Le Voleur

Chapitre 29SI LES FEMMES SAVAIENT S’Y PRENDRE.

 J’aurais mieux fait,certainement, de ne pas aller voir Hélène. J’y ai été, poussé parune force qu’une autre force semblait désavouer en moi,machinalement, lourdement incertain du résultat d’une tentative queje risquais presque malgré moi, avec une sorte de convictiondésespérée de l’inutilité de l’effort. Je ne me rappelle plus ceque j’ai dit, ni comment j’ai parlé. J’ai raconté des choses vaguessur ma nouvelle situation, mon désir de mener une existence calme…et je sentais le regard narquois d’Hélène peser sur moi, je voyaisle pli de l’ironie se creuser à ses lèvres, et j’avais soif que sonrire éclatât, que ses sarcasmes vinssent m’arracher à moi-même, medélivrassent de la torpeur morale qui engourdissait ma volonté.

Mais elle a laissé tomber une à une mesparoles sans couleur et, quand j’ai eu fini, m’a répondu sur lemême ton. Elle m’a parlé de ses affaires qui n’allaient pas tropmal, sans aller tout à fait bien ; de ses projets sur lesquelsil était inutile de s’étendre, car il faudrait sans doute lesmodifier plusieurs fois ; de ses espoirs qu’elle considéraitcomme chimériques, par prudence. Elle m’a parlé de son père, enfaveur duquel elle savait qu’il n’y a rien encore à tenter ;elle m’a rappelé notre aventure, le jour où je l’ai vue pour lapremière fois ; notre course folle, la nuit, dans la petitevoiture.

– Vous souvenez-vous ?Avais-je peur ! Peur de cette existence qui n’a rien deterrible, sinon sa platitude. J’avais bien tort, je l’avoue, etcomme vous avez eu raison de traiter ainsi qu’elles le méritaientmes appréhensions de petite fille ! J’étais faite pour lalutte, cette belle lutte qui vous ennoblirait si elle ne vousravalait pas autant. Elle est intéressante, je ne dis pas. Dès lepremier jour, on s’aperçoit que les positions extra-légales qu’onrêve de conquérir sont occupées par les honnêtes gens. Peu après,on découvre qu’il n’y a pas plus d’élégance dans le vice qued’originalité dans le crime. On conclut enfin que tout est bienvulgaire, à droite ou à gauche, en haut ou en bas. Pas de types.Pas de victimes naïves, de scélérats parfaits. Des réductions defilous et des diminutifs de dupes, des demi-fripons et des quartsd’honnêtes gens. Hypnotisés de la spéculation, convulsionnaires del’agiotage, possédés du Jeu, qui ne seraient pas trop méchants, aufond, s’il n’y avait pas l’argent. Mais le Maître est là. Tout çava, vient, se presse, se bouscule, s’assomme pour lui plaire. Ilfaut bien assommer aussi un peu, n’est-ce pas ?… On dirait quevous frissonnez ? Quoique nous ayons fait, mon cher, nousaurions tort de nous en vouloir à nous-mêmes. J’espère que vousn’avez pas de remords, hein ?

Et je pensais, en écoutant cette jeunefemme belle, intelligente et gracieuse, dont la voix riche etcaptivante sonnait comme l’harmonieuse essence du luxe dans lequelelle vit, je pensais à ce vieux Paternoster, que j’ai tué, à cettepetite Renée, qu’elle a tuée… Pourquoi ?…

– Vous avez l’air tout drôle, at-elle repris. Votre nouvelle fortune, sans doute ! Quevoulez-vous ? Nous, les aventuriers, nous sortons de laSociété pour arriver à y rentrer. C’est un peu dérisoire, mais qu’yfaire ?… Oui, vous semblez bien préoccupé. Ne seriez-vous pasamoureux, par hasard ?… Une idée ! Vous m’aimezpeut-être ?

– Je n’en sais rien, ai-je répondu,prononçant les mots comme en rêve.

– Vous n’en savez rien ! C’estgentil. Vous me laissez de l’espoir, au moins !… Voyons,voulez-vous que je vous aide à parler ? Voulez-vous que jevous apprenne ce que vous vous êtes dit ce matin, ou hier… mettonsavant-hier ? Vous vous êtes dit : « Je vais allervoir Hélène, lui raconter… n’importe quoi… Elle comprendra ;elle voudra bien : Nous partirons ensemble ; nous feronsnotre nid quelque part, nous vivrons comme deux tourtereaux… »Et vous en êtes resté là. Moi, je vais vous dire la suite. Lestourtereaux ont eu trop d’aventures pour pouvoir s’aimer d’amourtendre. Leur amour ne sera pas la douce affection qu’il devraitêtre, mais une halte dans une oasis trop verdoyante et aux senteurstrop fortes, entre deux courses effrénées dans le désert où lesossements blanchissent au-dessous du vol noir des vautours.Bientôt, ils se regarderont avec colère ; ils se donneront descoups de bec et s’arracheront les plumes ; ils renverseront lenid et s’envoleront à tire d’aile, chacun de son côté, blessés etmeurtris pour jamais, avec le cœur ulcéré par la haine. Oui, voilàce qui arrivera… Allons, a-t-elle repris en se rapprochant de moi,soyez raisonnable et regardez les réalités en face. La solitudevous pèse ; soit. Mais la femme qu’il vous faut n’est pas unefemme dont l’esprit soit alourdi et obscurci par l’amertume dessouvenirs, dont le visage, ombré par les soucis et les angoisses dupassé, évoquerait en vous le spectre des jours troublés. C’est unefemme qui n’aurait connu que les naïvetés du bonheur ; dansles yeux de laquelle l’espoir seul rayonnerait, et non pas la lueurardente des souvenances que vous voulez chasser.

– Des mots ! Des mots !me suis-je écrié, profondément ému par ces paroles quitraduisaient, nettement ; les sentiments confus qui m’avaientfait hésiter à parler, qui, en ce moment encore, entravaient mavolonté.

– Non, a repris Hélène, pas desmots. Des faits. La femme qu’il vous faut, vous la trouverezpuisque vous êtes riche ; mais elle ne saurait être moi.Oh ! je comprends votre état d’esprit ; j’ai passépar-là, moi aussi. Tenez, je vais vous le dire : j’ai fait ceque vous faites aujourd’hui. Un jour, il y a longtemps déjà,j’étais à Londres, dans une grande détresse morale. J’ai pensé àvous. J’ai pensé… ce que vous pensez à présent. J’ai voulu allervous voir, vous dire les choses mêmes que vous désiriez me dire cematin. Mais vous étiez absent ; pour plusieurs mois, m’a-t-onassuré. D’abord, j’ai été désespérée. Puis, peu à peu, je suisarrivée à comprendre qu’il était mieux, pour vous et pour moi, queje n’eusse pas pu vous parler. Oui, cela valait mieux…

Sa voix s’est altérée, brisée par uneémotion dont elle n’était plus maîtresse. Elle s’estlevée.

– Quittez-moi, m’a-t-elledit ; je vous en prie. Tout est gâté, souillé, il y a del’amertume sur tout. Il faut nous taire, puisque nous le savons.Pourtant, ne croyez pas… Écoutez ; si vous avez jamais besoinde moi, appelez-moi. Je vous jure que je viendrai…

Oui, j’aurais mieux fait de ne pointaller voir Hélène.

Tout semble s’être subitement desséchéet endurci en moi. J’éprouve un resserrement intérieur de plus enplus étroit, torturant. Je l’aime, cette femme, et plus que je nele croyais, sans doute… Et j’aurais pu la prendre, après tout, lavoler – et le bonheur avec elle. – Il en eût valu la peine, cedernier vol ! J’aurais pu… si j’avais pu…

Si lesfemmes savaient

Si lesfemmes savaient s’y prendre…

comme dit la chanson. Et les hommes,donc ! – Même ceux qui sont des hommes…

Et si tout le monde savait s’yprendre !…

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