obéir à la loi divine,sèment l’épouvante dans notre cœur. La voix de ce qu’on appelle laconscience, qui ne trouve pas d’écho dans les cerveaux pleins,résonne si fort dans les cerveaux vides ! Et la conscience –interprétée, ainsi qu’elle l’est d’ordinaire, comme un privilègestrictement humain – la conscience, c’est la Peur… Enfin, vousvoici veuf. Profitez du temps qui vous est laissé, car votre amiepourrait avoir des remords. Elle en aura même certainement. Tâchezd’être loin quand la crise se produira et qu’elle viendra implorervotre pardon. Nolite confidere hominibus, ni aux femmesrepentantes… Combien de temps pensez-vous rester àParis ?

– Quinze jours, environ. Aprèsquoi, j’irai régler mes affaires à Londres et partirai je ne saisoù.

– Excellente idée. En vous mettanten route pour ce pays-là, passez donc par Bruxelles. Vous m’ytrouverez, j’y vais après-demain et j’y resterai unmois.

– Bon. Il faudra que je vous charged’une commission auprès d’un insoumis qui doit avoir fini un petittravail pour moi ; vous lui direz de me l’envoyer. Et puis,moi, en quittant Londres, je vous apporterai des papiers que j’aivolés à droite et à gauche, que j’ai conservés sans même en prendreconnaissance, le plus souvent, et qui pourront vous êtreutiles.

– C’est fort possible, dit l’abbé.Merci. Et merci encore, d’avance, pour le déjeuner que vous allezm’offrir quelque part ; un déjeuner d’héritier,hein ?

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