Le Voleur

Chapitre 4OÙ L’ON VOIT BIEN QUE TOUT N’EST PAS GAI DANS L’EXISTENCE

Quand je suis revenu de Belgique, où jen’avais guère passé qu’une semaine, j’ai trouvé mon oncle dans unecolère bleue. Mme Montareuil, que j’avais rencontrée au bas del’escalier, avec son fils, comme j’entrais, tenait son mouchoir surses yeux et Édouard, d’une voix lugubre, m’avait affirmé que letemps était bien mauvais. Les domestiques aussi avaient l’air fortaffligé.

– Mademoiselle Charlotte ne se marierapas, m’a dit l’un d’eux.

Ah ! bah ! Pourquoi ? Qu’est-ildonc arrivé ?

Une chose très malheureuse. C’est mon onclequi me l’apprend, d’une voix secouée par la fureur. Il paraît qu’ily a huit jours – juste la nuit qui a suivi mon départ pourBruxelles, par le fait – les voleurs sont venus chez lesMontareuil ; ils ont tout enlevé, tout, titres, valeurs,bijoux. Le secrétaire de Mme Montareuil a été forcé et mis àsac. C’est épouvantable.

– Horrible ! dis-je. Et l’on n’a pasarrêté les malfaiteurs ? On n’a pas une indication qui puissemettre sur leurs traces ?

– Pas la moindre. On a vu pourtant,assure-t-on, deux hommes passer en courant dans la rue, vers lescinq heures du matin, avec des paquets sous le bras. Des balayeursont donné le signalement de l’un d’eux ; c’était un hommebrun, avec un pardessus vert et une casquette noire.

– Et l’on n’a pas retrouvé cet hommebrun ?

– Pas encore ; la police lerecherche.

– Mais il n’y avait donc personne, cettenuit-là, chez Mme Montareuil ?

– Si ; Marguerite, la femme dechambre. Mais elle couche à l’étage supérieur et assure s’êtreendormie de bonne heure ; comme elle a le sommeil lourd, ellen’a rien entendu. On l’a mise à la porte sans certificat, tu pensesbien.

– Quel est le montant du vol, à peuprès ?

– Quatre cent mille francs, à en croireMme Montareuil ; mettons-en, si tu veux, trois centmille ; le quart de ce qu’elle possédait, à mon avis. Si levieux Montareuil avait encore été de ce monde, ce coup l’auraittué, j’en suis sûr. Il tenait tant à son argent !…

– Un homme d’affaires,naturellement ; et encore, je crois, plutôt usurier qu’hommed’affaires, si la différence existe…

– Usurier ! Le mot est bien gros. Iln’a jamais eu maille à partir avec la justice, que je sache ;alors… et puis, c’était un philanthrope, un des fondateurs de laDigestion Économique ; Mme Montareuil aussi a toujoursété très charitable, ajoute mon oncle qui ne se souvient plus de ceque je lui ai entendu dire bien des fois, dans ses moments decynisme : que la charité est la conséquence de l’usure et sonarc-boutant naturel.

– Cette pauvre dame semblait biendésolée ; je l’ai rencontrée en arrivant…

– Oui, nous venions d’avoir un entretienqui n’avait guère dû lui mettre du baume dans le cœur. Queveux-tu ? J’ai bien été obligé de lui faire comprendre qu’uneunion entre son fils et Charlotte était désormais impossible ;entre la fortune que possédait Édouard il y a huit jours et cellequi lui reste aujourd’hui, l’écart est trop considérable…

– Je pense, mon oncle, que vous avez étéun peu vite en besogne. D’abord, Charlotte avait, je crois,beaucoup d’affection pour Édouard…

– Elle ! Charlotte ! Ellen’aime personne. Une idéologue qui trouve que la terre lui salitles pieds et qui rêve d’avoir des ailes ! Ils sont dans lalune, les gens qu’elle aimerait.

– Peut-être. En tous cas, on peutretrouver, d’un moment à l’autre, une bonne partie des valeursdérobées, sinon leur totalité ; que la police mette la mainsur les coupables…

Mon oncle ricane.

– Les coupables ! dit-il. Ne metspas le mot au pluriel. Il n’y a qu’un coupable.

Il se lève et marche nerveusement. Un seulcoupable ! Que veut-il dire ? Subitement, il s’arrête etme frappe sur l’épaule.

– Écoute, je ne veux pas ruser avec toi,ni faire des cachotteries. Garde seulement pour toi ce que tu vasentendre… Si je n’avais pas été certain de ce que je viens de tedire et de bien d’autres choses, je n’aurais pas agi aussibrusquement avec Mme Montareuil. J’ai pris des renseignements.J’ai été à la Préfecture, où je connais quelqu’un ; c’esttoujours utile, d’avoir des relations dans cette maison-là ;tu pourras t’en apercevoir. On m’a mis des évidences irréfutablesdevant les yeux et l’on m’a donné des preuves. Le vol a été commispar une seule personne ; cette personne ne possède plus leproduit de son larcin ; et elle ne sera pas arrêtée. Je teparlais tout à l’heure des deux individus qu’on prétend avoir vus…Fausse piste ; renseignement mauvais dont la police n’est pasdupe, ni d’autres, ni moi.

– Alors, dis-je, ému malgré moi, car lesallures un peu mystérieuses de mon oncle m’intéressent, alors, quelest le voleur ?

– Je n’ai pas besoin de te dire son nom,répond mon oncle ; il ne t’apprendrait rien. C’est un jeunehomme de ton âge, à peu près, et de ta taille – j’ai vu sonportrait. – Il était l’amant de Mme Montareuil.

– Mme Montareuil ! Unamant !

– Pourquoi pas ? Elle n’est pas laseule, je pense, dit mon oncle en haussant les épaules… Ça duraitdepuis deux ans. C’est là qu’est la bêtise. Qu’une femme, àn’importe quel âge, se passe un caprice, rien de mieux. Mais laliaison !… Car elle allait le voir souvent, l’entretenait –maigrement, c’est vrai ; j’ai vu des lettres – et le laissaitvenir chez elle, parfois, sous des prétextes… Il devait être aucourant de tout et ne guettait évidemment qu’une occasion… On l’avu descendre de voiture au coin de la rue, vers onze heures, lesoir du vol…

– Qu’est-ce qu’il faisait ?qu’est-ce qu’il était ?

– Un pas grand’chose. Un de ces fauxartistes de Montmartre dont le ciseau de sculpteur se recourbe enpince et qui ont dans la main le poil de leurs pinceaux. Deshabitudes de taverne et de bouges sans nom ; desfréquentations abjectes. Du reste…

– Mais pourquoi ne l’a-t-on pasarrêté ? Il n’a pas reparu chez lui ? On ne l’a pasretrouvé ?

– Il n’a pas reparu chez lui, non. Maison l’a retrouvé – avant-hier, dans la Seine. – Crime ousuicide ? Crime, certainement. Il n’avait pas un sou sur luiquand on l’a repêché, et l’on n’a rien trouvé dans sonlogement ; rien, bien entendu, à part les documents qui ontrévélé son intimité avec Mme Montareuil.

– Ce n’est donc pas elle qui a donné lesrenseignements ?

– Elle ? Pas du tout. A-t-elleseulement songé à soupçonner son amant ? Je ne le crois pas.Elle ignore sa mort. Elle n’ose pas aller chez lui parce que,depuis l’affaire, Édouard ne la quitte pas, mais elle lui a encoreécrit hier ; je le sais. C’est la police qui a tout découvert,en donnant là une grande preuve d’habileté ; je regrette même,pour les agents chargés des recherches, qu’on ait décidé de ne pasdonner connaissance des faits réels à la presse.

J’éclate de rire.

– Oh ! oui, c’est regrettable !Les journaux perdent là un bien joli roman-feuilleton. Maispourquoi diable, mon oncle, me racontez-vous une pareillehistoire ?

– Une histoire ! crie mon oncle. Unehistoire ! Aussi vrai que nous ne sommes que deux dans cettechambre, c’est la vérité pure. La vérité, je te dis ! Meprends-tu pour un enfant ? Est-ce que j’ai l’habituded’inventer des contes ? Tu ris !… Mais c’est affreux,c’est à faire trembler, ces choses là ! Penser que descapitalistes, des possédants – hommes ou femmes, peu importe ;le sexe disparaît devant le capital font aussi bon marché du biende la caste, sacrifient ses intérêts supérieurs à leurs passionsbasses, oublient toute prudence, négligent toute précaution devantleurs appétits déréglés – et livrent leurs munitions, en bloc, àl’ennemi ! – Où sont-ils, ces trois cent mille francs ?Qui sait ? Peut-être entre les mains de perturbateurs prêts àengager la lutte contre les gens riches, contre nous, en dépit ducode qui fait tout ce qu’il peut, pourtant, pour favoriserl’accumulation et le maintien de l’argent dans les mêmes mains… Selaisser voler ! Ne pas veiller sur sa fortune ! C’estmille fois plus atroce que la prodigalité qui, au moins, éparpillel’or… C’est abandonner le drapeau de la civilisation ; c’estpermettre à la vieille barbarie de prévaloir contre elle. Lafortune a ses obligations, je crois ! L’Église même nousl’enseigne… Quand je la voyais là tout à l’heure, cette femme,geignante et pleurnicharde, je songeais à cette vieille princessequi, pendant le pillage de sa ville prise d’assaut, courait par lesrues en criant : « Où est-ce qu’on viole ? »Parole d’honneur, j’avais envie… Ah ! bon Dieu ! sesouvenir qu’on a un sexe et oublier qu’on possède un million… C’està vous rendre révolutionnaire !

– Calmez-vous, mon oncle. D’abord, cestitres, ceux qui les détiennent n’en ont pas encore lemontant ; on a les numéros, sans doute ; on feraopposition…

– Que tu es naïf ! C’est vraimentbien difficile, de vendre une valeur frappée d’opposition ! Àquoi penses-tu donc qu’on s’occupe, dans les ambassades ?Figaro prétendait qu’on s’y enfermait pour tailler des plumes. Onest plus pratique, aujourd’hui… Je ne dis pas que les ministresplénipotentiaires opèrent eux-mêmes…

– Est-ce que Mme Montareuil est aucourant des choses ?

Mon oncle tire sa montre.

– À l’heure actuelle, oui. Elle a trouvé,en rentrant chez elle, une lettre qui la mandait, seule, à laSûreté ; elle est, depuis une demi-heure, en tête-à-tête avecun fonctionnaire qui lui révèle tout ce qu’elle sait et tout cequ’elle ne sait pas. Elle écoute, en pleurant ses péchés. On doitlui apprendre que si, par hasard, on retrouve ses titres ou sesbijoux, on les lui remettra ; mais que, le principal coupableétant mort, on ne poussera pas les recherches plus loin, afind’éviter un scandale. Affaire classée.

– Édouard ne saura rien ?

– Rien. Il n’aura qu’à se consoler de laperte de ses trois cent mille francs.

Petite affaire. « Plaie d’argent n’estpas mortelle », disent les bons bourgeois.

– Et Charlotte ?

– Je ne crois pas que j’aurai besoin delui dire ce que je viens de t’apprendre.

– Mais que pense-t-elle ?

Mon oncle me regarde avec étonnement.

– Est-ce que je sais ? Elle n’a rienà penser. Je suis son père ; je pense pour elle… Après ça,peut-être réfléchit-elle pour son compte. Si tu veux savoir à quoi,va le lui demander.

Tout de suite.

Charlotte ne m’a pas dit ce qu’elle pense – cequ’elle pense de ce mariage manqué et des circonstances qui en ontamené la rupture. – Mais je sais à quoi elle pense ; je lesais depuis longtemps. Depuis le jour, au moins, où j’ai commencé àregarder autour de moi, à voir clair. J’ai senti que je n’étais passeul à essayer de comprendre ce qu’il y avait derrière le voile quidoit cacher la vie à la jeunesse ; rideau bien vieux,d’ailleurs, que la vanité imprudente écarte et que le cynismedéchire – car la franchise renaît aujourd’hui par l’effronterie dupersiflage et l’on n’essaye plus guère, même devant des auditeursen bas âge, de galvaniser des truismes moribonds et de passionnerdes lieux-communs. – Et, avec la famille dont la règle s’énerve deplus en plus devant la multiplicité des obligations mondaines etdont le rôle s’efface devant les exigences d’une instructionstupide, les jeunes êtres n’ont plus sous les yeux, lorsqu’il leurest permis de les lever de leurs livres, que le spectre de la Vie,qui les emplit de terreur, et de tristesse, et de dégoût. Lesparoles, les demi-mots mêmes qu’on laisse tomber, exprès parfois,retentissent dans le vide de l’existence enfantine ; et levide est sonore. Avez-vous entendu, après les saillies d’unsceptique, ces rires d’enfants qui sont affreux, car ils sont desricanements d’hommes ? Avez-vous vu ces sourires de femmesnarquoises sur des lèvres de petites filles ? Ces rires-làsont presque des cris de détresse, et ces sourires pleins dedouleurs. Les paroles qui les ont provoqués résonnent dans lescerveaux qu’elles tourmentent, et elles tuent quelque choseailleurs. L’âme, où rien ne trouve d’écho, perd saspontanéité ; le cœur sait rester muet et ne veut pluspartager ses peines ; l’enthousiasme et la confiance sont enprison dans la caverne des voleurs. Chez les êtres faibles,l’égoïsme s’enracine, l’égoïsme vil qui peut se résoudre un jour,il est vrai, en une sympathie béate et pleurnicharde ; et chezles êtres forts, c’est un repliement amer sur soi-même, un refusdédaigneux de se laisser entamer, qui peut donner au jeune hommel’exaspération et à la jeune fille une froideur de glace.

La pauvreté rend précoce, celle d’affectionsautant que celle d’argent. Il y a longtemps déjà, sans doute, queCharlotte a pu satisfaire sa curiosité de la vie ; sa mère,morte de bonne heure, n’a pu lui inculquer, par la contagion destendresses puériles et déprimantes, la foi dans la nécessité descompassions et des indulgences ; les franchises brutales etles sarcasmes de son père l’ont forcée à acquérir son indépendancemorale, à se placer en face du monde et à le juger. Et le jugementqu’elle a porté, nerveux et partial, a été la négation, instinctiveplutôt que raisonnée, de tout ce qui était contraire à sanature ; et le rejet absolu de ce qu’elle ne pouvaitcomprendre. Verdict d’enfant roidie par le dédain, qui devient larègle immuable de la jeune fille, mais qui n’est pas rendu sansluttes et sans souffrances. Pendant que moi, isolé, enfermé dans lacage où l’on vous apprend à avoir peur et dans la cage où l’on vousenseigne à faire peur aux autres, je mordais mes poings dansl’ombre, combien n’a-t-elle pas versé de larmes, cette jeune fillecalme et contemplative qui ne pouvait pas ne point voir et qu’onobligeait à entendre ? Elle a souffert autant que moi ;plus que moi, sans doute, car sa souffrance était plus aiguë,n’ayant point de cause précise mais des raisons générales ; etcette douleur était ravivée sans trêve par le spectacle incessantde la vie basse, de l’hypocrisie meurtrière de la barbariecivilisée avec son indifférence horrifiante pour toutes les penséeshautes.

Charlotte a peut-être souffert, aussi, dumanque de cœur et de la brutalité de son père ; je le crois,bien que je ne l’aie point entendue se plaindre. Elle ne se plaintjamais. Les états d’indignation silencieuse par lesquels elle apassé – et que les nerfs de la femme n’oublient jamais, même quandson cerveau ne se souvient plus des causes qui les ont provoqués –lui ont ouvert l’âme à moitié en la froissant beaucoup. Carl’indignation est un projet d’acte ; et un projet d’acte, mêmeirréalisé, ne pouvant rester infécond, il y a toujours,intérieurement, résolution dans un sens quelconque, si inattenduqu’il soit. Le plus souvent, chez la femme, l’indignation répriméeproduit la pitié. La pitié mesquine, espèce de compromis entrel’égoïsme forcené et le manque d’énergie mâtiné de tendresseironique, impliquant le désaveu de toute espèce d’enthousiasmevrai ; la pitié larmoyante et bavarde, qui procède de rancunessourdes peureusement dissimulées, du désir d’actes vengeursaccomplis par d’autres que, d’avance, on renie lâchement ; lapitié qui cherche dans l’exaltation du malheur, l’auréole de sapropre apathie ; sentiment anti-naturel, chrétien, qui ne peutexister que par la somme de dépravation qu’il enferme. Maisl’indignation, parfois, produit aussi la fierté taciturne, lacompréhension large et muette de l’universelle sottise et del’universelle douleur ; seulement, alors, elle se retire toutentière dans les solitudes silencieuses du cœur ; elle seconserve et se concentre comme le feu sous la neige des volcanspolaires ; et, de la compression de ses élans, les âmes fortespeuvent faire jaillir des idées libératrices – ou même la bontésans phrases, lorsqu’elles ont assez souffert et lorsque, surtout,elles ont assez vu souffrir.

C’est encore de la pitié, cela ; mais unepitié haute et brave. Et c’est cette pitié-là, inquiète et nerveuseencore, que je sens vibrer dans Charlotte ; je la lis sur sonvisage, son beau visage d’un ovale pur comme ceux qu’on rêved’entrevoir sous les arceaux gris des vieux cloîtres ; je ladevine dans ses yeux réfléchis, attentifs et sévères, ses yeuxnoirs qui ne parlent pas ; dans sa voix, d’un timbre aussi purque lorsqu’elle était enfant, sa voix qui est l’essence d’elletoute et m’enivre comme un fort parfum.

Je l’entends souvent, cette voix-là, àprésent. Elle parle pour moi, et pour moi seul. Il me semble que jen’entends qu’elle, depuis ces trois mois que nous nous aimons…Ah ! je ne le sais pas, si nous nous aimons…

Comment avons-nous été poussés l’un versl’autre, ce soir-là ? ce soir lourd d’un jour d’orage, dans lejardin de Maisons-Laffitte, où sa robe blanche frémissait comme uneaile pâle sous la nef des grands arbres noirs, où sa voix clairefaisait sonner les rimes du poème de la nuit d’été… où je suistombé à deux genoux devant elle, avec des mains glacées et mon cœurqui sautait dans ma poitrine, où elle m’a relevé de toute la forcede ses deux bras et m’a porté à ses lèvres… Je n’ai point eu besoinde mentir, de lui dire que je l’avais toujours aimée ; je luiai dit que je l’aimais, ce soir-là, éperdument, à en mourir, etelle m’a serré sur son cœur en me disant : « Tais-toi,tais-toi ! » Oh ! cela qui fut si doux – cette bontéde vierge, plus forte qu’un amour de femme – oh ! je donneraistout au monde aujourd’hui pour que ce n’eût jamais été…

Pourquoi l’ai-je voulue, moi ? Pourquoiest-elle venue ici, elle ? Pourquoi revient-elle – puisqu’ellene m’aime pas, je le sens ; puisque, moi, je ne peux pasl’aimer ? – Oh ! c’est torturant, et je ne puis pas direce que c’est que notre amour ; c’est comme l’amour de deuxennemis. On dirait qu’il y a toujours un fantôme entre nous…Ah ! les mystérieuses et confuses sensations éveillées par leprintemps passionnel ! Les rêves d’idéal et les sentimentslascifs, les fougues du cœur et les ardentes convoitises ! –Rien, rien… Seulement la meurtrissure des sens enivrés d’ennui etaltérés par l’inquiétude ; la volonté de se laisser aller à ladérive, quand on résiste malgré soi ; l’esprit qui s’effrayequand la chair lance son cri ; la défiance et la révolte desdésirs ; les abandons et les reprises, les effusions et lesfroideurs ; et enfin, non pas la nausée, mais la rancunecontre l’ennemi qui a failli vaincre – en redoutant de triompher. –Mais l’impression vive, acre, pénétrante du plaisir est tellementprofonde en moi, pourtant, qu’elle s’exprime longtemps après parles spasmes du cœur et les frissons nerveux. Je ne l’aimepas ; et il y a des moments où je l’adore, des moments trèscourts ; et d’autres où je la déteste, il me semble, de toutle poids de son esprit qui s’appuie au mien, si alourdi déjà et queje ne puis plus dégager. On dirait que nous ne voyons que la vie,quand nous sommes ensemble, la vie dont nous ne parlons jamais,hideuse et vieille, – vieille, vieille…

J’ai conscience qu’elle n’est pas pourmoi ; et elle sent qu’elle n’est point faite de ma chair.C’est comme si je lui glaçais le cœur, comme si je pétrifiais sasympathie ; comme si quelque chose nous forçait tous deux àrefouler toujours plus profondément dans l’âme une passion intenseque la sentimentalité n’ose pas défigurer et qui ne vit, même dansle présent, que de souvenirs de rêves. Ce sont les sourdesfermentations de la mémoire qui m’imprègnent d’elle, du sentimentobscur de sa supériorité qui domine toutes mes pensées, qui estcomme une barrière devant ma volonté ; ses regards d’uninstant qui ont rayonné pour jamais, ses gestes fugitifs maisimpérissables, toute sa grâce mille fois révélée à moi et qui mereste si mystérieuse, toute la réalité de ses charmes, ne m’ontdonné que des visions… Cela dure depuis des mois. Chaque fois,quand elle est venue, ç’a été un élan vers elle ; et, quandelle est partie, une délivrance. Je puis la revoir au moins,lorsqu’elle est absente ! Je la revois dans le fauteuil oùelle était assise, devant la table où elle s’appuyait ; cen’est pas son image qui est là ; c’est elle-même, elle toutentière. Et, quand elle vient, c’est une étrangère qui luiressemble un peu ; mais je ne puis jamais la voir telle que jel’ai revue en pensée… Une fois, une seule, sa présence m’a étédouce, douce à ne pouvoir l’exprimer. Elle s’était endormie unmoment ; et j’ai eu à moi, réellement, immobiles, silencieuxet clos, son front où la pensée inquiète a tendu la transparence deson voile, sa bouche si souvent entr’ouverte pour des questionsqu’elle ne pose pas, ses yeux qui interrogent – quand j’y voudraisvoir briller des étoiles. – J’aurais voulu qu’elle ne se réveillâtjamais et m’endormir avec elle, moi, pour toujours…

Mais c’est fini, à présent. Nous ne seronsplus séparés, Charlotte et moi ; par un adversaire invisiblequ’elle a deviné dans l’ombre, sans doute, et que je ne veux pasavoir terrassé pour lutter avec son fantôme. Qu’elle parle, si ellea quelque chose à dire, et si elle ose parler. Ou bien, jeparlerai ; et si ce que je dirai doit tuer notre amour, qu’ilmeure. Je ne veux plus subir le despotisme des angoisses quil’étreignent ; et je ne veux pas plus de secret entre nos âmesqu’il n’y en a entre notre chair, notre chair que rapproche unnouveau lien, car Charlotte est enceinte. Avant-hier, elle m’adécidé à aller demander sa main à son père, et à lui toutavouer ; je dois lui faire part, aujourd’hui, du résultat del’entrevue ; je l’attends.

La voici. Pour la première fois, en faced’elle, je me sens maître de moi, je n’éprouve pas lesfrémissements d’humilité du dévot devant son idole muette, ducoupable devant sa conscience.

– Tu as vu mon père ?

– Oui.

C’est vrai. J’ai vu mon oncle hier matin. Ilm’a écouté sans émotion et m’a laissé parler sans m’interrompre.« Tu n’auras pas ma fille, m’a-t-il dit quand j’ai eu fini. –Voulez-vous me donner les raisons de votre refus ? ai-jedemandé.– Certainement. Il n’y en a qu’une. Je ne veux plus marierCharlotte. – Vous ne voulez plus… – Non. Il est convenu qu’un pèrede famille doit faire son possible pour établir sa fille ;mais si les circonstances s’opposent à la réalisation de sesdésirs, le monde ne peut pas lui en vouloir de ne point persisteren dépit de tout. Les faits qui ont empêché le mariage deCharlotte, en raison même de la rareté de leur caractère,m’autorisent à abandonner, au moins pendant quelques années, toutestentatives matrimoniales à son égard. Édouard est censé avoir lecœur brisé, et il est inutile de le lui arracher tout à fait ;Charlotte est supposée regretter profondément Édouard ; et onm’imagine généralement versant des pleurs sur leur infortune, dansle silence du cabinet. C’est une situation. – Situation conciliableavec vos intérêts ? – Peut-être. Je ne tenais pas à avoird’enfant, moi ; une fille, surtout. Les filles, il leur fautune dot ; et la dot, c’est une somme d’autant plus grosse quele père s’est enrichi davantage. Il faut payer. Je payerai,puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement ; mais le plustard possible. – Savez-vous si Charlotte sera de votre avis et sielle voudra attendre ? » Mon oncle s’est mis à ricaner.« Oh ! qu’elle le veuille ou non !… Elle ne seramajeure que dans deux ans, environ ; et après, les sommationsrespectueuses, les formalités, le temps qu’elles exigent… Une femmepeut arracher ses premiers cheveux blancs, en France, avant d’avoirune volonté. – Elle peut disposer d’elle-même, en tous cas… –Illégalement. – Soit. C’est ce qu’a fait Charlotte. Depuis troismois elle est ma maîtresse. – Ta… ? a crié mon oncle ensursautant, car il a senti que je ne mentais pas. – Oui ;depuis trois mois ; et je viens vous demander, puisque c’estnécessaire, de nous permettre de régulariser notresituation. » Mon oncle était blême, encore, et sa main, poséeà plat sur le bureau, frémissait un peu ; mais sa voix n’a pastremblé. « Votre situation, a-t-il dit, je puis la régulariserfacilement ; en faisant enfermer ma fille jusqu’à sa majorité,d’abord ; et en te faisant poursuivre, toi, pour détournementde mineure. La loi m’autorise… – Oui ! À tout ! À volerla dot de votre fille, comme vous m’avez volé mon héritage, àmoi ! » Mon oncle ne s’est pas indigné ; il a souriet hoché la tête. « Je comprends. Je comprends. Unevengeance ? Ou un chantage ? – Ni l’un ni l’autre !Quelque chose qui ne vous regarde pas, que je ne veux pas vousdire. Il n’y a qu’une chose que je veuille vous dire, c’est queCharlotte est enceinte et qu’il nous faut votre consentement ànotre mariage ! Vous entendez ? Il me le faut ! Jene veux pas que mon enfant… – Ne t’avance pas trop ! La loin’interdit pas sans raisons la recherche de la paternité… »J’ai bondi vers mon oncle et je l’ai empoigné par les épaules.« Si vous dites un mot de plus, si vous vous permettez lamoindre allusion injurieuse envers Charlotte, vieux coquin, je vousécrase sous mes pieds et je vous jette par la fenêtre. Il y alongtemps que j’ai envie de le faire, sale voleur que vousêtes ! Entendez-vous, que j’en ai envie ? Hein ? (etje sentais ses os, que j’aurais dû broyer, craquer dans mes mains,et je ne voyais plus que le blanc de ses yeux). Si je n’étais pasun lâche, comme tous ceux qui se laissent piller par des pleutresde votre trempe, il y a longtemps que j’aurais pris votre tête parles deux oreilles et que je l’aurais écrasée contre vos tables dela Loi ! Je peux vous la faire, à présent, la loi, si je veux,hein !… Tenez, vous n’en valez pas la peine ! » Etje l’ai jeté, d’un revers de main, au fond de son fauteuil où ils’est écroulé comme une ordure molle. « Écoutez, ai-je repris,près de la porte, avant de sortir, tandis qu’il cherchait àrécupérer son sang-froid et qu’il arrangeait sa cravate.Écoutez-moi bien. Accordez-moi la main de Charlotte ; je nevous demande pas de dot ; je ne vous en ai point demandée. Jene veux pas que vous me donniez un sou, même de l’argent que vousm’avez pris. Si vous aviez la moindre affection pour votre fille,je vous dirais qu’elle sera heureuse avec moi ; mais vous nevous souciez de personne. Une dernière fois, voulez-vous ? Sivous ne voulez pas, je ne sais pas ce qui arrivera ; mais jeprévois des choses terribles, des malheurs sans nom pour elle, pourmoi – et pour vous aussi. « Je me suis arrêté, la voix coupéepar la colère. » – Je n’ai qu’un mot à te répondre.C’est : Non. Je n’ai pas plus d’aversion pour toi que pour unautre, malgré ce que tu viens de dire et de faire. Tu m’esindifférent – comme tous les gens qui ne peuvent me servir à rien.– Seulement, en admettant que ma fille ne me donne pas lieu de larenier purement et simplement, je ne puis pas la marier sansdot ; cela ruinerait mon crédit ; et, la mariant avec unedot, je ne puis la donner qu’à un homme possédant une fortune enrapport. Tel n’est point ton cas, malheureusement pour toi. Il y ades conventions sociales que rien au monde ne m’obligera àtransgresser ; elles sont la base de l’Ordre universel, quoique tu en puisses dire… Tu viens de te comporter en sauvage ;moi, je te parle en civilisé, a-t-il continué en glissant sa maindans un tiroir qu’il avait ouvert sournoisement et où je sais qu’ilcache un revolver. La loi m’autorise à agir contre ma fille et toi.Je n’userai pas du droit qu’elle me confère. Tu as séduitCharlotte ; tu peux la garder. Vivez en concubinage, si vousvoulez ; vous serez à plaindre avant peu, sans aucun doute.Mais c’est moi qu’on plaindra. » Je suis sorti brusquement,sans dire un mot, car je voyais rouge.

C’était avant-hier, cela ; et il mesemble que c’est la même fureur qui me secouait alors qui vient dem’envahir tout d’un coup, lorsque Charlotte est entrée.

– Eh ! bien, que t’a dit monpère ? me demanda-t-elle, anxieuse.

– Il a dû te l’apprendre lui-même, jepense.

– Non. Voilà trois jours que je ne l’aivu ; il sort de bonne heure et rentre tard ; on diraitqu’il m’évite. Tu lui as dit ?…

– Tout. Et il refuse. Je n’ai pas besoinde te donner ses raisons, n’est-ce pas ?

Charlotte secoue la tête tristement. Ellevient s’asseoir près de moi et me prend la main.

– Et toi, que veux-tu faire ?

– Moi ? dis-je… Je ne sais pas. Envérité, je ne sais pas.

Et je fixe mes yeux sur quelque chose, auloin, pour éviter son regard que je sens peser sur moi. Maisl’étreinte de sa main se resserre, sa petite main si fine et sijolie, qui semble exister par elle-même.

– Dis-moi ce que tu penses,Georges ! Je t’en prie, dis-le moi, si cruel que ce doiveêtre.

Je dégage ma main et je me lève.

– Est-ce que je sais ce que tu penses,toi ? Je ne l’ai jamais su ! Dis-le moi, si tu veux queje te réponde. Dis-moi si tu m’aimes, d’abord !

Des larmes roulent dans les yeux deCharlotte.

– Je t’aime, oui… Oh ! Je ne saispas… Je ne peux pas dire ! Je ne te connais pas. Je ne te voispas. J’ai peur… Je devine des choses, à travers toi ; deschoses atroces…

Je frappe du pied, car ses larmes me crispentles nerfs et m’irritent.

– Écoute, dis-je ; écoute des chosesplus atroces encore. Il faut que tu les apprennes, puisque tu veuxsavoir ce que je pense. Je ne veux point vivre de la vie des gensque tu connais, que tu fréquentes, que tu coudoies tous les jours.Leur existence me dégoûte ; et, dégoût pour dégoût, je veuxautre chose. J’ai déjà cessé de vivre de leur vie. J’ai… Tu sais,le vol commis chez Mme Montareuil, ces quatre cent millefrancs de bijoux et de valeurs enlevés la nuit. Eh ! bien…

Charlotte s’élance vers moi et me pose sa mainsur la bouche.

– Tais-toi ! Je le sais. Je l’aideviné ! Ne parle pas ; je ne veux pas… Viens.

Elle m’entraîne, me fait asseoir sur le divanet me jette ses bras autour du cou.

– Tu ne te doutais pas que jesavais ? que j’avais compris toute ta haine pour mon père etpour ceux qui lui ressemblent, et que j’avais pu lire en toi commedans un livre le jour où tu es venu me parler, terappelles-tu ? en revenant de Bruxelles… Non, non, ne t’en vapas. Reste. Ne te mets pas en colère si je pleure ; c’est plusfort que moi. Écoute. Je ne t’aimais pas, mais je sentais combientu étais tourmenté… Et le soir où tu m’as parlé, dans le jardin, jene t’aimais pas non plus, mais je savais que tu avais soif d’uneamitié compatissante, comme tous les cœurs malheureux…

D’un geste brusque, je me délivre de sonétreinte.

– Il fallait te défendre, alors, puisquetu n’avais que de la pitié pour moi ! Ce n’est pas de lasympathie que je te demandais !

– Enfant ! dit-elle en me reprenantdans ses bras ; est-ce que tu le savais, ce que tu medemandais ? tu voulais trouver l’oubli, en moi, le sommeil detoutes les pensées qui te hantent, la fin du cauchemar quit’oppresse. Cela, je ne pouvais te le donner qu’avec moi-même. Cesoir-là, tu avais vu en moi une fée qui peut chasser les mauvaisrêves ; mais je n’étais qu’une femme, et mon seul charmec’était mon amour. Je te l’ai donné autant que j’ai pu ; pasassez complètement, sans doute… et, surtout, je ne t’ai jamais ditce que j’aurais dû te dire, je ne t’ai jamais parlé comme j’étaisrésolue à le faire chaque fois que je venais te voir.Pardonne-moi ; je sentais que ta souffrance était tumultueuseet irritable, et je n’ai jamais osé… J’avais peur…

– Tu avais peur ! dis-je en melevant et en marchant par la chambre. Peur de quoi ? De medire que j’étais un voleur ? Je m’en moque pas mal ! Oubien d’entreprendre ma conversion ? Tu aurais sans doute perduton temps. C’était bien inutile, va, tes airs mystérieux et tesfaçons d’enterrement… Tu m’as demandé ce que je voulais faire, toutà l’heure. Si ton père m’avait accordé ta main, j’aurais vu ;mais puisqu’il refuse… je veux continuer, ni plus ni moins, et letonnerre de Dieu ne m’en empêcherait pas. J’espère que tu ne mequitteras pas ; tu t’ennuieras un peu moins que tu ne l’asfait jusqu’ici…

– Non, non ! crie Charlotte. Neparle pas ainsi ! Ce n’est pas fait pour toi, cela ! jene veux pas…

– Pourquoi donc n’est-ce pas fait pourmoi ? Parce que les lois, qui ont permis qu’on me dépouillâtdepuis, ne m’ont pas fait naître pauvre ? Parce que j’ai étéenfermé au collège au lieu d’être interné dans la maison decorrection ? Parce que j’ai appris des ignominies dans deslivres, derrière des murs, au lieu de faire l’apprentissage du viceen vagabondant par les rues ? Je ne comprends pas cesraisons-là. Parce qu’on m’a fait donner assez d’instruction etqu’on m’a laissé assez d’argent pour me permettre d’agir en larronlégal, comme ton père ? Je ne veux pas être un larronlégal ; je n’ai de goût pour aucun genre d’esclavage. Je veuxêtre un voleur, sans épithète. Je vivrai sans travailler et jeprendrai aux autres ce qu’ils gagnent ou ce qu’ils dérobent,exactement comme le font les gouvernants, les propriétaires et lesmanieurs de capitaux. Comment ! j’aurai été dévalisé avec lacomplicité de la loi, et même à son instigation, et je n’oserai pasrenier cette loi et reprendre par la force ce qu’elle m’aarraché ? Comment ! toi qui es une femme et qui serasmère demain, tu peux être empoignée ce soir par des gendarmes queton père aura lancés contre toi et enfermée jusqu’à vingt-et-un anscomme une criminelle, avec l’interdiction, après, de te marieravant l’expiration des interminables délais légaux ! et tuhésiteras à fouler aux pieds toutes les infamies du Code ?

– Non, dit Charlotte, je n’hésiterai pas.Je suis ta femme et je suis prête à te suivre. Mais… Non, je t’enprie, ne fais pas cela. Je t’en prie ; pour moi, pour…l’enfant… et surtout pour toi. Oh ! j’aurais tant donné pourque tu ne l’eusses jamais fait ! et je te supplie de ne plusle faire. N’est-ce pas, tu voudras bien ?

Elle se lève et vient près de moi.

– Dis-moi que tu voudras bien. Jesais aussi, moi, que c’est ignoble, toutes ces choses ; toutecette société immonde basée sur la spoliation et la misère ;je sais que les gens qui soutiennent ce système affreux sont desêtres vils ; mais il ne faut pas agir comme eux…

– C’est le seul moyen de les jeterà bas, dis-je. Lorsque les voleurs se seront multipliés à tel pointque la gueule de la prison ne pourra plus se fermer, les gens quine sont ni législateurs ni criminels finiront bien par s’apercevoirqu’on pourchasse et qu’on incarcère ceux qui volent avec une fausseclef parce qu’ils font les choses mêmes pour lesquelles on craint,on obéit et on respecte ceux qui volent avec un décret. Ilscomprendront que ces deux espèces de voleurs n’existent que l’unepar l’autre ; et, quand ils se seront débarrassés des banditsqui légifèrent, les bandits qui coupent les bourses auront aussidisparu. Tu sais ce que je pense, maintenant ; tu sais ce quej’ai fait et ce que je veux faire – tu entends ? ce que jeveux faire !

– Oh ! c’est affreux, ditCharlotte en sanglotant. Je ne sais pas si tu as tort… mais je nepeux pas, je ne peux pas… Écoute-moi, je t’en supplie… au moinspendant quelque temps… Tu te calmeras. Tu es tellementénervé ! Tu verras que c’est trop horrible… Je n’ai pas mêmele courage d’y penser ; et je n’aurais pas la force… Oh !si tu savais ce que je souffre ! Je t’aime, je t’aime de toutemon âme à présent ; et je t’aimerai… oh ! je ne peux pasdire comme je t’aimerai…

Je la prends dans mes bras.

– Eh ! bien, si tu m’aimes,Charlotte, ne me demande point des choses impossibles. Il faut quej’agisse comme je te l’ai dit, je suis poussé par une force querien au monde ne pourra vaincre, même ton amour. Mais tu serasheureuse, je te jure…

– Non, murmure-t-elle en détournantla tête ; je voudrais pouvoir te dire : oui ; je levoudrais de tout mon cœur ; mais c’est plus fort que moi, jene peux pas. Il me semble que je mourrais de peur et de honte… etje ne veux pas que toi… Oh ! mon ami, mon ami ! ne merepousse pas ainsi…

– Si ! dis-je, je terepousserai – et j’écarte sa main glacée qu’elle a posée sur monfront brûlant, car sa douleur me pénètre et m’exaspère et je sensfondre, devant ce désespoir de femme, l’âpre résolution qui, depuissi longtemps, s’ancra en moi. – Si ! je te repousserai si tues assez faible pour ne point agir ce que tu penses, car tu saisbien que j’ai raison. Je serai ce que je veux être ! Et jeresterai seul si tu n’es pas assez forte pour me suivre.

Charlotte devient pâle, pâle comme unemorte ; et ses yeux seuls, éclatants de fièvre, paraissentvivants dans sa figure.

– Je ne peux pas, dit-elle toutbas ; et d’autres paroles, qu’elle voudrait prononcer,expirent sur ses lèvres blêmes.

– Eh ! bien, va-t-en,alors ! crié-je d’une voix qui ne me semble pas être lamienne. Va retrouver ton père, fille de voleur ! il m’a volémon argent et toi tu veux me voler ma volonté ! Va t-en !Va-t-en !…

Alors, Charlotte s’en va, toute droite.Et pendant longtemps, cloué à la même place et comme pétrifié, jecrois entendre le bruit de ses pas qui s’est éteint dansl’escalier.

Ce que je ressens, c’est pour moi. Jevoudrais bien qu’il y eût là quelqu’un pour me tuer, tout demême ; mais on ne meurt pas comme ça. Il faut vivre. Eh !bien, en avant……

Le lendemain matin, à la gare du Nord,au moment où je vais prendre le train pour Bruxelles, quelqu’un mefrappe sur l’épaule. Je me retourne. C’est l’abbéLamargelle.

– Vous partez en voyage, chermonsieur ?

– Oui ; pour affaires ;un voyage qui durera quelque temps, je pense.

– Vous ne m’étonnez pas ;votre oncle est un homme aimable et Melle Charlotte estabsolument charmante ; mais les événements de ces tempsderniers, ces malheureux événements, ont influé quelque peu surl’aménité de leur caractère ; et quand on ne trouve plus dansla famille les joies profondes auxquelles elle vous a habitué…Ah ! ç’a été bien déplorable, ce qui est arrivé. Pour ma part,je n’ai aucune honte à l’avouer, j’y ai perdu une petite commissionqui devait m’être versée au moment du mariage. Enfin… Les voies dela Providence sont insondables. M. Édouard Montareuil est bienaffecté.

– J’espère qu’il se consolera, avecle temps.

– Je l’espère aussi. Le temps… lesdistractions… Je crois savoir qu’il se fait inoculer ; je l’airencontré l’autre jour sur la route de l’Institut Pasteur. Lascience est une grande consolatrice. Quant à vous, vous préférezles voyages.

– Oh ! voyagesd’affaires…

– Oui ; des affaires auloin ; l’isolement. Vous avez sans doute raison. Beaucoup degens éprouvent le besoin de la solitude, de temps àautre :

Quiconqueest loup, agisse en loup ;

C’est leplus certain de beaucoup ;

comme le dit le fabuliste, continuel’abbé en me plongeant subitement ses regards dans les yeux.Allons ! je crains de manquer mon train. Au revoir, chermonsieur. Nous nous retrouverons, j’espère ; je fais mêmemieux que de l’espérer, il n’y a que les montagnes, hé !hé ! qui ne se rencontrent pas. Je vous souhaite un excellentvoyage. – Prenez garde au marchepied.

Par la portière du wagon, j’aperçois sahaute silhouette noire qui disparaît au coin d’une porte. Était-ilvenu pour prendre un train – ou pour me voir ? Et alors,pourquoi ?

Ah ! pas de suppositions ! Çane sert à rien – surtout quand les prêtres sont dans l’affaire. –Des malins, ceux-là ! et qui ne sont peut-être pas les plusmauvais soutiens de la Société, bien que la bourgeoisie déclare, enclignant de l’œil, que le cléricalisme c’est l’ennemi.

J’y réfléchis pendant que le train, quis’est mis en marche, traverse la tristesse des faubourgs. Quand onpense au nombre des êtres qui vivent dans ces hautes maisonsblafardes, dans ces lugubres casernes de la misère, et qui sontprovoqués, tous les jours, par ces deux défis : la ceinture dechasteté et le coffre-fort ; quand on songe qu’on ne met enprison tous les ans, en moyenne, que cent cinquante mille individusen France et quelques malheureux millions en Europe ; on estbien forcé d’admettre, en vérité, devant cette dérisoire mansuétudede la répression impuissante, que la seule chose qui puisse retenirles gens sur la pente du crime, c’est encore la peur dudiable.

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