Le Voleur

Chapitre 26GENEVIÈVE DE BRABANT

 Cela ne m’a pas servi àgrand’chose, de m’appeler Durand pendant trois minutes, àBruxelles. Le surlendemain de mon retour à Londres, Geneviève afait irruption chez moi. Elle m’a accablé de reproches – etd’amabilités.

– Enfin ! te voilà ! Enai-je eu du mal, à te trouver ! M’en a-t-il fallu employer,des ruses d’Apache ! Heureusement que tu m’avais appris tonnom… Oh ! pas quand tu m’as quittée. Avant. Te rappelles-tu,lorsque j’étais cachée derrière le rideau ? Hein ? Terappelles-tu ? « N’ayez pas peur. C’est moi,Randal. » Et dire que tu as eu l’audace de m’assurer, ensuite,que tu te nommais Durand ! Comme c’est gentil ! Aprèsm’avoir entraînée, moi qui n’avais jamais failli… C’était presqueun viol, tu sais. Tiens, tu es un monstre ! Si j’étaisraisonnable, je ne t’embrasserais même pas. Mais je préfère ne pasêtre raisonnable… Tu ne l’aimes donc pas, ta petite femme ? tapetite femme qui t’aime tant ? Tu as donc oublié ce que tu medisais pour triompher de mes dernières résistances ? Pourquoime le disais-tu, alors, méchant ? Et pas plus tôt sur tespieds, tu me donnes une fausse adresse… Que c’est vilain dementir !…

C’est ce que je me dis tous les jours,depuis ces trois semaines que Geneviève est venue me surprendre.C’est très vilain, de mentir – et elle ne fait autre chose du matinau soir. – Le mensonge est chez elle un besoin, une habitudepuissante dont elle ne peut triompher qu’à certains moments,psychologiques si l’on y tient. L’histoire des lettres de samère ? Simple invention. Les mauvais traitements que luifaisait endurer son mari ? fausseté. Elle était orpheline àdouze ans, et Delpich n’a jamais maltraité sa femme… Tiens, àpropos de Delpich, nous avons appris hier qu’il vient d’êtrecondamné à trois ans de prison. J’en ai reçu la nouvelle sansaucune joie et Geneviève sans la moindre tristesse. Son mari necompte plus pour elle.

Et pourquoi compterait-il, au bout ducompte, si elle ne l’aime plus ? On dira, que Geneviève n’apas de cœur. Je répondrai qu’on ne peut pas vendre ce qu’on nepossède pas, cœur ou autre chose ; et que Geneviève al’intention de mettre le sien aux enchères. Que l’idée lui en soitvenue tout d’un coup, je ne le garantis pas. L’idée de réaliser sesrêves, bien entendu. Quant aux rêves eux-mêmes ils sont nés avecelle, ont grandi avec elle, tantôt perdus dans la brume des désirsvagues, tantôt s’affirmant dans les crispations de la révolte oudans les spasmes de la passion. Tendances perverses ou sentimentsnaturels ? Comme on voudra. Qu’importe, pourvu que lespsychologues analysent des effets dont ils ignorent les causes etqu’ils distinguent à peine, en leur style de sous-officiersd’académie ?

Moi je n’analyse pas, je constate. Jeconstate qu’il me va falloir faire les frais d’une installation àParis. C’est là que Geneviève tient à se lancer dans lacirculation… Je ne veux pas la contrarier ; qu’elle se lanceet qu’elle circule. Il est entendu que nous partagerons nosbénéfices réciproques ; je ne crois pas nécessaire dedissimuler un pareil arrangement, en ce temps de sociétéscoopératives. Geneviève se dit sûre du succès. C’est un grandpoint. En attendant, comme elle a déposé ce qu’elle possède dansune banque sérieuse, et qu’elle ne veut point déplacer, c’est moiqui dois faire les avances nécessaires. Je ne reculepas.

Nous voilà donc à Paris, Geneviève dansun petit hôtel de la rue Berlioz, et moi autre part. Très contentstous les deux. J’avais cru, je ne le cache pas, que les affairesseraient assez calmes, au moins pour commencer ; que l’argentque j’ai soustrait à Delpich reviendrait peu à peu dans la poche desa femme. J’avais eu tort. C’est ma poche à moi qui s’emplit.Geneviève a pris tout de suite. Geneviève de Brabant. C’est commeça qu’on l’appelle, à présent. Je dois dire, en conscience, qu’elley a mis du sien. Ce qui distingue d’ordinaire, dans tous lesgenres, les efforts des femmes, c’est le caractère fantaisiste,capricieux, qu’elles leur impriment. Il est bien rare qu’ellesaient foi en leurs entreprises, qu’elles agissent, d’emblée, commesi elles n’avaient fait autre chose, ne devaient faire autre choseque ce qu’elles essayent de faire. Elles ont des façons d’amateur,sont portées à tout traiter, comme on dit, par-dessous la jambe. Jen’assure pas que Geneviève est incapable d’un écart ; non.Mais, généralement, elle est sérieuse, posée. Elle jouit d’unesprit pondéré de locataire consciencieuse.

Elle n’a qu’un défaut : elle nesait pas marcher. Elle marche très mal. Aussi lui ai-je conseillé,avec raison, de ne jamais sortir qu’en voiture. Place aux honnêtesfemmes qui vont à pied ! Je l’ai aperçue deux ou trois fois,au Bois. Elle est très bien, vraiment. Beaucoup de chic. Un grandconfrère, un spécialiste, qui se trouvait avec moi un jour, m’en afait des compliments.

– Une assurance remarquable !Un aplomb merveilleux ! Elle a été mariée, n’est-cepas ?… Oui ; je m’en doutais. Le mariage est une bonneécole ; c’est encore la meilleure préparation à la vieirrégulière. Une femme qui n’a pas connu l’existence du ménage nevaudra jamais grand’chose, comme cocotte…

Je crois qu’il y a beaucoup de vrailà-dedans.

Mais voici l’été venu. Bellesaison ; plages et villes d’eaux. Nous avons été à droite et àgauche, Geneviève et moi. Tantôt ensemble, tantôt séparés. Je puisl’abandonner à elle-même sans aucune crainte ; je sais que cene sera pas en pure perte.

Pour le moment, par exemple, elle est àAix-les-Bains. Moi, je suis à Royan. Je ne pourrais dire exactementce que fait Geneviève ; mais moi, je flâne sur la Grand’Conge.J’observe quelques familles bourgeoises qui regardent la maréedescendre. C’est assez amusant. Ces bons personnages examinent avecune joie béate le continuel mouvement des flots. On dirait qu’ilsle surveillent. Ce qui les intéresse, dans la mer, c’est sonactivité perpétuelle, son incessante agitation. Ce qu’ils aiment enelle, c’est son éternel travail. Ils la contemplent, boucheentr’ouverte, yeux mi-clos, avec de petits hochements de tête quisemblent dire :

– Bien, bien, Océan ! Trèsbien. Travaille ! Donne-toi du mal. Continue ! Nous teregardons…

Oui ils se plaisent au spectacle del’effort, de la peine, ces braves gens ; à la vue du labeursans trêve. L’habitude. Ils préfèrent la mer aux montagnes. C’estpour ça.

Un domestique de l’hôtel m’arrache à mesméditations en m’apportant un télégramme. C’est Geneviève qui meprie de venir la rejoindre à Aix sans retard. Que sepasse-t-il ? Je prendrai le premier train…

Que se passe-t-il ? J’ai le tempsde me le demander pendant le voyage, qui n’en finit pas. J’arriveenfin à Aix, dans l’après-midi du lendemain, très inquiet, mefigurant ceci, cela, que Geneviève est malade, par exemple. J’aimedonc Geneviève ? Certainement. Qu’est-ce que c’est quel’amour, alors ? C’est le désir ; ou quelque chose dansce genre-là. D’ailleurs, nous nous entendons parfaitement, elle etmoi. On a eu bien raison de dire que c’est la similitude des goûts,plus que la conformité des tempéraments, qui fait la félicité desunions. Nous avons le même goût, tous les deux, pour l’argentd’autrui. Voila un lien.

Je suis à vingt pas de la villaqu’habite Geneviève lorsque je vois un monsieur en franchir lagrille, s’éloigner. Un homme de quarante ans, environ, grand,maigre, aux longues moustaches blondes. Une minute après, je suisdans la maison et, tout de suite, en présence de ma petite femme.J’ai eu bien tort de m’inquiéter. Elle ne s’est jamais mieuxportée. Elle m’a fait venir, simplement, pour me demander conseil.Il paraît qu’un Autrichien très riche, à qui elle tient la dragéehaute, lui promet des ponts d’or si elle consent à l’accompagner àVienne.

– Tu l’as peut-être vu sortir de lamaison ? Il me quittait comme tu es entré. Un grand,maigre…

– Oui, je l’ai aperçu, eneffet ; eh ! bien ?

– Eh ! bien, voici :j’accepterais certainement, sous bénéfice d’inventaire, si uneproposition analogue ne m’était pas faite d’un autre côté. Unvieillard, très riche aussi, me propose de le suivre à Paris, où ilrentre demain. Il est fort généreux, je le sais. Et, ce qu’il y ade plus drôle, c’est qu’il porte le même nom que toi. Il s’appelleUrbain Randal. Ne serait-il pas ton parent ?

– Si ; dis-je ; c’est mononcle.

– Ah ! dit Geneviève un peutroublée… Ça ne te fait rien ?

– Ça me fait plaisir. C’est unecanaille. Saigne-le à blanc, ma fille. C’est lui qu’il fautsuivre.

– C’était mon avis. Je retrouveraitoujours l’Autrichien. Mais, quant à ton oncle, comme il est usé audernier des points… Tu sais, il ne va pas bien au tout… Laparalysie… Il a déjà eu des attaques…

– Tant pis.

– Et je crois qu’il n’en a pas pourlongtemps.

– Tant mieux.

– Tu as l’air de lui en vouloir. Tume raconteras pourquoi, pas ? En attendant, je vais lui écrirede venir me prendre demain matin ; et je vais aussi envoyer unmot à l’Autrichien pour l’avertir de mon départ.

– Écris-lui avec des larmes dans lavoix.

– Tu penses bien, dit Geneviève entrempant sa plume dans l’encrier. Après quoi, je fais fermer maporte jusqu’à demain ; et à, nous deux, mon petit voleurchéri… :

Est-elle gentille,hein ?

Le lendemain, d’un coin de la gare où jeme dissimule habilement, je vois arriver la voiture qui conduit autrain de Paris Geneviève et mon oncle. Ah ! cette figure devieux viveur fourbu, ce front où s’amoncellent des ombres lugubres,ce regard qui jette à la vie des interrogations désolées etardentes ! La voiture s’arrête. Il en descend, non sans aide,passe à côté de moi, soutenu, porté presque dans un wagon oùGeneviève monte derrière lui. Il ne m’a pas vu, lemalheureux ; mais j’ai pu le dévisager ; mentontremblant ; joues labourées de sillons profonds, moins encorepar le temps que par la noce imbécile, échine voûtée, face anxieuseinvinciblement penchée vers la terre, comme dans l’horreur d’y voirla fosse creusée. Ruine d’humanité ; pas belle, à peinemélancolique, bête et sale – comme toutes les ruines…

Je vais m’éloigner lorsqu’un monsieur,escorté de deux laquais, entre dans la gare, se dirige vers letrain qui va partir. C’est l’Autrichien. Il suit, pareil au requinqui file le navire, attendant qu’on jette le cadavre à la mer – oula chair fraîche qui cache l’hameçon.

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