Le Voleur

Chapitre 21ON N’ÉCHAPPE PAS À SON DESTIN

 – Oui, je suis àLondres depuis une douzaine de jours. J’ai quitté Paris au reçu dela dépêche qui m’annonçait le malheureux événement et vouscomprenez que je n’aie pu trouver, depuis, une minute pour vousvenir voir. Il a été enterré hier.

C’est l’abbé Lamargelle qui parle ;et je l’écoute en m’efforçant de dissimuler, derrière l’expressionmimée de ma stupéfaction, les sentiments qui m’agitent.

– Il a été enterréhier !

– Hier ; les formalités àremplir, l’enquête du coroner… Mais vous ne lisez donc pasles journaux ?

– Très rarement.

– C’est dommage. Vous y auriez vucomment on l’a trouvé sur Waterloo Bridge, la nuit de Noël, cepauvre Har… Mais vous ne le connaissiez que sous le nom dePaternoster ?

– Seulement.

– Moi, j’étais lié avec lui depuisdes années… Oui, la police l’a découvert sur le pont, un peu aprèsonze heures, Il avait été attaqué par un bandit qui n’avait pas eule temps, sans doute, de le jeter dans cette Tamise qui charrietant de cadavres. Il était évanoui, avec une large blessure aufront ; l’assassin avait dû lui frapper la tête sur la pierredu parapet. On l’a transporté chez lui, où il a repris connaissanceet m’a fait envoyer un télégramme. Je l’ai trouvé bien bas lorsqueje suis, arrivé, le lendemain ; il a eu la force, pourtant, defaire son testament et de me communiquer ses dernièresvolontés ; il a aussi refusé de reconnaître comme sonagresseur un voyou que la police lui a présenté et qu’on avaitarrêté sur le pont, la figure en sang. C’était le coupable,certainement ; mais je suis heureux que la corde lui ait étéépargnée… Puis, le délire a saisi Paternoster et son agonie a duréprés de trois jours. L’enquête n’a rien révélé, naturellement, etle jury a rendu un verdict ouvert…

– Avait-il de l’argent surlui ? demandé-je pour dire quelque chose ; a-t-il étévolé ?

– Bien entendu, dit l’abbé, il aété volé ; de cinq cents livres, environ. Cette sommevaut-elle la vie d’un homme ? Je ne sais pas. Il faudraitdemander ça aux pasteurs des peuples, qui s’y connaissent…Ah ! quelles canailles que les canailles ! Mais qui lesfait ? Et puis, canailles… Est-ce que la bourgeoisie, pourarriver au pouvoir et s’y maintenir, a mis en œuvre d’autresprocédés que ceux qu’emploient les malfaiteurs ? EtÉglise ? Assassinat et vol, vol et assassinat. L’homme qui atué Paternoster…

– Il ne cherchait peut-être pas àle tuer dis-je.

– C’est bien possible, répondl’abbé ; en tous cas, il ne prêchait certainement point cerespect de la vie humaine que les exploiteurs d’existences prennentpour texte de leurs sermons. Un peu plus de brutalité, un peu moinsd’hypocrisie, il vaut ses contemporains, et ils le valent. Noussommes tous bons à mettre dans le même panier, aujourd’hui, – lepanier qu’on capitonne avec de la sciure de bois. – Quelmonde ! Ah ! les enfants qui meurent au berceau sont bienheureux…

– Non ! dis-je, ils ne sontpas heureux. Ils sont nés pour vivre ; et pourquoimeurent-ils ! Parce que la misère a tari le lait dans lesmamelles de leurs mères, parce que les tourments moraux de leurspères ont pénétré leur chair d’un germe meurtrier. Heureux !Mais ils souffrent autant, pour quitter la vie, que les hommes dontils n’ont point la force, que les gens qui succombent à la veilledu succès, au moment où leurs rêves vont se réaliser. Ce sont lesseuls êtres à plaindre, les enfants qui meurent au berceau, car cesont les seules victimes humaines qui ne puissent pas se défendre,lutter contre le bourreau qui les torture. Heureux ? De ne pasconnaître les affreuses conditions d’existence que nous sommesassez vils pour accepter ? Est-ce cela ? Il faut croire,alors, que nous en sommes bien honteux, de la vie que nousmenons ; et que nous sommes bien lâches, pour ne pas nous enfaire une autre ! Mais quel est, l’animal, quelle est la bêtefarouche qui se réjouira de la mort de son petit, sous prétexte queles proies sont rares et que la chasse est pénible ? Et ellene serait ni difficile ni longue, pourtant, la battue à opérer danscette forêt de Bondy où font ripaille les hyènes du capital !Et il y aurait du pain et du bonheur pour tous, si l’onvoulait !…

– Oui, dit l’abbé ; vous avezraison. Si l’on voulait ! Mais… Ah ! quelleservilité ! Qui donc écrira l’« Histoire de l’esclavagedepuis sa suppression » ?… Je crois qu’on a dit quelquepart que l’homme avait été tiré du limon ; il n’a point oubliéson origine…

– Si, il l’a oubliée, pour sonmalheur, du jour où il s’est cru une âme et a désappris qu’il avaitdes instincts.

– Consensus omnium, ricanel’abbé. Cet acquiescement général ne devait-il point être leprélude de la concorde universelle ?… « Paix sur laterre, bonne volonté parmi les hommes. » Je pensais à cela,aussi, ce matin de Noël où je me suis mis en route à l’appel dePaternoster.

– Le sort de Paternoster ne m’émeutpas énormément, dis-je – car cette conversation m’énerve etj’enverrais volontiers l’abbé à tous les diables. – S’il mérited’être mis au rang des saints et des martyrs, demandez sacanonisation.

– Je m’en garderai bien, ditl’abbé ; il aurait ses fidèles avant huit jours, car voussavez qu’on demande à croire, aujourd’hui, et que c’est d’un grandbesoin de foi que souffre notre époque… Mais si ce n’était pas unsaint, c’était un homme, ce qui est encore plus rare. Vous vous enseriez aperçu avant peu, car il avait des desseins sur vous ;vous lui inspiriez une grande sympathie…

– Cela m’est complètementindifférent.

– Ce qui n’empêche pas le faitd’avoir existé… Il avait des projets qui n’étaient pas sansgrandeur, et son assassin…

– Son assassin a bien fait !Oui, même s’il a tué de parti-pris, même s’il a prémédité soncrime. Pourquoi aurait-il pris souci de l’existence de sessemblables, qui n’ont jamais mis d’autre trait d’union entre eux etlui que le sabre du gendarme ? Dans un monde de serfs et debrutes hypocrites, il a agi en franc sauvage. Le coup de couteau dumeurtrier répond aux déclamations des Tartufes de la fraternité quimènent l’humanité à l’abattoir à coups de discipline.

– Il vaudrait mieux que la répliquefût plus générale et moins sanguinaire, dit l’abbé. Mais puisquel’argent est le seul lien qui attache les hommes les uns auxautres ; puisque c’est chacun pour soi et Dieu pour tous…Naturellement, Dieu pour tous ! Sans Dieu, ce ne serait paschacun pour soi… La bassesse est obligatoire, et le malheur aussi.En haut et en bas, partout. Certes, comme je le disais tout àl’heure, nous nous valons tous ; et notre misère est égale. Etnous, même, nous qui faisons état de mépriser toute règle et decracher au nez de l’imbécile Société qui nous refuse le bonheur,nous sommes aussi malheureux, au fond, que les forçats courbés sousson joug…

Oui, autant. C’est à se demander si nousn’avons pas, tous, perdu le sentiment du temps où nousvivons ! On agit en dehors de soi, sans la compréhension desactes qu’on accomplit, sans la conception de leurs résultats ;le fait n’a plus aucun lien avec l’idée ; on gesticulemachinalement sous l’impulsion de la névrose. On semble existerhors de la vie réelle, hors du rêve même – dans le cauchemar. – Jesonge à cet homme que j’ai assailli, sur le pont ; à cetteenfant qui est morte, avec une telle douleur, dans la chambre, là,à côté ; je songe à la longue semaine que je viens de passeravec cette femme désespérée, qui ne veut pas qu’on la console, quim’aime, et que je ne peux pas aimer. Oh ! je voudrais l’aimer,pourtant ! L’aimer assez pour ne plus voir qu’elle, ne plusrêver qu’elle, pour oublier toutes les choses dont je ne veux pasme souvenir, toutes les images qui me harcèlent – l’aimer assezpour que je puisse être heureux de son bonheur et qu’elle puisseêtre heureuse du mien…

Et, longtemps après que l’abbé m’aquitté, je reste seul avec les pensées désolées et confuses quitremblotent devant mes yeux lassés.

Mais Charlotte, qui est entrée sans quej’aie pu l’entendre, vient poser sa main sur mon épaule.

– Qu’as-tu ? demande-t-elle.Que t’a dit ce prêtre ?

– Rien.

– Comme tu me réponds !… Il ya si longtemps que tu es seul ici, tu as l’air tellementabsorbé !…

– Non, il ne m’a rien ditd’intéressant. D’ailleurs, tu le connais et tu sais qu’à part sesanecdotes et ses plaisanteries de pince-sans-rire…

– Il m’a toujours sembléextraordinaire. C’est un être étrange ; il n’est pasantipathique, mais il fait peur ; et il y a en lui, sûrement,autre chose que ce qu’il laisse paraître. Que fais-tu aveclui ?

– Pas grand’chose. Descambriolages, de temps en temps.

– Mon Dieu ! s’écrieCharlotte. Est-ce possible !

– Tout est possible. Il estsingulier que tu ne t’en sois pas encore aperçue. Les épreuves parlesquelles tu as passé auraient dû t’ouvrir les yeux ; mais turaisonnes toujours, hélas ! ainsi que tu le faisais,autrefois.

Je lève la tête pour regarder Charlotte,en terminant ma phrase, et je rencontre ses yeux fixés sur moi, sesyeux brillant d’un feu intense, éclatant d’une expression d’énergieardente que je ne leur connais pas. Elle est très pâle et seslèvres frémissent, comme épouvantées des paroles qu’elles ont àlaisser passer ?

– Tu te trompes, Georges, jeraisonne autrement aujourd’hui. Ou, plutôt, je n’ai jamais eu lespensées que tu m’as supposées. Tu ne m’as pas comprise. Certes,j’ai été et je suis encore effrayée et révoltée du genred’existence que tu t’es décidé à choisir ; mais la vie qu’onmène ailleurs ne me répugne pas moins et, au fond, m’épouvanteautant. Je n’ai jamais fait de différence entre les infamies que laloi autorise et celles qu’elle interdit ; le crime, pour êtrelégal ne cesse point d’être le crime, et je savais que si l’onn’est pas un criminel, aujourd’hui, on est un esclave. Et, depuisque je vis seule, pendant ces mois où j’ai subsisté à la sueur demon front, j’ai vu à quelle guerre intestine, sournoise et sansquartier, se livrent ces esclaves ; j’ai vu dans quellehorrible confusion, intellectuelle et morale, ils dévorent lemorceau de pain qu’ils s’arrachent. Non, la vie ne vaut pas lapeine d’être vécue, ni en bas ni en haut, s’il n’existe rien quipuisse en dissimuler les horreurs, en adoucir l’amertume. Voilà ceque je pensais, l’autre jour, après l’enterrement de notre enfant,lorsque j’ai voulu partir et que tu m’as retenue ; voilà ceque je pensais lorsque mon père m’a chassée de chez lui ; ceque je pensais aussi, le même jour, une heure avant, lorsque tu medemandais de te suivre…

Elle s’arrête, vaincue par l’émotion.Mais comme j’ouvre la bouche pour parler, elle me fait signe de metaire et reprend d’une voix véhémente :

– Sais-tu pourquoi j’ai refusé departir avec toi, ce jour-là ? Te l’es-tu jamais demandé,seulement ? J’avais peur, c’est vrai ; mais je ne suispas une lâche, et je t’aurais suivi – je t’aurais suivi si tum’avais aimée… Non, ne dis rien ! Je savais que tu ne m’aimaispas, que tu ne m’aimais pas comme je l’aurais voulu,toujours ! Tu ne croyais même pas à mon amour… Tu m’as dit… –Oh ! tu m’as dit et je m’en souviens comme si tes parolesvibraient encore dans l’air, et c’est navrant, navrant… – tu m’asdit que je m’étais donnée à toi par pitié ! Mais dans quelsromans as-tu donc appris la vie, toi qui prétends laconnaître ? Comment as-tu pu croire qu’une femme saine,intelligente, et qui n’est pas vénale, puisse se livrer à un hommequ’elle n’aime pas ?… Vous lui faites jouer un bien grandrôle, à la pitié, vous qui n’en avez pour personne !… Jem’étais donnée à toi parce que je t’aimais, voilà tout… Ah !je ne le sais, pas, pourquoi je t’aimais… et je t’aurais suiviparce que je t’aimais, sans songer à discuter tes projets et sansrien exiger de toi, si j’avais senti chez toi, pour moi, la moitiéde l’amour dont mon cœur était plein. Tu aurais deviné ce quej’éprouvais, ce jour-là, si tu m’avais aimée ; ce que jen’osais pas te dire… Mais j’ose, à présent. Oui, je veux êtreaimée ; charnellement, bestialement, si ton amour n’est quel’amour d’une bête, mais complètement ; oui, j’ai besoind’être aimée ; oui, j’en ai soif, j’en meurs d’envie. Et jepréfère mourir tout à fait et tout de suite, tu m’entends ?que de mener une existence dont la seule joie, la seule, ne m’estpas accordée. Oui, je préfère ça…

Elle s’interrompt un instant etcontinue.

– Pourquoi m’as-tu dit de rester,la semaine dernière, quand je voulais m’en aller ? Pourquoi,puisque tu ne m’aimes pas ? Penses-tu que je n’aie point euassez de souffrances, déjà, et veux-tu m’en infligerd’autres ? Ne sais-tu pas que c’est intolérable, ce quej’endure ? que c’est affreux et insultant, cette affectiondérisoire que tu te fais violence pour me témoigner ?… Etpourquoi ne m’aimes-tu pas, d’abord ? s’écrie-t-elle. Nesuis-je pas belle ? Mais tu connais toutes les femmes qu’onappelle des beautés, à Paris ; et je les ai vues aussi ;je n’ai rien à leur envier. Est-ce parce que je suis pauvre ?Mais pour qui le suis-je devenue ? Et tu n’aspires pas, jepense, à la main d’une héritière. Est-ce parce que je suishonnête ? Mais je cesserai de l’être, si tu veux ; il n’ya pas de crainte que je ne sois prête à vaincre, je surmonteraitous les dégoûts. Oui, s’il faut être une prostituée pour êtreaimée d’un voleur…

– Tais-toi, tais-toi ! luidis-je en lui fermant la bouche. Non, je ne t’ai pas aimée comme jel’aurais dû, Charlotte, mais je n’ai jamais aimé que toi ; etje t’aimerai tant, maintenant, que tu me pardonneras tout le malque je t’ai fait.

– Ah ! dit-elle, si tum’aimes, est-ce que je me rappellerai que j’aisouffert ?

Nous sommes partis, le soir même, pourle midi de la France. Nous y avons passé trois mois ; troismois de bonheur que je ne décrirai pas, certes, en ce récit oùfrémit la douleur d’être, où fredonne la bêtise de l’existence. Ilsfurent comme une oasis dans un désert labouré par le simoun ;et je souhaite, lorsque je serai couché pour mourir, que ce soitleur souvenir seul qui passe devant mes yeux avant que l’ange desténèbres abaisse leurs paupières d’un coup d’aile.

Nous avons vécu isolés, l’un à l’autre,sans nous mêler aux fêtes bruyantes, sans jamais entrer dans cestemples de la joie où l’anxiété humaine cherche à tromper samisère. Un jour, pourtant, j’ai voulu conduire Charlotte àMonte-Carlo, qu’elle n’avait jamais vu. Moi, je le connais, leCasino célèbre. Je lui ai rendu visite plusieurs fois, au hasard demes courses ; et, malgré le proverbe qui affirme que ce quivient de la flûte retourne au tambour, je dois dire que mon argentn’a jamais beaucoup vu ses caisses. L’or qui roule sur ces tables,et que je volerais avec plaisir, je serais presque honteux de legagner, de le devoir au caprice de la chance.

Je n’éprouve pas du tout, en entrantdans ce château-fort du Jeu, l’impression que ressentit Aladin enpénétrant dans le souterrain fameux. Oh ! non ; ils mefont plutôt l’effet, ces salons, d’appartements d’une habitationroyale transformés en tripot, pendant l’absence du souverain, pardes ministres prévaricateurs. Sous les riches plafonds, entre lasplendeur des décorations et des tentures, on dirait destransactions hâtives et inavouables, des affaires louches brasséesà la hâte, dans la crainte du retour inopiné du maître. C’estrisible et pitoyable. Et c’est toujours le même aspect général,l’inquiétude planant sur les toilettes fraîches, les défroques, leschairs nues et les pierreries, les crânes chauves et les oripeaux –la perplexité maladive tourmentant ces honnêtes gens et ces filous,ces grandes dames et ces putains, ces oiseaux de proie et cesoiseaux de paradis. – Toujours les mêmes physionomies, aussi. Facespâles, défaites, de jeunes femmes aux yeux dilatés, aux lèvresamincies par l’angoisse ; visages de vieilles aux petits yeuxvrillonnants, aux hachures de couperose ; attitudes sévères depersonnages convaincus, amis des martingales, dévots de systèmesaussi compliqués que les théories socialistes et qui regardent,d’un œil où continue à briller l’éclair de la foi, leur argents’écouler suivant la loi d’airain des moyennes. Et puis, chose trèscomique, les rages violentes et les désespoirs mornes, les figurescongestionnées ou couleur de cendre, les cheveux dressés sur lesfronts et les bouches entr’ouvertes pour des jurons grotesques, lescravates de travers, les plastrons de chemises cassés par lesdoigts nerveux. Ah ! les imbéciles !… Allez, allez, vouspouvez jouer. Vous finirez par gagner tous soit avec le noir, soitavec le rouge. Beaucoup de noir et beaucoup de rouge, c’est moi quivous le dis. Et vos têtes iront rouler – ainsi que la bille quis’élance maintenant, saute, bondit avec un énervant clic-clac – surle zéro fatidique, le zéro que vous laissez de si bon cœur auxautres, ailleurs qu’ici, et qui vous réserve de vilaines surprises,ailleurs qu’ici…

– Je vais risquer quelques souspour m’amuser, dis-je à Charlotte. Ne veux-tu pas jouer un peu, toiaussi ?

– Non, non, répond-elle avec unepetite moue de mépris.

Je m’approche d’une table et je placequatre ou cinq louis au hasard… Mon numéro gagne. Je ramasse monor ; mais j’ai à peine eu le temps de prendre la dernièrepièce que Charlotte me saisit le bras.

– Viens, viens, me dit-elle d’unevoix sourde ; allons-nous-en…

Je la regarde et je reste stupéfait.Elle est affreusement blême et ses yeux, agrandis par l’effroi, sefixent désespérément sur les miens, comme pour s’interdire de seporter vers quelque chose qu’ils viennent de voir.

– Qu’est-ce que tu as ? Tetrouves-tu mal ?

– Un peu… Viens, je t’enprie…

Elle s’appuie à mon bras poursortir ; et je la sens frissonner, lutter encore contrel’émotion subite qui l’a envahie et dont je ne m’explique pas lacause.

– J’espère que tu te sens mieux àprésent, dis-je en traversant les jardins. Veux-tu te reposer iciun instant ?

– Non, merci ; je suis tout àfait remise, répond-elle en s’efforçant de sourire. Je ne sais ceque j’ai éprouvé, tout d’un coup… J’ai eu comme unéblouissement.

– La chaleur, peut-être…

– Oui, sans doute… et puis, voicidéjà trois mois que nous sommes à Nice. J’ai entendu dire quelorsque l’hiver finissait… Si tu voulais, nous partirions… Nouspartirions demain.

– Demain ? Et oùirions-nous ? À Londres ?

– Oui, à Londres ; où il teplaira… Je voudrais aller loin d’ici, très loin…

– Quelle drôle d’idée ! Enfin,si tu y tiens…

– Tu ne m’en veux pas ?demande-t-elle en se serrant contre moi. Tu aurais peut-être désirérester encore ici quelque temps, et je suis bien égoïste et biencapricieuse…

– Mais non, petite femme, je net’en veux pas ; je n’étais content d’être ici que parce que tuy semblais heureuse ; et puisque tu as cessé de t’y plaire, ilfaut nous en aller ; voilà tout.

C’est égal, je serais bien aise desavoir ce qui a pu se passer… Oh ! rien du tout, probablement.Charlotte est la franchise même et du moment qu’elle ne parle pas…Fantaisie de femme, tout simplement… lubie…

Il y a presque trois mois que noussommes revenus à Londres, et je n’ai guère passé plus de sixsemaines avec Charlotte J’ai été obligé de la quitter à plusieursreprises. Les affaires !… Elles ne vont pas mal, en ce moment.Nous avons fait trois ou quatre petits coups, Roger-la-Honte etmoi, qui n’étaient vraiment pas à dédaigner, et nous en avonsencore deux autres, assez jolis, sur la planche. Le premier estpour après-demain, à Orléans, et il faut nous mettre en route cesoir. Eh ! bien, j’ai peur de partir…

J’ai peur parce que je sens les craintesterribles de Charlotte me gagner et s’emparer de moiirrésistiblement. Son effroi devant l’inconnu finit par me glaceret son épouvante m’énerve. Chaque fois, lorsque j’ai été sur lepoint d’entreprendre une expédition, une frayeur intense, qu’elle afait de vains efforts pour maîtriser, l’a saisie et comme affolée.Des convulsions de terreur la bouleversent et les tentativesauxquelles je me livre pour la calmer et la rassurer me fatiguentles nerfs et m’irritent. Et, quand je reviens, ce sont destransports de joie, des emportements de bonheur, dont la violenceme révèle toutes les angoisses par lesquelles a passé, pendant monabsence, cette femme qui m’aime et qui tremble de me perdre. Oui,son effarement se communique à moi, me trouble ; etaujourd’hui, je sens m’éteindre invinciblement les appréhensionsqu’elle éprouve, je sens la peur qui la secoue palpiter en moi etpétrifier ma volonté, peser sur mon esprit d’un poidsinsupportable. Ah ! si elle parlait, au moins ! Si elleme disait de rester là, de ne pas partir ; si elle prononçaitune parole… Mais elle est muette et ses larmes seules, qu’elleessaye vainement de me cacher, m’apprennent quelles inquiétudes latenaillent. Tout à l’heure, au moment où je partais, elle a été surle point de s’évanouir et je n’ai pu réprimer un mouvement dedépit.

– Tu veux donc me faireprendre ! me suis-je écrié. Tu le voudrais, en vérité, que tun’agirais pas autrement. Elles sont contagieuses, tes terreursfolles, et je finis par avoir aussi, ma parole, le pressentimentd’une catastrophe ! À force de prévoir le malheur on le faitvenir, tu sais. Et si je suis pris tu pourras te dire… Tiens, tu memettrais en colère, tellement tes frayeurs me crispent et medécouragent, tes frayeurs sans raisons et qui me font honte, si tuveux que je te le dise…

Et je suis sorti de la maison, furieux,sans vouloir permettre à Charlotte de m’accompagner à la gare, sansmême l’embrasser.

C’est très bête, tout ça. C’est stupide.Je me le répète sur le pont du bateau que j’ai pris à Saint-Malo,tout seul, Roger-la-Honte étant parti pour Bordeaux une fois lecoup fait à Orléans. Oui, c’est insensé. Charlotte doit êtredévorée d’angoisses depuis ces trois jours que je l’ai quittée enlui reprochant, ainsi qu’une brute, des pressentiments qu’ellen’aurait point si elle ne m’aimait pas ; C’est tout naturelque le hors-la-loi, l’homme habitué à voler son existence, ainsique le cheval dressé à sauter les obstacles, ne ressente aucun émoidevant les actes les plus dangereux ; c’est un mithridaté, unhalluciné qui ne songe même plus à la possibilité d’un accidentfuneste. Mais la femme, la femme qui aime, confidente alarmée deprojets qui lui semblent monstrueux, a l’intuition du malheurprobable, plus empoignante et plus cruelle que la certitudemême ; elle est torturée de prévisions terribles. Elle souffreatrocement, tous les sens douloureusement exaspérés, halète devantle spectre des dénouements tragiques.

– Madame se meurt de peur quandvous n’êtes pas là, m’a dit Annie.

Ah ! je me demande pourquoi je luiinflige un supplice pareil, puisqu’elle m’aime, puisque je l’aimeaussi, maintenant. L’amour ne court pas les rues, pourtant, et jesacrifierais tout avec joie pour que rien ne puisse me séparer deCharlotte. Et qu’aurais-je à sacrifier, d’abord ? Qu’est-cedonc qui me pousse à fouler continuellement aux pieds toutes lesaffections, tous les sentiments humains ? On dirait vraimentque je rêve d’assurer le triomphe d’une idée fixe ! Et je n’enai pas, d’idée. Je n’ai pas même un but. L’argent ? J’enpossède assez pour vivre ; et que je l’aie grinchi avec lapince du voleur au lieu de le gagner avec le faux poids ducommerce, je suis seul à le savoir. Alors ?… J’ai peut-être vuquelque chose, autrefois ; mais aujourd’hui… Aujourd’hui, jem’aperçois que j’ai à employer d’autres moyens que ceux dont je mesers pour affirmer mon idéal, si j’arrive à l’arracher de la gueuledes chimères. D’autres moyens ; et je n’aurai besoin ni deCanonnier ni de Paternoster pour m’aider, quand cela me plaira.J’ai vendu mon droit d’aînesse pour un plat de lentilles ;mais je le reprendrai, à présent que j’ai vidé le plat. Il existe,le droit d’aînesse. Et je me laisse voler, voleur que je suis, etvoler par une idée creuse…

Dans deux heures je serai à Southampton,et ce soir à Londres. C’est bon. Je parlerai à Charlotte ;elle ne pleurera pas en m’écoutant, pour sûr. Et nous partirons, etnous irons vivre heureux dans un coin, quelque part, où ellevoudra ; et je pourrai peut-être faire quelque chose de beau –oui, oui, de beau – une fois dans ma vie. Pourquoi pas ? Il ya bien des bourgeois qui finissent par le suicide.

Je descends du cab que j’ai pris àWaterloo Station, et je fais résonner de toute ma force le marteauqui pend à ma porte, Annie vient m’ouvrir.

– Bonsoir, Annie. Madame estlà-haut ?

– Monsieur… je…Monsieur…

Sa figure s’effare ; ellebégaye.

– Qu’y a-t-il ? crié-je enmontant rapidement l’escalier. Charlotte !Charlotte !

Personne ne répond. J’arrive au premier,j’ouvre violemment les portes. Les pièces sont vides… Annie, quim’a suivi, me regarde toute tremblante.

– Qu’y a-t-il, vieille folle ?Allez-vous parler, à la fin, nom de Dieu ? Où estMadame ?

– Elle est partie hier, répondAnnie en sanglotant… Je lui disais… Je lui disais… Elle a laisséune lettre… cette lettre…

Je déchire l’enveloppe.

« ……… Notre vie à tous deux seraitun martyre, si je restais. Tu me l’as dit et je le crois, je tedeviendrais funeste. Il ne faut pas m’en vouloir, vois-tu ; jene suis pas assez forte ; je ne puis arriver à dompter mesnerfs, et ma détresse est tellement grande, lorsque je te sens enpéril, que je ne puis pas la cacher. Oh ! c’est navrant !Il est écrit que quelque chose doit toujours nous séparer… J’ai lecœur serré dans la griffe d’une destinée implacable, et c’est untel déchirement de te quitter pour jamais !… Mais il vautmieux que je parte. Je te porterais malheur… Tu m’oublieras…Ah ! pourquoi ai-je voulu revenir à Londres ? Pourquoiont-ils passé si vite, ces trois mois où nous avons connu lebonheur d’être, où tu m’as aimée, ces mois qui furent une grandejournée de joie dont le souvenir me supplicie en écrivant ceslignes, dans les affres de mon agonie…. »

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