Le Voleur

Chapitre 23BARBE-BLEUE ET LE DOMINO NOIR

 L’hiver venu, j’ai tenu lasolennelle promesse que j’avais faite aux époux Mouratet, à Vichy.J’ai quitté Londres pour Paris avec l’intention de passer quelquetemps dans cette capitale du monde civilisé. Ce n’est pas que jesois fou de Paris ; non ; j’y suis né et j’aimeraisautant mourir ailleurs. Je n’ai aucun engouement de provincial pourcette ville si vantée et dont le seul monument vraiment beau setrouve à Versailles. Mais le séjour de Londres m’était devenuinsupportable, vers la fin de décembre. La saison d’automne avaitété morne et, à part deux ou trois expéditions peu fructueuses, jel’avais passée les bras croisés. L’inaction n’est pas mon fait.Elle me pèse. Elle me semblait plus lourde encore avec la hantisede souvenirs qui venaient croasser comme des corbeaux sinistres, àcet anniversaire d’événements dont je voudrais avoir perdu lamémoire.

En vérité, je commence à boire pouroublier, moi qui, jusqu’à présent, n’ai jamais bu que pour boire.Je glisse insensiblement sur la pente de l’inconduite. J’en suistout étonné moi-même, car je n’aurais certainement pas cru… Maissait-on ce que l’avenir nous réserve ?

Qui aurait pu prévoir, par exemple, queMouratet deviendrait jaloux ? Personne. Eh ! bien,Mouratet est jaloux, férocement, comme un tigre. Renée, que j’aiété voir à plusieurs reprises, m’avait déjà averti du fait, maisj’avais refusé d’ajouter foi à ses assertions, tellement elles meparaissaient invraisemblables. Elle avait eu beau me dire que sonmari la faisait surveiller, rentrait à des heures auxquelles on nel’attendait pas, venait troubler de son apparition intempestive sesplus innocents five o’clock, et exigeait qu’elle luirendit compte de son moindre mouvement, j’étais resté sceptique.Mouratet jaloux, c’est trop drôle.

Pourtant, rien n’est plus vrai. Mouratetlui-même me l’a avoué la semaine dernière, un matin où je l’avaisrencontré par hasard et l’avais emmené déjeuner avec moi. « Tune sais pas ce que c’est que la jalousie, m’a-t-il dit d’une voix àfendre l’âme. C’est un tourment indicible et je l’endure depuisdeux mois. – Deux mois ! me suis-je écrié. Veux-tu me direqu’il y a deux mois que tu doutes de la vertu de ta femme ? –Hélas ! oui. Je n’ai pas de preuves, il est vrai… – Eh !bien, mon ami, si tu n’as pas de preuves à l’heure qu’il est, tu ascomplètement tort de te mettre martel en tête. Une femme coupablene demande pas trois semaines pour se trahir ; l’impunitéaccroît son audace et… – C’est ce que je me dis tous lesjours ; mais… – Ta, ta, ta ; tu as toujours été défiant.Au collège même, je me rappelle… – Tu crois ? a demandéMouratet avec un éclair de joie dans les yeux. – Comment, si jecrois ! Tu es la défiance même ! Tu ne t’en aperçois pas,et je ne te l’aurais jamais dit si les circonstances ne m’avaientpas forcé à ouvrir la bouche ; mais vraiment… – Tu pourraisbien avoir raison. Quand j’y réfléchis, en effet… Pourtant, j’aireçu tant de lettres flétrissant la conduite de Renée… – Deslettres écrites par des femmes jalouses de sa beauté. – Peut-être.Malgré tout, il y a une chose que je ne m’explique pas. Sesdépenses de toilette sont exagérées, certainement ; et je medemande d’où vient l’argent… – Ah ! c’est l’éternellequestion ! D’où vient l’argent ! Mais, des économies quesait faire ta femme, mon cher. Elle économise, ta femme. Elle metde côté cent sous par ici et vingt francs par là. Les petitsruisseaux font les grandes rivières ; et lorsqu’elle a besoind’une certaine somme pour sa modiste ou sa couturière, elle n’a pasà te la demander. Voilà. Moi, je trouve beaucoup de tact et dedélicatesse dans cette façon d’agir ; elle épargne cesdiscussions d’intérêt toujours si malvenues dans un ménage ;elle épargne… Enfin, veux-tu mon avis ? Ta femme est une femmesupérieure à tous les points de vue et tu as le plus grand tort dedouter d’elle… – Ah ! a soupiré Mouratet, je suis dans uneposition si délicate, vois-tu ! Je serai député avant deuxmois, songes-y. Cela impose des devoirs, de grands devoirs. Unreprésentant du peuple est là pour donner l’exemple. Il faut que samaison soit de verre, la femme de César ne doit pas êtresoupçonnée. – Naturellement, ai-je repris en faisant des effortsdésespérés pour étouffer mon rire. Mais encore faut-il que lessoupçons soient basés sur quelque chose. N’as-tu pas que desprésomptions ? Te méfies-tu de quelqu’un ? – Oui et non.J’avais pensé tout d’abord qu’Armand… Il était sans cesse à lamaison ; on l’avait vu avec Renée… Mais je lui ai faitcomprendre que ses assiduités étaient poussées trop loin et il estdevenu la correction en personne. Depuis deux mois, il n’a vu Renéeque devant moi, j’en suis sûr ; quant à elle, elle ne sortpresque plus… – Eh ! bien, eh ! bien, tu vois !… Desapparences ! Avais-je raison de te parler de ton caractèreombrageux ? Hein ? Tu n’es pas brouillé avec Armandde Bois-Créault, au moins ? – Pas du tout. Nous sommesles meilleurs amis du monde. Il est même entendu que nous ironsensemble, la semaine prochaine, au bal de l’Opéra. Tu y viendrasaussi, j’espère ? Tu sais, nous nous travestissons tous depied en cap. Que veux-tu ? Ce sont des choses que je n’aimepas beaucoup, mais elles me seront bientôt interdites ; car,lorsqu’on porte l’écharpe de député… Oui. Armand sera en seigneurLouis XIII, Renée en pierrette… elle a refusé de se faire faire uncostume plus dispendieux… – Ah ! me suis-je écrié, tu devraisêtre honteux ! C’est un reproche muet qu’elle t’adresse là,mais il est éloquent. – C’est vrai, a répondu Mouratet, la larme àl’œil ; et j’ai commis une autre sottise… Figure-toi… Non,c’est trop bête ! Figure-toi que, moi, je serai déguisé enBarbe-Bleue. » Cette fois, j’ai ri sans me gêner, et de boncœur. Mouratet en Barbe-Bleue ? Oh ! c’est à se rouler…« Je vois bien que c’est ridicule, a-t-il continué d’une voixpiteuse ; mais le costume est commandé, en cours d’exécution…Alors, c’est entendu. Nous comptons sur toi ; viens nousprendre mardi soir. » Et il m’a quitté, l’air joyeux et penauden même temps, joyeux des excellentes consolations que je lui aidonnées, penaud de m’avoir fait la confidence de sa jalousie sansmotifs. Ah ! triste et stupide idiot…

– Monsieur et Madame ne sont pasencore prêts, me dit le domestique qui m’introduit, le mardi, versonze heures du soir, dans le salon du boulevardMalesherbes.

C’est bon. Je prends un journal sur unetable ; mais j’ai à peine eu le temps de le déplier qu’uneporte s’entr’ouvre, s’ouvre tout à fait, et que Renée, en costumede pierrette moins le chapeau blanc, s’élance vers moi.

– Vite ! Vite ! dit-elle,écoutez-moi. Voulez-vous me rendre deux grandsservices ?

– Cent, mille, tant que vousvoudrez.

– Merci. Eh ! bien, d’abord,il faut vous arranger, ce soir, à éloigner de moi mon mari pendantune demi-heure. Vous voyez ça ? Qu’il n’ait pas envie d’allerregarder où je suis. Je vais vous le dire où je serai. Je seraidans une loge – vous savez ? au fond – avec Armand. Oui,depuis deux mois, c’est à peine s’il a pu me dire qu’il m’aime plusde cinq ou six fois ; et ce soir, c’est sérieux, il a un jolicadeau à me faire. Il a été fort gêné, ces temps-ci, mais sa mèrevient d’hypothéquer son hôtel… Je vous raconte tout ça afin de vousfaire voir comme c’est grave. Voilà. Il faut que vous écartiez monmari pendant une demi-heure. Pourrez-vous ?

– Certainement. Comptez sur moi.Mais ça, c’est le premier service. Et le second ?

– Le second… Il faut que vousm’enleviez demain.

– Hein ?

– Oui. L’existence que je mènen’est pas tenable. Si vous croyez que je n’en ai pas assez, d’unevie pareille ! Questionnée, tourmentée, espionnée, pas uneminute de liberté ! Et tout ça, je vous demandepourquoi ! Parce que Monsieur a reçu des lettres anonymes. Onn’en envoie qu’aux imbéciles, des lettres anonymes ! Je le luidirai ce soir, pour sûr… Alors, vous voulez bien ?

– Mais, dis-je en me laissanttomber sur une chaise, je ne sais vraiment pas. En principe,l’enlèvement me sourit assez ; mais je dois avouer qu’enpratique…

En pratique, non, il ne me sourit pas dutout. Ce ne sont pas les scrupules qui me gênent, bien entendu. Lesscrupules et moi, ça fait deux. Mais, si légère qu’elle soit, cettepetite femme, elle pèsera d’un rude poids sur mes épaules. Qu’enferai-je, mon Dieu ! D’autant plus qu’avec une écerveléepareille, on est à la merci d’une étourderie ; et il faut lejouer serré, le jeu que je joue… Renée me regarde d’un airconsterné.

– Vous ne voulez pas ? Cen’est pourtant pas bien difficile, ce que je vous demande. Arracherune femme au foyer conjugal, en voilà une belle affaire ! Çase fait tous les jours et cent fois par jour, rien qu’à Paris.Vrai, je n’aurais pas cru…

Elle saute sur mes genoux, me passe unbras autour du cou.

– Voyons, gros bête ! Puisqueje vous dis que ça ne peut pas durer comme ça et qu’il faut que jem’en aille demain car j’aurai de l’argent ce soir. Si je pouvaispartir toute seule… Mais je ne connais rien aux trains, auxbateaux, à tout ça… Je me perdrais. Et puis… Ah ! mais, j’ysuis, à présent ! Ce n’est pas du tout un collage que je vouspropose, vous savez. C’est ça que vous craigniez, pas ? N’ayezpas peur. J’en ai assez, des liens sacrés, et profanes, et de tousles liens. Non. Vous ferez de moi tout ce que vous voudrez ;vous me garderez un jour, ou un mois, ou pas du tout, comme il vousplaira. Une fois que vous m’aurez sortie d’ici, je saurai bien metirer d’affaires.

Pas très sûr. Ce n’est point un métiercommode, le métier d’aventurière. Mais on verra. En tous cas, lasituation change.

– Je croyais, dis-je, que vous neparliez pas sérieusement ; mais puisqu’il en est autrement,disposez de moi. Deux mots seulement. Vous voulez emporter vostoilettes ?

– Pas toutes. Sept ou huit malles,tout au plus.

– Faites-les envoyer demain àLondres, à mon adresse. Et quant à vous, soyez chez moi vers quatreheures, et ne vous inquiétez de rien.

– À la bonne heure, dit Renée. Vousêtes gentil comme tout. Tiens ! embrasse-moi ; il y alongtemps que j’en ai envie…

Mais elle se redresse, tendl’oreille ; une porte vient de s’ouvrir, au fond del’appartement.

– Voilà Barbe-Bleue, dit-elle.Anne, ma sœur Anne…

Elle saute sur ses pieds, pirouette,fait un geste de voyou, et s’en va à grandes enjambées, les bras enl’air.

Mouratet, une seconde après, entre dansle salon ; et je ne puis retenir un cri à son aspect. Il estignoble. Ah ! cette défroque de criminel – et de quel criminel– portée par ce bourgeois ! Ce n’est pas ridicule, non ;mais c’est tellement horrible que c’est inexprimable. Aucunedescription d’artiste, aucune enluminure d’Épinal, si grandiose quel’ait faite la plume, si atroce que l’ait plaquée la machine, nepourraient donner l’idée du Barbe-Bleue que j’ai devant moi. C’estquelque chose d’inouï. C’est la bassesse entière de toute uneespèce vile sous la dépouille terrible de toute une race cruelle.On a un peu l’impression d’une peau de tigre, comme peinte etfardée pour l’orgie sauvage, jetée sur la croupe fuyante d’unehyène s’évadant d’un charnier ; mais on a surtout la sensationd’instincts affreux, impénétrables d’ordinaire et transparaissanttout à coup, par dépit, sous ce déguisement qu’ils dédaignent etdont ils crèvent la cruauté incomplète de l’absolu de leurbarbarie. C’est Barbe-Bleue ; mais ce n’est Barbe-Bleue queparce que c’est Mouratet.

– Eh ! eh ! s’écrie ledirecteur des Douzièmes Provisoires, ravi de l’effet que produitsur moi son travestissement, on dirait que tu me trouvesréussi.

– Tout à fait, dis-je. Réellement,tu es effroyable.

– Le fait est que ce n’est pas mal,dit-il en se regardant dans une glace. Pas mal du tout… Je t’aifait attendre…

– J’en ai profité pour lire unarticle qui traite du projet de loi sur les retraites ouvrières,que la Chambre va discuter.

– Elle ne le votera, pas, ditMouratet. Des retraites aux ouvriers ! Qu’on en accorde auxmilitaires, aux fonctionnaires, c’est tout naturel ; ils fontla grandeur de la France. Mais aux ouvriers !… Oùirait-on ?

C’est vrai. Où irait-on ?…Ah ! animal ! Je ne regretterai pas le tour que j’aideraidemain ta femme…

Elle entre justement, coiffée de sonchapeau pointu, vive et jolie au possible.

– Comment me trouves-tu ?demande Mouratet.

– De face, ça va bien ; voyonsde dos.

Mouratet se tourne et Renée lui fait ungrand pied de nez.

– C’est encore mieux.

Armand de Bois-Créault arrive. D’unLouis XIII irréprochable. Nous partons.

Canaille, ce bal. Triste aussi, malgrétoutes les exubérances, la musique, les serpentins et les confetti.Des femmes en dominos – blanc partout en toutes les nuances– ; des hommes en habit, comme moi ; s’embêtant, commemoi ; et venus là sans savoir pourquoi, comme moi. Lestravestis ; glacés du satin, clinquant des paillettes,mensonges des dentelles, Malines, pierreries et cailloux du Rhin,bijoux de prix et costumes somptueux ; on ne sait pas bien.Pourquoi ces gens-là se déguisent-ils ? Par nécessité ?Pas tous. Le besoin de prendre une attitude vis-à-vis des autres etsurtout vis-à-vis de soi, de se paraître naturel à soi-même. Ilsn’ont point de personnalité et cherchent à s’en faire une, pour unsoir. Et celle qu’ils arrivent à se créer, c’est la leur proprequ’ils retrouvent, si l’on sait voir. Pour mon compte, je n’aijamais éprouvé de surprise à voir un être se démasquer. C’esttoujours le visage que je m’attendais à trouver sous le masque quim’est apparu. Du reste, tel masque, posé sur telle figure, n’a pasdu tout le même aspect que s’il en recouvre une autre. Le masque nedissimule pas, il trahit. Une chose étonnante, c’est la tendancearistocratique des travestissements ; princes, princesses,seigneurs et marquises. On ne se croirait guère en paysdémocratique ; ou plutôt… Cette dernière remarque était bonneà faire – d’autant que ce n’est que l’avant-dernière. – Voici laconstatation finale : dans cette foule de courtisans, pages,écuyers, barons et chambellans, pas un roi, pas un personnageportant le diadème, tenant le sceptre à la main. Personne ne veutrégner. Tout le monde veut être de la cour. On voit ça ailleursqu’ici.

Mouratet fait sensation. Dans uncouloir, une bande sympathique l’entoure, lui demande des nouvellesde ses femmes. Il répond malaisément. Renée, qui s’est éloignéeinsensiblement, me fait un signe et disparaît. Je donne à la bandesympathique les réponses que ne trouve pas Mouratet et je m’arrangede telle façon qu’elle nous barre le passage pendant cinqminutes.

– Viens par ici, dis-je à Mouratetquand nous parvenons à nous dégager. Il faut que je te fasse fairela connaissance d’une petite femme extraordinaire. Tu neregretteras pas ton temps ; tu vas voir.

Et nous nous mettons à la recherche dela femme extraordinaire, qui n’existe que dans mon imagination,naturellement.

– C’est curieux, dis-je ; elleétait là il n’y a qu’un instant ; elle a dû tourner à gauche…Non ; alors, c’est à droite… Ah ! la voici.

C’est une femme. Mais est-ce une femmeextraordinaire ? J’engage la conversation, pour voir. Non,c’est une dinde…

– Si vous voulez faire une bonneaffaire, lui dis-je à l’oreille, dites à mon ami qu’il vous a faitpeur. Répétez-le lui sans trêve.

– Ah ! monsieur Barbe Bleue,s’écrie la Dinde, que vous m’avez fait peur !

Mouratet est enchanté. Ils sont tout desuite très camarades, la Dinde et lui. J’ai eu la main heureuse. Sij’étais tombé sur une femme extraordinaire… Il y a près d’un quartd’heure que Renée s’est éclipsée ; allons, ça va bien. LaDinde se déclare altérée. Admirable ! Nous la conduisons aubuffet et je la désaltère de mon mieux. Le Champagne lui délie lalangue ; Mouratet s’intéresse beaucoup à saconversation.

– Ah ! monsieur Barbe-Bleue,s’écrie-t-elle, que vous m’avez fait peur ! Quand je vous aivu…

La Dinde laisse tomber son éventail. Jeme baisse pour le ramasser. Lorsque je relève la tête, jem’aperçois qu’une femme en domino noir s’est approchée de Mouratet,lui parle à l’oreille. Le domino noir s’en va. Mouratet, l’airahuri, la bouche ouverte, s’est renversé sur le dossier de sachaise, les bras ballants.

– Es-tu malade ? demandé-je.Que t’a dit cette femme ?

– Rien, rien, répond-il en selevant. Attends-moi une minute ; je reviens.

Il s’éloigne, suivant le chemin quevient de prendre le domino noir.

– Ah ! dit la Dinde, ce n’estpas grand’chose, allez ; une farce, sans doute ; unbateau qu’on lui monte. On raconte tant de blagues,ici !…

C’est certain ; mais… je voudraisbien savoir ce que fait Mouratet, tout de même, je prends le partid’abandonner la Dinde à ses réflexions et de sortir. J’ai à peinefait trois pas dans le couloir que le bruit étouffé d’une doubledétonation parvient à mes oreilles. Je me précipite.

Mais des gardes municipaux, plus promptsque moi, se sont élancés, ont ouvert la porte d’une loge, ontempoigné Mouratet. Par la porte entrouverte, j’ai le tempsd’apercevoir deux corps étendus, un corps d’homme, un corps defemme vêtue de blanc, avec une tache rouge sur la poitrine. Deuxgardes entraînent Mouratet qui chancelle, l’enlèvent en toute hâte,à bout de bras. Un autre se met en faction devant la porte de laloge qu’il vient de refermer.

– Circulez, Messieurs, nous dit-ilà moi et à quelques autres curieux ; n’attirez pas lafoule.

Deux messieurs arrivent, le commissaireet le médecin de service. Ils pénètrent dans la loge, et en sortenttrois minutes après.

– Ce n’est absolument rien, dit lecommissaire aux badauds ; un imbécile s’est amusé à fairepartir des pétards et deux dames se sont trouvées mal.

Je m’approche du docteur et l’interrogeen lui donnant les raisons de ma curiosité.

– Ils sont morts tous les deux,dit-il tout bas ; l’homme vient de rendre le dernier soupir etla femme a été tuée sur le coup ; atteinte en plein cœur.Vengeance de mari trompé, n’est-ce pas ? Ah ! les cocusassassins, Monsieur !… Tenez, on enlève les cadavres,ajoute-t-il en me montrant des employés du théâtre qui emportentprestement les corps, enveloppés de toiles, par un escalier dérobé.Voyez, c’est fait. Le public ne s’est pour ainsi dire aperçu derien. Regardez ces gens qui rient et qui plaisantent, là, à côté denous. C’est la vie. La comédie laisse à peine au drame le temps dese dénouer. Voulez-vous venir avec moi ? Vous pourrez voir lescadavres et parler au prisonnier.

– Je vous remercie, docteur ;j’irai dans un instant.

Réflexion faite, je n’irai pas du tout.À quoi bon, maintenant que le crime est accompli ? maintenantqu’elle gît sur la table des policiers en attendant la dalle del’amphithéâtre, cette petite Renée, folle et dépravée comme sonépoque, mais d’une si vivante inconscience. Oh ! pauvre petitoiseau !… Et cet âne, cet imbécile qui l’a tuée, qui s’estarrogé le droit d’infliger la peine de mort pour un délit que lecode lui-même ne punit, au maximum, que de six mois deprison ! Ce misérable qui devait tout à cette femme, sasituation et son bien-être, et les satisfactions de sa vanitégrotesque, et même la considération dont il jouissait. Et il nevoulait pas payer, pour tout cela ; il ne voulait pas êtrecocu. Oh ! oh ! oh ! Il ne voulait pas êtrecocu ! Et les jurés qui l’acquitteront ne veulent pas, nonplus, être cocus ; ni les répugnants spectateurs de la Courd’assises qui applaudiront au verdict et attendront l’assassin pourle porter en triomphe. Ils tiennent à avoir la propriété de leursfemmes, ces gens-là, avec droit de vie et de mort sur elles ;et ils déclarent, à la barbe des législateurs, qu’il n’y a encoreque les coups de pistolet pour maintenir l’institution du mariage…Ils ont raison, les chourineurs !

Je me dirige vers le grandescalier ; mais, comme je passe auprès d’un groupe d’habitsnoirs, quelques paroles attirent mon attention. J’écoute, sans enavoir l’air.

– Oui, dit un jeune homme, c’estArmand de Bois-Créault qui vient d’être tué.

– C’est ce qui pouvait lui arriverde mieux, répond un autre. Il avait fait des faux… Mais,certainement : des faux ; il y a deux mois environ, aumoment où sa famille ne lui fournissait pas les fonds qu’il luifallait. Vous ne saviez pas ? Alors, il n’y a que vous… Ilaurait été poursuivi, malgré le remboursement qu’il offrait, etdéshonoré avant la fin de la semaine.

Je descends l’escalier. Déshonoré !Il aurait été déshonoré… Tout d’un coup, la confusion de faitsinexplicables se débrouille, je trouve la clef de choses que je nepénétrais pas. Ce domino noir – ce domino noir qui est venuchercher Mouratet et lui a mis le revolver à la main – ce dominonoir, c’est Hélène… Oui, j’en suis sûr ! C’est Hélène !…Hélène qui redoutait la flétrissure dont un scandale fangeux allaitmarquer ce nom de Bois-Créault qu’elle a conquis, et veut gardersans friche visible, Hélène qui a pu du même coup satisfaire savengeance et saisir sa liberté entière – et qui défend l’Honneur duNom…

Ah ! misère !… Stupiditétragique !…

Je suis sorti du théâtre et je vais endescendre les marches. La nuit est froide. Le ciel, pur et trèshaut, semble une voûte d’acier sombre, où sont enchâssées despierreries… Je me souviens de la conversation que nous avons eue,Roger-la-Honte et moi, au sujet des étoiles, la nuit où nous avonsvolé l’industriel, en Belgique. Oui, si d’autres astres sonthabités, les êtres qui y vivent voient rayonner notre planète,notre planète si infâme, si hideuse et si noire – ils la voientrayonner de l’éclat des diamants purs.

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