Le Voleur

Chapitre 8L’ART DE SE FAIRE CINQUANTE MILLE FRANCS DE RENTE SANS ÉLEVER DELAPINS

 Souvent, la femme est laperte du voleur. Voilà une profonde vérité que me rappelle Ida,quelques instants avant l’arrivée de la femme du monde.

– Pas toutes les femmes, bienentendu. Le vol n’est pas un sacerdoce, comme le journalisme, et unhomme ne peut pas, sous prétexte qu’il a les doigts crochus, secondamner à vivre en chartreux. De femmes comme Broussaille, parexemple, ou comme moi, vous n’avez rien à redouter, ou bienpeu ; nous sommes des sœurs plutôt qu’autre chose. Mais de cesdames de la haute, vous avez tout à craindre ; ce sont desdétraquées, énervées par le milieu factice dans lequel ellesvivent, qui, se jettent à votre tête dès que vous leur avez laissédeviner votre secret et qui vous font payer cher, après, desfaiblesses qui ne leur coûtent rien.

– Est-ce que tu crois vraiment,Ida, qu’elles s’enflamment aussi facilement pour lescriminels ?

– Si je le crois ! Ah !Seigneur ! Mais j’en suis sûre, mon ami ; j’ai vu tant dechoses, à ce sujet-là, et j’ai reçu tant de confessions !Écoute, si tu pouvais écrire sur ton chapeau : « Je suisun voleur » en lettres visibles seulement pour l’éternelféminin, et si tu allais ensuite faire un tour au Bois et sur leboulevard, les facteurs gémiraient le lendemain matin sous le poidsdes déclarations d’amour qu’ils auraient àt’apporter !

– Et les ténors pourraient plierbagage.

– Tes ténors sont bien démodés.Plus l’atmosphère qu’on respire est artificielle, plus on estattiré vers les réalités brutales ; il y a quinze ans, onrêvait de Capoul ; aujourd’hui, on a soif de Cartouche. Unvoleur, Madame ! Un vrai voleur ! Un criminel qui puissevous rassasier du piment du vice authentique, quand on est lassejusqu’à la nausée des simulacres fades de la dépravation – et dontil soit facile de se débarrasser, dés que le cœur vous endit.

– Qu’est-ce que le cœur vient fairelà ?

– Ce qu’il fait partout ailleurs, àprésent, pas grand’chose… Si je te parle ainsi, continue Ida, croisbien que ce n’est point par jalousie. Nous sommes deux camaradeset, s’il nous arrive de nous souvenir que nous sommes de sexesdifférents, nous n’en restons pas moins camarades. J’aime maliberté plus que tout au monde, et j’ai assez d’amitié pour toipour désirer vivement que tu conserves la tienne. C’est pourquoi jeveux te mettre en garde contre les dangers auxquels tu peux tetrouver exposé. Ne reste pas à Paris ; viens-y lorsqu’il teplaira ou quand tes affaires t’y appelleront, mais n’y demeure pas.Tu as de l’argent plein tes poches ; tu es, comme tous lesvoleurs, toujours prêt à le dépenser à pleines mains ; tu esbien élevé, attrayant ; il t’arriverait avant peu quelquevilaine histoire… Je te dis la mauvaise aventure, mais c’est labonne.

– Je n’en doute pas ; Mais,sois tranquille : si jamais je suis pris, on pourra chercherla femme.

– Hélas ! dit Ida, elle nesera peut-être pas difficile à trouver, J’ai connu des hommesrudement forts, et qui se disaient sûrs d’eux-mêmes, à qui elle acoûté bien cher. Si j’avais le temps, je te raconterais l’histoirede Canonnier ; ce sera pour une autre fois. À propos, je t’aidit qu’il avait travaillé avec la petite femme que tu vas voir toutà l’heure. Tu sais ce qu’il lui donnait pour sa part ? 33 pourcent sur le produit net. Pas un sou de plus. D’ailleurs, c’est leprix. Elle essayera sûrement de te demander davantage, mais refusecarrément. Méfie-toi d’elle, car c’est une enjôleuse bien qu’ellen’ait pas plus de cervelle qu’un oiseau, et si tu la laisses faire,tes bénéfices avec elle ne seront pas grands. Elle n’est niméchante ni perfide, mais c’est un bourreau d’argent.

– Quelle est sa positionsociale ?

– Ah ! ça, mon petit,permets-moi de ne pas te l’apprendre. J’ai confiance en toi, maisje ne dis jamais ce que j’ai promis de garder secret. C’est unefemme dont le mari occupe une haute situation, et qui évolue dansle monde chic ; voilà tout…

Une servante entre, dit quelques mots àIda et se retire.

– Elle est là, me dit Ida. Viensavec moi ; je vais te présenter à elle et vous laisserensemble tramer vos noirs complots.

Et, trois minutes après, nous sommesseuls dans le salon, la femme du monde et moi.

– Monsieur, me dit-elle, on a bienraison de dire qu’on est au bord du précipice dès qu’on a un piedau fond… Non, c’est le contraire ! Mais je suis sûre que vousm’avez comprise. Ah ! l’on a bien raison,Monsieur !

Je hoche la tête d’un air attristé, maisconvaincu.

– Pourtant, continue-t-elle, sil’on connaissait les causes qui attirent les gens auprès de ceprécipice ; si l’on savait les tentations, les entraînements…et quelquefois, les raisons grandes et généreuses, ah ! l’onserait moins prompt à porter des jugements…

– Certainement, Madame, dis-je d’unton péremptoire, on serait beaucoup moins prompt !

– Ah ! Monsieur, si voussaviez quel plaisir j’éprouve à vous entendre parler ainsi !Mon père, qui avait été magistrat, tenait le même langage quevous ; je ne puis pas me souvenir de lui sans pleurer, quandje suis toute seule. Mais le monde est si méchant, aujourd’hui…Vous savez, Monsieur, pourquoi j’ai demandé à faire votreconnaissance. Ne me le dites pas ! C’est tellement affreux…Comme c’est vrai, ce que vous me disiez tout à l’heure à propos duprécipice ! On s’approche sans défiance, on avance le pied, etcrac !… Il ne faudrait pas s’aventurer sur le bord, medirez-vous ? Ah ! Monsieur, que je voudrais ne l’avoirjamais fait !… Il faut que je vous dise comment j’ai étéamenée à mal faire ; après ça, vous n’aurez jamais le couragede me condamner. Voici exactement comment cela s’est passé. Mononcle, un frère de mon père, s’était trouvé subitement dans unesituation très embarrassée. Il vint me voir et me dit :« Renée »… – je m’appelle Renée, Monsieur ;désignez-moi par ce nom quand vous aurez à parler de moi à Ida,vous me ferez plaisir ; même, appelez-moi Renée maintenant, sivous voulez. Mon nom est assez difficile à prononcer bien ;mon mari n’a jamais pu y réussir. Dites-le, pourvoir ?

– Renée.

– Oui, très bien, c’est tout à faitcela. Bref, mon oncle me dit : « Renée, il faut me tirerde là. » Monsieur, j’ai mes défauts, je ne le cache pas. Maisla famille, pour moi, c’est sacré. J’ai toujours admiré cette jeunefille qui suivait son vieux père aveugle… Voyons, il y avait un sibeau tableau là-dessus, au Salon ! Cette jeune fille…Ah ! c’est une Grecque ; vous voyez que je commence à mesouvenir ; attendez, je vais me rappeler tout… Non, je ne peuxpas… Ça ne fait rien… Ah ! c’était si joli ; cetableau ! J’ai rêvé devant pendant une demi-heure. On voyaitl’Acropole, dans le fond. C’est admirable, l’Acropole ; toutle monde le dit. C’est dommage que les Anglais aient tout abîmé.Quels sauvages, ces Anglais ! J’en ai connu un, l’annéedernière, qui m’a griffée tout le milieu du dos… Est-ce que vousaimez la peinture de Bouguereau ?

– Madame, dis-je en réprimant unegrimace, je l’aime énormément.

– Moi, j’en raffole. Bouguereau,c’est le peintre de l’âme ; voilà mon avis. Lui seul peut nousconsoler de la mort de Cabanel. Je suis bien contente que nousayons les mêmes goûts… Bref, quand ma tante, la sœur de ma mère,m’eut avoué dans quelle situation elle se trouvait, la pauvrefemme ; quand elle m’eut dit : « Renée, il faut metirer de là », je n’hésitai point à lui déclarer que j’allaistenter l’impossible. Mais, que faire ? Demander de l’argent àmon mari, il n’y fallait pas songer ; d’abord, il s’agissaitd’une grosse somme ; puis, il n’est pas en très bons termesavec ma famille. Je crois devoir vous dire, Monsieur, quelles idéesme vinrent successivement…

Elle parle, elle parle ! Une voixmal soutenue, fébrile, qui passe sans transition du ton aigu auxinflexions doucereuses, incisive, et insinuante, impatiente etcajoleuse, où l’émotion sursaute tandis que grince l’indifférenceagacée, et où semble implorer une angoisse qui se railleraitelle-même. Quelque chose qui sautille sans cesse sur les yeux etsur les lèvres ; un rire trop fréquent et trop sec, quiponctue la parole rapide. Des gestes hâtivement ébauchés, heurtés,gracieux quand même, qui disent toute la nervosité et toute lalassitude ennuyée des filles de ce monde artificiel, machiné,truqué, où l’argent est tout, où la vie n’est qu’une mascaradeopulente et stupide. Cette femme, une jolie petite brune aux traitsfins et aux beaux grands yeux, n’est qu’un pantin articulé parl’énervement que cause l’éternel besoin d’argent, mis en mouvementpar le perpétuel désir de la toilette, et agité par l’incessanteinquiétude. Et je l’écoute me raconter ses inutiles et audacieuxmensonges, cette marionnette dont un costume du matin très simple,trop simple, d’une fausse simplicité, moule les formes, et quis’est fait coiffer par Virot d’une capote minuscule, naïve commeune fleur et ouvragée comme un bijou.

– Oui, Monsieur, oui, j’ai pensé àcela ; à aller voler dans les magasins ! Croiriez-vousdes choses pareilles ?

– Sans difficulté ; lakleptomanie est à la mode. Vous auriez été, Madame, en fort bonnecompagnie à côté de ces grandes dames, voleuses titrées, dont lesnoms figurent journellement sur les rapports de police. Mais jepense que vous auriez eu du mal à réaliser, par ce procédé, lagrosse somme dont vous aviez besoin pour…

– Ah ! dit-elle en faisant lamoue, je crois que vous vous moquez de moi. Ce n’est pas gentil.Vous voyez, je vous dis tout, comme à un confesseur… Mais vous necomprenez pas dans quel état d’affolement nous nous trouvons quandle manque d’argent nous harcèle.

– Je vous demande pardon, Madame.J’admets très bien qu’une femme, même mariée, puisse se trouverdans des passes…

– À en faire ? Oh !certainement. Mais, voyez-vous, ça ne vaut pas le mal qu’on sedonne. Il y a de bonnes occasions quelquefois, je ne dis pas ;mais elles sont rares. Quant aux liaisons sérieuses, il n’y fautplus compter ; les hommes sont devenus tellementinconstants ! Autrefois, il y avait des attachements vrais,profonds, qui duraient toute une existence ; une femme mariéepouvait vivre, à cette époque-là. Mais aujourd’hui…

– Aujourd’hui, la morale est enactions ; l’amour aussi. Il faut s’y faire…

– On s’y fait trop. Et laconcurrence est énorme. On n’a même plus le mérite de l’audace, oude l’originalité, à ne pas reculer devant ces outrages qu’on ditles derniers, pour faire croire que ça s’arrête là. Et il fautvivre, et s’habiller, et briller ; et rester au zénith tout letemps. Pas moyen de s’éclipser un instant ; car, quelle raisondonner au monde ? Son mari ? Ça ne compte plus… Ah !si l’on avait des enfants, encore ! Mais on n’en a plus. Quevoulez-vous, Monsieur ? On ne peut pas. Une jeune fille, tenuedans sa famille comme elle l’est en France, veut avoir à justetitre, lorsqu’elle se marie, quelques années de liberté. Donc, pasla servitude des enfants. On s’arrange pour ça. Et après, quand onvoudrait en avoir, il est trop tard… Ah ! vous pouvez ledemander à Ida : elle m’a vue pleurer bien des fois, allez,quand elle me disait qu’il n’y avait pas de remède… J’ai eu bien duchagrin, dans ce salon où nous sommes… Il est vrai que j’y ai euune grande joie. Vous savez sans doute comment Ida m’a mise enrapports avec M. Canonnier. Elle a dû vous le dire ? Oui.C’était justement au moment où j’étais si tourmentée ; moncouturier, ma modiste et ma lingère s’étaient ligués contre moi,m’obsédaient de leurs réclamations et faisaient de mon existence unenfer, ainsi que je vous le disais tout à l’heure… Non, non… Jevoulais dire que mon oncle… ou plutôt ma tante… Enfin, vous savezque les fournisseurs choisissent toujours ces moments-là. Ils n’enfont pas d’autres. Ils menaçaient d’aller porter leurs notes à monmari. Je ne savais à quel saint me vouer. Un Russe, qui m’avaitpromis monts et merveilles, m’avait manqué de parole. Un Russe,Monsieur !… Après ça, il fallait tirer l’échelle… Ida, à quij’avais fait part de mes ennuis, m’avait déjà presque décidée à…utiliser mes relations. Je connais tant de monde, Monsieur !Des gens qui ont des fortunes chez eux, soit à Paris, soit à lacampagne, et des moindres mouvements desquels je suis toujoursinstruite. Oui, Ida m’avait presque décidée, et M. Canonnierm’a convaincue ; écoutez, Monsieur : on peut dire de luice qu’on veut, mais c’est un homme supérieur. Une intelligence, untact, une façon si originale de voir les choses… et ce pouvoirextraordinaire de vous amener à les envisager comme lui ! Jen’aurais jamais cru, je l’avoue, qu’un voleur pût être un aussiparfait gentleman. Il m’a fait revenir de bien des préjugés.N’attribuez qu’à l’honneur de sa connaissance le peu d’étonnementque j’ai eu à me trouver, en votre présence, devant un homme aussidistingué. Je m’incline profondément.

– Comme on voit bien,continue-t-elle, que nous vivons à une époque de progrès ! Jesuis persuadée, Monsieur, que vous avez reçu une excellenteéducation. Je suis discrète et n’aime pas à poser de questions,mais quelque chose me dit que vous sortez de Polytechnique ;il me semble vous voir avec un chapeau à cornes et l’épée au côté.Et dire que vous avez peut-être une pince-monseigneur dans votrepoche ! C’est à faire trembler… Mais votre profession esttellement romanesque ! Comme elle me plairait, si j’étaishomme ! Vous devez avoir eu des tas d’aventures ?Racontez-m’en une, je vous en prie. J’adore ça.

– J’en suis désolé, Madame, mais jene saurais trouver dans l’histoire de mon existence aucun épisoded’un intérêt captivant. Les événements dont j’ai été le témoin oul’acteur sont plutôt sombres que pittoresques. Si je vous en misaisle récit, vous auriez certainement des cauchemars ; et je nevoudrais pour rien au monde vous faire passer une mauvaisenuit.

– Je prends note de vos intentions,répond Renée en souriant. Mais vous ne me surprenez pas ; lesvoleurs sont la modestie même. M. Canonnier était commevous ; il n’a jamais rien voulu me raconter. À part ça, ilétait charmant. Il se montrait plein de reconnaissance pour lesrenseignements que je lui fournissais ; il est vrai que mestuyaux sont toujours excellents. Il me donnait 50 pour cent sur leproduit des opérations. Ce n’est peut-être pas énorme ; maisil paraît que c’est le prix.

– Non, Madame, dis-je froidement,car je me souviens des avertissements que m’a donnés Ida. Non,Madame, ce n’est pas le prix. Le prix est 33 pour cent. Aucunvoleur sérieux ne vous proposera davantage. Je m’étonne même queCanonnier ait pu vous offrir ce que vous dites, car je sais qu’ilse faisait un point d’honneur de ne jamais dépasser le chiffre queje vous cite. Vos souvenirs, sans doute, doivent mal vousservir.

– C’est bien possible,murmure-t-elle avec une petite grimace. C’est déjà si lointain etj’ai si peu de tête ! je croyais bien, pourtant… Vous dites33. C’est si peu !… Moi, je disais 50. Eh ! bien, couponsla poire en deux, ou à peu près. Donnez-moi 45 pourcent.

– Je regrette infiniment de nepouvoir le faire. Madame. Mais je ne puis vous donner ni 40, nimême 35 pour cent. Le tiers du produit, mais pas plus.

– Hélas ! dit Renée, vous êtesimpitoyable. Si vous saviez combien j’ai besoin d’argent ! Lavie est si chère ! La toilette nous ruine, et les hommes sonttellement difficiles… Ils ne se rendent pas compte… Je seraishonteuse de vous dire ce que mon mari me donne tous les mois ;c’est misérable… Et les autres !… Et ils veulent avoir desfemmes soignées, bien habillées, avec des dessous savants, fleurset bonbons… Je me suis à peine vêtue pour venir ici,Monsieur ; un costume de trottin, qui ne vaut pas vingt-cinqlouis ; mais les dessous, c’est obligatoire. Et,tenez…

À deux mains, d’un geste habile etcharmant, elle a relevé sa jupe ; et des vagues de soie,frangées d’une mousse de dentelles, viennent déferler sur sesjambes fines. Ah ! la délicieuse poupée !…

Attention ! Pas de bêtises – ou les33 pour cent vont augmenter.

– Vous avez vu ? Élégant,n’est-ce pas ? Mais si je vous disais ce que çacoûte…

Elle s’est levée, tapote sa robe àpetits coups, baissant ses yeux noirs que, brusquement, elle dardeaudacieusement dans les miens.

– Alors, toujours 33 ?Toujours ? Oui ?… Et on dit, dans les romans, que lesvoleurs sont généreux !… Mais, soit ; commençons sur cepied-là ; nous verrons après. Nous serons bons amis, j’en suissûre. Nous ferons passer toutes nos communications par Ida,n’est-ce pas ? J’ai toute confiance en vous et je suisconvaincue que vous ne me compromettrez jamais. D’ailleurs, Idam’en a assurée. C’est tellement affreux, voyez-vous, d’êtrecompromise ! Je risquerais tout pour éviter ça… Il y a un coupà faire à Paris, actuellement, et deux villas à dévaliser auxenvirons, vers la fin du mois ; je reviendrai après-demainpour vous donner les indications. Ah ! l’argent ;l’argent ! Il me faut cinquante mille francs avant trois mois…Il me les faut absolument… Penser que je paye mes dettes avecl’argent des autres !

– C’est la vie. Et penser que lesautres en font sans doute autant de leur côté…

– C’est la vie. Mais vous allez meprendre pour une abominable égoïste ; ce que je dis esthorrible…

– C’est très humain. L’exploitationest universelle et réciproque ; et croyez-bien, chère Madame,que si je pouvais vous offrir décemment moins de 33 pourcent…

– C’est trèsinhumain !

Elle me tend la main, et sort avec unpetit salut charmant, un grand frou-frou, laissant comme un sillagede grâce derrière elle – très jolie, très crâne. Ah ! lesfemmes ! Les hardies, les fières voleuses ! Voleuses detout ce qu’on veut, et de tout ce qu’on ne voudrait pas. Elles enont un fameux mépris des règles, et des morales, et des lois, etdes conventions, quand leur chair les brûle, quand l’amour de leurbeauté les tenaille, quand leurs passions sont en jeu…

– Eh ! bien, me demande Idaqui est venue me rejoindre, qu’en penses-tu, de la petitefemme ? Gentille, hein ? Mais quelle inconscience !…Ah ! mon cher, elle n’est pas la seule. Et le luxe de leurstoilettes, qui leur fait perdre la tête, la tourne aussi à biend’autres. Il n’y a plus que l’argent aujourd’hui, et il donne lafièvre à tout le monde ; si les femmes sont folles, les hommesont besoin d’une douche. C’est à se demander où nousallons.

– Au tonnerre de Dieu, dis-je, siça peut signifier quelque chose ; et pas ailleurs. Je ne voispoint pourquoi nous n’aurions pas la fin que nous méritons, nous,les Barbares de la Décadence.

– C’était l’avis deCanonnier ; il disait aussi que la couturière, la lingère etla modiste sont d’excellents agents de révolution, et que lesmasses se démoralisent plus facilement par les chiffons et laparfumerie que par les écrits incendiaires et les explosions dedynamite.

– C’est une opinion. En attendant,car il faut bien vivre, j’espère que la petite femme n’oubliera pasde venir nous voir après-demain.

– Elle ! dit Ida en riant,elle viendrait plutôt sur la tête… Tu ne sais pas ce que c’estqu’une femme qui a besoin d’argent et qui a découvert le moyen d’enavoir. Tu peux être assuré qu’elle prendra toutes les mesuresnécessaires pour te rendre la besogne facile, car elle a plusd’intérêt que toi-même à ce que tu ne sois pas pincé ; quedeviendrait-elle, la malheureuse, si elle n’avait plus personnesous la main pour forcer les tiroirs de ses amis etconnaissances ? Sois tranquille, les indications qu’elle tedonnera seront excellentes.

Elles l’ont été, en effet. Le coup àfaire à Paris était d’une simplicité enfantine ; ce n’a étéqu’un jeu pour moi ; le métier commence à m’entrer dans lesdoigts, comme on dit. Quant aux deux villas, Roger-la-Honte ayantamené à mon aide trois camarades de forte encolure, nous avons eule plaisir d’opérer leur déménagement complet en moins de tempsqu’il n’en aurait fallu à Bailly. « Je suis capitonné. »Et je suis très content, aussi, que ces trois expéditions m’aientpermis de placer entre les petites mains de Renée les cinquantemille francs qu’elle désirait, et même un peu davantage.

– Vous voyez, lui ai-je dit en luiremettant la somme, que ce n’est pas seulement la vertu, à présent,qui est récompensée.

– Naturellement, m’a-t-ellerépondu ; les temps sont changés, heureusement. Autrefois, lesmauvais offices que je rends à mes amis ne m’auraient rapporté quetrente deniers. Cela tient sans doute à ce que le cas étaitbeaucoup moins fréquent alors qu’aujourd’hui. J’entendais dire àmon mari, l’autre jour, que les prix, comme les liquides, tendentvers leur niveau, il est très fort en économiepolitique.

Ah ! la petite poupée… Je donneraisbien quelque chose pour pouvoir assister à ses triomphes mondains,pour la voir faire la belle, parée et pomponnée comme une princessede féerie, gracieuse, légère et narquoise comme un jeune oiseau etlissant ses plumes volées au milieu de ses pareilles, peut-être, oude ses victimes…

Souhaits ridicules, désirs dangereux,ils passent rapidement, par bonheur, car des idées semblables sontmalsaines pour un voleur, ainsi que le disait très justementIda ; ce n’est pas la peine de commencer par être fripon pourdevenir dupe. Quand on travaille, ma mère me l’a appris jadis, onne songe point à mal faire ; et le travail ne me manque pas.Si j’ai de bons renseignements, Roger-la-Honte en a aussi de soncôté ; et le hasard ne nous sert pas mal. J’inclinerais àcroire que la Providence néglige souvent les ivrognes pours’occuper des voleurs. Il est vrai qu’il ne faut pas seménager ; mais, en se donnant le mal nécessaire, on arrive àdes résultats. Aide-toi, le ciel t’aidera. Il faut s’aider endiverses langues et sous des cieux différents ; passer deBelgique en Suisse, d’Allemagne en Hollande et d’Angleterre enFrance. Le vol doit être international, ou ne pas être. Il y alongtemps que Henri Heine l’a dit : Il n’y a plus en Europedes nations, mais seulement des partis. Nous faisons tous nosefforts pour donner raison à Henri Heine ; et nous avons prisle parti de vivre sur le commun. Je suis – pour employer, en lamodifiant un peu, une expression de Talleyrand – je suis un déloyalEuropéen.

« Pourtant, me dis-je quelquefois àmoi-même, pourtant, mon gaillard, si tu n’avais pas eu un petitcapital pour commencer tes opérations, pour t’insinuer dans lasociété des gens qui t’ont aidé de leurs conseils et de leurexemple, où en serais-tu à l’heure qu’il est ? » Questiongrave dont la réponse, si je voulais la donner, serait fortprobablement une glorification du capital – qui pourrait setransformer rapidement, par un simple artifice de rhétorique, enune condamnation formelle. – Mais je ne me donne guère de réponse.Je me réjouis seulement de n’avoir pas été réduit, pour vivre, à melivrer à des soustractions infimes, à donner un pendant à lalamentable histoire de Claude Gueux. Je n’ai jamais volé mon pain –dans le sens strict du mot – et me voici propriétaire, ou peu s’enfaut.

J’ai acquis en effet, par un long bail,la possession d’une gentille petite maison, dans un quartiertranquille de Londres. La vie que j’avais menée jusque-là ne meconvenait pas beaucoup ; hôtels, boarding-houses, clubs, etc.,ne me plaisaient qu’à moitié. Et la société de mes confrères, bienque fort agréable quand l’ouvrage donne, m’inspirait un certainennui, par les temps de chômage. Je suis certainement bien loind’en penser du mal ; mais, au risque de détruire maintesillusions, je dois le dire avec franchise, quoique avecpeine : les vices des canailles ne valent pas mieux que ceuxdes honnêtes gens.

C’est une circonstance assez singulièrequi m’a conduit à louer cette petite maison. Je passais un soir,vers minuit, dans une rue déserte, lorsque j’aperçus une formenoire accroupie sur les marches d’un bâtiment ; quelque pauvrevieille femme, sans argent et sans gîte, qui s’était résignée àpasser là sa nuit. Le spectacle n’est pas rare, à Londres. Mais, cesoir-là, il pleuvait à verse, le temps était affreux ; et laforme noire était lamentable, avec le piteux lambeau de châle quitremblotait sur les épaules maigres, avec le grand chapeau détrempépar la pluie et dont les plumes ébarbées et pendantes donnaientl’idée des queues d’une famille de rats plongée dans l’affliction.J’offris quelque argent à la pauvresse ; elle grelottait et safigure hâve faisait mal à voir. Je l’emmenai jusqu’à l’un de cespalais du gin, au bout de la rue, qui flamboient comme des pharesperfides de naufrageurs au milieu de la noirceur de lamisère ; je lui fis servir une boisson chaude. Elle me racontasa vie. Elle n’avait guère plus de quarante-cinq ans, bien qu’elleen parût soixante au moins. Elle avait été bien élevée, savait lefrançais et l’allemand, et avait été plusieurs années institutricedans une famille noble, qu’elle avait quittée pour se marier. Sonmari l’avait abandonnée après dix ans d’une existence qui avait étépour elle un martyre ; et elle avait été obligée de se placercomme housekeeper, et même comme servante, afin d’élever l’enfantqu’il lui avait laissé. Cet enfant, qu’une maison de commerce avaitemployé dès sa sortie de l’école, avait mal tourné, vers l’âge dedix-huit ans, au moment où l’augmentation de son salaire lui auraitpermis d’adoucir le sort de sa mère ; il avait commis un fauxet avait quitté l’Angleterre avec le produit de son escroquerie.Annie – c’est le nom de la pauvresse – était à cette époque enservice chez un clergyman réputé pour son ardeur philanthropique.Ce vénérable ecclésiastique, en apprenant par les journaux ce quis’était passé, mit Annie à la porte de chez lui. Il fit plus. Dieupoursuivant l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à latroisième et quatrième génération, il pensa que l’homme, créé à sonimage, ne pouvait pas faire moins que de poursuivre le crime dufils sur la mère jusqu’à ce qu’elle eût rendu l’âme dont ellefaisait un aussi triste usage. Il lui refusa donc un certificat et,avec cette ténacité courageuse particulière aux gens vertueux, semit à épier les démarches de la malheureuse à la recherche d’unesituation, et l’empêcha d’en obtenir une. Elle avait donc étéobligée de vivre comme elle avait pu – misérablement, à tous lespoints de vue.

– Et votre fils, demandai-je, vousn’en avez plus eu de nouvelles ?

– Si, répondit-elle en baissant latête ; ce malheureux garçon a continué à se mal conduire enFrance, où il était parti. Il a été condamné, il y a dix-huit mois,à plusieurs années de prison… Ah ! Monsieur, je suis simalheureuse de ne pouvoir rien lui envoyer !… Je voudrais êtremorte…

– Tenez, dis-je, voici encore unpeu d’argent. Soyez ici après-demain, à dix heures, et peut-êtretrouverai-je moyen de vous donner une occupation, bien que vousn’ayez pas de certificat. Ne vous désolez pas, ma brave femme. Etsi votre clergyman vient me mettre en garde contre votre manque derespectabilité, comme il en a l’habitude, je lui offrirai unlavement de vitriol, pour le mettre à son aise.

C’est donc Annie qui a la charge de lamaison que mon aventure avec elle m’a donné l’idée de louer. Ellene boit pas plus qu’un dixième d’Anglaise ; elle fait de lapâtisserie comme une Allemande ; elle est économe comme uneFrançaise ; et dévouée comme un terre-neuve. Je l’ai styléeadmirablement et je ne crains nullement qu’elle commette unemaladresse. Elle s’est pas mal requinquée, depuis qu’elle est à monservice ; ah ! dame, les rides et les stigmates que lasouffrance a gravés dans la chair sont indélébiles ; mais lacharpente s’est redressée, l’ossature a repris de l’aplomb. Tellequ’elle est, débarrassée de la viande, elle ferait un beausquelette.

Mon service n’est pas bien dur, car jesuis souvent absent et je vis en garçon – pas en vieux garçon. –Annie a donc du temps de reste. Elle l’emploie, d’abord, pourenvoyer au fils prisonnier, là-bas, tout ce que permettent lesrèglements ; puis, afin de mettre de côté pour lui, quand ilsortira de Centrale, le plus d’argent possible. Elle découpe, surdes photographies, portraits de grandes dames, de beautésprofessionnelles, les têtes admirées du public, et les accommodeadroitement à des corps de Lédas s’abandonnant au cygne, de Dianesau bain, de Danaés sous la pluie d’or. Elle est devenue fort habileà ces petits ouvrages, très demandés par certaines maisons deSaint-John’s Wood. Elle m’a montré l’autre jour une princesse dusang, un peu plate d’ordinaire, très excitante, vraiment, en VénusCallipyge.

Si Annie a des loisirs, je n’en manquepas, moi non plus. Bien des gens se figurent que les voleurs sonttoujours occupés à voler. Il n’y a pas d’erreur plusgrossière ; mais c’est toujours la vieille histoire. « Ilfaut que je vous dise, écrit Bussy-Rabutin à sa cousine, ce queM. de Turenne m’a conté avoir ouï dire au feu princed’Orange : que les jeunes filles croyaient que les hommesétaient toujours en état ; et que les moines croyaient que lesgens de guerre avaient toujours, à l’armée, l’épée à lamain. » – « Le conte du prince d’Orange m’a réjouie,répond la marquise. Je crois, ma foi, qu’il disait vrai, et que laplupart des filles se flattent. Pour les moines, je ne pensais pastout à fait comme eux ; mais il ne s’en fallait guère. Vousm’avez fait plaisir de me désabuser. » J’espère, moi aussi,faire plaisir aux honnêtes gens en leur apprenant que les voleursn’ont pas sans cesse à la main la fausse clef ou la lanternesourde.

Et à quoi s’occupent-ils donc ? Àdifférentes choses, quelquefois fort inattendues. Moi, par exemple,je m’instruis. Je m’instruis, de la même façon que le premierbourgeois venu, en oubliant des choses que je sais et en apprenantdes choses que j’ignore. On peut continuer comme ça longtemps. Jem’amuse, aussi, autant que je peux. Très souvent, des demoisellesviennent me voir. Jolies ? Ailleurs, je ne sais pas ;mais chez moi, elles le sont suffisamment. Elles ont tout cequ’elles désirent ; et la femme est toujours belle quand elleest heureuse… Et puis, Issacar avait raison ; on n’a pas às’occuper des toilettes.

N’ai-je jamais éprouvé le dégoût decette existence ? la lassitude de cette vie ? N’ai-jejamais eu d’aspirations plus élevées ? Si,quelquefois…

Ce soir, même, je pense fort tristementà ce que des hommes d’une moralité plus haute que la miennepourraient appeler leur avenir, quand Annie vient m’apporter untélégramme, « Tenez-vous prêt pour demain. » Qu’est-ceque cela veut dire ?

Cette dépêche vient de l’étranger ;elle vient de France… Et je me rappelle, tout d’un coup, un faitsurvenu il y a un mois environ, que j’avais totalement oublié etdont j’aurais dû me souvenir, pourtant.

Un soir, j’étais seul chez moi après ledépart d’une petite amie très gentille, mais dont l’accent badoiscommençait à me fatiguer, une de ces blondes fades qui ont toujoursl’air d’être en train de sécher. Je lisais un roman, l’un de cesbons romans anglais, tellement assommants, mais où le sentiment dela famille, éteint partout ailleurs, se conserve d’une façon sicurieuse ; lorsque j’entendis résonner le marteau de la ported’entrée. Un instant après, la voix d’Annie protestant contrel’invasion de mon domicile parvint jusqu’à moi et un pas lourd fitcraquer les marches de l’escalier. Je me levais du divan sur lequelj’étais étendu lorsque la porte du salon s’ouvrit à moitié ;et, par l’entrebâillement, je vis passer une tête bronzée et unemain qui faisait des gestes.

Quelle était cette main ? Quelleétait cette tête ?

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