Le Voleur

Chapitre 28DANS LEQUEL ON APPREND QUE L’ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR

 C’est très long à régler,ces affaires d’héritage. Les formalités, le fisc, l’enregistrement,les officiers ministériels ; ça n’en finit pas. Enfin,Me Tabel-Lion vient de m’annoncer qu’il peut maintenant sepasser de ma présence. Il conserve, d’après les termes dutestament, la part qui revient à Charlotte, au cas où l’onretrouverait ses traces dans les délais légaux ; et j’ailaissé des fonds suffisants pour défrayer toutes les recherchespossibles ; sans grand espoir, malheureusement. D’après lescomptes approximatifs du notaire, qui a encore des immeubles àmettre en vente, entre autres la villa de Maisons-Laffitte, lafortune de mon oncle monte à un joli total. En chiffres ronds, jepossède à l’heure qu’il est deux bons petits millions ; dontles deux tiers, ou peu s’en faut, dus aux filouteries avunculaireset le reste à mes propres larcins. « Bien mal acquis neprofite jamais. » On verra ça. Que vais-je faire de monargent ? Je suis en train de me le demander.

L’abbé m’a fait envoyer par l’insoumismon rapport sur les établissements pénitentiaires de Dalmatie,C’était un gros cahier de 500 pages couvertes d’une écriturepresque illisible ; pourtant, par-ci par-là, j’ai crureconnaître des phrases de Télémaque. Saine littérature.J’ai expédié le rapport à qui de droit et, en signe de satisfactioncomplète, 499 francs 75 centimes à l’insoumis. J’ai retenu letimbre, en ma qualité de capitaliste. Le rapport m’a fait songer àMontareuil, que j’ai été voir. Il m’a reproché de ne lui plus riendonner pour sa « Revue », qui se vend très bien, maismarcherait encore mieux avec ma collaboration. Ses reproches n’ontpas été longs, par bonheur, car il était obligé d’aller se faireinoculer contre quelque chose. Je ne sais pas quoi. Lefarcin.

J’ai été aussi faire deux ou troisvisites à Margot, qui est toujours au mieux avec son ministreauquel, m’a-t-elle assuré, elle a souvent parlé de moi comme d’unhomme d’avenir. On n’est pas plus charmante. Je n’ai pas oubliéIda, dont les affaires prospèrent. Sa clientèle s’accroît tous lesjours. Voilà ce que c’est que d’avoir abandonné le vieux systèmedes opérations à terme. Cependant, je suis las de m’entendreféliciter sur ma bonne fortune et j’aurais déjà quitté Paris si jen’avais reçu, avant-hier, une lettre de Courbassol qui m’invite àvenir lui parler au ministère.

Dans dix minutes, ce sera une affairefaite. J’attends en effet, dans l’antichambre du cabinetministériel, en compagnie de solliciteurs de différents âges et dedifférents sexes. Ces quémandeurs, aux figures, basses, ont l’airtrès content d’avoir été admis ici, d’avoir été autorisés à venirtendre leur sébile, mendier une faveur ou une aumône ; oui,ils paraissent satisfaits et glorieux. Vauvenargues avaitraison : la servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faireaimer. Une jeune femme assise en face de moi, une grande jeunefille plutôt, paraît seule ne point partager les sentiments de sesvoisins. Son beau visage, très sérieux, très fier, porte unetristesse qui veut rester muette ; on dirait…

Mais la porte s’ouvre. Un vieillard sortdu cabinet, un vieillard cassé, chancelant, à la face hâve ethagarde ; un spectre, un fantôme. Il ne me voit pas ; ilne voit rien ; ses yeux, comme lavés par les larmes, perdentleurs regards dans le vague. Mais, moi, je le reconnais. C’estBarzot… Un journal m’a appris, hier soir, qu’il allait donner sadémission. La grande jeune fille s’est levée, s’approche de lui, lesoutient, l’aide à traverser l’antichambre. Sa fille, sansdoute ; celle à laquelle il rêvait de donner Hélène pourbelle-mère. Ah! pitié…

C’est mon tour. L’huissier m’introduiten s’inclinant à 90 degrés, et je me trouve devant Courbassol. LeCourbassol que j’ai vu à Malenvers ; le même regard fuyant, lamême physionomie vulgaire, la même lèvre immonde. La même voix,aussi, pendant qu’il me dit combien il est heureux de faire maconnaissance, combien mon rapport sur les prisons de Dalmatie étaitremarquable.

– Un travail de tout premier ordre,Monsieur ! Vous avez rendu, en l’écrivant, un véritableservice à l’administration. Je sais beaucoup de gré àMlle de Vaucouleurs, dont la famille était, paraît-il,fort liée avec la vôtre, de vous avoir désigné à l’attention dugouvernement. Mais croyez bien que son intervention n’a fait queprécipiter les choses, car votre mérite est de ceux qui ne peuventpasser inaperçus. Gouverner, c’est choisir. Et nous, qui sommesplacés au pouvoir par la démocratie triomphante, ne saurionsl’oublier. Vos articles dans la « Revue Pénitentiaire »ont été fort remarqués en haut lieu ; et nous n’ignorons pointque c’est à votre beau talent d’ingénieur que le monde doit laconstruction, à l’étranger il est vrai, de ce magnifique ouvraged’art… cet aqueduc… ce viaduc… à… à… Mlle de Vaucouleursme citait hier encore le nom de la localité…

– A Nothingabout, dis-jeavec aplomb. C’est un viaduc ; mais, comme il supporte uneconduite d’eau, c’est par le fait un aqueduc.

– Voilà ce que je voulais dire,affirme Courbassol. Eh ! bien, Monsieur, j’ai pensé qu’il nevous déplairait peut-être pas de consacrer au bien public votreintelligence et votre énergie. Plusieurs sièges sont actuellementvacants à la Chambre : et si vous vous décidiez à poser votrecandidature dans tel ou tel arrondissement, candidature vraimentdémocratique, c’est-à-dire progressiste autant que modérée, l’appuidu gouvernement ne vous ferait pas défaut. Vous réfléchirez, sivous voulez bien ; et vous vous convaincrez que votre placeest parmi nous.

Il y a beaucoup de vrai là-dedans.Pourtant, je déclare que je ne me sens pas mûr pour la viepolitique. Quelque chose me manque encore. Je ne saurais direquoi.

– Vous vous réservez, ditCourbassol en souriant. Soit. Nous vous forcerons la main. Jem’arrangerai de façon à ce que vous puissiez, pour le1er janvier, placer quelque chose à votreboutonnière.

Je me récrie ; mais le ministre meferme la bouche.

– J’y tiens, dit-il ; aprèsles douloureux incidents de ces temps derniers, le ruban rouge abesoin d’être réhabilité. Mais, au fait : peut-êtreauriez-vous préféré les palmes académiques ? L’un n’empêchepas l’autre. Un mot de moi à mon collègue de l’InstructionPublique…

Non, non ; Mazas, si l’on y tient,mais pas ça. Le ministre, heureusement, n’insiste pas. Il me faitpromettre de ne point oublier ses réceptions. Mme Courbassol,assure-t-il, sera charmée de faire ma connaissance…

Je ne puis m’empêcher de penser, enquittant le ministère, que je rencontrais tous les jours, parmi lescriminels, des hommes dont l’intelligence, le savoir et lapénétration auraient fait honte à ces législateurs, à ces prébendésdu suffrage universel. Et quant à la probité, à la dignitépersonnelle… Cependant, ce sont ces gens-là qui garantissent lasécurité… Alors, pourquoi existe-t-il des Compagnies d’assurancecontre le vol ? Qui distribuent la justice… Alors, pourquoi nesuis-je pas en prison, et d’autres avec moi ?… Quimaintiennent l’ordre, cet ordre si beau, si généreux, si grand,établi pour l’éternité… Et ta sœur ?

– Ma sœur, elle est heureuse, medit Roger-la-Honte que j’ai été voir en arrivant à Londres. Oui,Broussaille est très heureuse. Dans un voyage à Paris, elle arencontré un vieux qui s’ennuyait, un ancien magistrat ; ils’appelle… ah ! M. de Bois-Créault. Tu saisbien ? Il y a eu un procès, un tas d’histoires ; son filsa été tué, sa femme s’est donné la mort. Enfin, il s’embêtait, cevieux ; il était presque ruiné, mais il avait encore quelquessous et une propriété en Normandie. C’est dans l’une queBroussaille est en train de s’approprier les autres ; d’ici unmois la propriété sera vendue et ma sœur rentrera ici avec leproduit de la vente. Quant à moi, je suis revenu au bien, pendantton absence.

– Pas possible ! Retourne donctes poches, pour voir.

– Si tu veux. Tiens, desprospectus, des imprimés de tous les formats. Tu vois lesen-têtes ? Agence internationale de renseignementscommerciaux. C’est à moi, cette agence-là. Les bureaux sontdans la Cité ; mon employé de confiance, c’est Stéphanus.Quelque chose de sérieux, tu sais. D’ailleurs, regarde :Maison fondée en 1837. Nous renseignons les commerçantscontinentaux sur la solvabilité des gens qui, d’ici, leur proposentdes affaires…

– Et vous renseignez les gens quiproposent les dites affaires sur le degré d’ingénuité desditscommerçants. Oserai-je croire que vous faites quelquefois,en-dessous, des propositions vous-mêmes ?

– Tu peux tout oser, répondRoger-la-Honte. Le principal, c’est que l’affaire marchedéjà ; et elle marchera mieux encore avant peu. Aussi, je vaispouvoir bientôt partir pour Venise. Mon associé s’occupera de lamaison durant mon absence, À propos, sais-tu qui c’est, monassocié ? Devine… Tu ne pourrais jamais ; j’aime mieux tele dire. C’est Issacar.

– Issacar ! Comment ?Cette crapule d’Issacar ?

Mais le voici justement qui entre, quis’avance vers moi, la main tendue.

– Si vous ne voulez pas que jecrache dedans, lui dis-je, vous allez m’apprendre tout de suitequel rôle vous avez joué, à l’époque où vous étiez mouchard àParis, dans l’arrestation de Canonnier.

– Un rôle très avouable, répondIssacar d’une voix ferme. J’ai fait tout mon possible, une fois quej’ai vu qu’il était votre ami, pour lui permettre d’échapper.Croyez-vous que j’aie été votre dupe, lorsque vous m’avez rencontrérue Saint-honoré et avez tant insisté pour m’emmenerdéjeuner ? Pas un instant. Si je vous ai quitté si lestementrue Lafayette, c’est parce que j’avais reconnu votre ami dans savoiture et que j’avais reconnu aussi un de mes collègues, à sestrousses. Un collègue qui me surveillait moi-même, entreparenthèses. Je l’ai empêché d’opérer l’arrestation de Canonnier àla gare du Nord et je l’ai encore empêché de télégraphier à lafrontière. Pourquoi êtes-vous restés à Bruxelles ?… Si vousaviez eu confiance en moi, cher monsieur Randal, rien de ce quis’est produit ne serait arrivé. Cette affaire ne m’a pas portéchance, à moi non plus. On m’avait promis de me nommer préfet et jen’ai pu obtenir qu’une place de sous-préfet.

– Où vous vous êtes fort bienconduit, du reste. Vous êtes certainement l’auteur principal de cetépouvantable crime qui a indigné le monde entier, et qui a dû vousparaître tellement odieux à vous-même que vous avez abandonnél’administration.

– Je ne veux rien discuter, répondIssacar nerveusement. Vous ignorez les causes, permettez-moi devous le dire, et vous êtes mal placé pour juger les effets. Mais,pour revenir à Canonnier, avez-vous de sesnouvelles ?

– Oui, j’en ai eu àParis.

– Alors, vous savez qu’il estencore au dépôt de l’île de Ré ; on retarde autant quepossible son départ pour Cayenne, car on craint une évasion. Il n’ya rien à tenter en sa faveur, quant à présent. Une fois qu’il seralà-bas, ce sera autre chose. Je serai informé et vous tiendrai aucourant. Je vous serai même utile, si vous le désirez… Pensez demoi ce que vous voudrez, mais soyez convaincu de ceci :lorsque j’ai dit à un homme qu’il peut avoir confiance en moi, jene le trahis pas.

C’est bien possible, après tout.Qu’est-ce qui n’est pas possible, aujourd’hui ?… Ainsi, cettevieille toquée d’Annie pleure comme une Madeleine parce que jeviens de lui annoncer mon départ définitif. Je lui laisse la maisonet tout ce qu’elle contient, cependant ; et de l’argent. Etson fils, qui sera libéré bientôt, va revenir auprès d’elle. Malgrétout, elle pleure à chaudes larmes. Ça n’a pas le senscommun.

– Tu devrais venir avec moi àVenise, me dit Roger-la-Honte qui m’accompagne à la gare le matinoù je quitte Londres.

Je devrais peut-être, mais je ne peuxpas. Il faut que j’aille à Bruxelles ; pour porter à l’abbéLamargelle les papiers que je lui ai promis. Mais aussi pour autrechose.

Il me serait difficile d’exprimer ce quej’éprouve, depuis quelques jours. Une sensation de lassitudeénorme, d’ennui sans fin. La fatigue qui fond sur vous et vousbrise ; tout d’un coup, quand vous arrivez à l’étape après unemarche forcée. Il me semble que de l’ombre s’épaissit, autour demoi ; et, dans cette brume, les lueurs moribondes dessouvenirs se ravivent étrangement. Hélène !… Je pense à elle,malgré moi, sans trêve. Il faut que je lui parle, il le faut ;pour lui dire… ah ! je ne sais pas pour quoi lui dire. Je sensseulement qu’elle doit éprouver un peu ce que j’éprouve ;qu’elle a les travers de mon esprit et les maladies de moncœur ; qu’elle fut, comme moi, sans enfance et sansjeunesse ; et que peut-être… Toujourspeut-être !…

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