Le Voleur

Chapitre 6PLEIN CIEL

Minuit sonne au beffroi de la cathédrale commenous pénétrons, Roger-la-Honte et moi, dans la rue, deDarbroëk ; nous venons de faire nos adieux à Issacar aveclequel nous avons dîné à l’hôtel du Roi Salomon, où il habite. Onest très bien, à cet hôtel-là.

– Oui, dit Roger-la-Honte ;aucun voleur chic ne descend ailleurs, à Bruxelles ; exceptéquand les affaires l’exigent, bien entendu. Dans ce cas-là, on estquelquefois obligé de se contenter de peu, et même de trop peu. Tuvas voir mon logement.

Roger-la-Honte me tutoie, et je le luirends. Familiarités d’associés. Ne serait-ce pas ridicule, puisquenous devons travailler ensemble, de nous parler à la secondepersonne du pluriel, et de nous donner du Monsieur ? Donc,Roger-la-Honte me tutoie et je l’appelle : Roger-la-Honte toutcourt, comme on dit : Monsieur Thiers.

– Nous voici arrivés, dit-il ens’arrêtant devant le numéro 65 et en cherchant sa clef dans sapoche.

– Il ne faudra pas faire debruit ? dis-je, pendant qu’il ouvre la porte.

– Fais tout le bruit que tupourras, au contraire ; j’ai ramené des demoiselles plus dequatre fois et les habitants de la maison, s’ils ne dorment pas, sefigureront que je continue. Les femmes, ici, ont le pas léger commedes femelles d’éléphants en couches.

Nous montons l’escalier à la lueurd’allumettes nombreuses dont la dernière, quand Roger a ouvert uneporte au quatrième étage, sert à enflammer une bougie placée sur unguéridon. Ce guéridon, un lit de fer, une commode-toilette et deuxchaises constituent tout l’ameublement de la chambre où mon nouvelami a élu domicile.

– Tu penses bien, dit-il, que cen’est pas pour mon plaisir ; à quoi servirait de se fairevoleur s’il fallait se contenter d’un logement digne tout au plusd’un sergent de ville ! Mais les affaires sont les affaires.Je devais nécessairement me placer à proximité de ma futurevictime, de façon à étudier ses habitudes ; j’ai trouvé cettechambre à louer dans la maison voisine de la sienne, et tu pensessi j’ai laissé échapper l’occasion… Ah ! le dégoûtantpersonnage que cet honnête industriel, comme dit Issacar… Nousa-t-il assez assommés et énervés ce soir !

– J’ai vu le moment, dis-je, oùj’allais lui lancer une carafe à la tête.

– Bah ! À quoi bon ? Ilssont trop. En tuer un, en tuer cent, en tuer mille, celan’avancerait à rien et ne mettrait un sou dans la poche depersonne ; ce n’est pas sur eux qu’il faut se livrer à desvoies de fait, c’est sur leur bourse.

– Le fait est que ce sera plus durencore, pour lui, de trouver demain matin son coffre-fort éventréet vide que de se voir coller au mur de son usine par les parentset les amis des ouvriers qu’il a sacrifiés à sarapacité.

– Je crois aussi que le châtimentsera plus dur ; en tous cas, il sera certainement plus long.Ah ! quelle douche ! Laisse-moi rire un peu… As-tu vuavec quelle naïveté vaniteuse il nous a donnée tous lesrenseignements sur l’agencement intérieur de samaison ?

– Et s’il n’avait pasparlé ?

– Vous en auriez été quittes,Issacar et toi, pour aller déjeuner chez lui demain matin et passerl’inspection vous-mêmes ; il aurait été riche un jour de plus,voilà tout. Tu comprends, j’étais convaincu que le coffre-fort setrouvait au second étage, et Issacar soutenait qu’il était autroisième. Il avait deviné juste ! Il a le flair, celui-là.C’est dommage qu’il ne veuille rien faire à la dure… Assieds-toidonc ; nous ne pouvons pas commencer avant une heure au moins…Tiens, pour tuer le temps, je vais te faire le portrait del’industriel à l’instant précis où nous nous occupons de lui ;il se couche à minuit un quart, tous les soirs.

Et Roger-la-Honte dessine, sur unefeuille de papier arrachée d’un carnet, une caricature très drôledu pon Pelche, en chemise de nuit et bonnet decoton.

– Tu vois, dit-il, voilà la victimecouronnée pour le sacrifice : couronnée d’un casque à mèche.Les fleurs, c’était bon pour la Grèce, mais c’est trop beau pour laBelgique, savez-vous, pour une fois. Ça t’étonne, que je sacheça ?

– Pas du tout. Mais comment as-tuappris à dessiner ?

– Tout seul ; en allant etvenant ; j’ai toujours eu beaucoup de goût pour ça, et rienque pour ça. Mes parents ont dépensé pas mal d’argent pour me faireinstruire, mais ç’a été de l’argent perdu, ou à peu près. Mesparents ? C’étaient de très braves gens ; très, trèshonnêtes ; mon père était employé chez un grand architecte, àParis ; un emploi de confiance, pénible et mal rétribué. Mamère était la meilleure des mères de famille, laborieuse, droite,économe ; elle a eu du mal, car nous sommes trois enfants,deux filles et un garçon, mais c’est moi qui lui ai donné le plusde soucis.

– Alors tes parents sontmorts ?

– Non, non ; ils n’ont mêmepas envie de mourir.

– Ah ! c’est que, en parlantd’eux, tu dis : c’étaient de braves gens, ilsétaient…

– Certainement : mais tu vasvoir pourquoi tout à l’heure. On voulait faire de moi unarchitecte, mais les épures et les lavis m’inspiraient une aversionprofonde. À seize ans, lassé de discussions sans fin avec mafamille, je me suis engagé dans les équipages de laflotte.

– Et quand tu es revenu, tu t’estrouvé dans la même position que lorsque tu étaisparti ?

– Exactement. Mes parents ne merudoyaient pas, mais ils me faisaient entendre qu’il n’était guèreconvenable, ni même honnête, de rester inactif ; ils mecitaient l’exemple de mes sœurs ; l’aînée, Eulalie, avaitétudié la déclamation, commençait à paraître avec succès surquelques scènes et faisait parler d’elle comme d’une actriced’avenir ; mes parents, sans l’encourager (car ils savaientbien que l’honnêteté, au théâtre, est une exception, quoiqu’elleexiste), n’avaient point voulu mettre obstacle à sa vocation etcommençaient à en être fiers, in petto, quand son nomfigurait sur le journal ; quant à ma plus jeune sœur quin’avait que seize ans, elle était encore au couvent et lesreligieuses ne tarissaient pas d’éloges sur son compte ;application, dévotion, bonne conduite et bonne santé, elle avaittous les premiers prix. Moi, je ne savais que faire. Je me sentaisattiré fortement vers la peinture : mais elle exige des étudeslongues et coûteuses. Comment trouver le moyen de lesentreprendre ? Je savais mes parents peu disposés à m’aider…Et j’échafaudais projet sur projet, plan sur plan, principalementdans les galeries des musées où j’aimais déjà à promener mespensées, comme je l’aime encore aujourd’hui.

Quoi d’étrange, là-dedans ?Pourquoi Roger-la-Honte n’aurait-il point des pensées et neprendrait-il point plaisir à les agiter, avec l’espoir de trouverun jour la manière de s’en servir ? On admet bien que leshonnêtes gens méditent ; pourquoi les voleurs neréfléchiraient-ils pas ?

– Je ne sais pas si tu t’en esaperçu, continue Roger ; mais les toiles des grands maîtresqui illuminent les murs des musées, les poèmes de pierre où demarbre qui resplendissent sous leurs voûtes, sont des appels àl’indépendance. Ce sont des cris vibrants vers la vie belle etlibre, des cris pleins de haine et de dégoût pour les moralitésesclavagistes et les légalités meurtrières.

– Non, dis-je, je ne m’en étais pasaperçu complètement ; mais j’en avais le sentiment vague. Jele vois maintenant : c’est vrai. Rien de plus anti-social –dans le sens actuel – qu’une belle œuvre. Et le chef-d’œuvre estindividuel, aussi, dans son expression ; il existe parlui-même et, tout en existant pour tous, il sait n’exister que pourun ; ce qu’il a à dire, il le dit dans la langue de celui quil’écoute, de celui qui sait l’écouter. Il est une protestationvéhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté contre laLaideur et la Servitude ; et l’homme, quelles que soient lahideur qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui, peutentendre, s’il le veut, comme il faut qu’il l’entende, cette voixqui chante la grandeur de l’Individu et la haute majesté de laNature ; cette voix fière qui étouffe les bégaiements honteuxdes bandes de pleutres qui font les lois et des troupeaux decouards qui leur obéissent. Voilà pourquoi, sans doute, lesgouvernements nés du capital et du monopole font tout ce qu’ilspeuvent pour écraser l’Art qui les terrorise, et ont une tellehaine du chef-d’œuvre.

– Peut-être ; moi, je te disce que j’ai éprouvé ; mais je n’ai pas été seul à leressentir. Je le sais. J’ai vu les figures des serfs de l’argent,les soirs des dimanches pluvieux, lorsqu’ils sortent des muséesqu’ils ont été visiter ; j’ai vu leurs fronts fouettés parl’aile du rêve, leurs yeux captivés encore, par un mirage quis’évanouit. Leur esprit n’est point écrasé sous la puissance desœuvres qu’ils ne peuvent analyser et qu’ils ne comprennent mêmepas ; mais ils ont eu la vision fugitive de choses belles quiont existé et qui existent ; ils ont eu la sensation éphémèrede la possibilité d’une vie libre et splendide qui pourrait être laleur et qu’ils n’auront jamais, jamais, qu’ils savent qu’ils nepeuvent pas avoir, et qu’il leur est interdit de rêver. Car ilssont les damnés qui doivent croire, dans les tourments de leurgéhenne, à l’impossibilité des paradis ; qui doivent prendre –sous peine d’affranchissement immédiat – la vérité pour l’erreur etles réalités pour les chimères… Ah ! la tristesse de leursfigures, au bas de l’escalier du Louvre !

– Un philosophe allemand l’adit : « Le besoin de servitude est beaucoup plus grandchez l’homme que le besoin de liberté : les forçats élisentdes chefs. »

– Il y a des exceptions. Moi, j’ensuis une. J’ai l’horreur de l’esclavage et la passion del’indépendance ; les années que j’avais passées à bord desnavires de l’État ne m’avaient pas donné, comme à tant d’autres,l’habitude et le goût du collier ; au contraire. Je sentaisqu’il me fallait prendre une résolution énergique et, puisque je nevoulais suivre aucune de ces routes qui mènent du bagne capitalisteà l’hôpital, m’engager résolument dans les chemins de traverse, aumépris des écriteaux qui déclarent que là chasse est réservée, etsans crainte des pièges à loups… Un jour, au Louvre, j’ai volé untableau. Cela s’est fait le plus simplement du monde. L’après-midiétait chaude ; les visiteurs étaient rares ; les gardiensprenaient l’air auprès des fenêtres ouvertes. J’ai décroché unetoile de Lorenzo di Credi, une Vierge qui me plaisaitbeaucoup ; je l’ai cachée sous un pardessus que j’avais jetésur mon bras et je suis sorti sans éveiller l’attention. Tut’étonneras peut-être…

– Mais non ; je sais avecquelle rapidité les œuvres d’art disparaissent mystérieusement desmusées français ; je suis porté à croire qu’avant peu il nerestera plus au Louvre que les faux Rubens qui le déshonorent etles Guido Reni qui l’encombrent ; et que l’administration desBeaux-Arts prendra alors le parti raisonnable de placer la Sourced’Ingres où elle devrait être, au milieu du Sahara. Maiscontinue ; qu’as-tu fait de ta Vierge ?

– Je l’ai emportée à Londres et jel’y ai vendue. Je l’ai vendue cinq cents livres sterling. Envalait-elle cinq mille, ou dix mille, ou plus ? Jel’ignore ; d’ailleurs j’étais pressé. J’ai déposé douze millefrancs dans une banque anglaise et, avec les cinq cent francs quime restaient, je suis revenu à Paris. Je n’ai rien caché de lavérité à mon père et à ma mère, fort étonnés de mon absence quiavait duré trois jours. Je leur ai dit que j’avais volé, et je leurai dit pourquoi ; je leur ai dit que je voulais être unvoleur, et je leur ai dit pourquoi. Ils m’ont écouté, absolumentatterrés ; j’ai profité de leur stupéfaction pour les quitter,après les avoir remerciés de ce qu’ils avaient fait pour moi, enles assurant que j’étais certain de leur discrétion et en leurpromettant de leur envoyer bientôt mon adresse ; ce que jefis, en effet, dès mon arrivée à Londres. Huit jours après, jereçus une lettre de mon père.

– Il t’expédiait samalédiction ?

– Pas le moins du monde. Il medisait qu’il avait beaucoup réfléchi à ce que je lui avais dit et àce que j’avais fait, et qu’il était persuadé que je n’avais pastort. « Mon cher enfant, m’écrivait-il, tu es encore tropjeune pour te douter de la douleur et de la tristesse quienténèbrent la vie des malheureux êtres qui sont nés sans fortuneet qui, pourtant, veulent se conduire honnêtement ; tu l’asdeviné, mais tu ne le sais pas. Si je te disais quels sont leurstourments et leurs soucis, leurs peines sans salaire et leursfatigues sans récompense, tu ne voudrais pas me croire. J’auraibientôt quarante-huit ans, mon enfant ; et s’il fallaitchercher le nombre des jours heureux ; de mon existence, jepourrais faire le compte sur les doigts d’une main. Et ta mère, tapauvre mère dont les prodiges d’abnégation et de sacrifice vous ontélevés tous les trois, ta pauvre mère dont la vie a été un longrenoncement et à qui je n’ai jamais pu, malgré tous mes efforts,procurer l’ombre d’une joie… Ah ! oui, je suis obligé de lepenser, ce monde est mal fait qui met tous les plaisirs ici et làtoutes les souffrances, qui ne sait point faire la part plus égaleentre les hommes et qui crée le rire des uns des larmes que versentles autres… » Mon père terminait en me recommandant de ne pluslui écrire, sous aucun prétexte, jusqu’à ce qu’il m’en eût donnéavis.

– Et tu n’as plus eu de sesnouvelles ?

– Si, un mois après, par lesjournaux. J’ai appris que mon père avait été arrêté sousl’inculpation de détournement de fonds. Il avait été chargé par sonpatron, l’architecte, d’aller régler les comptes d’un entrepreneuret on lui avait remis, à cet effet, soixante mille francs ;ces soixante mille francs, il les avait perdus en route, sanspouvoir s’expliquer comment ; et, pendant l’enquête, onl’avait mis en prison préventive ; suivant la bonne habitudefrançaise. Trois semaines plus tard, les journaux m’apprirentencore qu’on avait remis mon père en liberté ; on n’avait putrouver aucune preuve de sa culpabilité et quarante-huit ans de viesans tache avaient plaidé en sa faveur. Tu vois que l’honnêtetésert tout de même à quelque chose.

– Alors, il n’était pascoupable ?

– Quelle plaisanterie ! C’estmoi qui ai été chercher les billets de banque français où ilsétaient en sûreté et qui les ai changés contre des bank-notesanglaises… Aujourd’hui, mes parents sont très heureux ; ilsont quitté Paris ; ils tiennent à Vichy un hôtel qu’ils ontacheté et qui leur rapporte pas mal.

– Et cette brusque prospérité n’apas éveillé les soupçons ?

– Pas du tout. Ma sœur Eulalie,l’actrice, venait de quitter le théâtre. Elle avait fait unhéritage ; un vieux chanoine lui avait laissé en mourant toutce qu’il possédait.

– Un chanoine qui fréquentait lescoulisses ?

– Que tu aimes lescomplications ! Le chanoine était âgé de soixante-douze ansquand Eulalie en avait dix à peine. Il lui a légué sa fortune parcequ’il avait beaucoup d’affection pour elle, voilà tout ; unelubie de vieillard sans famille. Eulalie avait donc renoncé à lascène et à ses pompes ; elle était censée avoir avancé à mesparents l’argent nécessaire à leur établissement. Censée, tucomprends. La vérité, c’est qu’elle eût été incapable de le faire,car elle est aussi avare que dévote.

– Dévote ?

– Dans la dévotion jusqu’au cou,depuis que mon père a été arrêté. Elle parle de se fairereligieuse. Elle demeure aux Batignolles, à côté de l’église. Ladernière fois que je l’ai vue, je l’ai trouvée au milieu decrucifix, de livres de piété et de chapelets ; elle m’a donnéun scapulaire qui doit me porter bonheur – nous allons voir ça cesoir ; – elle m’a dit qu’elle prierait le Bon Dieu pour moideux fois par jour.

– C’est charmant. Et ton autresœur, elle est encore au couvent ?

– Non ; elle en est sortie unefois mes parents installés à Vichy. Mais, un beau jour, Broussaille– elle ne s’appelle pas Broussaille, mais on l’appelle Broussaille– est arrivée à apprendre, je ne sais comment, ce qui s’étaitpassé, et pour mon père, et pour moi.

– Quel coup, pour une jeune filleélevée au couvent, à l’ombre de la blanche cornette desnonnes !

– Ne m’en parle pas. Broussaille,qui n’est pas bête, a tout de suite compris la leçon que luidonnait l’exemple. Elle est partie pour Londres, et elle y estrestée depuis.

– Ah ! bah ! Broussailleest à Londres… Et qu’est-ce qu’elle fait, àLondres ?

Roger-la-Honte tire samontre.

– Qu’est-ce qu’elle fait ?… Àl’heure qu’il est, elle doit faire quelqu’un… Ah ! il va êtreune heure du matin ; c’est le moment de nous ymettre…

Roger-la-Honte va prendre une valise, àla tête du lit, l’apporte sur le guéridon et la déboucle. Il ensort différents instruments, des pinces, des vrilles, de petitesscies très fines, d’autres choses encore.

– Où est ma lanterne sourde ?Ah ! la voici ; elle est toute prête… Tu comprends, ilvaut mieux être deux, pour des coups comme celui que nous allonsfaire ; si l’on est tout seul, on court trop de risques ;on n’a personne pour vous avertir, si les gens viennent à seréveiller.

Il met une partie des outils dans sespoches et me passe le reste, ainsi qu’une paire de chaussons delisières.

– Retirons vite nos bottines etmettons ça. C’est des bons. C’est des Poissy.

– Comme cela, dis-je en glissantmes pieds dans les chaussons, nous ne ferons pas de bruit pourdescendre.

– Descendre ! ditRoger-la-Honte. Est-ce que tu rêves ? Nous ne descendonspas ; nous montons.

Il souffle la bougie, ouvre la petitefenêtre de la chambre, enjambe la barre d’appui et disparaît àgauche, sur le toit.

Je le suis. Nous nous hissons sur lacorniche qui sépare la maison de la maison voisine, nous lafranchissons et nous nous trouvons à côté de la fenêtre d’unemansarde ; la fenêtre est éclairée.

– Halte ! murmure Roger. Ilfaut attendre ; nous nous y sommes pris trop tôt. Ces garcesde servantes n’en finissent pas de se déshabiller ; il estvrai qu’elles ne sont pas longues à s’endormir. Asseyons-nous unpeu.

Nous nous asseyons sur le toit, lespieds sur l’entablement.

– Quelle nuit ! dit tout basRoger-la-Honte. Regarde donc là-haut. Crois-tu que le ciel estassez beau, ce soir !… La lune, avec ce rideau de nuagesmobiles et transparents qui mettent comme un grand voile de deuilsur une face pâle… Et toutes ces étoiles, plus brillantes que desdiamants, et qui remplissent l’immensité… Et dire qu’il y a despays où c’est encore plus beau que ça, la nuit ! Connais-tuVenise, toi ?

– Non. Et toi ?

– Moi non plus, malheureusement. Jevoudrais tant voir Venise ! Il parait que c’est merveilleux…J’ai lu tous les livres qui en parlent et je reste en admirationdevant les tableaux qui la peignent. Ah ! voir Venise !Et après, qu’il arrive n’importe quoi. Je m’en moque… Tiens, lalumière vient de s’éteindre. Attendons encore dixminutes.

– Mais, dis-je, si tu désires tantvoir Venise, pourquoi n’as-tu pas fait le voyage ? Ce n’estpas la mer à boire.

– Est-ce qu’on a le temps ?Toujours une chose ou une autre… Les voleurs non plus ne font pastoujours ce qu’ils rêvent… Si tu veux, quand nous aurons fait deuxou trois bons coups, nous irons ensemble. Nous nous promènerons surles canaux et les lagunes à gondole que veux-tu ? aux sons desinstruments à cordes. Il faudrait avoir de quoi vivre largementpendant deux ou trois ans, pour bien faire. J’étudierais lapeinture à fond, et peut-être que je deviendrais un grand peintre.J’ai tellement envie d’être un peintre ! Mais il faut quej’aille à Venise d’abord ; c’est là seulement que je saurai sije ne me trompe pas sur ma vocation… Ah ! cesétoiles !

– Oui, c’est bien beau ! Etque sait-on, de ces pléiades de sphères ; de ces astres quis’échelonnent dans l’espace comme les cordes d’une lyre, depuisSaturne jusqu’à Mercure ; de l’analogie entre les distancesdes planètes au soleil et les divisions de la gamme enmusique ; de toutes ces notes splendides et indéchiffrées del’harmonie des mondes…

– Ah ! certes, ditRoger-la-Honte, les yeux fixés au ciel ; c’est superbe !…Crois-tu que c’est habité, toi, tous ces astres ? Moi,j’espère que non. Quand on pense que dans chacun deux il y auraitpeut-être de sales bourgeois comme l’industriel et de sales voleurscomme nous… Ce serait à vous dégoûter de tout !… Ah !Allons, il est temps. En route ! Tu n’as pas peur ? Tun’as pas le vertige ? À la bonne heure. Ne regarde pas en baset suis-moi ; mais ne me pousse pas. Il faut atteindre latroisième fenêtre.

La troisième fenêtre n’est pas là ;elle me semble même diablement loin. Ce n’est pas commode, demarcher sur les toits : le terrain n’est pas accidenté, c’estvrai, mais il est glissant ; et si l’on glisse – quelsaut ! – Nous nous cramponnons de notre mieux à toutes lessaillies, nous dépassons la seconde fenêtre et nous touchons à latroisième. Nous y voilà. Nous empoignons nerveusement la barred’appui. Roger-la-Honte, qui a sorti de sa poche une boule de poix,l’applique sur un carreau, fait grincer un diamant tout autour et,par le trou circulaire pratiqué dans la vitre, passe sa main àl’intérieur et fait jouer l’espagnolette. Deux secondes après, noussommes dans une chambre que les rayons de la lune nous font voirencombrée de malles, de caisses et de cartons.

– Une chambre de débarras, ditRoger en allumant sa lanterne sourde ; je le pensais bien.Pourvu que la porte ne soit pas fermée du dehors ! Non, laclef est à l’intérieur. Ça va bien ; nous n’aurons pas à fairede bruit.

Il s’assied sur une caisse et me faitsigne de l’imiter.

– Écoute-moi bien, me murmure-t-ilà l’oreille. Nous allons descendre ; moi, je m’arrêterai autroisième étage ; toi, tu continueras jusqu’au rez-de-chausséeavec la lanterne ; tu tireras tout doucement les trois grosverrous que l’industriel pousse tous les soirs avant de se coucheret tu t’assureras que la porte d’entrée peut s’ouvrir facilement.En cas d’alerte, nous n’aurons qu’à nous précipiter dansl’escalier, à nous jeter dans la rue et à nous diriger vers tonhôtel, rue des Augustins. Quand tu auras fait ce que je te dis, tuviendras me retrouver. Allons.

J’ai tiré les trois gros verrous, jesuis sûr qu’il suffit de tourner un bouton pour ouvrir la porte, etje remonte au troisième étage.

– C’est bien, dit Roger. Nousallons commencer. Une porte à deux battants à un cabinet !Faut-il être bête ! Rien de plus facile à forcer… Et pas mêmede serrure de sûreté…

Du bec d’une pince qu’il a introduiteentre les vantaux, il cherche l’endroit favorable à la pesée. Il letrouve, il enfonce sa pince, la tire à lui de toute sa force… et uncraquement formidable me semble faire trembler lamaison.

– Ça y est, murmure Roger, qui poseun doigt sur ses lèvres.

Et nous restons là, immobiles, auxaguets, l’oreille tendue pour épier le moindre bruit. Mais rien nebouge dans la maison. Roger pousse la porte dont la serrure pend àune vis, et nous entrons dans le cabinet.

– Quel fracas tu as fait !dis-je à Roger-la-Honte, qui sourit.

– Mais non ; ça t’a produitcet effet-là parce que tu manques d’habitude et, que tu esénervé ; en réalité, je n’ai pas fait plus de bruit qu’on n’enfait lorsqu’on brise un bout de planche ou une règle. Ils ne sesont pas réveillés, sois tranquille. Pourtant, écoutonsencore.

Nous prêtons l’oreille ; mais lesilence le plus profond règne dans la maison. J’ai posé la lanternesourde sur le bureau de l’industriel et je me suis assis dans sonfauteuil ; les rayons lumineux se projettent sur une feuillede papier où grimacent quelques lignes d’écriture, une lettrecommencée sans doute, que je me mets à lire pour calmer mesnerfs.

À M. Delpich, banquier, 84, rued’Arlon.

« Mon cher ami,

« Ne vous donnez plus la peine deme chercher un commanditaire parmi vos clients. J’ai dénichél’oiseau rare. C’est un jeune serin nommé Georges Randal, ingénieurde son état, qui est tout disposé à remettre entre mes mains deuxcent mille francs, ou même trois cent mille, dans le plus brefdélai. J’ai rarement vu un pareil imbécile ; il se prend ausérieux, ce qui est le plus comique, et m’a reproché amèrement defaire preuve de partialité à l’égard de la potasse. Vous savez,Delpich, si je me moque de la potasse, ainsi que des autresproduits chimiques ! Pourvu que nous, réussissions d’iciquelques mois la petite affaire que nous projetons, et qu’une bonnefaillite bien en règle vienne couronner mes efforts, tout ira commesur des roulettes. Je montrerai à ce Parisien, qui vient faire icile malin, et qui peut dès aujourd’hui dire adieu à ses deux outrois cent mille francs, de quel bois nous nous chauffons enBelgique… »

La lettre ne va pas plus loin. Ça nefait rien ; c’est toujours instructif, et quelquefoisagréable, de savoir ce que les autres pensent de vous. Je plie lafeuille de papier sans rien dire et je la mets dans ma poche. On nesait pas ce qui peut arriver.

– Apporte la lanterne, ditRoger-la-Honte qui ausculte le coffre-fort, au fond de la pièce, etqui hoche la tête comme s’il avait un diagnostic fatal à porter.Voyons… à gauche… à droite… Une pure saleté, cecoffre-fort-là ; ça ne vaut pas une bonne tirelire. C’estattristant, de s’attaquer à une boîte belge aussi ridicule quand ona travaillé dans les Fichet… Enfin, on a moins de mal. Je vaisl’ouvrir par le côté ; j’appelle ça l’opération césarienne… Jen’en aurai pas pour longtemps et je peux faire ça tout seul. Tu nesais pas, pose la lanterne là, sur cette petite table, et descendsau premier étage, devant la porte de la chambre à coucher del’industriel ; si tu entends qu’il se réveille, tusiffleras…

Je descends et je me poste sur le palierdu premier étage. L’industriel ne se réveille pas ; il n’en apas même envie. Il dort à poings fermés, il ronfle comme une toupied’Allemagne. Ah ! le gredin ! Je me le figure, endormi aucoin de sa femme, et rêvant que je lui apporte trois cent millefrancs avec mon plus gracieux sourire.

Tout d’un coup, j’entends le grincement,très doux mais incessant, de la scie de Roger : il a déjà pupercer le coffre-fort à l’aide d’une vrille et il commence à couperle métal ; on dirait le grignotement d’une souris, au loin.Mais le bruit de la scie est couvert, bientôt, par celui desronflements de l’industriel ; on dirait qu’il tient, nonseulement à ne pas entendre, mais à empêcher les autres d’entendre.Ah ! il peut se vanter d’avoir l’oreille fine et de dormir engendarme !… Je prends le parti de remonter auprès deRoger.

– Te voilà ? demande-t-il, levisage couvert de sueur ; donne-toi donc la peine d’entrer.Veux-tu accepter la moindre des choses ? Je n’ai qu’à tirer lasonnette…

– Non, j’aime mieuxt’aider.

– Si tu veux ; il y a encoreun côté à couper.

Dix minutes après, c’est chose faite, etnous avons étalé sur le bureau le contenu du coffre-fort. Des tasde papiers d’affaires que nous repoussons avec le plus granddédain, avec ce mépris qu’avaient pour les transactionscommerciales les philosophes de l’antiquité ; des valeurs,actions et obligations, dont nous faisons un gros paquet ; unejolie pile de billets de banque et quelques rouleaux de louis, quenous mettons dans nos poches.

– Nous en allons-nous par la rue, àprésent ?

– Non, répond Roger ; il fautpartir par où nous sommes venus. C’est plus correct – et plusprudent, – Je vais aller pousser les verrous en bas et donner untour de clef à la serrure. L’ordre avant tout.

Il descend et revient au bout d’uninstant. Je sors du cabinet avec le paquet de valeurs, quelquesoutils qui sont restés sur le bureau de l’industriel et la lanternedont Roger n’a pas eu besoin au rez-de-chaussée ; uneallumette lui a suffi.

– Maintenant, dit-il après avoirtiré à lui les vantaux de la porte et les avoir maintenussolidement fermés avec une cale de bois, presque invisible,maintenant, les servantes en se levant demain de bonne heure nes’apercevront de rien. C’est Monsieur lui-même, lorsqu’il montera àson cabinet avec son trousseau de clefs, qui découvrira le pot auxroses. À présent, allons donc faire un tour dans cette chambre dedébarras qui nous a si bien accueillis.

Nous y sommes, et nous avons fermé laporte derrière nous. Roger fait le tour des malles et des caissesen reniflant d’une façon singulière.

– Voici, dit-il, une boîte bienclose d’où s’exhale une forte odeur de camphre. Ne seraient-cepoint quelques fourrures de Madame ? Voyons ça, ajoute-t-il enfaisant sauter le couvercle. Tout juste ! Un boa. Deux boas.J’en prends un, et toi aussi. C’est un cadeau tout trouvé pourBroussaille ; et quant à toi, si tu te fais une connaissance…Maintenant, allons-nous-en ; donne-moi le paquet devaleurs ; il pourrait te faire perdre l’équilibre, et ce n’estguère le moment de piquer une tête sur le pavé.

Certainement non ; ce ne serait pasla peine d’avoir opéré un vol avec effraction ; d’avoir violéles droits d’un possédant, non seulement en m’appropriant son bien,mais en m’introduisant dans son domicile ; d’attenter à sapropriété, comme je le fais en ce moment, en me promenant à quatrepattes sur son toit ; et comme je le ferais encore, même, sije planais, à des hauteurs invraisemblables, au-dessus de sescheminées : cujus est, solum ejus est usque adcœlum…

– La mer est unie comme un lac, medit Roger-la-Honte dans le salon du bateau que nous avons pris àOstende, car nous avons quitté Bruxelles par le premier train dumatin ; nous allons avoir une traversée superbe et nousarriverons à Cannon Street à cinq heures. Nous pourrons laver nospapiers ce soir. Ce qu’il y a de meilleur dans cette affaire-là,vois-tu, c’est encore les cinquante-deux mille francs en or et enbillets. J’ai bien peur que nous ne tirions pas des titres ce quenous espérons. Enfin, nous verrons.

– Moi, pour mille francs, j’auraisfait le coup ; pour cent sous, pour rien ; pour leplaisir de ruiner cette canaille d’exploiteur, ce coquin qu’ondevrait pendre.

– Bah ! dit Roger, à quoi bondéshonorer une corde ? Moi, je ne suis pas farouche et j’aimela rigolade ; à Prudhomme décapité je préfère Prudhommedévalisé. C’est égal, je voudrais bien voir sagueule !

– Moi aussi ; je suis sûr queson nez dépasse la frontière belge et s’allonge déjà versVenise.

– Ah ! Venise, Venise !soupire Roger-la-Honte en s’étendant sur une couchette.

Il s’endort du sommeil du juste ;et ses rêves voguent en gondole sur les flots duCanalazzo.

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