Le Voleur

Chapitre 12L’IDÉE MARCHE

 Une lettre deRoger-la-Honte m’a appelé à Rouen ; il s’agissait d’une taxeextraordinaire à prélever sur un capital déterminé. Nous avonsopéré la saisie pendant la nuit, afin de ne déranger personne, etnous sommes partis ensemble pour l’Angleterre. Je suis très contentd’être revenu à Londres. L’Anarchie est un peu persécutée en cemoment et ses grands hommes se sont réfugiés sur le solbritannique. Ces théoriciens, ces faiseurs de systèmes qui ont sisouvent déjà, dans leurs diverses publications, tracé la voie del’humanité, ont sûrement une vision nette des choses, la presciencede l’avenir ; ils connaissent le secret du Futur, etpeut-être…

Mais pourquoi pas ? Pourquoi merefuseraient-ils le secours de leur expérience ? Pourquoi nevoudraient-ils pas m’indiquer la route qu’il faut suivre ? Carils ne doivent pas se payer de mots, ceux-là ; et s’ilsparlent, ce doit être pour dire quelque chose. Si j’allais lesvoir ?… Oui, mais ils sont tant… Ils sont tant qu’il fautchoisir.

J’ai fait mon choix : Balon, lepsychologue anarchiste, que sa Célébralité soldatesque arendu si célèbre ; et Talmasco, dont le dernier livre a faittant de bruit. Chez Balon, pour commencer.

Il me reçoit fort aimablement. Son abordn’est pas des plus sympathiques, pourtant ; il donne plutôtl’impression d’un pince-maille agité, d’un fesse-mathieu perplexe,d’un de ces parents pauvres qui meurent de privations sur les centmille francs qui bourrent leur paillasse, d’un vilain tondeurd’œufs. Mais ses manières sont tellement accueillantes ! Il memet tout de suite à mon aise ; de telle façon, même, que jesuis obligé de me déclarer un peu confus.

– La confusion ! dit Balon ensouriant. Je ne connais que ça ; c’est quand on prend unechose pour une autre. Ça arrive tous les jours. Ainsi, pour ne vousciter qu’un fait, on me confond à chaque instant, moi, Balon lepsychologue, avec M. Talon le sociologue. Qu’y voulez-vousfaire ?… Que les gens continuent, si cela les amuse. Je nesuis, moi – et je tiens à le dire bien haut, car je prise avanttout la modestie – qu’un homme de science. Je m’occupeexclusivement des causalités, des modalités, des cérébralités, desmentalités, des…

Oui, oui, je ne l’ignore pas. C’est mêmeétonnant qu’un écrivain puisse s’intéresser à tant d’aussi belleschoses. Quelle cervelle il doit avoir, ce Balon ! Et je necrois pas trouver une meilleure occasion de lui présenter mesfélicitations au sujet de sa Cérébralitésoldatesque.

– Ne m’étouffez pas sous lescompliments, répond-il. Contentez-vous de dire que c’est une œuvre.Un chef-d’œuvre, si vous voulez ; et n’en parlons plus.Ah ! messieurs les militaires ont passé de mauvais quartsd’heure à l’époque où a paru mon livre. Les militaires ! Despillards sanguinaires, tous !… Des bouchers ! D’horriblesbouchers !…

Des bouchers ! Brrr !!!… Ilfaut l’entendre prononcer ce mot-là. Comme on voit bien qu’il al’horreur de la viande ! Comme on le devine, comme on le sent– et comme on n’a pas tort ! – Car Balon n’est pas seulementun psychologue et un homme de science ; c’est encore unvégétarien. Les légumes et les œufs constituent ses aliments :le lait est sa boisson. Bénédictin de la Cause, anachorète de laSociale, moine du Progrès, confesseur de la Foi vivifiante, il n’anul besoin de fouetter ses convictions avec des excitants vulgaireset de piquer sa pensée libre de l’aiguillon des stimulantséquivoques. L’ébullition d’un potage aux herbes lui donne la noteexacte de l’effervescence des désirs libertaires ; des œufsbrouillés symbolisent pour lui l’état présent de la Société,dédaigneuse de l’harmonie nécessaire ; des salsifis, blancsau-dedans et noirs dehors, lui représentent le caractère de l’hommedont la bonté native ne fait point de doute pour lui ; ilretrouve, dans le va-et-vient d’une queue de panais agitée par levent, tous les frémissements de l’âme moderne ; et c’est dansdu lait écrémé, image de la science, imparfaite, hélas ! qu’ilcherche à étancher sa soif de progrès et de liberté.

Vie frugale, méthode de travailsimplifiée, voilà le système de Balon. Simplifiée ! Quedis-je ? Réduite à sa plus simple expression. Car Balon a unprocédé à lui. Je le connais, mais n’attendez point que je vous enfasse part. Le libraire qui lui fournit à forfait les vieuxjournaux qu’il découpe, et l’épicier qui lui vend sa gomme arabiquene vous en diraient pas davantage.

Aussi, ça tient, ce que fait Balon.C’est épais et solide. Il n’a rien inventé, je l’accorde. Mais ilvous présente les choses d’une façon tellement inattendue !C’est presque l’histoire de l’œuf de Colomb. Omne ex ovo.Quel œuf !

Balon est un pondeur. Il a déjà fait,des parasites de la Société, plusieurs vigoureuses peintures – à lacolle. – De plus, c’est un couveur ; il mijote quelque chosequi ne sera pas, comme on dit, dans un sac. Il prouveravictorieusement, une fois de plus, que l’Idée marche. Certainsécumeurs ne seront pas contents, peut-être. Qu’ils tremblent desaujourd’hui, comme ils l’ont fait si souvent déjà – car c’estl’effroi des exploiteurs et la terreur des soudards, cet homme descience refusé au conseil de révision, ce psychologue qui dissèqueles âmes aussi froidement qu’il découpe son papier, qu’un verre devin fait pâlir et qui cane devant un bifteck !

Balon est convaincu de l’excellence desthéories anarchistes. Il me le déclare hautement. Certaines de sesphrases respirent la bataille, semblent saupoudrées de salpêtre.Balon, lui, à force de s’abreuver de laitage, a pris, plutôt, uneodeur d’érable ; il fleure la crèche, il sent la nourrice surlieux…

Pas de blague ! Cette nourrice-là,si sèche qu’elle paraisse, allaitera les générations futures ;et c’est à ses mamelles bienfaisantes que viendront boire leshommes de demain. Ah ! Balon, biberon de vérité, homme descience, alma mater !…

Je voudrais vous le faire connaître, auphysique, comme je vous l’ai présenté au moral. Mais, voila, c’estbien difficile ; et je ne sais pas trop comment dire :Petit, noueux, des genoux qui font des avances et des épaules quidemandent l’aumône, un nez en patère et des oreilles enchampignons, des cerceaux de vestiaire en guise de bras, des piedsà rebords et plats comme des égouttoirs à pépins – il me donnel’idée d’un porte-manteau rabougri, d’un porte-manteau pourculs-de-jatte.

Comme j’ai eu raison de me raccrocher àlui, d’avoir foi en son expérience ! Il m’a fait voir deschoses que je ne soupçonnais pas ; non, je n’aurais jamais crules doctrines anarchistes aussi compliquées…

– Ne doutez pas du succèsdéfinitif, me dit-il en m’accompagnant jusqu’à la porte. L’étudedes causalités des mentalités actuelles, basée sur la comparaisonraisonnée des modalités des cérébralités, m’a profondément persuadéde la fatalité du triomphe de l’Idée. Quant à prévoir certaineséventualités, dans un délai plus ou moins bref, ce m’estimpossible ; il faudrait me livrer à des travauxconsidérables, et le temps me manque. Je ne suis qu’un homme descience, souvenez-vous-en. Je puis donc vous dire avec certitude oùnous irons, mais je ne puis vous indiquer avec la même précision lameilleure route à suivre.

C’est malheureux. C’est justement ce queje voulais savoir… Enfin, malgré tout, c’est très beau, ce que m’adit Balon. Et puis, il parle si bien ! Presque aussi bienqu’il écrit. La modalité, la causalité, la céré…céri… Oh !c’est très beau.

Je ne serais pas fâché, cependant, siTalmasco se montrait plus explicite. Il faudra que je lui pose desquestions catégoriques, dès que j’arriverai chez lui.

Tiens ! j’y suis.

Sa femme vient m’ouvrir et m’introduit.Et, une minute après, Talmasco apparaît en personne. Je lui posedes questions catégoriques.

– Vous faites bien, me dit-il, devenir me trouver. Je ne dois pas vous cacher que l’Anarchietraverse une crise en ce moment ; mais cette crise, croyez-le,ne sera que passagère…

Talmasco, qui pourtant est un libertairedéterminé, a plutôt l’allure d’un bourgeois bien élevé ; sonexistence, paraît-il, est aussi des plus bourgeoises. Son gestehésitant, sans ampleur, lui donne l’aspect, quand il parle, d’unnageur inexpérimenté. Il a la voix de ces chantres d’une chapelleromaine qui n’entonnent leur premier cantique qu’après avoir faittrancher certaines difficultés d’organe par la main de praticiensspéciaux.

– L’Anarchie a eu le tort de malcomprendre jusqu’ici, continue-t-il, le grand principe de lafraternité. Avec la solidarité pour base, voyez-vous, l’Idée eûtété invincible et nous n’aurions point assisté, ainsi que cela estarrivé trop souvent, à des spectacles plutôt regrettables. Je parlede la solidarité la plus large, non pas seulement entre nous,libertaires, mais entre nous et certains groupements socialistesque nos théories ont déjà séduits. Ah ! si nous avions pu nousentendre, tout ce que nous aurions pu faire dans les syndicatsouvriers !… C’est si beau, si grand, si puissant, lafraternité ! Ce sentiment-là… Mais on sonne ;permettez-moi d’aller ouvrir.

Talmasco descend. Tout à coup, j’entendsun cri ; des cris : un bruit de lutte dans le corridor.Qu’y a-t-il ?… Mme Talmasco et moi nous nousprécipitons… Mais Talmasco remonte déjà l’escalier, le col arraché,la cravate pendante et le nez en sang. Il explique ce qui s’estpassé. Des compagnons, qui lui en veulent sans qu’il sache troppourquoi, sont venus le demander sous un prétexte et, brusquementsans éclaircissements préalables, lui ont sauté à la gorge. Il a pus’en débarrasser et les mettre à la porte sans leur faire demal.

– Des compagnons trop pressés etqui ne raisonnent pas, déclare Talmasco en épongeant son nezmeurtri. Ils ont tort, mais que voulez-vous ? On ne peut pasleur garder rancune de leur impatience. S’ils ne souffraient pasautant, ils réfléchiraient un peu plus. D’ailleurs, ceci vient àpoint nommé à l’appui de ma thèse. Si ces compagnons avaient unenotion suffisante de l’idée de fraternité, ils comprendraient qu’aulieu de perdre notre temps à nous quereller entre nous, nousaurions tout intérêt à nous unir et à chercher à grossir nos forcescontre l’ennemi commun. La fraternité, malheureusement, est unsentiment assez complexe, malgré sa simplicitéapparente…

On sonne encore. Cette fois, c’est MmeTalmasco qui va ouvrir.

– Peut-être aussi, continueTalmasco, n’avons-nous point mis, nous autres théoriciens, toute lapatience désirable…

Mais, sitôt la porte ouverte, en bas, unvacarme terrible éclate. Une bordée d’injures atroces fracassel’escalier. Ce sont les compagnes des compagnons qui viennentinsulter Mme Talmasco, lui reprocher ceci, cela, et un tas d’etcaetera. Le propriétaire n’a que le temps d’accourir et depousser la porte sur le nez des furies, qui continuent à hurlerdans la rue. Mme Talmasco remonte, tout en larmes.

– Bah ! ce n’est rien, ditTalmasco ; un simple malentendu. Les compagnons se figurent,parce que nous savons tenir à peu près une plume, que nous necherchons qu’à prendre de l’autorité sur eux. Ils ont raison de semontrer jaloux de leur indépendance, c’est certain. Cependant, ilsdevraient se rendre compte que nous sommes en pleine période delutte, que le mouvement révolutionnaire ne demande qu’à prendre uneextension énorme, et que l’union est éminemment nécessaire.Ah ! la fraternité ! c’est si beau ! C’est tellementsublime !… Ce doit être l’auréole des tempsnouveaux…

La voix monotone, féminine, continue àchantonner, sans clef de la, scandée par les sanglots etles soupirs de Mme Talmasco, qui persiste à pleurer dans uncoin. C’est assez pénible. Je me lève et Talmasco me dit, au momentoù je le quitte.

– Le mot d’ordre de l’Anarchie doitêtre : Bonne volonté et Fraternité.

Oui, oui… certainement… évidemment…Mais, mais, mais…

Un soir, j’ai rencontré unanarchiste.

C’est un trimardeur, qui ne fait pasgrand’chose, boit un peu, crie pas mal, ne s’inquiète guère de safamille et n’a nul souci de ses enfants. Il serait fort heureux quela vie fût moins pénible pour ceux qui aiment le travail, moinsvide pour ceux qui ne l’aiment pas, et que la misère cessâtd’exister. Je crois qu’il ferait tout pour cela, ce vagabond ;mais je pense aussi qu’il n’a aucune confiance dans les moyensd’action préconisés par les apôtres de la révolutionillégale.

– En conscience, lui ai-je demandé,à qui croyez-vous que puisse être utile la propagandeanarchiste ? Profite-t-elle aux malheureux ?

– Non, sûrement. Car, depuis qu’ilest de mode d’exposer les théories anarchistes, je ne vois pas quela condition des déshérités se soit améliorée ; elle a empiré,plutôt.

– Eh ! bien, pour prendre uninstant au sérieux les arguments de vos frères-ennemis lessocialistes, croyez-vous que cette propagande profite augouvernement ?

– Non, sûrement. L’idée d’autoritéa été battue en brèche sans aucun résultat. Un petit nombred’individus ont cessé de croire à la divinité de l’État, mais lesmasses terrorisées se sont rapprochées de l’idole ; de sorteque, tout compte fait, la puissance gouvernementale n’a été niaccrue ni diminuée.

– À qui profite-t-elle donc, alors,cette propagande ?

Il a réfléchi un instant et m’arépondu :

– Au mouchard.

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