Le Voleur

Chapitre 30CONCLUSION PROVISOIRE – COMME TOUTES LES CONCLUSIONS

 – Ma foi, dit l’abbéLamargelle comme nous achevons de déjeuner à l’hôtel du RoiSalomon, on ne mange pas mal, ici ; pas mal du tout.Maison louche, mais cuisine parfaite. J’avoue que je suis gourmandet qu’un bon repas me fait plaisir. Lacordaire a parlé des« mâles voluptés de l’abstinence. » Mâles voluptés !Comme c’est mâle et voluptueux, de se priver de quelquechose ! Vous ne trouvez pas ?… Ce café est excellent…Voyons, ne faites donc pas cette mine-là. Prenez un air réjoui, quediable ! Puisque vous êtes millionnaire, laissez-le voir. Cen’est qu’à-moitié déshonorant. Lorsque j’aurai trouvé dans cespaperasses les éléments d’une fortune égale à la vôtre,continue-t-il en désignant un gros paquet de papiers déposé sur unepetite table, vous verrez quelle allure je saurai me donner…

– Ce sera différent, dis-je ;vous avez sans doute un but dans l’existence, une idée… Moirien.

– Je voudrais bien être à votreplace, Vous n’avez pas de but dans l’existence ? Continuez.Contentez-vous de vivre pour vivre. La maladie, assurent leshygiénistes, est une tentative du système pour s’accommoder auxmauvaises conditions du milieu dans lequel il se trouve. Le voln’aura été pour vous qu’un essai d’acclimatation à laSociété.

– Votre gaîté est plutôtgrave.

– Je l’admets. Eh ! bien, sivous tenez absolument à vous charger d’un idéal, vous en avez untout trouvé : continuez encore. Volez, volez. Idéal, pouridéal, du moment que nous le cherchons en-dehors de nous, le crimeen vaut un autre. Et quelle lumière il projette sur le présent, etmême sur l’avenir, et même sur le passé ! Tenez, j’ai apprishier qu’un de mes anciens élèves, un marquis authentique, grandnom, grande noblesse, vient d’être arrêté à Paris en flagrant délitde cambriolage. Comprenez-vous la signification du fait ?Découvrez-vous, autrement que les gazetiers à la solde dePrudhomme, le sens de cet incident ? Il me semble voir, moi,dans l’acte courageux de ce descendant des croisés, la seuleprotestation vraiment grande et vraiment digne qu’ait jamais faitentendre la noblesse dévalisée contre les spoliations des pillardsde 89. Acte énorme, oui, quelles que soient les proportionsauxquelles on le réduise pour le moment, qui porte un verdict surle passé de la bourgeoisie et manifeste son futur. D’ailleurs, ilest inutile de jouer sur les mots. Dans un monde où l’Abdicationn’est pas seulement une Doctrine, mais une Vie, la marche del’humanité, en avant ou en arrière, n’a pu et ne peut êtredéterminée que par des actes que les lois qualifient de crimes oude délits de droit commun. Malheureusement, il ne suffit pas d’êtreun criminel, même un grand criminel, pour être un caractère.L’individu, à présent, est non seulement hors la loi ; il estpresque hors du possible. L’humanité possède l’unité et le moicommun dont parlait Jean-Jacques. Elle n’a plus qu’une face. Et surcette face, pâle d’épouvante, s’est collé le masque menteur duscepticisme, La raison d’être contemporaine ? « J’ai peurde moi ; donc, j’existe. » Époque de cannibalismesilencieux et craintif. L’homme ne vit plus pour se manger, commeautrefois ; il se mange pour vivre. Je ne crois pas qu’enaucun siècle le genre humain ait autant souffertqu’aujourd’hui…

– C’est mon avis dis-je. Mais, voussavez, on prétend que notre époque est une époque detransition.

– Mensonge ! s’écrie l’abbé.Notre époque est une époque d’accomplissement. L’humanité lecomprend vaguement ; et c’est pour cela qu’elle a si peur,qu’elle est si lâche… Notre système social mourra bientôt, dansl’état exact où il se trouve actuellement, et il périra toutentier. Aucun changement ne s’accomplira qui puisse établir un lienmoral entre ce qui est encore pour un temps et ce qui sera bientôt.Notre civilisation ? On peut la définir d’un mot ; c’estla civilisation chrétienne. L’influence du christianisme ?Elle n’existe point par elle-même. Sa mission a été de diviniserles anciens crimes sociaux ; Son action n’a été que celle dela corruption des sociétés antiques, de plus en plus atroce etgalvanisée par des signes de croix. L’idée chrétienne ? Unenouvelle serrure à l’ergastule ; cent marches de plus auxGémonies. Le génie du christianisme ? Une camisole de force.« Jésus, dit saint Augustin, a perfectionné l’esclave. »Oh ! cette religion dont les dogmes pompent la force etl’intelligence de l’homme comme des suçoirs de vampire ! quine veut de lui que son cadavre ! qui chante la béatitude desserfs, la joie des torturés, la grandeur des vaincus, la gloire desassommés ! Cette sanctification de l’imbécillité, del’ignorance et de la peur !… Et cette figure du Christ, siveule, si cauteleuse, si balbutiante – et si féroce ! – Cethaumaturge ridicule ! Je dis ridicule, remarquez-le, parceque je crois à ses miracles. Ils sont si puérils, à côté de ceuxqu’on a faits depuis, en son nom ! Nourrir quatre mille hommesavec sept pains, quelle plaisanterie ! Le capitalisme chrétienn’en est plus là. Avez-vous vu, par exemple, ces budgetsd’ouvrières, établis par des personnes compétentes, et quiaccordent à ces favorisés du ciel 65 centimes par jour pourvivre ? Et l’on suppose, ne l’oubliez, pas, quelles trouventde l’ouvrage comme elles veulent. Et il paraît qu’elles sontrassasiées. Voilà un miracle !… Avez-vous pensé quelquefois,aussi, à ce Simon le Cyrénéen, qui revenait des champs, et auquelon fit porter la croix du personnage ? Il revenait deschamps ! Vous entendez ? Eh ! bien, ils en ontencore l’épaule meurtrie, de cette croix, ceux quitravaillent !… Notre monde occidental les traîne comme unboulet, les traditions chrétiennes. Mais des races, s’éveillentlà-bas, à l’Orient, libres de ces entraves et destinées, sansdoute, à nous délivrer de nos liens, de nos rêveries de ligotés aupied d’un gibet, de notre spiritualisme abject et peut-être de nosturpitudes morales. L’avenir, ça… Pour le présent, nous sommescondamnés au désolant spectacle de l’harmonie du désordre et de lasymétrie de l’incohérence. Rappelez-vous les événements auxquelsvous avez été mêlé, les êtres dont l’existence a coudoyé la vôtre.Des hallucinés ou des imbéciles. Tous ! Tous ceux que vousavez pu voir ! Et partout, démence, insanité, aberration,folie !… « La maladie est l’état naturel duchrétien », a dit Pascal. Hélas !…

– Si vous pensez ce que vous dites,m’écrié-je malgré moi, pourquoi portez-vous votrerobe ?

– Pour m’en servir ! répondl’abbé en se levant avec un grand geste. Afin de m’en servir pourmoi-même, pour mes intérêts, pour mes idées – des idées que j’ai etque je crois grandes, quelquefois ! – Dites donc !pourquoi portent-ils des couronnes, vos rois ? des armes, vossoldats ? des toges, vos professeurs ? des simarres, vosjuges ? Moi qui suis une force, qui veux être un homme etfaire des hommes, il me serait impossible d’exister si je neportais pas cette défroque. J’aurais l’air d’exister parmoi-même ! Comprenez vous ?…

Il reprend – et sa face s’illumine d’unéclat étrange, et son geste s’élargit et sa voix tonne.

– Mes idées ! La seuleidée : l’idée de liberté. Ah ! je n’ignore pas lesefforts tentés par des Hommes, au milieu de l’indifférenceterrifiée des foules, pour faire jaillir la grandeur de l’avenir del’atrocité bête du présent. Tentatives généreuses qui furent etresteront sans résultats, parce qu’on ne peut évoquer les réalitésdu milieu des impostures – parce qu’il faut écraser définitivementle mensonge pour qu’apparaisse la vérité. – Âmes labourées par ladouleur, cerveaux déchirés par l’angoisse, vous demeurerezinfertiles ; rien ne germera dans le sillon qu’a creusé envous le soc du désespoir et qui sera comme l’ornière veuve de grainoù roule la meule de torture. Il y a si longtemps que la Parole acessé d’être un Fait ! que le Verbe n’est plus qu’une armefaussée dans la main gauche des charlatans !… Pourtant,j’espère. Notre époque est tellement abjecte, elle a pris silâchement le deuil de sa volonté, notre vie est tellementlamentable, cette vie sans ardeur, sans générosité, sans haine,sans amour et sans idées, que peut-être écouterait-on un apôtre –un apôtre qui aurait la volonté, la volonté tenace de se faireentendre. – Un apôtre serait un Individu, d’abord – l’Individu quia disparu. – Le jour où il renaîtra, quel qu’il puisse être et d’oùqu’il vienne, qu’il soit l’Amour ou qu’il soit la Haine, qu’ilétende les bras ou que sa main tienne un sabre, l’univers actuelsera balayé comme une aire au souffle de sa voix et un mondenouveau s’épanouira sous ses pas. C’en sera fini, de cet immensecouvent de la Sottise meurtrière dont les murs, étayés par la peur,étouffent mal les sanglots de la vanité qui s’égorge et leshurlements de la misère qui se dévore ; de ce monastère de laRenonciation Perpétuelle où l’humanité, le bandeau de l’orgueil surles yeux, s’est laissée pousser par la main crochue du mauvaisprêtre et verrouiller par les doigts rouges du soldat ; de cecloître où les Foules, le carcan de leur souveraineté au cou et lespoignets saignant sous les menottes de leur puissance absolue,pantèlent, prosternées devant leur idole – leur Idole qui est leurImage – en attendant que leur Providence, qui est l’État,entrebâille le guichet par lequel, de temps en temps, elle laisseapercevoir la manne, à moins qu’elle ne préfère ouvrir à deuxbattants la grande porte – celle qui conduit à l’abattoir. – Oui,le jour où l’Individu reparaîtra, reniant les pactes et déchirantles contrats qui lient les masses sur la dalle où sont gravés leursDroits ; le jour où l’Individu, laissant les rois dire :« Nous voulons », osera dire : « Jeveux » ; où, méconnaissant l’honneur d’être potentat enparticipation, il voudra simplement être lui-même, etentièrement ; le jour où il ne réclamera pas de droits, maisproclamera sa Force ; ce jour-là sera ton dernier jour,ergastule des Foules Souveraines où l’on prêche que l’Homme n’estrien et l’Humanité, tout ; où la Personnalité meurt, car illui est interdit d’avoir des espoirs en dehors d’elle-même ;ton dernier jour, bagne des Peuples-Rois où les hommes ne sont mêmeplus des êtres, mais presque des choses – des esprits désespérés etmalsains d’enfants captifs, ravagés de songes de désert, de rêvesdépeuplés et mornes – ; ton dernier jour, civilisation dudespotisme anonyme, irresponsable, inconscient et implacable –émanation d’une puissance néfaste et anti-humaine, et que tu nesoupçonnes même pas !…

L’abbé s’arrête. Sa figure, quirayonnait de l’enthousiasme du visionnaire, s’assombrit tout àcoup. Il ricane.

– La folie partout, n’est-cepas ? Chez moi aussi. Les idées ! Je combats leurhallucination, mais elles m’aveuglent. Que vous dire ? Quelconseil vous donner ?… Que faire ? C’est terrible, cedégoût des autres, de tout, et de soi-même ! Vous l’éprouvezet je l’éprouve, et combien d’autres avec nous !… Le mondeactuel est l’abjection même. Je m’offrirais en holocauste de boncœur pour le transformer – et des milliers d’êtres feraient commemoi – si je ne connaissais pas l’inanité du sacrifice. Malgré tout,l’idéal est en nous. C’est nous. Vous êtes un hypnotisé et unvoleur ; cela ne fait pas un homme. Tachez d’être un homme…Pour moi… Pour moi, j’emporte ces papiers, que vous avez volés etqui me permettront sans doute de commettre de nouveaux vols…Misère…

L’abbé m’a quitté. Je suis seul dans machambre et, pour échapper à l’obsession des pensées qui meharcèlent, j’écris, en attendant l’heure du départ. Je trace leslignes qui termineront ce manuscrit où je raconte, à l’exemple detant de grands hommes, les aventures de ma vie. J’avoue que jevoudrais bien placer une phrase à effet, un mot, un rien, quelquechose de gentil, en avant du point final. Mais cette phrase typiquequi donnerait, par le saisissant symbole d’une figure derhétorique, la conclusion de ce récit, je ne puis pas la trouver.Ce sera pour une autre fois. Mon œuvre demeurera donc sansconclusion. Ainsi que tout le reste, après tout. Péroraisons detribune, dénouements de théâtre, épilogues de fictions, on aime ça,je le sais bien. On veut savoir comment ça finit. C’estmême une demande qui termine la vie ; et les yeux, quand labouche du moribond ne peut plus parler, ont encore la force des’entr’ouvrir pour une dernière interrogation. On veut savoircomment ça finit. Hélas ! ça ne finit jamais ; çacontinue…

Conclusion ? Je ne serai plus unvoleur, c’est certain. Et encore ! Pour répondre de l’avenir,il faudrait qu’il ne me fût pas possible d’interroger le passé…J’ai voulu vivre à ma guise, et je n’y ai pas réussi souvent, j’aifait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres ; etmême un peu de bien, comme les autres ; le tout sans granderaison et parfois malgré moi, comme les autres. L’existence estaussi bête voyez-vous, aussi vide et aussi illogique pour ceux quila volent que pour ceux qui la gagnent. Que faire de soncœur ? que faire de son énergie ? que faire de saforce ? – et que faire de ce manuscrit ?

En vérité, je n’en sais rien. Je ne veuxpas l’emporter et je n’ai point le courage de le détruire. Je vaisle laisser ici, dans ce sac où sont mes outils, ces ferrailles decambrioleur qui ne me serviront plus. Oui, je vais le mettre là. Onl’utilisera pour allumer le feu. Ou bien – qui sait ? –peut-être qu’un honnête homme d’écrivain, fourvoyé ici par mégarde,le trouvera, l’emportera, le publiera et se fera une réputationavec. Dire qu’on est toujours volé par quelqu’un… Ah ! chiennede vie !…

FIN

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