Le Voleur

Chapitre 24ON DIRA POURQUOI…

 J’aime autantl’avouer : je n’ai pas été à l’enterrement de Renée et je n’aipoint visité Mouratet dans sa prison. Je n’ai pas été àl’enterrement de Renée parce que cela n’aurait servi à rien, et jen’ai pas visité Mouratet parce que Mouratet me dégoûte et que soninfortune actuelle ne me touche en aucune façon. Je ne suis passentimental. C’est un défaut ; mais qui n’en a pas ?

Cependant, je ne me dissimule point quede grands ennuis m’attendent. On sait que je fréquentais les épouxMouratet, que je les ai accompagnés au bal de l’Opéra, que je metrouvais avec le mari tandis que la femme s’oubliait, dans uneloge, en une conversation criminelle. Je vais être appeléincessamment, en qualité de témoin, devant le juge d’instruction.Perspective désagréable. Je n’ai pas de préjugés contre les jugesd’instruction, ou presque pas, mais je ne tiens nullement à entreren relations avec eux. Ce sont des gens curieux par métier etsoupçonneux par habitude, qui posent des questions parfoisembarrassantes et ne se contentent pas toujours des réponses qu’onveut leur faire. Je préférerais, si c’était possible, ne pointdonner à la Justice l’occasion de contempler mon visage et,peut-être, de mettre le nez dans mes affaires. Quitter Paris sansrien dire ? C’est dangereux, car ça paraîtrait peu naturel.Alors ?…

Je trouve un moyen. Je m’en vais d’unpas léger chez Marguerite de Vaucouleurs, car je sais que Margot arepris pied dans la politique et que Courbassol, rappelé la semainedernière au ministère, n’a de nouveau rien à lui refuser.J’explique les choses à Margot ; je lui fais sentir quel noirchagrin j’éprouverais à me voir obligé de parler, en Courd’assises, soit contre une femme que j’ai respectée jusqu’audernier moment, soit contre un homme que je continue à estimer. Monlangage est pathétique, car, si je ne suis pas sentimental, je saisfaire du sentiment quand il le faut, et même très bien. Margotm’écoute en pleurant ; et, lorsque je lui ai expliqué ce quej’attends d’elle, elle me promet de s’occuper de mon affaire dès lanuit prochaine. Là-dessus, je rentre chez moi toutguilleret.

Le lendemain, je reçois un billet deMargot qui m’annonce que les choses vont pour le mieux. Lesurlendemain, un garde à cheval m’apporte une lettre qui me demandeau ministère. Je pénètre dans ce monument à l’heure indiquée, j’aiune conversation de vingt minutes avec un monsieur qui mecomplimente fort sur mes articles à la « Revue » deMontareuil, et m’annonce que je suis chargé d’une mission par legouvernement. On a passé, en ma faveur, sur certaines formalités.Je dois aller inspecter et étudier les établissementspénitentiaires de la Dalmatie, faire un rapport ; et je reçoispour ma peine une somme de dix mille francs. Ce n’est pasénorme ; mais ça vaut mieux que rien.

Le gouvernement m’ayant confié unemission aussi importante, je suis obligé de partir immédiatement.J’envoie donc au juge d’instruction, dont je trouve chez moi unelettre de convocation à son cabinet, ma déposition écrite ;cette déposition se borne à affirmer que je ne sais rien et que jen’ai rien vu. Après quoi, je prends le train, non pas pour laDalmatie, mais pour Bruxelles.

Beaucoup de gens, à ma place,resteraient à Paris et fabriqueraient leur rapport, ainsi que celase fait de temps immémorial, à la Bibliothèque. Mais, moi, je suisconsciencieux ; je me trouve dans une position spéciale ;tout le monde l’ignore, mais je ne me le dissimule pas. C’estpourquoi je me mets en route pour la capitale duBrabant.

À Bruxelles, je parcours lesétablissements que hantent les criminels honteux, lesdéserteurs ; voleurs occasionnels, escrocs de hasard,caissiers déloyaux, pauvres gens qui vivent dans des transesperpétuelles, qui souffrent tellement que c’est un soulagement poureux que d’être arrêtés, et qui sont parfaitement convaincus, unefois pris, que leurs angoisses ont déjà expié leurs crimes.Peut-être n’ont-ils pas tort… Je finis par trouver, parmi eux,l’homme qu’il me faut. C’est un insoumis. Il a quitté la Francepour échapper au service militaire, effrayé par cette disciplineterrible qui est la force principale de l’armée, dont il n’ignorepoint les excès, et qu’il n’aurait pu supporter, à son avis. Car ilse croit une très mauvaise tête. En réalité, c’est un mouton. Ilm’avoue qu’il est bachelier et qu’il vit assezmisérablement.

– Vous auriez mieux fait d’aller aurégiment, lui dis-je. La vie de caserne devient de jour en jourplus attrayante ; et quant à la guerre future… Avez-vousentendu parler des fours crématoires roulants, qu’on allumerapendant que les armées se rangeront en bataille et qui seront prêtsà fonctionner aux premiers coups de canon ? Quelprogrès !… Enfin, chacun son idée. Si vous ne voulez pas êtresoldat, je n’y puis rien… Maintenant, voici ce que j’ai à vousproposer…

L’insoumis m’a écouté attentivement, etaccepte mes offres avec joie. Il me fera un beau rapport sur lesprisons de Dalmatie, un beau rapport dont il copiera lesdifférentes parties à droite et à gauche, dans des livres. Leslivres ne manquent pas. il écrira cinq cents grandes pages, c’estentendu, quitte à répéter dix ou douze fois les mêmes choses. Ça nefait rien du tout. Je reviendrai chercher le rapport dans quatremois, si je suis encore de ce monde, et j’enverrai mensuellementtrois cents francs à l’insoumis. Je fais encore un joli bénéfice.Mais l’argent des contribuables français, c’est bon àgarder.

Me voici donc tranquille et je puispartir pour Londres. – Déjà ? Certainement. Il m’est venu uneidée, idée extraordinaire, bizarre si vous voulez, mais que je veuxmettre à exécution tout de suite. Je me suis mis en tête d’écriremes mémoires.

Les raisons qui me poussent sont pures.Je sais que le commerce, dans ses grandes lignes, tend à reprendresa forme première : l’échange. Tous les économistes sontd’accord là-dessus. Donc, si après avoir fait pleurer mescontemporains je parviens à les amuser, j’aurai agi en commerçantopérant sur de grandes ligues, et je ne leur devrai plus rien.D’autre part, je ne serai pas fâché de montrer, une bonne fois, ceque c’est qu’un voleur. On se fait généralement une fausse idée ducriminel. Les écrivains l’ont idéalisé afin, je crois, dedécourager les honnêtes gens. Mais le temps des légendes est passé.Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est la vérité sans voiles.

Je n’éprouve aucune honte, ni aucunefierté, à raconter ce que j’ai fait. Je suis un voleur, c’est vrai.Mais j’ai assez de philosophie pour me rendre compte de lasignification des mots et pour ne leur attribuer que l’importancequ’ils méritent. Dans l’état naturel, le voleur, c’est celui qui adu superflu, le riche, « Dans l’état social actuel, le voleurc’est celui qui rançonne le riche. Quel bouleversementd’idées ! » ainsi qu’on l’a dit avant moi. Maisqu’importe ? L’erreur n’a qu’un temps…

Au fond, je mets simplement en jeu, moi,fils et neveu de bourgeois, par des actes franchement caractérisés,des aptitudes que j’ai reçues de mes parents et qu’ilsdéveloppaient sournoisement, dans leur genre d’existence timide,par des actes fort rapprochés des miens. Quelles étaient cesaptitudes, innées, chez eux et chez moi, avant qu’elles eussent étémodifiées, transformées, faussées, sous l’influence du milieuprésent ? Mystère. Mais c’étaient peut-être de bellesaptitudes. Quels actes, si le monde n’était pas ce qu’il est de parla puissance de la routine lâche, auraient produits cesaptitudes ? Mystère. Mais peut-être des actes très nobles.J’ai répété, avec quelques variantes, les actes de mes parentsparce que les conditions de milieu dans lesquelles nous avons eu àvivre, eux et moi, ont été à peu près les mêmes. Hypocrites oubrutales, légales ou illicites, bienfaisantes ou nuisibles, lesactions humaines, permises par les aptitudes, sont déterminées parles milieux. Le ruisseau qui s’échappe, limpide, de la source, etse teinte sur son chemin de la couleur des terres dans lesquellesse creuse son lit, de la nuance des plantes et des herbes qui entapissent les bords, de celle du sable fin ou de la vase immondesur lesquels il roule ses flots… Il existe, je le sais, un certainpédantisme de classe qui aime à protester contre cette manière devoir. Qu’il proteste.

Une chose certaine, c’est que lesmatériaux ne me manqueront point. Ai-je déjà vu de choses, monDieu ! – même de choses que je ne dirai pas !… J’ai passépartout, ou à peu près : je connais toutes les misères desgens, tous leurs dessous, toutes leurs saletés, leurs secretsinfâmes et leurs combinaisons viles, les correspondances adultèresde leurs femmes, leurs plans de banqueroutiers et leurs projetsd’assassins. Je pourrais en faire, des romans, si jevoulais !… Mais les seuls documents que je veuille employerici sont ceux qui me concernent. Et je me demande si je parviendraià les mettre en œuvre.

Sûrement, j’y parviendrai, je ne pensepas que ce soit si difficile que ça, d’écrire un livre ; et jecrois que n’importe qui réussirait à en faire un bon – n’importequel gendarme, n’importe quel voleur, – Certaines qualités meferont défaut ? C’est fort possible. La sentimentalité, parexemple. Non, je ne suis pas sentimental. (Voir plus haut). Tantpis pour elles.

Et tant mieux pour tout le monde,peut-être. Une petite larme de temps en temps ne fait pas de mal,c’est évident. Mais l’émotion littéraire est tout de même troppleurnicharde. Infirmes incurables, poitrinaires plaintifs, mèressans cœur, pères sans conscience, jeunes filles chlorotiques, litsconjugaux solitaires, couches mortuaires désertées, enfantsmartyrs, prostituées par force, proxénètes par persuasion, voleursmalgré eux, pécheresses repentantes et forçats innocents.Ouf !… Vraiment, il y a assez longtemps qu’on s’écarte desénergies pour se tourner vers les émotions. Il est temps que çafinisse. S’il faut une loi, qu’on la fasse !… En attendant, jevais écrire l’histoire d’un homme qui a les doigts crochus et quine se lamente pas trop – peut-être parce qu’il n’a pas à seplaindre, après tout. – Cette histoire-là, le lecteur superficielcroira que c’est simplement une autobiographie factice, unpasse-temps de littérateur cynique. Mais ceux qui savent voir, quisavent sentir, ne s’y tromperont pas ; ils comprendront quec’est vrai, que c’est vécu, comme on dit ; que la main quifait crier la plume sur le papier a fait craquer sous une pince lechambranle des portes et les serrures des coffres-forts.

J’écris, j’écris. J’empile page surpage, j’use des plumes, je vide mon encrier. On dirait que je suisà la tâche. Depuis un mois, je ne me suis arrêté que deuxfois.

La première, pour lire un journal. Cettefeuille publique m’a appris, d’abord, queMme de Bois-Créault mère s’est donné la mort quelquesjours après l’enterrement de son fils ; puis, queMme veuve Hélène de Bois-Créault s’est portée partiecivile au procès et demande au meurtrier de son mari d’énormesdommages-intérêts. Elle en aura une bonne partie, dit la gazette.Ce suicide pitoyable sur le corps de ce malheureux être, cetteexploitation de son cadavre… Ah ! la vie !… Quellefarce ! – jouée dans quel abattoir !…

La seconde fois que j’ai interrompu montravail, ç’a été pour faire une invention. Il ne faut pas laisseroublier que je suis ingénieur et ma découverte, lorsque j’enpublierai prochainement les détails dans une revue spéciale, mefera certainement beaucoup d’honneur. J’ai inventé l’Écluse àrenversement. Ce n’est, à vrai dire, qu’unperfectionnement ; fort ingénieux, toutefois. Rien n’étaitplus simple, je l’accorde, que d’en concevoir l’idée ; maisencore fallait-il l’avoir. Mon intention n’est pas de faire ici lecompte rendu technique de ma découverte ; je tiens cependant àen donner un léger aperçu. Voici la chose en deux mots :Supposons l’écluse fermée…

– Supposons-la fermée et ne larouvrons pas ! s’écrie Roger-la-Honte qui entre sans s’êtrefait annoncer, au moment même où j’écris la phrase en la prononçanttout haut. Ah ! ça, qu’est-ce que tu fais là ? Tu écrisencore tes mémoires ?

– Tout juste.

– Eh ! bien, je vais teraconter une petite histoire que tu pourras sans douteutiliser ; elle est assez cocasse. Figure-toi que le nomméStéphanus – tu sais bien ? cet employé d’une banque belge quinous donne des tuyaux – est venu me voir hier. Son patron, quis’appelle Delpich, veut se faire dévaliser. Un vol simulé, tucomprends, pour couvrir les détournements qu’il a l’intentiond’opérer. On me propose cinq mille francs pour aller, dans troisjours, éventrer un coffre-fort où il n’y aura plus rien et forcerdes tiroirs mis à sec.

– Je vois ça, dis-je. Mais cecoffre-fort, qui sera vide dans trois jours, doit être bien garniaujourd’hui…

– Oh ! je te devine. Maisc’est impossible, mon vieux. Jusqu’à avant-hier soir, Stéphanuscouchait dans les bureaux. Depuis qu’il a quitté Bruxelles – on l’amis à la porte ostensiblement, tu comprends, pour mieux dissimulerla manigance – c’est le patron qui a pris sa place. Il sera absent,naturellement, dans trois jours ; mais d’ici là, il monte lagarde. Comment lui faire abandonner son poste ? Je ne connaismême pas son adresse… Stéphanus ne me la donneraqu’après-demain…

– C’est regrettable. Quand leshonnêtes gens font des affaires avec les canailles, ce qui leurarrive souvent, ils comptent toujours sur l’honnêteté descanailles. Et leur désappointement est tellement comique,lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont eu tort d’avoirconfiance !… Oui, ç’aurait été amusant, de désillusionner cebanquier belge…

– Que veux-tu ? Ce qui estimpossible est impossible. Il faudra que je me contente de mes cinqmille francs… Tu ne sors pas un peu ?

– Non, dis-je ; j’ai quelqueslettres à écrire.

– À ton aise, répond Roger. Alors,à quand tu voudras.

Et il descend l’escalier enchantant :

Belleenfant de Venise

Ausourire moqueur,

Il fautque je te dise…

Delpich !… Où diable ai-je entenduprononcer ce nom-là ?… Ah ! à Vichy, par l’abbéLamargelle. Oui ; mais avant ça, il me semble… il me semble…Oh ! je me souviens !

Je vais prendre une liasse de papiersdans un tiroir et je me mets à les feuilleter avec attention. Voicila lettre que je cherche – la lettre commencée par l’industriel,dans laquelle j’étais si joliment traité d’imbécile, que j’ai prisesur son bureau la nuit où nous l’avons volé, et qui porte l’adressede Delpich. – C’est parfait…

Quelle heure est-il ? Sept heures.Bon. Je m’assieds devant ma table, j’écris quelques mots et jesonne Annie.

– Annie, lui dis-je, servez-moi àdîner tout de suite ; après quoi vous préparerez ma valise. Jepars ce soir à neuf heures. Pendant mon absence, pas un mot à quique ce soit, bien entendu. Maintenant, écoutez : voici untélégramme que vous irez porter au Post-office de Charing-Cross,demain, à sept heures du soir. Sept heures précises, n’est-cepas ?

Et je lui tends une feuille de papiersur laquelle j’ai tracé les mots suivants :

« Delpich, 84, rue d’Arlon,Bruxelles. – Venez Londres immédiatement. Absolument urgent.(Signé) Stéphanus. »

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