Le Voleur

Chapitre 2LE CŒUR D’UN HOMME VIERGE EST UN VASE PROFOND

C’est entendu. Je ne suis plus un prodige etj’ai laissé à d’autres la gloire de représenter le lycée auconcours général. Je ne suis pas un cancre – non, c’est tropdifficile d’être un cancre. Je suis un élève médiocre. J’erremélancoliquement, au début des mois d’août, dans le purgatoire desaccessits.

– Sic transit gloria mundi,soupire mon oncle, qui ne sait pas le latin, mais qui a lu laphrase au bas d’une vieille estampe qui représente Bélisairetendant son casque aux passants.

C’est mon oncle, à présent, qui veille sur mesjeunes années. Mes parents sont morts, et il m’a été donné commetuteur.

– Une tutelle pareille, ai-je entendudire à l’enterrement de ma mère, ça vaut de l’or en barre ; lepetit s’en apercevra plus tard.

Depuis, j’ai appris bien d’autres choses. Lesemployés et les domestiques ont parlé ; les amis etconnaissances m’ont plaint beaucoup. On s’intéresse tant auxorphelins !… Et, ce qu’on ne m’a pas dit, je l’ai deviné.« Les yeux du bœuf, disent les paysans, lui montrent l’hommedix fois plus grand qu’il n’est ; sans quoi le bœuf n’obéiraitpoint. » Eh ! bien, l’enfant, l’enfant qui souffre, a cesyeux-là. Des yeux qui grossissent les gens qu’il déteste ;qui, en outrant ce qu’il connaît d’exécrable en eux, lui fontapercevoir confusément, mais sûrement, les ignominies qu’il enignore ; des yeux qui ne distinguent pas les détails, sansdoute, mais qui lui représentent l’être abhorré dans toute latruculence de son infamie et l’amplitude de sa méchanceté – qui lelui rendent physiquement répulsif. – Les premières aversionsd’enfant seraient moins fortes, sans cela, ces aversionsdouloureuses qui font courir dans l’être des frémissementsbarbares ; et des souvenirs qu’elles laissent lorsqu’elles sesont éloignées et transformées en rancunes, ne germeraient pointdes haines d’homme.

Je sais que je suis volé. Je vois que je suisvolé. L’argent que mes parents ont amassé, et qu’ils m’ont légué,je ne l’aurai pas. Je ne serai pas riche ; je serai peut-êtreun pauvre.

J’ai peur d’être un pauvre – et j’aimel’argent, Oui, j’aime l’argent ; je n’aime que ça. C’estl’argent seul, je l’ai assez entendu dire, qui peut épargner toutesles souffrances et donner tous les bonheurs ; c’est l’argentseul qui ouvre la porte de la vie, cette porte au seuil de laquelleles déshérités végètent ; c’est l’argent seul qui donne laliberté. J’aime l’argent. J’ai vu la joie orgueilleuse de ceux quien ont et l’envie torturante de ceux qui n’en ont pas ; j’aientendu ce qu’on dit aux riches et le langage qu’on tient auxmalheureux. On m’avait appris à être fier de la fortune que jedevais avoir, et je sens qu’on ne me regarde plus de la même façondepuis que mes parents sont morts. Il me semble qu’une condamnationpèse sur moi. Je suis volé, et je ne puis pas me défendre, riendire, rien faire… Cette idée me supplicie, je hais mon oncle ;je le hais d’une haine terrible. Sa bienveillance m’exaspère ;son indulgence m’irrite ; je meurs d’envie de lui crier qu’ilest un voleur, quand il me parle ; de lui crier que sa bontén’est que mensonge et sa complaisance qu’hypocrisie ; de luidire qu’il s’intéresse autant à moi que le bandit à la victimequ’il détrousse… Les robes de sa fille, ma cousine Charlotte, quicommence à porter des jupes longues, c’est moi qui les paye ;et l’argent qu’il me donne, toutes les semaines, c’est la monnaiede mes billets de banque, qu’il a changés. J’en suis arrivé à neplus pouvoir manger, chez lui, le dimanche ; les morceauxm’étranglent, j’étouffe de colère et de rage.

Plus tard, j’ai pensé souvent à ce que j’aiéprouvé, à ce moment-là. Je me suis rendu un compte exact de messentiments et de mes souffrances ; et j’ai compris que c’étaitquelque chose d’affreux et d’indicible, ces sentiments d’hommeindigné par l’injustice s’emparant d’une âme d’enfant et provoquantces angoisses infinies auxquelles l’expérience n’a point donné, parses comparaisons cruelles, le contrepoids des douleurs passées etdes revanches possibles. Je me suis expliqué que tout mon êtremoral, délivré subitement des influences extérieures, et replié surlui-même pour l’attaque, ait pu se détendre par fatigue, une foisla lutte jugée sans espoir, et s’allonger dans le mépris.

Mais ce n’est pas mon oncle que jeméprise ; je continue à le haïr. Je le hais même davantage –parce que je commence à pénétrer les choses – parce que je sensqu’un homme qui cherche à conquérir sa vie, si exécrables quesoient ses moyens, ne peut pas être méprisable. Ce que je méprise,c’est l’existence que je mène, moi ; que je suis condamné àmener pendant des années encore. Instruction ; éducation. Onm’élève. Oh ! l’ironie de ce mot-là !…

Éducation. La chasse aux instincts. On mereproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections.Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut.Pourquoi faut-il ?… On m’incite à suivre les bonsexemples ; parce qu’il n’y a que les mauvais qui vous décidentà agir. On m’apprend à ne pas tromper les autres ; mais pointà ne pas me laisser tromper. On m’inocule la raison – ils appellentça comme ça – juste à la place du cœur. Mes sentiments violentssont criminels, ou au moins déplacés ; on m’enseigne à lesdissimuler. De ma confiance, on fait quelque chose qui mérited’avoir un nom : la servilité ; de mon orgueil, quelquechose qui ne devrait pas en avoir : le respect humain. Lecrâne déprimé par le casque d’airain de la saine philosophie, lespieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont mechaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrièmelustre, me présenter à mes semblables. J’aurai du savoir-vivre. Jeregarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé desconventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu,mais défense de la vivre. J’aurai peur. Car il n’y a qu’une chosequ’on m’apprenne ici, je le sais ! On m’apprend à avoirpeur.

Pour que j’aie bien peur des autres et bienpeur de moi, pour que je sois un lieu-commun articulé par larésignation et un automate de la souffrance imbécile, il faut quemon être moral primitif, le moi que je suis né,disparaisse. Il faut que mon caractère soit brisé, meurtri,enseveli. Si j’en ai besoin plus tard, de mon caractère – pour medéfendre, si je suis riche et pour attaquer, si je suis pauvre – ilfaudra que je l’exhume. Il revivra tout à coup, le vieil homme quisera mort en moi – et tant pis pour moi si c’est un épouvantail quigisait sous la dalle ; et tant pis pour les autres si c’est unrevenant dont le suaire ligotait les poings crispés, et qui apleuré dans la tombe !

Et souvent, il n’y a plus rien derrière lapierre du sépulcre. La bière est vide, la bière qu’on ouvre avecangoisse. Et quelquefois, c’est plus lugubre encore.

Les rivières claires qui traversent les villesnaissantes… On jette un pont dessus, d’abord ; puis deux, puistrois ; puis, on les couvre entièrement. On n’en voit plus lesflots limpides ; on n’en entend plus le murmure ; on enoublie même l’existence, Dans la nuit que lui font les voûtes,entre les murs de pierre qui l’étreignent, le ruisseau couletoujours, pourtant. Son eau pure, c’est de la fange ; sesflots qui chantaient au soleil grondent dans l’ombre ; iln’emporte plus les fleurs des plantes, il charrie les ordures deshommes. Ce n’est plus une rivière ; c’est un égout.

Je ne suis pas le seul, sans doute, à avoirdeviné la tendance malfaisante d’un système qui poursuit, avec leknout du respect, l’unité dans la platitude. L’enfant a l’orgueilde sa personnalité et le fier entêtement de ce qu’on appelle sesmauvais instincts. L’ironie n’est pas rare chez lui ; et il sevenge par sa moquerie, toujours juste, du personnage ou de ladoctrine qui cherche à peser sur lui. Mais la raillerie n’est pasassez forte pour la lutte. De là ce mélange de douceur etd’amertume, de patience et de méchanceté, de confiance large et dedoute pénible que je remarque chez plusieurs de mes camarades –toujours enfants très heureux ou très malheureux dans leursfamilles – et qui se résout dans une tristesse noire et uneinquiétude nostalgique. Non, le sarcasme ne suffit point. Ce n’estpas en secouant ses branches que le jeune arbre peut se débarrasserde la liane qui l’étouffe ; il faut une hache pour couper laplante meurtrière, et cette hache, c’est la Nécessité qui la tient.C’est elle qui m’a délivré. Il y a une chose que je sais etqu’aucun de mes camarades ne sait encore : je sais qu’il fautvivre.

Je sais qu’il faut avoir une volonté, pourvivre, une volonté qui soit à soi – qui ne demande ni conseilavant, ni pardon après. – Je sais que les années que je dois encorepasser au collège seront des années perdues pour moi. Je sais queles avis qu’on me donnera seront mauvais, parce qu’on ne me connaîtpoint et que je ne suis pas un être abstrait. Je sais que ce qu’onm’enseignera ne me servira pas à grand’chose ; qu’en tous casj’aurais pu l’apprendre tout seul, en quelques mois, si j’en avaiseu besoin ; et qu’il n’y a, en résumé, qu’une seule chosequ’il faille savoir, « Nul n’est censé ignorer la loi. »Est-ce que c’est classique, ça, ou simplementpéremptoire ?

Non pas que je pense du mal de l’enseignementclassique. Loin de là. J’ai pris le parti de ne penser du mal derien ou, du moins, de ne point médire. Je m’abstiens donc devilipender ces auteurs défunts qui m’engagent à vivre.

Integer vitae,scelerisque purus.

Je leur ai même dû, depuis, une certainereconnaissance. Il y a beaucoup de bonnes ruses, en effet, et fortutiles pour qui sait comprendre, indiquées par les classiques.Combien de fois, par exemple, enfermé dans un meuble quetransportaient dans un appartement abandonné la veille descamarades camouflés en ébénistes, ne me suis-je pas surpris àmâchonner du grec ! Ô cheval de Troie… Mais n’anticiponspas.

J’exécute le programme, trèsconsciencieusement. D’abord, parce que je ne veux pas être puni.Les pensums sont ridicules, désagréables ; et je cherche avanttout à ne pas me laisser exaspérer par les injustices maladivesd’un cuistre auquel j’aurai fourni un jour l’occasion de m’infligerun châtiment, mérité peut-être, et qui s’acharnera contre moi. Jetiens à n’avoir point de haine pour mes professeurs ; car jene suis pas comme beaucoup d’autres enfants qui, abrutis par ladiscipline scolaire, n’ont de respect que pour les gens qui leurfont du mal. Ces gens-là, je ne pourrais jamais les vénérer, jamais– et je préfère garder à leur égard, sans aller plus loin, dessentiments inexprimés.

Ensuite, ce n’est pas désagréable d’exécuterun programme, lorsqu’on le sait grotesque. Quand on a cettecertitude, on éprouve quelque puissance à travailler ; sansaucun enthousiasme, bien entendu, mais avec pas mal d’ironie.J’apprends donc cette Histoire des Morts – tout ça, c’est lesprocès verbaux des vieilles Morgues – cette Histoire des Mortsqu’on nous enseigne en dédain des Actes des Vivants – comme on nouscondamne à la gymnastique affaiblissante en haine du travail manuelqui fortifie. – J’interprète en un français pédantesque les œuvresd’auteurs grecs et latins dont les traductions excellentes sevendent pour rien, sur les quais. Je prends des notes sans nombre àdes cours où l’on me récite avec conviction le contenu des livresque j’ai dans mon pupitre. Et je salis beaucoup de papier, et jegâche beaucoup d’encre pour faire, du contenu de volumesgénéralement consciencieux et qu’on trouve partout, des manuscritsridicules.

Je me le demande souvent : à quoi sert,dans une pareille méthode d’enseignement, la découverte del’imprimerie ?

Ce serait trop simple, sans doute, de nousapprendre uniquement ce qu’il est indispensable de savoiraujourd’hui : les langues vivantes, et de nous laisser nousinstruire nous-mêmes en lisant les livres qui nous plairaient, etcomme il nous plairait… Qu’est-ce que je saurai, quand je sortiraidu collège, moi qui ne serai pas riche, moi qu’on vole pendant queje traduis le De officiis, moi qui dépense ici,inutilement, de l’argent dont j’aurai tant besoin, bientôt ?Qu’est-ce que je connaîtrai de l’existence, de cette existencequ’il me faudra conquérir, seul, jour par jour et pied àpied ? Ah ! si j’étais encore riche, seulement ! Jesuis épouvanté de mon isolement et de mon impuissance…

On élève mon esprit, cependant. Je me laissefaire. Je porte le lourd spondée à bras tendu et je fais cascaderle dactyle dansant. Je m’imprègne des grandes leçons morales quenous légua la sagesse antique. Le livre de la science, qu’onm’entr’ouvre très peu, afin de ne point m’éblouir, m’émerveille. Etla haute signification des faits historiques ne m’échappe pas lemoins du monde. J’assiste avec une satisfaction visible à la ruinede Carthage ; je comprends que la fin de l’autonomie grecque,bien que déplorable, fut méritée. J’applaudis, comme il convient, àla victoire de Cicéron sur Catilina ; et aussi au triomphe deCésar. L’empire Romain s’établit, à ma grande joie ; c’étaitnécessaire ; « et Jésus-Christ vient au monde. »Pourtant, il faut être juste : les invasions des Barbares onteu du bon ; pourquoi pas ? Quant aux Anglais, je sais quetrois voix crieront éternellement contre eux, et que c’est fortheureux que Jeanne d’Arc les ait chassés de France. Je voisclairement que la destinée des Empires tient à un grain desable ; que la Révolution française fut un grand mouvementlibérateur, mais qu’il faut néanmoins en blâmer les excès… Poésiede faussaires ; science d’apprentis teinturiers ;géographie de collecteurs de taxes ; histoire de sergentsrecruteurs ; chronologie de fabricants d’almanachs…

On forme mon goût, aussi. Je vénère Horace,« qu’on aime à lire dans un bois » ; et Homère,« jeune encor de gloire. » J’estime fort Raphaël pour lesLoges du Vatican, que j’ignore ; Michel-Ange, pour le JugementDernier, que je n’ai jamais vu. Boileau a mon admiration ; etMalherbe, qui vint enfin. Je sais que Molière est supérieur àShakespeare et que si les Français n’ont pas de poème épique, c’estla faute à Voltaire. Je distingue soigneusement entre Bossuet, quiétait un aigle, et Fénelon, qui fut un cygne. Plumages !…J’honore Franklin.

Je vis en vieillard…

C’est bon. Mais, puisqu’il faut que jeunessese passe – elle se passera, ma jeunesse ! – Dansl’avenir ; n’importe quand. Même si mes pieds se sont écorchésaux cailloux de la route, même si mes mains saignent du sang desautres, même si mes cheveux sont blancs. Je l’aurai, ma jeunessequ’on m’a mise en cage ; et si je n’ai pas assez d’argent pourpayer sa rançon, il faudra qu’on la paye à ma place et qu’on payedouble. Ce n’est pas pour moi, l’Espérance qui est restée au fondde la boîte. Je n’espère pas. Je veux.

« Qu’un homme se fixe fermement sur sesinstincts, a dit Emerson, et le monde entier viendra à lui. »Je n’en ai pas retrouvé assez, des instincts qu’on m’a arrachés,pour en former un caractère ; mais j’en ai pu faire unevolonté. Une volonté que mes chagrins furieux ont rendue âpre, etmes rages mornes, implacable. Et puis, elle m’a donné violemment cequ’elle donne à tous plus ou moins, cette instruction que jereçois ; un sentiment qui, je crois, ne me quittera pasfacilement : le mépris des vaincus.

Des vaincus… J’en vois partout. Cesuniversitaires méchants et serviles, vaniteux et moroses. Des gensqui n’ont jamais quitté le collège ; mangent, dorment, fontleurs cours ; connaissent toutes les pierres des chemins parlesquels ils passent ; végètent sans se douter qu’on peutvivre ; requiescunt in pace. Des citrouillesrutilantes d’orgueil ; ou bien de grandes araignées tristes –des araignées de banlieue.

Et tout ça peine, pourtant, pour gagner savie ; roule la pilule amère dans la pâte sucrée des marottes,dans la poudre rosée des dadas.

– Serrez le texte ! s’écrie l’un. Lalangue française, qui est la plus belle du monde, nous permet derendre exactement l’intensité du texte.

Je serre le texte ; je l’étripe ; jel’étrangle.

– Traduisez largement, dit l’autre ;n’ayez pas peur de moderniser. La vie antique se rapprochait de lanôtre beaucoup plus qu’on ne le pense généralement. Croyez-vous,par exemple, que les Anciens n’avaient d’autre coiffure que lecasque ? Et le pétase, Messieurs ! Inutile d’aller plusloin…

Oui, inutile ;

Claudite jamrivos, pueri, sat prata biberunt.

N’en jetez plus, lacour est pleine.

– Mon ami, me dit mon oncle quand j’aiquitté le lycée, pede libero ; avec un diplômeflatteur et fort utile sous le bras, mon ami, le moment estsolennel. Toutes les branches de l’activité humaine s’offrent àtoi ; tu peux choisir. Commerce, industrie, littérature,science, politique, magistrature… Que t’indiquerais-je ? Tusais que, depuis Bonaparte, la carrière est ouverte auxtalents…

Mon oncle s’amuse un peu, en me disantça ; la bouche ne rit pas, mais l’ironie lui met des virgulesau coin des yeux couleur d’acier. Sa figure ? Un tableau deponctuation et d’accentuation, sur parchemin. La paupièreinférieure en accent grave, la paupière supérieure en accentcirconflexe ; le nez, un point d’interrogation renversé,surmonté d’un grand accent aigu qui barre le front ; labouche, un tiret ; des guillemets à la commissure deslèvres ; et la face tout entière, que couronnent des pointsexclamatifs saupoudrés de cendre, prise entre les parenthèses desoreilles.

– Enfin, réfléchis. Tu as fini tesétudes ; tu connais la vie ; choisis.

Non, je ne connais pas la vie ; mais jela devine. Et j’ai fait mon choix.

Pour le moment, pourtant, je déclare à mononcle que je désire, avant tout, faire mon temps de servicemilitaire. M’engager, afin d’être libre, après.

– Excellente idée, dit mon oncle.Peut-être as-tu raison de ne point te décider pour une de cesprofessions libérales qui confèrent des dispenses ; qui peutsavoir ? En tous cas, la caserne est une bonne école. Leservice militaire obligatoire a beaucoup fait pour accroître lesrapports des hommes entre eux ; il a donné à l’humanité unnouveau sujet de conversation.

Peut-être autre chose, aussi. J’ai eu le tempsde m’en apercevoir, durant les années que j’ai passées sous lesdrapeaux. Mais ce ne sont pas là mes affaires. Et, d’ailleurs, jen’ai pas le droit de parler, car je ne serai libéré que demain.

Libéré ! Ce mot me fait réfléchirlonguement, pendant cette nuit où je me suis allongé, pour ladernière fois, dans un lit militaire. Je compte. Collège, caserne.Voilà quatorze ans que je suis enfermé. Quatorze ans ! Oui, lacaserne continue le collège… Et les deux, où l’initiative de l’êtreest brisée sous la barre de fer des règlements, où la vengeancebrutale s’exerce et devient juste dès qu’on l’appelle punition –les deux sont la prison. – Quatorze années d’internement,d’affliction, de servitude – pour rien…

Mais qu’est-ce qu’il faudra que je fasse, àprésent que je suis libéré, pour qu’on m’incarcère pendant aussilongtemps ? Quelle multitude de délits, quelle foule de crimesme faudra-t-il commettre ?…

Quatorze ans ! Mais ça paye un assassinatbien fait ! Et combien d’incendies, et quel nombre demeurtres, et quel tas de vols, et quelle massed’escroqueries !… La prison ? J’y suis habitué. Ça meserait bien égal, maintenant, d’en risquer un peu, pour quelquechose. La fabrication des abat-jour ne doit pas être plus agaçanteque la confection des thèmes grecs ; et j’aurais mieux aimétresser des chaussons de lisières que de monter la garde… On ne memettrait point en prison sans motifs, d’abord. Ensuite, j’aurais aumoins, cette fois-là, quelqu’un pour me défendre ; un avocat,qui dirait que je ne suis pas coupable, ou très peu ; que j’aicédé à des entraînements ; et caetera ; quiapitoierait les juges et m’obtiendrait le minimum, à défaut d’unacquittement. – Et qui sait si je serais pris ?

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