Le Voleur

Chapitre 9DE QUELQUES QUADRUPÈDES ET DE CERTAINS BIPÈDES

 Cette tête et cette mainétaient l’inaliénable propriété de l’abbé Lamargelle. Je n’avaispas eu le temps de revenir de ma stupéfaction qu’il était devantmoi, saluant, avec l’expression énigmatique de sa puissante figureosseuse et olivâtre, encadrée de cheveux noirs, ornée d’un grandnez aquilin, coupée d’une large bouche fortement tendue sur lesdents, et obscurcie plutôt qu’éclairée par l’éclat sombre des yeuxcouleur d’ébène. Oui, c’était bien l’abbé Lamargelle.

– Hé ! bonjour, cher Monsieur,me dit-il de sa voix profonde. Comment vous portez-vous ? Vousavez l’air bien étonné. Voyons, parlez donc un peu ;demandez-moi : « Homme noir, d’oùsortez-vous ? »

– Ma foi, monsieur l’abbé,répondis-je, j’en ai fortement envie. J’avoue que je ne m’attendaisguère au plaisir de vous voir ce soir…

– Je m’en doutais bien. Aussi, pourfaire durer moins longtemps votre surprise toute naturelle, je n’aitenu aucun compte des protestations de votre servante quis’obstinait à vouloir m’annoncer à vous, et je suis montédirectement ici ; j’ai même pris la précaution, afin de vousépargner une émotion trop vive, de vous faire un petit signe amicalen entr’ouvrant la porte.

– Je ne saurais trop vous remercierde vos attentions, monsieur l’abbé. Asseyez-vous donc, je vousprie ; et apprenez-moi à quel heureux hasard je dois honneurde votre visite.

– Le hasard n’est pour rien dansl’affaire, répondit l’abbé qui se mit à secouer la tête, pendantque je me demandais pourquoi il était venu me voir et, surtout,comment il avait pu arriver à découvrir mon adresse. Non, pourrien, absolument. Ma visite était préméditée depuis longtemps etj’attendais une occasion propice…

– Que vous a fourni le mariage oul’enterrement d’un de vos paroissiens ?

– Je n’ai ni paroissiens niparoisse. Je suis prêtre libre, vous le savez. C’est peut-être encette qualité que j’ai pris, cher Monsieur, la liberté dem’intéresser à vous…

– Vraiment ? Je vous sais gréde m’en avertir. Et serait-il indiscret de vous demander de quellesorte est l’intérêt que vous voulez bien meporter ?

– Il est des plus vastes. Rien neme fait un plus grand plaisir, par exemple, que de vous voirinstallé ici aussi confortablement, vous avez des livres, cescompagnons qui ne trompent pas ; un piano, instrument qui nemérite pas toujours le ridicule dont on l’abreuve ; etpeut-être, même, fumez-vous ?

– Quelquefois. J’ai là d’excellentscigares… Permettez…

– Merci, dit l’abbé en allumant unlondrès. Ils sont excellents, en effet… Et vous avez bien,j’imagine, quelque occupation sérieuse ?

– Une occupation sérieuse, commevous dites… des plus sérieuses ; mais qui me laisse desloisirs, ajoutai-je du ton le plus naturel tandis que l’abbé fixaitsur moi ses yeux perçants.

– Ah ! ah ! s’écria-t-ilen anglais. – car il parle couramment plusieurs langues, et même leportugais – ah ! ah ! j’en suis enchanté, en vérité. Letemps ne vous a pas manqué, par conséquent, pour vous rappelernotre entrevue à la gare du Nord, à Paris, le jour où vous êtesparti pour la Belgique ?

– Ce n’est pas le temps qui m’afait défaut, certainement ; mais, jusqu’ici, je l’avoue, jen’avais gardé aucun souvenir de cet incident.

– C’est dommage ; la rencontren’avait pas été absolument fortuite. Malgré tout, vous n’avez pointoublié, j’espère, que je vous ai parlé, ce matin-là, de cettemalheureuse famille Montareuil…

Je ne répondis pas ; sa visite, dèsle début, m’avait semblée des plus louches et je voyais clairement,maintenant, où il voulait en venir. Si je me laissais intimider,j’étais perdu. Il fallait l’arrêter au premier mot agressif et, audeuxième, lui montrer l’escalier – ou le jeter par lafenêtre.

– Cette malheureuse famille,continua-t-il, si durement éprouvée ! Vous rappelez-vous, cherMonsieur, l’importance du vol dont Mme Montareuil a été lavictime ? Et dire que rien n’a pu mettre sur la trace ducoupable… À Paris, à l’heure qu’il est, on n’a encore aucuneindication… Il est vrai que si l’on poussait jusqu’àLondres…

– Monsieur l’abbé, dis-je, j’aipeine à comprendre pourquoi vous vous obstinez à me parler dechoses et de gens qui ne m’intéressent en aucune façon. Je ne pensepas que vous veniez me réciter les faits-divers de l’année dernièrepar simple amour de l’art ; et j’ose croire que votre visite aun motif. Permettez-moi de le deviner. On vous avait promis de vousverser, lors de la conclusion du mariage que l’événementregrettable auquel vous faites allusion a empêché, une commissionque vous n’avez pas touchée, naturellement. Le dépit vous a conduità échafauder des histoires à dormir debout, que vous avez sansdoute fini par prendre au sérieux ; et vous avez espéré mefaire partager votre crédulité. Je dois vous déclarer que je n’aiaucun goût pour les fables. Et puis, écoutez : j’ai un piano,comme vous le remarquiez il n’y a qu’un instant – mais je ne chantepas. – Vous comprenez ?

– Très facilement. Je suis aucourant des moindres sous-entendus de notre belle langue, et aucunede ses finesses ne m’est étrangère. Mais vous vous méprenez sur messentiments. Soyez tranquille ; je ne viens pas vous assassineravec un fer sacré. J’avais l’intention, pour vous exposer ce quej’ai à vous dire, d’observer une gradation conforme auxusages ; j’irai plus brutalement au fait, puisque vous semblezle désirer. Vous êtes un voleur. – Ne protestez pas ; c’est unmétier pas comme un autre. – Je disais : vous êtes un voleur…Moi aussi.

– Vous… ?

– Pourquoi pas ? Croyez-vousavoir le monopole du cambriolage ? À la vérité, je ne vousfais pas, sur ce terrain pour lequel vous avez une préférenceexclusive, une concurrence fort redoutable ; bien que j’aiemis la main à la pâte, plus d’une fois. J’emploie aussi d’autresprocédés ; je suis un éclectique, voyez-vous. Mais il me fautbeaucoup d’argent…

– Pourrais-je vous demanderpourquoi ?

– Tant que vous voudrez ; maisje vous préviens que je ne vous répondrai pas ; j’aime mieuxça que de vous raconter des histoires, et je tiens à garder secretsles motifs de mes actes… Voyons, ne faites donc pas cettefigure-là. Je suis un confrère, je vous dis. Et, d’ailleurs,qu’avez-vous à craindre de moi, ici ? En admettant que vous mefassiez des aveux que je ne vous demande pas, car votre existencem’est connue depuis a jusqu’à z, comment me serait-il possible dem’en servir contre vous ? Si j’avais voulu vous dénoncer, vousadmettrez que j’aurais pu le faire sans me mettre en peine de vousrendre une visite. Mais finissons-en ; votre méfiance à monégard est enfantine, et je veux l’ignorer… Vous me demandezpourquoi il me faut beaucoup d’argent ? Pour arriver à un butque je désire atteindre, ou simplement pour devenirriche.

– Bon, dis-je, je supposerai quevous voulez devenir riche : et que votre passion de l’argentvous empêche d’hésiter à compromettre le caractère sacré dont vousêtes revêtu.

– Oh ! répondit l’abbé enriant, ma passion ne me ferme pas les yeux à ce point-là. Je faisfort attention à ne pas le compromettre, ce caractère, sacré pourtant d’imbéciles ; c’est le meilleur atout, dans mon jeu. Etla franchise avec laquelle je vous fais mes confidences devraitêtre pour vous le meilleur garant de ma bonne foi.

– Mon Dieu, dis-je, je ne voispoint pourquoi je ne vous croirais pas, après tout. L’Église n’ajamais beaucoup pratiqué le mépris qu’elle affecte pour lesrichesses…

– Et elle ne s’est jamais faitd’illusions sur leur source. Sans aller trop loin, n’est-ce pasBourdaloue qui a dit qu’en remontant aux origines des grandesfortunes, on trouverait des choses à faire trembler ?Relativement, Bourdaloue est bien près de nous ; mais quelledistance, pourtant, de son époque à la nôtre ! Quelle descentedans l’infamie, du Roi-Soleil au Roi Prudhomme ! Je vais vousciter un simple fait dont le caractère symbolique ne vous échapperapas : la maison dans laquelle Fénelon écrivitTélémaque, sur la Petite Place, à Versailles, estaujourd’hui un lupanar.

– J’espère, dis-je, qu’on auraplacé une plaque commémorative sur le bâtiment.

– Je l’ignore ; mais si l’on ascellé la plaque dont vous parlez, soyez sûr qu’on l’a miseau-dessous du gros numéro. Nous sommes à l’époque des chiffres, quiont leur éloquence, paraît-il. Et je crois qu’ils l’ont, eneffet.

– Ils ont l’éloquence deGuizot : Enrichissez-vous ! Ce qui m’étonne, moi, c’estqu’avec un pareil mot d’ordre, nos contemporains croient encoreavoir besoin d’une religion et d’une morale.

– Les sentiments religieux, ditl’abbé, ne sont pas incompatibles avec les tendancesactuelles ; loin de là. Je me suis même demandé plus d’unefois, en disant ma messe, si la fièvre du vol, la rage del’exploitation, ne finiraient pas par créer une folie religieusespéciale. Le repentir, une des colonnes du christianisme, quisemble faire des mamours à l’homme et lui dire : « Tupeux mal agir, à condition que tu fasses semblant de regretter tesméfaits », est une excellente invention, merveille de lâchetéet d’hypocrisie, admirablement adaptée aux besoins modernes. Je nevous tracerai point, n’est-ce pas ? un parallèle entre cetengageant repentir chrétien et l’effroyable Remords de l’antiquité.Ce serait déshonorer le Remords… Quant à la morale, il n’y en ajamais eu qu’une. Ce n’est pas celle qui dit à l’homme :« Sois bon », ou « sois pur », ou « soisceci, ou cela » ; c’est celle qui lui ditsimplement : « Sois ! » Voilà la morale. Ellen’a rien à voir avec, la Société actuelle. La morale ne sauraitêtre publique, quoi qu’en dise le Code… Vous voulez peut-êtreparler de la moralité ? C’est un succédané pitoyable.Telle qu’elle est, pourtant, elle a plané assez haut, jadis. Maison l’a fait descendre si bas ! La moralité, c’est commel’écho ; elle devient muette quand on s’en rapproche. Ce n’estpas une chose sérieuse… En somme, de toute espèce de foi, on negarde plus que ce qui peut s’accommoder aux vils besoins du jour,des débris sans nom qui servent à étayer le piédestal du Veau d’or.Certainement, il eut été plus propre de se défaire franchement deces vieilles croyances divines ou humaines, qui n’ont point étésans grandeur, au bout du compte. Au lieu d’être découpées enquartiers sur l’étal des simoniaques, au lieu d’agoniser dans lafétide atmosphère des prétoires, elles auraient fini dansl’embrasement majestueux d’une gloire dernière – comme ces vieuxrois du Nord qui se plaçaient, mourants, dans un navire aux voilesouvertes qu’on lançait sur la mer, et où s’allumaitl’incendie.

– Vous ne parlez pas mal, pour unvoleur ; le jour où l’on créera une chaire d’éloquence sacréeà Mazas…

– Un voleur ! murmura l’abbé,les yeux perdus dans le vague et comme se parlant à lui-même… Oui,aujourd’hui, le caractère est un poids qui vous entraîne, au lieud’être un flotteur. Je ne suis pas le seul… Les types sont àprésent presque tous puissants, mais incomplets… Disproportion del’homme avec lui-même beaucoup plus qu’avec le milieu ambiant… Ilfaudrait pourtant trouver quelque chose… Avez-vous songé,continua-t-il d’une voix forte, comme s’il revenait à lui tout d’uncoup, mais avec encore la brume du rêve devant les yeux, avez-voussongé que tout acte criminel est une fenêtre ouverte sur laSociété ? Que connaîtrait-on du monde, sans lesmalfaiteurs ? Je crois qu’un acte, quelqu’il soit, ne peutêtre mauvais. L’acte ! Oui, agir ce qu’on rêve. Le secret dubonheur, c’est le courage.

– Je pense, en effet, que le rôledu criminel est généralement mal apprécié…

– Je vous crois ! s’écrial’abbé en ricanant. Les économistes assurent tous que la misèreactuelle vient de la surproduction ; que le manque de travail,qui enlève à tant de gens la possibilité de vivre, est causé par lasurabondance des produits. Et l’on se plaint du voleur ! Maischaque fois qu’il vole ou qu’il détruit quelque chose, un bijou, unchapeau, un objet d’art ou une culotte, c’est du travail qu’ildonne à ses semblables. Il rétablit l’équilibre des choses, faussépar le capitaliste, dans la mesure de ses moyens. Productionexcédant la consommation ! Surproduction ! Mais le voleurne se contente point de consommer ; il gaspille. Et on luijette la pierre !… Quelle inconséquence !

– Et quant aux billets de banquequ’il retire des secrétaires où ils moisissent, quant à l’argentenfoui qu’il déterre, je me demande comment on peut lui reprocherde remettre ces espèces dans la circulation, pour le bénéficegénéral.

– On le fait pourtant, ditl’abbé ; et d’ici peu de temps, si vous voulez m’en croire, iln’y aura pas d’homme plus, accablé que vous de malédictions parcertaines gens que je connais. J’ai été mis au courant de votrehabileté à enfreindre le deuxième commandement, et je vous aipréparé une petite expédition…

– Pourquoi ne pas vous la réserverà vous-même ?

– Je ne peux pas. Si c’étaitpossible, croyez bien… Mais il faut opérer dans une ville deprovince où je suis connu comme le loup blanc ; je seraissûrement reconnu, soit en arrivant, soit en route ; et l’on nemanquerait pas de s’étonner de mon apparition subite et de mondépart intempestif. C’est un coup facile, certain etlucratif.

– En France ?

– Oui. La France a déjà trentemilliards à l’étranger ; quelques centaines de mille francs deplus qui passeront la frontière ne feront pas grandedifférence.

– En effet. Un vol detitres ?

– Pour la plus grande part. Vous neconnaissez donc pas mieux votre pays ? La France n’est nireligieuse, ni athée, ni révolutionnaire, ni militaire, ni mêmebourgeoise. Elle est en actions.

– Et pour quand ?

– Ah ! ça, je ne sais pasencore. Il faut attendre ; peut-être quinze jours, peut-êtreun mois, peut-être plus. Dès que je serai fixé, je vous enverrai untélégramme pour vous dire de vous tenir prêt ; et lelendemain, vous recevrez une seconde dépêche qui vous apprendraquel train il faudra prendre et vous indiquera l’endroit où vous merencontrerez. Puis-je compter sur vous ?

– Oui. Vous ne voulez pas que jevous donne ma parole d’honneur ?

– Non. Je préfère que vous medonniez un renseignement. Combien remettez-vous aux gens qui vousfournissent des tuyaux ?

– Trente-trois pour cent ;jamais un sou de plus.

– Bon. Vous ferez une exception enma faveur : vous me donnerez cinquante pour cent… N’ayez paspeur, vous n’y perdrez rien ; au contraire. C’est moi quivendrai les titres, et j’en retirerai le double de ce qu’ils vousrapporteraient à vous. Même, à l’occasion, si vous avez desnégociations difficiles à conduire… À propos, vous ne faites jamaisaucun mauvais coup ici, en Angleterre ?

– Jamais. D’abord, parce quel’hospitalité anglaise est la moins tracassière deshospitalités ; et ensuite, parce qu’on paye tropcher…

– Oui ; je connais leursatroces statuts criminels, les meilleurs du monde, disent lesmiddle classes anglaises, parce qu’ils écrasent l’individuet le convainquent de son rien en face de la loi et de lasociété. Peut-être la bourgeoisie britannique payera-t-elle cher,un jour, sa férocité à l’égard des malfaiteurs.

– C’est probable ; lesseptembriseurs n’étaient qu’une poignée ; et quels moutons, àcôté des milliers de terribles et magnifiques bêtes fauves quicomposent la mob anglaise ! Pour moi, j’ai toujourspensé que si l’affreux système pénitentiaire anglais avait étéappliqué sur le Continent, la révolution sociale y aurait éclatédepuis vingt ans… Tenez, il y a à Londres un musée que je n’ai pasvisité ; c’est Bethnal-Green Museum. Le sol en est recouvertd’une mosaïque exécutée, vous apprend une pancarte, par les femmescondamnées au hard labour ; il m’a semblé voir lestraces des doigts sanglants de ces malheureuses sur chacun desfragments de pierre, et j’ai pensé que c’était avec leurs larmesqu’elles les avaient joints ensemble. Je n’ai pas osé marcherlà-dessus.

– Hélas ! dit l’abbé en selevant ; honte et douleur en haut et en bas, sottise partout…Quel monde, mon Dieu !

Au moment où il allait me quitter, je medécidai à lui poser une question que j’avais eu souvent envie defaire à d’autres, à Paris, depuis de longs mois, mais que jen’avais jamais eu le courage de poser à personne.

– Dites-moi, demandai-je,n’avez-vous pas eu de nouvelles de mon oncle ?

– Oui et non, répondit-il d’un airun peu embarrassé. J’ai appris que votre oncle avait éprouvé, cestemps derniers, des pertes d’argent, peu considérables étant donnéesa fortune, mais qui l’avaient néanmoins décidé à liquider sesaffaires. Je ne puis vous dire exactement ce qu’il fait en cemoment. Je crois, pour employer une expression vulgaire, qu’il faitla noce, la bête et sale noce. C’est triste ; mais quevoulez-vous ? Certains hommes s’efforcent d’être pires qu’ilsne peuvent.

– J’avais eu plusieurs foisl’intention de prendre des renseignements à son sujet,dis-je ; je vois que j’ai aussi bien fait de m’en dispenser.Et ma cousine, ajoutai-je… ma cousine Charlotte ?…

L’embarras de l’abbé parutaugmenter.

– Je ne sais rien, finit-il parrépondre sans me regarder ; mais tout est sans doute pour lemieux ; oui, tout doit être pour le mieux. Ne prenez point derenseignements, c’est préférable ; n’en prenez pas…

C’est de cette fin de conversation,surtout, que je me souviens aujourd’hui, en relisant la dépêchequ’Annie m’a apportée. Certes, il vaut mieux que je ne prenne pointde renseignements, que je ne cherche pas à connaître lavérité.

Je l’ai devinée, cette vérité que l’abbén’a pas osé m’avouer, car il est au courant, certainement, de mesrelations avec ma cousine. Charlotte est mariée. Elle est mariée,et tout est fini entre nous, pour jamais… Je ne puis pas dire ceque j’avais pensé, je ne puis pas dire ce que j’avais espéré. Je nesais pas. Ce sont des songes que j’ai faits, toujours des songes ettoujours les mêmes songes. Il me semble que j’ai vécu dans unrêve ; que j’ai traversé comme un halluciné toute l’horreurdes réalités brutales, et que je suis condamné maintenant à existerau hasard, seul, sans espoir et sans but, jusqu’à ce que vienne leréveil…

Le réveil, il n’est peut-être pas loin.N’est-ce pas un piège que me tend l’abbé en m’appelant àParis ? Qui me dit qu’il ne va pas me trahir ?… Hé !qu’il me vende, si ça lui plaît ! Que m’importe ? Un peuplus tôt, un peu plus tard… et je ne veux pas flancher.

Je jette le télégramme sur une table.J’en recevrai un autre demain matin, sans doute.

Non, ce n’a pas été pour ce matin.Alors, il faut que j’attende toute la journée…

Je vais passer mon après-midi au JardinZoologique, pour tuer le temps. Ce sont surtout les bêtes fauvesqui m’intéressent. Ah ! les belles et malheureusescréatures ! La tristesse de leurs regards qui poursuivent, àtravers les barreaux des cages, insouciants de la curiositéridicule des foules, des visions d’action et de liberté, de longuesparesses et de chasses terribles, d’affûts patients et de sanglantsfestins, de luttes amoureuses et de ruts assouvis… visions dechoses qui ne seront jamais plus, de choses dont le souveniréveille des colères farouches qui ne s’achèvent même pas, tellementils savent, ces animaux martyrs, qu’il leur faudra mourir là, danscette prison où ils sentent s’énerver de jour en jour l’énormeforce qu’il leur est interdit de dépenser.

Douloureux spectacle que celui de cesêtres énergiques et cruels condamnés à mâcher des rêvesd’indépendance sous l’œil liquéfié des castrats. Leurs yeux, à eux…Les yeux des lions, dédaigneux et couleur des sables, projetant deslueurs obliques entre les paupières mi-closes ; les yeuxd’ambre pâle des tigres, qui savent regarder intérieurement ;les yeux rouges et glacés des ours, qui semblent faits d’un jeu deneige et de beaucoup de sang ; les yeux qui ont toujours vécudes loups, d’une intensité poignante ; les yeux imprécis despanthères, des yeux de courtisanes, allongés, cernés et mobiles,pleins de trahisons et de caresses ; les yeux philanthropiquesdes hyènes, aux prunelles religieuses… Ah ! quelle terribleangoisse, et que de mépris dans ces yeux aux refletsmétalliques !

Des voleurs et des brigands, tous cesgalériens ; c’est pour cela qu’ils sont au bagne. Parce qu’ilsmangeaient les autres bêtes, les bêtes qui ne sont point cruelleset n’aiment pas les orgies sanglantes, les bonnes bêtes que l’hommea voulu délivrer de leurs oppresseurs. Et elles sont heureuses, lesbonnes bêtes, depuis qu’il s’est mis à tuer les fauves et à lesenfermer dans des cages. Elles sont très heureuses. Le collier faitployer leur cou et les harnais labourent leurs épaulesmeurtries ; et leur chair vivante, pantelante et rendue muettesaigne sous le surin des saltimbanques de la science, dans l’ombredes laboratoires immondes. Demain, elles seront plus heureuses,encore. Je le crois.

À mesure que l’homme s’éloigne de la vienaturelle, la distance s’étend entre lui et les animaux. Non pasqu’il les dédaigne davantage, qu’il les sente plus inférieurs àlui. Ils lui paraissent supérieurs, au contraire. Ils lui fonthonte. Ils sont une injure vivante à son progrès factice, unsarcasme de sa civilisation d’assassin. Et sa férocité contre euxs’accroît, férocité vile qu’il couvre du prétexte actuel à toutesles bassesses – la nécessité scientifique…

Je trouve, en rentrant chez moi, ladépêche que j’attendais. Il faut que je sois demain, à deux heures,sur le terre-plein de la Bourse, à droite. C’est bien ; j’yserai.

Il n’est même que deux heures moins cinqlorsque je fais mon apparition à l’endroit indiqué. À quoi employerces cinq minutes ? À comparer la Banque d’Angleterre, gardéepar un polichinelle à manteau rouge, à chapeau pointu, à la Banquede France défendue par des sentinelles aux fusils chargés. Et aussià placer mentalement la Bourse de Paris, bastionnée de cafés etflanquée de lupanars, en face du Royal Exchange avec la statue dela reine à cheval, devant et, derrière, l’effigie de Peabodyassise, les jambes en l’air, sur la chaise percée de laphilanthropie. Parallèles qui ne sont pas sans profondeur… Mais jen’aperçois pas l’abbé…

Deux heures viennent seulement desonner, il est vrai. Je jette un coup d’œil sur les citoyens quis’agitent sous le péristyle de la Bourse et sur les marches ;et les réflexions que j’ai faites hier au sujet des bêtes mereviennent en mémoire. Les gouvernements, en débarrassant lespeuples qu’ils dirigent des bandits qui les détroussaient,n’ont-ils point agi un peu comme l’homme qui a délivré les bonnesbêtes de la tyrannie des carnassiers ? Ma foi, si l’oncherchait à découvrir les causes par la simple étude des effetsqu’elles produisent, on serait forcé d’admettre qu’en supprimant levoleur de grands chemins, les gouvernements n’ont eu d’autre soucique de permettre aux gens d’accumuler leurs épargnes pour lesporter aux banques spoliatrices et aux entreprisesfrauduleuses ; et qu’en abolissant la piraterie, ils n’ontvoulu que laisser la mer libre pour les évolutions des flottes quivont appuyer les déprédations des aigrefins et les tentativesmalhonnêtes des financiers… Mais il est deux heures cinq. L’abbéest en retard… Attendons encore…

Le fait est, malgré la réputation qu’ons’efforce de leur faire, qu’ils n’ont pas l’air de voleurs, cesagioteurs qui pérorent bruyamment et gesticulent. Ils n’ont rien dufauve, certainement. Ils me font plutôt l’effet de valets repus oude bardaches maigres. Mais peut-être ne sais-je pas découvrir, surleurs figures, des caractères spéciaux qu’un criminaliste deprofession distinguerait à première vue. Ah ! je voudrais bienconnaître un criminaliste…

– Ça viendra ! dit laVoix.

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