Le Voleur

Chapitre 22« BONJOUR, MON NEVEU »

 – Qu’est-ce que tu medonneras si je t’apporte une nouvelle ? me demande Broussaillequ’Annie vient d’introduire dans la salle à manger, au moment où jevais me mettre à table.

– Tout ce que tu voudras, surtoutsi ta nouvelle est bonne ; je n’y suis plus habitué, auxbonnes nouvelles… Mais d’abord assieds-toi là ; tu meraconteras ce que tu as à me dire en déjeunant. J’aime beaucoupt’entendre parler la bouche pleine.

– Une passion ? Tu sais, rienne me surprend plus… Donne-moi à boire ; je meurs de soif.Merci… Eh ! bien, mon petit, j’ai vu tonpère !

– Mon père ! Mais il est mortdepuis bientôt quinze ans !

– Ah ! dit Broussaille trèstranquillement. C’est que je me suis trompée, vois-tu. Ça arrive àtout le monde. Enfin, laisse-moi te raconter… Je viens de passerhuit jours à Vichy. J’y serais même restée plus longtemps si masœur Eulalie n’avait pas été là ; mais avec ses sermons, sesefforts pour me ramener au bien, comme elle dit… j’ai mieux aimém’en aller. Je suis revenue hier soir… Tu sais que mes parentstiennent un hôtel à Vichy ?

– Oui, ton frère me l’a appris il ya longtemps.

– Ils n’avaient qu’une maison desecond ordre, d’abord ; mais leurs affaires ont prospéré,Roger et moi nous les avons aidés un peu, et cette année ils ontpris un établissement superbe, un des plus beaux de Vichy, l’hôtelJeanne d’Arc.

– Ah ! oui, je vois ça ;sur le parc, n’est-ce pas ?

– Justement. Parmi les personnesqui séjournaient chez eux se trouvait un vieux monsieur, d’unesoixantaine d’années, environ ; il était arrivé avec unegrande cocotte de Paris, Melle… Melle… je ne me souviens plus dunom – qui lui faisait dépenser l’argent à pleines mains. – Comme ils’appelle M. Randal, j’avais pensé…

– Urbain Randal ?

– Oui, c’est ça ; UrbainRandal.

– C’est mon oncle, dis-je ;ah ! il est à Vichy…

– Oui, avec la cocotte enquestion ; je te prie de croire qu’elle le mène tambourbattant et qu’elle s’entend à faire danser ses écus. C’est dommageque je ne me rappelle pas… Mais qu’est-ce que tu as ? Tu faisune mine ! On dirait qu’aux nouvelles que j’apporte tes beauxyeux vont pleurer… Ah ! je sais ! Tu penses à l’héritage.Dame ! mon vieux, tu peux te préparer à le trouverécorné ; elle a de belles dents, la cocotte…

Non, ce n’est pas à l’héritage que jepense. C’est une autre idée qui m’est venue, et qui se cramponne àmoi, de plus en plus fortement, depuis que Broussaille m’a quitté.Voilà trois heures qu’elle a commencé à m’assaillir, cette idée, etelle a fini par triompher. Mon parti est pris. Je vais me mettre enroute pour Vichy ce soir, empoigner mon oncle demain, et lui tordrele cou… Et il y a longtemps, à vrai dire, que cette pensée devengeance, qui se formule seulement à présent d’une façon précise,a germé en moi, erre dans mon cerveau, s’éloigne pour reparaître etne s’obscurcit que pour rayonner d’un éclat plus vif, ainsi qu’unphare couleur de sang.

Depuis trois semaines, au moins, jesonge à des représailles, sans oser me l’avouer ; depuis lejour où j’ai trouvé ma maison vide en y rentrant… Ah ! je nepourrai pas dire quels ont été mon désespoir et ma rage quand j’aieu la certitude du départ de Charlotte ; et ensuite, aprèstoutes les démarches vaines, toutes les recherches infructueuses,toutes les tentatives sans résultat que j’ai faites pour retrouversa trace, maintenant qu’il faut perdre toute espérance de la revoirjamais et qu’il faut me résoudre à ignorer son sort, si affreuxqu’il ait été – je ne puis pas dire, non plus, quelles amertumes etquelles rancœurs que je croyais mortes ont ressuscité en moi, m’ontenvahi et me hantent. – Toutes les angoisses et toutes les colèresde ma jeunesse se sont mises à gronder ensemble, comme en révoltecontre mon indécision et ma lâcheté. Pourquoi n’ai-je pas levé lamain, le jour où j’aurais dû frapper, où je m’étais promis defrapper ? Pourquoi ai-je voulu prendre ma revanche ailleurs,quand elle s’offrait à moi, là ? Si j’avais traité le voleurqui me dépouillait comme je m’étais juré de le faire, si je luiavais donné à choisir, séance tenante, entre sa vie et mon argent,rien de ce qui est arrivé n’aurait existé – et, peut-être serait-ilplus heureux lui-même, l’odieux coquin, car il aurait restitué,ayant peur, et n’aurait point à traîner sa vieillesse solitairedans la fange où disparaît son or.

Oui, si j’avais agi, ce jour-là, que demisère eût été évitée, et d’horreurs et d’abjections !… Troptard ! – le mot des révolutions, faites à moitié, toujours. –Oh ! je m’en souviens, je m’en souviens… je me croyais trèsfort, de résister à ma fureur, d’écouter les mensonges sans riendire et de mettre tranquillement ma signature au bas d’un salepapier au lieu d’appliquer ma main sur le visage du misérable… Jeregardais s’en aller mon énergie, joyeusement, ainsi qu’on regardel’eau couler… Il me semble que je me réveille d’une hallucination.Mon cœur se gonfle à éclater, comme autrefois, et les larmes deplomb que j’ai versées, je les verse encore. Projets, rêves, plansébauchés, abandonnés, repris et rejetés… J’ai fait autre chose quece que je voulais faire ; j’ai fait beaucoup plus et beaucoupmoins. Pourquoi ? Mélange de violence et d’irrésolution, demélancolie et de brutalité… un homme.

N’importe. Si je n’ai pas eu le couraged’agir autrefois, je l’aurai aujourd’hui ; et bien qu’on disequ’il y a une destinée qui pèse sur nous et contrôle nos actes, jene m’inquiète guère de savoir si c’est écrit, ce qui va arriver.Ah ! le vieux gredin ! la brute hypocrite et lâche !Je vais lui faire voir qu’il existe d’autres lois que celles quisont inscrites dans son code ; je vais… Non, je n’ai rien àlui faire voir, ni à montrer à d’autres. Les représailles n’ont pasbesoin d’explications et il est puéril de rouler ma colère, encoreune fois, dans le coton des arguties sociologiques. Aux simagréesdes Tartufes de la civilisation, aux contorsions béates desgarde-chiourmes du bagne qui s’appelle la Société, un gested’animal peut seul répondre. Un geste de fauve, terrible et muet,le bond du tigre, pareil à l’essor d’un oiseau tragique, qui sembleplaner en s’allongeant et s’abat silencieusement sur la proie, lesgriffes entrant d’un coup dans la vie saignante, le rugissements’enfonçant avec les crocs en la chair qui pantèle – et qui seuleentend le cri de triomphe qui la pénètre et vient ricaner dans sonrâle. – À crime d’eunuque bavard, vengeance de mâle taciturne. Plusrien à dire, à présent… Je partirai ce soir.

Il est onze heures du matin, environ,quand j’arrive à Vichy. Un train quitte la gare au moment où celuiqui m’amène y entre. Je descends rapidement du wagon et je traversele quai.

– Bonjour, monneveu !

C’est une femme… – Margot ! c’estMargot ! – qui m’accueille avec une grande révérence et ungracieux sourire.

– Dis-moi donc bonjour ! Commetu as l’air étonné de me voir !… Pourtant, mon cher, il n’y apas deux minutes que tu aurais pu m’appeler « matante. »

– Ah ! c’est toi, dis-je commedans un rêve, c’est toi… Et où est-il, lui ?

– Ton oncle ? Il vient departir, de me quitter, de m’abandonner ; et je suis commeCalypso. Tu vois que j’ai fait des progrès, hein ?… Oui, ilest dans ce train qui s’en va là-bas, l’infidèle. C’est une rupturecomplète, un divorce. Entre nous, tu sais, je n’en suis pas fâchée.Quel rasoir !… Mais tu as l’air tout désappointé… Ah ! jedevine : tu venais lui emprunter de l’argent. N’est-ce pas,que c’est ça ? Embêtant ! Si tu étais arrivé hier,seulement… Enfin, si c’est pressant, et que tu veuilles de moi pourbanquier… Entendu, pas ? Tu me diras ce qu’il te faut. Oùvas-tu, maintenant ?

– Je ne sais pas, dis-je, encoretout déconcerté de ce départ qui met en désarroi mes projets ;je ne sais pas… Et il est parti subitement ?

– Tout d’un coup ; l’idée luien est venue hier soir. Du reste, je ne suis pas la première avecqui il ait agi de cette façon ; généralement, au bout d’unmois, quinze jours quelquefois, il a assez d’une femme et la laisseen plan sans rime ni raison. Moi, il m’a gardée depuisfévrier ; cinq mois ! Toutes mes amies en étaientétonnées…

– Et tu ne sais pas où il estallé ?

– Pas du tout. Il m’a dit qu’ilpartait pour la Suisse, mais ce n’est certainement pas vrai ;il a trop peur que je coure après lui ; en quoi il a grandtort. Beaucoup d’argent, oui, mais ce qu’il est cramponnant !…Non, vois-tu, il est bien difficile de savoir vers quels rivages ila porté ses plumes, ce pigeon voyageur. Toujours par voies et, parchemins. Nous l’appelons le Juif-Errant. Il ne se plaît nulle part.Il y a des jours où je me demandais s’il n’était pas fou… Mais toiaussi, mon pauvre ami, tu as l’air toqué, ajoute-t-elle en meregardant. Si tu pouvais voir quelle figure tu fais ! Ça tientpeut-être de famille ? Il faudra que je te soigne. Voyons,fais risette… Puisque je t’ai dit de ne pas te tourmenter… Et puis,ne restons pas à nous promener devant la gare ; on nousprendrait pour deux conspirateurs. J’ai ma voiture là. Viens. Jet’enlève.

Je me laisse faire et nous roulons versla ville.

– Écoute, dit Margot en frappantdes mains. Je devine la vérité. Ton oncle est parti parce que tul’avais averti de ta visite.

– Ah ! non, par exemple,dis-je en riant ; je ne l’avais pas prévenu.

– C’est qu’il te détestetant ! reprend Margot. Il faut dire, aussi, que tu lui as jouéde vilains tours. Séduire sa fille…

– Comment sais-tu ?… Il t’adit ?…

– Oh ! rien du tout ;mais ce n’était pas nécessaire. J’ai de bons yeux.

– Je ne te comprendspas.

– C’est vrai, tu ne t’es aperçu derien, ce soir-là ; mais je pensais que Mlle Charlottet’avait mis au courant… En tous cas, tu te souviens d’être venuavec elle à Monte-Carlo, vers la fin de l’hiverdernier ?

– Oui. Eh !bien ?

– Eh ! bien, j’y étais aussi,moi, avec ton oncle ; et si tu ne l’as pas vu, toi, jet’assure que Mlle Charlotte a bien reconnu son père. Elle estdevenue pâle comme une morte et n’a pas mis longtemps à t’emmener…Tu ne t’étais jamais douté de la rencontre ? C’est curieux.Moi, je soupçonnais bien quelque chose entre vous car quelque tempsauparavant, à Paris, j’avais rencontré…

Je n’écoute plus. Je me rappelle cetépisode de notre existence ; à Charlotte et à moi, cetincident auquel j’attachai si peu d’importance alors, et qui a euune telle influence sur notre vie à tous deux. Je me rappelle monétonnement lorsque je la trouvai, en me retournant, toute blême etfrissonnante, son émotion profonde, son insistance à quitter lessalons du Casino. C’était son père qu’elle avait vu !… Sonpère, qui l’avait chassée bien moins par colère que pour garderl’argent mis en réserve pour sa dot, et qu’elle retrouvait là,honte et dégoût indicibles ! jetant l’or à pleines mains surle tapis vert, au bras de cette femme de chambre devenuehorizontale… Ah ! l’être horrible ! Il faut que je leretrouve, quand le diable y serait !

– Tu sais, continue Margot, il nes’est livré à aucun commentaire malveillant. Il est resté trèscalme. Il a joué toute la soirée et a gagné beaucoup. Quand noussommes partis, seulement, il m’a dit : « Ils m’ont portéchance tous les deux ; c’est la premièrefois. »

Chance ! Il appelle ça la chance,le misérable ! Et c’est pour ça qu’il m’a volé et qu’il arenié son enfant. Pour ça ! Pour courir les villes d’eaux avecdes cocottes, pour placer des billets de banque sous les râteauxdes croupiers, sur les tables de nuit des putains ! Pourça ! Quelle chance ! Quelles joies ! Quelsbonheurs ! Cette bourgeoisie… L’exploitation sans merci detoutes les douleurs, de toutes les faiblesses, de toutes lesconfiances et de toutes les bontés – pour ça… Des fils qui jettentl’argent à l’égout, des filles qui le portent à des gredins titréset ruinés, des vieillards qui ont menti, triché, pillé toute leurvie pour devenir, à soixante ans, les peltastes du vice…

– Je t’ai fait de la peine en teracontant ça ? demande Margot. Pardonne-moi ; je ne medoutais pas… Tu sais que je ne suis pas méchante…

– Non, dis-je en lui prenant lamain, tu n’es pas méchante, Marguerite ; malheureusement,beaucoup de gens ne te ressemblent pas.

– Eh ! bien, ceux-là, il fautles laisser de côté, voilà tout. Moi, je n’agis jamais autrement.Ce ne serait pas la peine d’être au monde s’il fallait toujours secasser la tête à méditer sur les dires de Pierre ou les actions dePaul… Tâche de te remettre au beau fixe d’ici ce soir, n’est-cepas ? Sans ça, je me fâcherai. Je voudrais bien rester àdéjeuner avec toi, mais je ne peux pas. Je suis attendue àCusset ; je suis très demandée en ce moment… Je reviendraivers dix ou onze heures, Tiens, voici l’hôtel Jeanned’Arc, où j’habite ; prends-y une chambre ; lespropriétaires sont charmants…

– Je le crois. J’ai justement unecommission à leur faire. Leurs enfants demeurent àLondres.

– C’est vrai, dit Margot, la filleétait ici avant-hier encore, ou il y a trois jours ; unepetite blonde très jolie. Elle est modiste, paraît-il. Moi, jecrois qu’elle est modiste comme moi ; enfin, c’est sonaffaire. Et tu la connais, scélérat ?

– Un peu. Son frère est monassocié.

– C’est bien drôle, tout ça !dit Margot comme la voiture s’arrête devant l’hôtel. Il faudra quej’aille faire un tour à Londres, pour voir. Je crois que tu metrompes indignement, et j’exige que tu me donnes des explicationsce soir.

– C’est entendu, dis-je endescendant, tandis qu’un garçon de l’hôtel se précipite vers mavalise. À dix heures moins un quart, je commencerai à préparer unroman à ton intention.

Margot me fait un signe menaçant avecson ombrelle, et la voiture repart au grand trot.

Ils sont réellement charmants, cespropriétaires de l’hôtel Jeanne d’Arc. Ils ont étéenchantés d’apprendre que je leur apportais des nouvelles de leursenfants, surtout de Roger qu’ils n’ont pas vu depuis plusieursmois. Ils m’ont prié d’accepter à déjeuner avec eux, en regrettantvivement que leur fille aînée, Eulalie, eût été invitée chezM. le curé.

– Si elle avait pu prévoir votrearrivée, elle se serait excusée, certainement, ditMme Voisin ; elle aurait été si heureuse de vous entendreparler de son frère et de sa sœur ! Elle les aimetant !

Peut-être bien. Mais, moi, je ne suispas fâché de n’avoir point à affronter tes sermons de lademoiselle. Après tout, elle aurait pu me convertir ; quisait ? Pour ce que le Diable me paye ma peau, je ferais aussibien de la vendre à Dieu.

Pas avant déjeuner, pourtant !L’abstinence serait peut-être de rigueur, et je meurs de faim.Heureusement, Mme Voisin vient nous arracher, son mari et moi,à un certain vermouth qui creuse énormément l’estomac. Àtable ! Nous voici à table ! Je dévore ; et lesparents de Roger-la-Honte ont le bon esprit de ne point engagersérieusement la conversation avant que mon appétit commence à secalmer ; il semble s’apaiser à l’arrivée de la volaille et lasalade le pacifie tout à fait. Quels braves gens, ces épouxVoisin ! Et quelle bonne cuisine ils font !

Le père, avec sa face réjouie, encadréede favoris poivre et sel, à l’air d’un bien digne homme, sans unbrin de méchanceté ni d’hypocrisie ; très paternel, surtout.La mère, qui a dû être fort jolie, grasse et ronde, les cheveuxtout blancs et le teint rosé, a l’air d’une bien digne femme,affable et franche ; très maternelle, surtout. Je voudraisbien qu’ils fussent mes parents, tous les deux. Oui, je voudraisbien… Ils s’inquiètent de l’existence que nous menons à Londres.Ils s’en inquiètent avec intelligence.

– Mangez-vous bien ?Buvez-vous bien ? Dormez-vous bien ? demandeMme Voisin.

– Oui, Madame ; trèsbien.

– Avez-vous des distractionssuffisantes ? Les divertissements sont tellementnécessaires ! Vous amusez-vous ? demandeM. Voisin.

– Oui, Monsieur,beaucoup.

– Allons, tant mieux !répondent-ils ensemble. Encore un verre de cevin-là !

Voilà de bons parents !

– Et les affaires marchent-elles àpeu près ? demande M. Voisin.

– Oui, Monsieur, pasmal.

– Et vous prenez toujours bien vosprécautions ? demande Mme Voisin.

– Oui, Madame, toujours.

– Allons, tant mieux !répondent-ils ensemble. Encore un verre de cevin-là !

Voilà de bons parents ! Ils veulentqu’on mange, qu’on boive, qu’on dorme, qu’on s’amuse et qu’on suivelibrement sa vocation. Si tous les parents leur ressemblaient, lafamille ne serait pas ce qu’elle est, pour sûr.

– Voyez-vous, Monsieur, me ditMme Voisin comme un garçon vient chercher son mari, un instantaprès qu’on a servi le café, voyez-vous, nous sommes plus heureuxque nous ne pourrions dire, depuis… depuis que nous nous sommesrésolus à ne plus nous laisser guider par des préceptes qui nouscondamnaient à la misère perpétuelle. Tout nous a réussi. Nous nenous permettons pas, bien entendu, de rire au nez des personnes quipensent autrement que nous, mais nous continuons notre petitbonhomme de chemin sans attacher aucune importance à ce qui sepasse autour de nous. Je ne veux point dire que nous sommes deségoïstes ; non : mais nous ne prenons pas parti. L’unnous dit blanc ; c’est blanc. L’autre nous dit noir ;c’est noir. Que voulez-vous que ça nous fasse ? Et, tenez,sans aller si loin : Broussaille me raconte comment elle aplumé un pigeon ; je ris avec elle. Eulalie vient me parlerdes peines et des récompenses d’une vie à venir ; je m’émeusavec elle. Roger m’apprend ce que lui a rapporté sa dernièreexpédition ; je me réjouis avec lui… Ces chers enfants !Ils nous donnent tant de satisfactions ! Même Eulalie ;elle prie pour nous. Ça peut servir ; on ne sait jamais… Quantà Broussaille et à Roger, je ne vous cache pas que j’étais dans lestranses, les premiers temps. Je lisais le journal, tous les matins,avec une anxiété ! Mais, peu à peu, je m’y suis faite. Chaquemétier a ses périls ; et la seule chose importante est dechoisir celui qui vous convient le mieux. L’esprit d’aventureexiste encore, quoi qu’on en dise ; et tous les hommes nepeuvent pas être chartreux ni toutes les femmes religieuses. Dureste, voyez la nature ; certains animaux se nourrissent dechair, d’autres mangent de l’herbe, et d’autres… autre chose. Monavis est qu’il faut laisser aux aptitudes toute liberté de sedévelopper. Je sais bien qu’il y a des lois. Mais, Monsieur,pourquoi n’y en aurait-il pas ? Le tonnerre existe bien, etles inondations, et les maladies, et toutes sortes de fléaux. Cesont des maux peut-être nécessaires ; propres, en tous cas, àmettre en relief l’industrie et la variété des ressources de chaqueindividu. Il faut se faire une raison, et prendre le monde telqu’il est – pas trop au sérieux. – La seule chose qui m’inquiète, àpropos de Broussaille et de Roger, c’est leur santé. Ce qui me faitpeur, chez Broussaille, c’est la vivacité de son tempérament. Elleétait si impétueuse, si animée, si primesautière étantenfant ! Et je sais par expérience que les natures de femmesexistent en germe dans les dispositions de petites filles. Ça usesi vite, l’exaltation, dans ces choses-là !… De la verve, dubrio, je ne dis pas non ; mais la frénésie… Après tout, je mefais peut-être des idées… Dites-moi la vérité. Je suis sûre quevous savez… Non ? Vous voulez être discret ? Enfin… c’estque ces Anglais sont si brutes, et c’est tellement délicat, unefemme ! Mais Broussaille est une petite risque-tout. Jolie,hein ? Dans cinq ou six ans, nous la marierons ; mais pasavant. Ça ne vaut jamais rien, de se marier trop tôt… Quant àRoger, je ne me lasse pas de lui recommander de mettre des gantsfourrés en hiver ; il est très sujet aux engelures. Et puis,dans votre profession, on est exposé à se voir poursuivi, à êtreobligé de courir ; dites-lui, de ma part, de porter toujoursde la flanelle ; une fluxion de poitrine est si vite attrapée…À propos, c’est votre parent, ce M. Randal qui est si riche etqui est parti ce matin ? Il m’a semblé vous entendre dire àmon mari que c’est votre oncle ?

– Oui, dis-je. Et c’est unvoleur.

– Ah ! répond Mme Voisinfort tranquillement ; je n’aurais pas cru. Il a plutôtl’allure inquiète des honnêtes gens. Un voleur à l’américaine,peut-être ? Il y a tant de genres de vol !… Dites donc,c’est cette dame qu’il a amenée ici, Mlle de Vaucouleurs,qui va regretter son départ ! Si vous saviez l’argent qu’ellelui faisait dépenser ! Elle doit être désolée…

– Je la consolerai cesoir.

– Vous faites bien de m’avertir,dit Mme Voisin sans s’émouvoir ; je vais vous fairechanger de chambre et vous en donner une dont la porte ouvre dansle salon de Mlle de Vaucouleurs ; ce sera pluscommode pour vous deux. Je l’aime beaucoup, cette petitedame ; elle est charmante ; et puis, je serais biencontente qu’on fût complaisant pour Broussaille, quand elle voyage…Un petit verre de chartreuse ? De la verte, n’est-cepas ?… Je crois, Monsieur, que rien ne peut vous rendrephilosophe comme de tenir un hôtel. On entend tout, on voit tout,on apprend tout. On arrive à ne plus faire aucune distinction entreles choses les plus opposées, et l’on devient indifférent au biencomme au mal, au mensonge comme à la vérité, à la vertu comme auvice. Si cette maison pouvait parler ! Combien de genshonnêtes qui s’y sont conduits en forbans, combien de filous quiont été des modèles de droiture ! Que de cocottes qui s’y sontcomportées en femmes d’honneur, et que de femmes mariées qui ontmis leur vénalité aux enchères ! Et que de filous qui ont étédes coquins, que d’honnêtes gens qui sont restés intègres, que decocottes qui furent des courtisanes et que d’épouses qui restèrentpures ! C’est encore plus étonnant… Décidément, le monde estsemblable aux braises du foyer : on y voit tout ce qu’on rêve.Et le mieux est de rêver le moins possible, car on finit par croireà ses rêves, et ils n’en valent jamais la peine. La vie,voyez-vous, c’est comme une baraque de la foire, devant laquelle setrémoussent des parades burlesques, tandis qu’on joue des dramessanglants à l’intérieur. À quoi bon entrer, pour assister auxsouffrances de l’orpheline et souhaiter la mort du traître, quandvous pouvez vous distraire gratis aux bagatelles de la porte ?La tragédie, c’est pour les cerveaux faibles… Bon… voilà que jefais des phrases… Un petit verre de chartreuse ?

Non. Mme Voisin s’échauffe un peu,et je préfère lui laisser le temps de se calmer. Je déclare que jedésire faire un tour au parc ; et M. Voisin, que jerencontre dans le vestibule, me souhaite beaucoup deplaisir.

Du plaisir !… Dame ! Pourquoipas ?… C’est plein de bon sens, ce que vient de me dire cettebrave femme. C’est plein de bon sens… Les braises du foyer et lasottise des rêves, la parade de la foire et la tragédie pour lescerveaux mal trempés… Très vrai ! Très vrai !… Je croisque si je rencontrais mon oncle, dans cette allée où je me promène,je ne lui donnerais guère que deux ou trois coups de pied quelquepart. Non, je n’irais pas plus loin…

Bien mesquin, ce parc, avec ses pelousesgaleuses, ses allées au gravier déplaisant, ses arbres sansmajesté. Le Casino là-bas, tout au bout ; le Kiosque àmusique, à côté, où grince un discordant orchestre cerclé deplusieurs rangées d’honnêtes femmes qui semblent empalées sur leurschaises, tandis que des bataillons de cocottes multicolorestournent derrière leur dos, dans le sentier circulaire, talonnéespar les hommes, avec des airs de génisses qui regardent passer destrains…

C’est pas tout ça. Je ne suis pas venudans ce parc pour faire des descriptions vives – des hypotyposes,s’il vous plaît – mais pour réfléchir. Réfléchissons… Jeréfléchis ; et je ne sais pas jusqu’où iraient mes réflexionssi je ne me trouvais, tout d’un coup, devant l’abbé Lamargelle.Rencontre bizarre, inattendue, presque providentielle !Sera-ce la dernière ? Peut-être que non. Mais n’anticiponspas…

L’étonnement et la joie que nouséprouvons l’un et l’autre étant exprimés d’une façon suffisante,nous nous installons paisiblement à l’ombre, pour causer de nospetites affaires. Nous voyez-vous bien, tous les deux ? Noussommes là, à gauche de l’allée centrale, assis sur des chaises defer, au pied d’un gros arbre. C’est moi qui porte ce costume devoyage dont l’élégance et la coupe anglaise indiquent une honnêteaisance et des goûts cosmopolites, et qui suis coiffé de ce légerchapeau de feutre, signe incontestable de tendances artistiques etd’exquise insouciance. Je parais avoir vingt-cinq ans, pasplus ; je suis rose, blond, vigoureux, gentil à croquer… Oui,je sais : j’ai l’air de me nommer Gaston ; mais c’est moitout de même. Tenez, je suis justement occupé à chasser lescailloux avec ma canne, dans des directions diverses, tout enparlant à l’abbé. Quant à l’abbé, vous l’apercevez aussi,j’espère ; et maintenant que vous l’avez vu, vous n’oublierezjamais sa physionomie. Il est donc bien inutile que je vous fasseson portrait. Tous avez été frappés, j’en suis sûre, parl’expression d’énergie froide empreinte sur son masque bronzé, dansses profonds yeux noirs, dans ses longs doigts nerveux, sans cesseen mouvement, dont les ongles s’enfoncent dans le bréviaire qu’iltient à la main. Remarquez comme ses narines palpitent, pendantqu’il m’écoute ; on dirait qu’il aspire mes paroles avec songrand nez… Et maintenant, franchement, dites-moi si l’on nousprendrait pour des voleurs. Non, n’est-ce pas ? Je donnel’impression d’un bon jeune homme, un peu trop gâté par sa familleet coupable de fredaines assez vénielles, qui vient de demander àson ancien précepteur de l’ouïr en confession ; l’abbé, lui,fait l’effet d’un prêtre autoritaire à la surface, mais libéral aufond, d’un bourru bienfaisant. Et pourtant !… Dieu sait ce quediraient nos consciences, si elles pouvaientparler !

Mais elles auraient tort d’essayer.Leurs voix se perdraient dans le fracas occasionné par l’infernalorchestre, là-bas, qui termine avec rage une effroyable symphonie àla gloire de la Discorde. Il m’avait semblé tout d’abord que letambour, gravement insulté par un couac de la clarinette, appelaità son aide le cornet à piston ; mais je m’aperçois maintenantque c’est le tambour lui-même qui avait tort et que la flûte, leviolon, le trombone, la contrebasse et le cor anglais, après devains efforts pour rétablir l’harmonie, prennent le partid’étouffer, sous l’explosion combinée de leurs colèresindividuelles, les protestations des antagonistes.

– Un peuple qui admet qu’on luijoue de pareille musique est tombé bien bas, dit l’abbé du ton peuconvaincu d’une personne qui parle pour parler, tout en songeant àautre chose qu’à ses paroles… Quant à ce que vous venez dem’apprendre, ajoute-t-il, je ne puis vous dire qu’une chose :c’est qu’il est fort heureux que les circonstances vous aient servicomme elles l’ont fait. Comprenez-moi bien : vous aurieztrouvé, votre oncle ce matin, et vous l’auriez tué comme un chien,que j’aurais approuvé votre acte, tout en le regrettant, pour vous.Mais puisque le sort a voulu qu’il quittât Vichy juste au moment oùvous y arriviez, je pense que ce serait de la folie pure que devous mettre à sa recherche. Oh ! je conçois la vengeance,certes ! Elle est à la base de tous les grands sentiments,sans excepter l’amour. Mais je n’admets son exercice que sousl’impulsion d’une colère qui frappe de cécité morale ; oubien, de sang-froid, lorsqu’on est assuré de l’impunité. Ce n’estpas un raisonnement de lâche que je vous tiens là ; c’est unraisonnement d’homme. Du moment que vous avez cessé d’être aveuglépar la passion, l’idée abstraite du meurtre pour le meurtre vousabandonne et vous avez devant vous, au lieu d’une entité vague, unêtre dont vous êtes obligé de juger la vilenie, dont vous savez labassesse ; et vous êtes forcé de vous rendre compte que la viede cet être-là ne vaut point la vôtre. Si vous vous obstinez dansvotre dessein de représailles à tout prix, c’est une espèce defausse honte vis-à-vis de vous-même, un entêtement fanatique,seuls, qui vous poussent. Vous vous êtes juré à vous-même decommettre une certaine action, et vous voulez vous tenir parole.Eh ! bien, je crois qu’il ne faut se laisser lier par rien,surtout par les serments qu’on se fait à soi-même. Ils coûtenttoujours trop cher… Vous me direz qu’il y a une grande faiblesse àreculer devant les conséquences d’un acte qu’on désire accomplir.C’est vrai. Mais, au moins lorsque ces conséquences doivent causerplus de peine que l’acte ne doit produire de joie, je trouve cettefaiblesse-là très humaine, très intelligente et même trèscourageuse. Elle procède de la conscience nette des choses et de larépudiation de l’idéal menteur. Les stoïciens prétendaient que lasouffrance n’est point un mal. Les stoïciens étaient de grotesquesimbéciles. La souffrance est toujours un mal. Ne pas reculer devantla douleur, soit – et encore ! – Mais la rechercher, c’estêtre fou, si elle ne vous donne pas, pour le moins, son équivalentde plaisir. Ne disaient-ils pas aussi, ces stoïciens, que la forcene peut rien contre le droit ? La force ne peut rien contre ledroit, sinon l’écraser, – sans trêve. – Le droit ! Qu’est-il,sans la force ? Et qu’est-il, sinon la force – la vraieforce ? – Vieilleries, tout ça ; bêtises… Voyez-vous,l’âge est passé où l’on croyait des témoins « qui se fontégorger. » Des témoins qui veulent vivre, ça vaut mieux. Ilsfiniront peut-être par apprendre aux autres à vouloir vivre, aussi.Et ça suffira… Vengez-vous pendant que la fureur vous barre lecerveau ; ou bien, cherchez l’ombre ; ou bien – attendez.– Votre oncle est un scélérat, oui. Il y a longtemps que je lui aidonné mon opinion sur lui ; mais… Je l’ai aperçu ces jours-ci,continue l’abbé en portant un doigt à son front. Paralysie généraleou suicide, avant peu. Attendez… Pour le moment, ne pensez plus àtout cela, et n’en parlons plus… Avez-vous l’intention de resterici quelque temps ?

– Je ne sais pas ; c’estpossible.

– Moi, je suis arrivé il y a unequinzaine de jours, dit l’abbé en saluant coup sur coup trois ouquatre des nombreux ecclésiastiques qui se promènent dans le parc.Je n’ai pas perdu mon temps. Mais il n’y a plus grand chose à faireet je commence à m’ennuyer. Où êtes-vous descendu ?

– À l’hôtel Jeanned’Arc.

– Excellente idée que vous avez euelà. Vous me fournissez un prétexte plausible pour y transporter mespénates. Jusqu’ici je logeais à Saint-Vincent de Paul,avec la majorité de ces hommes noirs. Question d’affaires, vouscomprenez.

– Quellesaffaires ?

– Le jeu. Depuis quinze jours, jetiens les cartes quinze heures sur vingt-quatre, en moyenne. Et jevous assure que ce n’est pas une petite occupation, et qu’il fautouvrir l’œil, avec ces messieurs.

– Ils trichent ?

– Comme le roi de Grèce. Je suisd’une adresse à rendre des points à Robert-Houdin et mon doigté estsimplement merveilleux ; eh ! bien, mon cher, c’est avecla plus grande difficulté que j’arrive à gagner. J’y parviens,cependant ; et j’ai fait une assez belle récolte. Au bout dela première semaine on envoyait déjà des télégrammes suppliants auxbonnes dévotes et aux chères pénitentes qui ne se faisaient pointprier pour mettre leurs offrandes à la poste. Mais, à présent,elles n’expédient plus que des pots de confitures.

– Vous me donnez là, dis-je, unesingulière idée des mœurs du clergé.

– Je vous en donnerais biend’autres !… Il est difficile, en général, d’imaginer desdrôles plus fangeux que ces hommes d’église. Ils sont les dignespasteurs des âmes contemporaines. Leurs mœurs ! Commentvoulez-vous qu’ils en aient ? La morale pétrifiée dont ilssont les gardiens et les docteurs ne saurait faire d’eux que dessaints ou des fripons. La moralité peut seulement exister avec laliberté ; elle doit sortir de cette liberté, et s’y greffer,non pas immuable, mais variable, en concordance avec l’état généralde culture de l’humanité. Il y a des saints, dans le clergé ;très peu, mais il y en a. Ce sont des monstres, à mon avis. Quantau reste…

– Je serais bien aise de savoirquels sont les sentiments de vos confrères à votreégard ?

– Ils me haïssent ; ils ne meconnaissent pas, mais ils me devinent ; ils me sentent, pourmieux dire. Pas un de ceux dont j’ai vidé l’escarcelle, ces joursderniers, qui n’ait rêvé de représailles atroces. Mais ils n’osentpas agir ; ils dévorent leur jalousie et leur rage. Seplaindre ! À qui ? À l’archevêque ? L’archevêque medoit son siège ; et c’est moi qui lui ai rédigé, il y a troismois, ce fameux mandement qui va lui valoir le chapeau de cardinal.Ah ! ils savent que j’ai l’oreille de monseigneur ! Dureste, ils peuvent aller à Rome, si le cœur leur en dit.

– Vous êtes bien mystérieux,l’abbé.

– Je le serais moins si mesrévélations pouvaient vous être utiles ; mais à quoi vousserviraient-elles ? Si pourtant vous êtes curieux de détailsbiographiques, venez déjeuner, avec moi demain matin à l’hôtelSaint-Vincent de Paul. Je vous présenterai, de vous à moi,quelques types assez intéressants. C’est entendu ? Le menu nevous effrayera pas : consommé au rosaire, soles à l’immaculée,tournedos à la vierge, timbale de nouilles saint Joseph, crèmeterre-sainte et Château-Céleste… Je déménagerai après le café.Réflexion faite, je passerai encore une semaine à Vichy. Aprèsquoi, mon retour à Paris s’impose.

– Une bonne œuvre ?

– Justement. Je m’occupe de lafondation d’un asile pour les filles-mères aux abois. Entreprisepatriotique autant que charitable, car vous savez que la France sedépeuple effroyablement et que la seule population qui augmentesans cesse en ce beau pays, c’est celle des prisons. Mescirculaires et mes démarches ont produit le meilleur effet, etl’établissement ouvrira ses portes avant peu, j’espère. Ladirectrice sera Mme Boileau. Vous connaissez, jecrois ?

– Mme Boileau ?Non ; pas du tout.

– Mme Ida Boileau, rueSaint-Honoré ?

– Quoi !Comment !…

– Mon Dieu ! ricane l’abbé, nefaites donc pas l’enfant. Les choses les plus simples vous plongentdans la stupéfaction.

– Vous exagérez. J’ai appris à neplus guère m’étonner. Ma surprise vient plutôt de vous voir enrelations avec…

– Votre entourage ?… C’est lehasard qui le veut, apparemment. Tenez, regardez là-bas, dans cetteallée, ces deux messieurs et cette dame… Vous les connaissezcertainement.

– En effet, dis-je après avoirtourné la tête dans la direction que m’indique l’abbé. Lepersonnage qui se trouve à droite se nomme Mouratet ; c’est unde mes amis, et la dame est sa femme ; quant au troisièmepromeneur, je ne me rappelle pas…

– C’est M. Armandde Bois-Créault, dit l’abbé ; il est l’amant deMme Mouratet et le mari d’une femme charmante qui fut obligéede se séparer de lui.

– La connaissez-vous ?demandé-je anxieusement, car j’ai cessé de correspondre avec Hélènedepuis plusieurs mois et je ne sais rien d’elle.

– Pas personnellement, répondl’abbé. Elle habite la Belgique et je n’ai jamais eu l’honneur dela voir, bien que j’aille souvent à Bruxelles. Mais j’en ai entenduparler par un banquier belge, un trafiqueur, si vous voulez, qui senomme Delpich et avec lequel elle fait des affaires. Elle est fortintelligente et très ambitieuse, paraît-il… Au fait, autant vousl’avouer ; je connais toute son histoire et je n’ignore pas,non plus, celle de la famille de Bois-Créault.

– Elle est édifiante.

– Mme de Bois-Créaultaimait son fils, dit l’abbé en secouant la tête ; il est entrain de la ruiner et elle l’aime encore. Elle l’aime à mourir pourlui ou à tuer pour lui… Écoutez : nous sommes tous malades,aujourd’hui ; et quelles que soient les formes qu’affectecette maladie, la cause en est toujours identique. Nous sommescondamnés par une morale surannée à passer de l’état naturel,directement, à l’état d’imbécillité passive, fonctionnante, etd’humiliation abjecte. Les sentiments instinctifs, naïfs, larges etbraves, sont enchaînés par les interdictions légales et lesanathèmes religieux. Et ces instincts, refoulés, impuissants à sefaire jour normalement, mais qui ne veulent pas mourir dansl’in-pace où les claquemure la bêtise, reparaissent,défigurés jusqu’au crime ou déformés jusqu’à l’enfantillage. Onparle de l’infamie actuelle ; elle est forcée, cetteinfamie ; forcée, douloureuse, immense – immense comme lasottise dont elle émane. – D’ailleurs, la folie augmente partoutdans des proportions énormes… Vous me direz que le cas deMme de Bois-Créault est un cas exceptionnel. Je vousrépondrai que beaucoup de mères font plus encore, pour leurs fils,que Mme de Bois-Créault. Combien de femmes, surtout dansles campagnes, qui tuent lentement leurs maris afin de faireexempter leurs fils du service militaire ! Que de crimesignorés a produits ce militarisme à outrance ! La confessionnous apprend… Mais vous me comprenez, vous ; et pour ceux quine me comprendraient pas, je parlerai, un jour, plus clairement. Jevoudrais pourtant dire ceci : quand un accident déplorable meten deuil toute une ville, si un prêtre se permet de déclarer enchaire que la catastrophe est un châtiment du ciel, on ne trouvepas d’invectives assez amères pour l’en accabler. On ne se demandemême pas s’il connaissait la vie réelle des victimes, si laconfession ne lui avait point révélé ce qu’ignore la foule, et s’iln’avait pas le droit, le droit absolu, de parler de vengeancedivine. Remarquez que je n’emploie les mots : châtiment duciel et vengeance divine que comme une figure…

L’abbé s’interrompt. À vingt pas, sousles arbres, s’avance une jeune femme blonde, très jolie, vêtue denoir. Je ne sais pourquoi, elle me rappelle Broussaille, uneBroussaille pleine de dignité. Elle va passer devant nous. L’abbése lève et salue d’un grand coup de chapeau, fort éloquent. Lajeune femme répond d’une inclinaison gracieuse.

– Cette dame est réellement trèsbien, dis-je.

– Oui, certainement. C’estMlle Eulalie Voisin, la fille…

– Oh ! je sais ; mais jen’avais pas l’honneur de la connaître.

– Elle va à la Grande Grille, ditl’abbé comme la sœur de Roger-la-Honte disparaît, au bout du parc,entre le kiosque à musique et le Casino, j’ai fort envie d’y alleraussi ; j’ai deux mots…

– Vous lui faites la cour, jeparie ?

– Je ne vous le dirai pas, répondl’abbé en se levant. D’abord, j’ose à peine me l’avouer àmoi-même ; puis, les sentiments de l’amour, comme ceux de lareligion, perdent leur sincérité dès qu’ils sont exprimés. Aurevoir ; à demain matin.

Il s’éloigne – juste au moment oùs’approchent Mouratet et les deux adultères qui l’accompagnent. –L’adultère femelle pousse un grand cri en m’apercevant, seprécipite au-devant de moi, m’accable d’exclamations etd’interrogations ; et ce n’est qu’au bout de trois minutes aumoins que Mouratet parvient à me serrer la main et à me présenter àl’adultère mâle. Un bellâtre, insignifiant, prétentieux etinsipide ; un homme dont les moustaches sont partout et lereste nulle part.

Nous avons été dîner à laRestauration. Dîner médiocre, mais fort gai. Mouratet estla belle humeur en personne ; il est satisfait de tout, trouvel’univers admirable et ses habitants délicieux. La vie n’a que dessourires pour lui. Il n’est pas encore député, c’est vrai ;mais simplement en raison de la difficulté qu’éprouve legouvernement à dénicher l’oiseau rare capable de prendre sa place àlà Direction des Douzièmes Provisoires, les Douzièmes Provisoiresdemandent à être habilement dirigés ; c’est incontestable.Donc, Mouratet a consenti, par pur patriotisme, à conserver sasituation, quelque temps encore ; jusqu’au printemps prochain.À cette époque, il posera sa candidature dans la Bièvre.Candidature progressiste qui sera soutenue comme il convient parles pouvoirs établis.

– Mon élection est assuréed’avance, dit-il. Et après… Il ne faudra pas t’étonner de voir,d’ici un an ou deux, le portefeuille des Finances sous monbras.

Je ne m’en étonnerai pas. Oh ! pasdu tout. Armand de Bois-Créault aussi affirme que le fait nele surprendra point ; Mouratet, dit-il, est capable detout.

C’est fort possible. Il est mêmecapable, je crois, d’être parfaitement au courant de la conduite desa femme et d’avoir jugé plus intelligent de ne rien dire. J’enmettrais ma main au feu, qu’il sait tout, et qu’il a pris le partide fermer les yeux. Comment serait-il admissible, sans cela, qu’ilfût seul à ne pas voir ce qui est évident pour tout le monde ?Il est vrai qu’il y a des grâces d’état ; mais… Je demanderaides explications à Renée, si l’occasion s’en présente.

Elle se présente immédiatement. Armandde Bois-Créault nous propose, à Mouratet et à moi, une partiede billard. Mouratet accepte, mais je refuse. Je ne joue jamais aubillard ; c’est un jeu trop 1830 pour moi. Renée m’approuve etme prie de la mener faire un tour de parc ; ces messieursviendront nous retrouver quand la chance se sera déclaréedéfinitivement en faveur de l’un d’eux.

– Eh ! bien, dis-je à Renéeune fois que nous avons traversé la sextuple rangée de cocottesattablées devant l’établissement et qui se sont mises à chuchoter ànotre passage, eh ! bien, je suis heureux de pouvoir vousféliciter de votre aplomb.

– Les compliments sont toujoursbons à prendre, répond-elle ; mais mon aplomb n’a rien departiculier. Ne pas se cacher, c’est le meilleur moyen de ne paséveiller les soupçons de son mari. Toutes les femmes qui ont un peud’expérience en savent autant que moi là-dessus.

– Voulez-vous me faire croire queMouratet ne se doute de rien ?

– Lui ? De rien du tout.Absolument de rien, je vous assure. Vous vous apercevez de ce quise passe, tout le monde s’en aperçoit, et lui seul continue à nerien voir.

– Mais s’il ne continuaitpas ?

– C’est impossible, répond Renéeavec la plus grande assurance. Lorsqu’un homme a confiance dans unefemme, ça va loin. Et il a une confiance en moi ! Tenez, lemois dernier, à Paris, il a reçu deux ou trois lettresanonymes ; il me les a montrées en riant et les a déchirées enhaussant les épaules… Qui avait écrit ces lettres, jel’ignore.

– Un soupirant évincé.

– Évincé ! Vous voulezrire.

– Mécontent, alors.

– Vous voulez me fairepleurer.

– Une femme jalouse.

– Oh ! s’écrie Renée, commentaurait-elle pu savoir ? D’ailleurs, je n’ai pas connu plus detrois hommes mariés depuis le commencement de l’année. Voyons,ajoute-t-elle en comptant sur ses doigts ; un, deux, trois…quatre… cinq. Non, pas plus de cinq. Ainsi… Armand non compris,bien entendu.

– Il est marié,pourtant.

– Si peu ! Séparé de sa femmeau bout d’un mois de mariage. Elle est encore demoiselle, voussavez. D’une pudibonderie à décourager un satyre. Elle a mieux aiméabandonner son mari que de lui accorder la clef des générations,comme disait… Molière. Comprenez-vous des choses pareilles ?Une vestale fin de siècle ! J’ai bien ri quand Armand m’araconté ça.

– Il y a de quoi. Il vous fait rirebeaucoup, Armand ?

– Très peu. À dire vrai, il me metla mort dans l’âme. Il est si bête ! Encore plus que mon mari.Seulement, qu’est-ce que vous voulez ? – elle allonge sonpouce sur son index – ça, ça, toujours ça. Ah !l’argent !… Il faudra que je vous fasse faire des affaires,cet hiver, pour me remonter une bonne fois. Figurez-vous que jen’ai plus un sou. Armand va recevoir une forte somme de sa mère,dans trois jours ; elle vend deux ou trois fermes qu’ils onten Normandie ; mais, d’ici là, je suis à sec. Et il fauttoujours une chose ou une autre. J’ai le même chapeau sur la têtedepuis le commencement de la semaine ; les horizontales semoquent de moi. C’est tout naturel ; vous ne pouvez pasinspirer le respect si vous portez huit jours le même chapeau…Avez-vous deux ou trois cents francs sur vous ?

– Cinq cents seulement, dis-je enconsultant mon portefeuille. Voici.

– Bon, dit-elle en glissant lebillet de banque dans son corsage ; je vous rendrai ça mardi.Ou, plutôt… donnez-moi votre adresse. J’irai vous dire merci demainmatin.

– Je ne peux pas vous donner monadresse, dis-je en riant. Je demeure chez une personne qui m’aoffert l’hospitalité…

– Écossaise. Oui ; j’aperçoisla jupe. Que vous êtes méchant ! On dirait que vous vousplaisez à me faire jouer le rôle de Mme Putiphar… Tant pispour vous ! Je ne vous rendrai pas votre billet, et vous serezle premier qui n’en aura pas eu pour son argent.

– Il faut un commencement à tout.Dites-moi, petite Renée, elle vous amuse, l’existence que vousmenez ?

– Énormément ! je suis faitepour ça, voyez-vous. C’est tellement drôle, de raconter des blaguesd’un bout de l’année à l’autre, de n’être jamais ce qu’on parait,et de se moquer de tout le monde sans avoir l’air de rien !C’est comme si l’on ne sortait pas du théâtre. On se regarde jouersa comédie, vous savez, et c’est délicieusement énervant. Des tasde sensations, mon cher ! Je vous expliquerai ça quand vousvoudrez ; mais je vous préviens que je ne suis éloquente qu’enchemise. C’est ma robe de professeur. Il faudra vous décider, sivous voulez vous instruire. Vous déciderez-vous ?

– Sans aucun doute.

– Vous aurez raison. En attendant,soyez convaincu que j’éprouve une joie intense à les tromper tous,mon mari avec Armand, Armand avec d’autres – j’ai deux rendez-vouspour demain ; comment faire ? – et à leur tirer descarottes – passez-moi le mot – des carottes à la Vichy.

Mais elle aperçoit son mari et Armandde Bois-Créault qui se dirigent de notre côté, et changesubitement de sujet de conversation. Ils nous rejoignent. C’estMouratet qui a gagné la partie de billard ; le proverbe aencore une fois raison.

– Je reprochais vivement àM. Randal de n’être, pas venu à Paris l’hiver dernier, ditRenée. Il m’a promis d’y faire un long séjour au commencement del’année prochaine. Maintenant, il faut qu’il répète sa promessedevant témoins.

Je promets ; et, comme il est dixheures et demie, je déclare que je suis obligé de me retirer. Je neveux pas manquer de parole à Marguerite de Vaucouleurs.

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