Le Voleur

Chapitre 20OU L’ON VOIT QU’IL EST SOUVENT DIFFICILE DE TENIR SA PAROLE

 Je suis assis auprès dufeu, devant la chaise que vient de quitter Charlotte, confondud’étonnement, accablé d’horreur. Ah ! le mensonge desconjectures, la fausseté des suppositions ! Toutes meshypothèses sont renversées, toutes mes prévisions en déroute. Lavie est donc plus atroce encore qu’on ne peut le présager, plusabjecte et plus cruelle !… Et je reste éperdu de stupeurdevant l’inattendu – devant la réalité toujours implacable ettoujours imprévue…

Non, Charlotte ne s’est pas mariée. Non,rien de ce que j’avais imaginé ne s’est accompli. Et ce qui estarrivé… oui, cela devait être, cela, et cela seulement. Pas autrechose n’était possible. Oh ! je n’y puis croire encore,pourtant… Charlotte chassée par son père, le jour même où eut lieula scène affreuse qui nous a séparés ; son courage devantl’affliction, sa fermeté de cœur devant l’épreuve, sa foi enelle-même ; et la résolution fière qu’elle sut prendre demaîtriser sa douleur et de refouler ses angoisses, et d’affronterle malheur avec la dignité du silence… Ha ! le dégoût de moiqui me saisit, d’avoir déserté cette vaillante ! Toutes leschoses qui auraient pu être semblent passer devant mes yeux ainsiqu’en une brume de rêve… C’a dû être horrible, le déchirement decette âme, ce navrement de femme abandonnée par tous… Et ladétresse, la noirceur de cette existence de mercenaire qui est lasienne depuis vingt mois, qu’elle accepta, cette fille riche laveille, et qui lui mesura le pain qu’il lui fallait, à elle et àson enfant – à notre enfant…

Notre enfant !… Elle est la, àcôté, reposant sur un lit que sa mère, aidée par Annie, lui apréparé dans ma chambre. Une jolie petite fille, blonde, avec desyeux comme des pervenches, – et que j’ai à peine osé regarder, àpeine, car j’ai été pris d’une honte indicible quand j’ai vu quelétait le fardeau que Charlotte portait dans ses bras…

Elle s’est déjà levée trois fois depuisque l’enfant repose, pour aller surveiller son sommeil,interrompant le récit qu’elle me fait, d’une voix grave, mais où nevibre pas la colère où ne grince pas la rancune. A-t-elle dûsouffrir, cependant ! La pauvreté et les chagrins n’ont pasencore mis leur marque sur son beau visage, mais ses yeux brillentde l’éclat étrange des yeux désespérés, l’éclat vif et glacial dugivre. Et ses vêtements, le manteau de confection qu’elle a quitté,sa triste robe noire d’ouvrière… Ah ! Dieu deDieu !…

La voici. Elle rentre, tout doucement,reprendre sa place sur la chaise, au coin du feu.

– Elle dort ; elle dort d’unsommeil de plomb. Mais elle ne se plaint, pas en dormant et elle neporte plus les mains à sa tête, comme elle faisait à Paris. J’ai eusi peur avant-hier, hier et ce matin encore !… J’étaisaffolée. Il faut que je te raconte… Quand j’ai vu qu’elle souffraitde maux de tête, que son front était brûlant, qu’elle avait perdul’appétit… et surtout ces somnolences continuelles, tu sais… je mesuis décidée à aller chercher un docteur. Un bon médecin, habitué àsoigner les enfants. Il est venu avant-hier chez moi, a examinéattentivement la petite, n’a rien voulu prescrire, n’étant encoresûr de rien, mais m’a dit de le rappeler si des symptômes nouveauxse produisaient. « Je pense que ce ne sera pas sérieux,m’a-t-il dit ; mais si je craignais quelque chose, ce seraitune méningite. » Tu penses si j’ai été effrayée ! Uneméningite ! C’est tellement terrible, surtout à cetâge-là !… J’ai passé la nuit dans les transes. Hier, ellen’allait pas mieux ; elle tournait et retournait sa tête surl’oreiller, y posait désespérément ses petites mains. Je suissortie, j’ai couru chez le docteur qui m’a promis de venir le soir.Je rentrais chez moi bien anxieuse lorsque, avenue de l’Opéra, j’airencontré Marguerite – Marguerite, tu te souviens ? l’anciennefemme de chambre de Mme Montareuil. – Elle ne savait rien dece qui m’était arrivé, s’étonnait de me voir si modestement vêtueet la mine tellement désolée. Pendant qu’elle me parlait, unecrainte affreuse m’a saisie, une crainte que je n’avais jamaiséprouvée jusque-là, la crainte de la pauvreté. J’ai eu peur, toutd’un coup, une peur terrible, de n’avoir pas assez d’argent poursoigner mon enfant ; je l’ai vue arrachée de mes bras,emportée à l’hôpital… Oh ! je ne peux pas te dire ! Ilm’a semblé que j’allais me trouver mal… Je ne pouvais plus écouterMarguerite ; et je ne suis revenue à moi, pour ainsi dire, quelorsque je lui ai entendu prononcer ton nom. Elle disait qu’ellet’avait vu il y avait peu de temps, que tu étais riche… quesais-je ? Alors, j’ai pensé que tu voudrais bien m’aider àsauver l’enfant. J’ai demandé à Marguerite si elle avait tonadresse. Elle me l’a donnée… J’ai voulu, t’écrire, enrentrant ; puis, j’ai hésité. La petite paraissait ne plussouffrir. Le docteur, lorsqu’il est venu l’a trouvée plus calme etm’a dit de me tranquilliser. Mais, ce matin, elle a eu unecrise : une crise qui n’a pas duré bien longtemps, c’estvrai ; mais j’ai perdu la tête… je ne raisonnais plus. J’aipris le train pour Londres…

– Il y a longtemps, dis-je sanspeser mes paroles qui suivent le cours des idées qui roulent en moncerveau, il y a longtemps que tu aurais dû venir.

Charlotte me regarde avecétonnement.

– J’aurais dû !… Mais nesavais-tu pas, toi ?…

– Je savais, oui… mais commentaurais-je pu deviner tout ce qui s’est passé depuis ? Ilm’aurait été facile de me renseigner ? Je n’ai pas osé… Onm’en a dissuadé. J’ai pensé…

– Quoi ? demande Charlotted’une voix nerveuse. Quoi ? continue-t-elle, car je ne répondspas. Qu’as-tu pensé de moi ?

– Je ne veux pas te le dire, et jene veux pas mentir. Je suis un malheureux, voilà tout.

– J’espère, répond-elle au boutd’un instant et en changeant de ton, que je me suis alarmée à tortet que la petite va aller mieux ; mais si, par malheur… tuferas tout pour la sauver, n’est-ce pas ?

– Tout ce que je possède est àelle, dis-je, et à toi aussi.

Et je me mets à tisonner les charbonsparce que je crois sentir mes yeux se mouiller un peu.

– Écoute, dit Charlotte ; cen’est pas ta maîtresse qui est revenue à toi, mais la mère de tonenfant. Je ne te demande rien pour moi et je voudrais ne riendemander pour ma fille non plus ; mais… Voyons, Georges,regarde-moi. Pourquoi pleures-tu ?… Dis ?…

Elle se penche vers moi, m’attire àelle.

– Ah ! fou, fou ! Tu n’espas méchant et tu es si dur pour ceux qui t’aiment… et que tu aimesaussi, peut-être… Embrasse-moi… N’est-ce pas, elle est jolie, tafille ? As-tu vu comme elle te ressemble ? Dis-moi si tul’aimeras.

– Non ; tu serais jalouse…Mais tu ne m’as pas seulement appris son nom…

– J’avais d’abord songé à luidonner le tien, répond Charlotte en rougissant, à l’appelerGeorgette ; et puis, je n’ai plus voulu, je ne sais pourquoi…Elle se nomme Hélène.

Brusquement, je retire ma main queCharlotte tient dans les siennes ; et un grand frisson mesecoue.

– Qu’as-tu ? demande-t-elle,attristée ; et se méprenant, naturellement, sur la cause demon émotion, Qu’as-tu ? Oui, j’aurais mieux fait de suivre mapremière idée, et de l’appeler Georgette. Mais, Hélène, c’est unjoli nom aussi. Tu ne trouves pas ? Tu m’enveux ?

– Non ; pas du tout… Mais tudois être très fatiguée, Charlotte. Il va être une heure dumatin ; tu ferais bien d’aller te coucher et d’essayer dedormir. Moi, je reste ici ; si j’entends l’enfant se plaindre,j’irai te prévenir. Va, sois raisonnable, je vais rouler unfauteuil devant le feu… il faut l’entretenir, car la nuit estfroide.

– Demain matin, tu enverraschercher un médecin ?

– Oui, certainement. Demain matinou plutôt ce matin, car nous sommes à dimanche depuis cinquanteminutes.

– Et c’est lundi Noël, ditCharlotte en soupirant. Mon Dieu ! pourvu que mes craintesaient été folles ! Bonsoir…

Elle se retire, ferme doucement laporte ; et je reste seul, regardant mes pensées, à mesurequ’elles passent, se réfléchir en formes fugitives dans lescharbons ardents du foyer… Ma fille s’appelle Hélène… Ah !qu’elle est amère, cette perpétuelle ironie deschoses !…

Je descends à la salle à manger, aurez-de-chaussée. Je remonte avec une bouteille d’alcool et je mefais des grogs très forts, toute la nuit. Vers six heures, jem’endors…

C’est Charlotte qui m’a réveillé, à neufheures. Et, tout aussitôt, j’ai envoyé Annie chercher un médecinqui lui a promis de venir sans tarder. Onze heures sonnent, et iln’est pas encore arrivé. Mais on frappe ; ce doit être lui.Non, c’est un télégraphiste qui apporte une dépêche. Un télégrammeenvoyé par Roger-la-Honte qui m’apprend qu’il ne sera de retour quevers le milieu de la semaine… Mais quand viendra-t-il donc, cemédecin ?

Charlotte m’appelle auprès de la petitemalade qui vient de sortir d’un de ces lourds sommeils siinquiétants pour sa mère. Comme elle est pâle ! Ses yeux mesemblent avoir perdu l’éclat qu’ils avaient hier soir ; ilssont ternis, éteints sous les larmes, lassés de douleur, s’ouvrantlargement, pourtant, ainsi que pour une supplication pleined’angoisses. La jolie petite bouche laisse passer des plaintesmonotones et navrantes.

– Maman, bobo… Maman…bobo…

Charlotte la prend dans ses bras, essayede la consoler, la caresse.

– Le plus terrible, me dit-elle,c’est qu’elle refuse toute nourriture, je ne peux presque rien luifaire prendre. Et si tu l’avais vue il y a quatre ou cinq joursseulement ! Elle était si gaie, si amusante !…

Mais l’enfant dégage ses mains d’ungeste désespéré, appuie ses doigts crispés à son front et sesmembres se convulsent et sa face blêmit affreusement ; ellegémit d’une façon lamentable…

– Monsieur, vient dire Annie, ledocteur est en bas.

– Qu’il monte,vite !

Il est monté, a assisté aux convulsionsqui ont saisi l’enfant et l’a examinée avec soin dès que laprostration a succédé à la crise.

Il est dans le salon, maintenant, seulavec moi, rédigeant son ordonnance.

– Il faut couper les cheveux,appliquer un vésicatoire sur la nuque, poser de la glace sur lefront…

– Est-ce laméningite ?

– Oui, certainement, c’est laméningite.

– Y a-t-il del’espoir ?

– Très peu, répond le docteur enhochant la tête. Je ne veux pas vous donner de fausses espérances.À l’âge qu’a votre enfant, cette maladie est presque toujoursfatale ; la mort survient rapidement au milieu d’uneconvulsion. Oui, à moins d’un miracle…

– Dites-moi franchement,docteur : votre science est-elle capable d’effectuer cemiracle ?

– Non, en vérité. Au moins,personnellement, je dois vous répondre : non… Mais j’ai desconfrères, de grands confrères, dont l’expérience, ou la réputationsi vous voulez, dépasse la mienne de cent coudées ; peut-êtrevous tiendraient-ils un langage autre que le mien. Essayez-en… Ledocteur Scoundrel par exemple. C’est la plus hauteautorité…

– Et, dis-je en hésitant – car unepensée fâcheuse se présente à moi comme je pose sur la table leprix de la visite – savez-vous quelle somme le docteur Scoundrelexigerait pour venir…

– Oh ! répond le médecin ensouriant, il ne se dérange jamais à moins de cinquante livrespayées comptant. C’est une célébrité, voyez-vous…

– Cinquante livressterling ?

– Oui ; et aujourd’hui,dimanche, veille de Noël, il en demanderait peut-être soixante…quatre-vingts… cent.

Le docteur sort et Charlotte,immédiatement, entre dans le salon.

– Eh ! bien ?demande-t-elle d’une voix qui trahit son anxiété. Qu’a-t-ildit ? Est-ce la méningite ?

– Il ne sait pas ; n’est passûr… C’est très difficile de se faire une certitude. Il m’aconseillé de consulter un de ses confrères, un spécialisterenommé…

– Il faut l’envoyer chercher toutde suite, dit Charlotte.

– Oui, mais…

– Mais quoi ? Dis !Quoi ?

– Ce spécialiste veut être payéd’avance… une grosse somme ; et je n’ai pasd’argent.

– Tu n’as pas d’argent !s’écrie Charlotte.

– Non, je n’en ai pas ici. Tout ceque je possède est à la banque et je n’ai pas vingt livres à lamaison. Les banques sont fermées aujourd’hui, demain etaprès-demain. Il faut trouver un moyen… Tenez, dis-je à Annie quientre, allez chercher ces médicaments et de la glace ; et, enmême temps, tâchez de me faire escompter ces chèques par lescommerçants dont les boutiques sont restées ouvertes.

Et je lui remets quatre chèques devingt-cinq livres que j’ai signés à la hâte.

– C’est singulier, dit Charlotte,que tu n’aies pas d’argent chez toi.

– Je fais comme tout lemonde ; c’est l’habitude, ici. On a très peur des voleurs, àLondres.

Charlotte sourit d’un souriretriste.

– Crois-tu qu’Annie réussira àavoir de l’argent ?

– Je l’espère.

J’ai tort. Elle rentre, une demi-heureaprès, sans avoir pu trouver personne disposé à escompter mespapiers. Les commerçants disent qu’ils ne peuvent pas, pour lemoment ; ah ! si c’était après les fêtes, ils nedemanderaient pas mieux. Annie a les larmes aux yeux ; quant àCharlotte, elle se laisse tomber sur une chaise et éclate ensanglots.

– Mon Dieu ! dit-elle, c’estaffreux ! Tout est contre moi… Ce médecin l’aurait peut-êtresauvée !…

– Ne te désole pas, lui dis-je enprenant mon manteau et mon chapeau. Je vais sortir ; je saisoù trouver l’argent nécessaire… Occupe-toi de faire ce qu’a ordonnéle docteur. Peut-être ce vésicatoire suffira-t-il… Mais ne tetourmente pas, surtout. Il est une heure et demie ; jereviendrai le plus tôt possible et pas sans l’argent, je tepromets. Ce ne sera pas difficile.

Ah ! si, c’est difficile. Trèsdifficile. Les gens que je vais voir sont absents ; ou bien,pleins de bonne volonté, ils se trouvent dans le même cas que moiet ne peuvent m’offrir que des sommes dérisoires. Et voilà troisheures que je suis en route !… Qui pourra m’avancer la sommedont j’ai besoin ?… Broussaille. Je me fais conduire àKensington. Pourvu qu’elle soit chez elle !

Elle y est. Rapidement, je la mets aucourant des choses.

– Si ton frère était revenu hiersoir ou ce matin comme je l’espérais, dis-je, je ne serais pasaussi embarrassé. Mais je ne sais où donner de la tête.

– Ah ! quel malheur !s’écrie Broussaille. Si j’avais pu savoir !… Hier matin, j’aiporté soixante livres à la banque… Et tu as une enfant ! Jevoudrais bien la voir. Elle doit être belle comme tout ; etdire qu’elle est si malade !… Tiens, voilà tout ce que j’aiici : quatorze livres ; quatorze livres et cinqshillings. Prends les quatorze livres…

– Merci, dis-je ; mais cela nepeut me servir à rien.

– Eh ! bien, veux-tum’attendre ? demande-t-elle. Je vais aller voir quelqu’un dequi j’aurai certainement cinquante livres, même cent. Cinq minutespour m’habiller, je pars, et je reviendrai dans trois quartsd’heure. Je vais te faire donner à manger pendant ce temps-là,puisque tu n’as pas déjeuné.

Elle sort, et je l’attends, sans pouvoirpresque toucher, tellement je suis énervé, aux plats que laservante m’apporte. Je l’attends pendant une heure…

Mais la voici. Elle entre, les yeuxrouges d’avoir pleuré, son mouchoir à la main.

– Oh ! je suis désolée,désolée ! Mon ami venait de partir de chez lui quand j’y suisarrivée. Quelle déveine !… Mais si tu pouvais patienterjusqu’à ce soir ? Il va tous les jours à son club, à dixheures précises ; je l’y ferais demander et il me donneraitcent livres, sûrement. Veux-tu ?

– Non, je ne peux pasattendre ; et puis, il me vient une idée. Seulement, il fautque je me dépêche. Je te remercie tout de même, Broussaille. Aurevoir.

Sitôt dans la rue, je prends un cab etje donne au cocher l’adresse du bureau de Paternoster. Je me suissouvenu, subitement, que cet honnête homme a l’habitude d’êtreprésent à son office, tous les dimanches et jours de fête, de cinqheures à six ; ses clients, en effet, observent peu leschômages indiqués par les almanachs et il peut espérer conclure unbon marché aussi bien le jour de Pâques que celui de la Trinité. Ilest six heures moins un quart et j’espère arriver à temps dans laCité. Le cab roule rapidement… Six heures moins deux àSaint-Paul’s… Mais, au coin de Queen Victoria Street et de lapetite rue où trafique l’ancien notaire, le cheval glisse sur lepavé, s’abat. Pas une minute à perdre. Je descends du cab, je payele cocher et je m’engage dans la petite rue. Trop tard ! Toutau bout, là-bas, j’aperçois Paternoster qui s’en va et je le voisdisparaître au tournant de Cheapside. Je marche sur ses traces àgrandes enjambées.

Plus si vite, à présent. On dirait quej’ai peur de l’aborder. Oui, j’en ai peur.

S’il me refusait ce que je veux luidemander, par hasard ? S’il ne voulait rien entendre ?…Il a bien refusé une poignée de pièces d’or, dernièrement, à uncamarade qui lui en avait fait gagner des sacs… Il n’a pas de cœur,d’abord, ce vieux-là. N’a-t-il pas une fille, lui aussi ?qu’il a abandonnée, à ce qu’on m’a dit, pour conclure ce secondmariage qui a abouti à un divorce… Il n’aime que l’argent. C’estune sale crapule… Et s’il ne voulait pas m’avancer la somme dontj’ai besoin… Ah ! bon Dieu !… Mais, pourtant, si je nel’obtiens pas de lui, cet argent, d’où l’obtiendrai-je ? Et ilme le faut, il me le faut ! J’ai promis de le rapporter ;et la petite mourra, sans ça… Peut-être que le charlatan qui sefait payer si cher ne pourra rien contre le mal ; maispeut-être qu’il la sauvera, ma fille… Je ne veux pas qu’elle meure,cette enfant ! Pour Charlotte et pour moi, il faut qu’ellevive. Je sens que ce sera encore plus terrible, si elle meurt…Ah ! je ne pense pas à revenir au bien, comme ils disent. Lebien, le mal – qu’est-ce que c’est ? – Mais, mais… Voyons,Paternoster n’osera pas me refuser ; il sait que j’ai del’argent à la banque ; il sait…

Il se retourne et, un instant, je croisqu’il me reconnaît. Non, il ne m’a pas vu. Mais moi, j’ai aperçu safigure, sa face dure et rusée d’impitoyable.

Sans savoir pourquoi, je ralentis lepas, je laisse augmenter la distance qui nous sépare… C’estcurieux, ce n’est plus la même idée qui me meut, maintenant. Je nepourrais dire ni ce que j’espère ni ce que je veux faire ;mais sûrement, je ne veux pas aborder Paternoster pour lui demanderun service. Non, je ne le pourrais pas. C’est une force que je neconnais point, à présent, qui me pousse sur ses pas. Je le suis deloin, le guette comme le fauve doit épier sa proie, sans avoirl’air d’attacher d’importance à mon acte. Je m’intéresse à ce quise passe autour de moi ; aux rues, pleines de foules joyeuses,se hâtant, car il fait froid, et se bombardant de « MerryChristmas » ; aux voitures de gui et de houx, auxvendeurs des numéros spéciaux de journaux illustrés ; auxenluminures des cartes symboliques ; aux festons de dindes,aux guirlandes d’oies, aux pyramides de puddings, aux montagnesd’oranges… Ludgate Hill, Fleet Street, Strand, « MerryChristmas »…

Je viens de traverser la Tamise et, surles traces de Paternoster qui tient à la main son éternel sac, jedescends Waterloo Road. Brusquement, il tourne à droite etdisparaît derrière la porte d’une maison. J’ai à peine eu le tempsde l’y voir entrer… Que faire, maintenant ? Oh ! c’estbien simple. Je vais me présenter dans cette maison tout à l’heure,demander à parler au vieux gentleman ; et, devant la jeunefemme qui est sa maîtresse et qui le prend pour un brave homme, iln’osera pas refuser ; non, il ne pourra point faireautrement…

Il est onze heures ; et je suistoujours à la même place, au coin de la rue et de Waterloo Road, àl’endroit d’où j’ai vu Paternoster entrer dans la maison dont ilsort justement à présent. Je m’en suis approché dix fois de cettemaison, pendant ces longues heures d’attente fiévreuse et presqueinconsciente, et je n’ai pu me résoudre à frapper à la porte. C’aété plus fort que moi ; je n’ai pas pu…

Je fais quelques pas en descendant, afinde n’être pas remarqué ; et, dès que Paternoster s’est engagésur la route, dans la direction du pont, je me retourne et je lesuis.

Il marche rapidement ; les passantssont rares ; le froid a augmenté tout d’un coup, un ventépouvantable s’est élevé, précurseur d’une tempête de neige… Quevais-je faire ? Oh ! je le sais, en ce moment ; maisje le sais seulement maintenant. L’idée nette de l’acte à accomplirse découvre à moi, se précise à l’instant même où le souvenir derésolutions prises autrefois se présente à mon esprit : ne pastuer, ne jamais me livrer à des violences contre les personnes…Tuer ! Je ne veux pas tuer ; je n’ai pas d’arme, d’abord.Violence… oui. Il me le faut, le sac que portePaternoster.

Les trois policemen préposés à la gardede Waterloo Bridge se sont repliés à l’entrée de la route, derrièrele petit mur, jugeant sans doute impossible de rester à leur poste.Le pont, noir, sinistre, chemin tragique qui semble se perdre dansles ténèbres compactes, est balayé par des rafales hurlantes quifont cligner et paraissent vouloir éteindre les lueurs pâles desbecs de gaz. Je passe devant les policemen…

Je n’aperçois plus, à présent, que lasilhouette de Paternoster, là-bas. Il se hâte, une main assurantson chapeau, l’autre serrant contre lui le petit sac. Le vent, quime frappe la face, le bruit assourdissant des flots sous nos pieds,ne lui permettront pas de m’entendre… Je cours. Je l’atteins. D’uncoup terrible, je l’envoie rouler sous l’un des bancs de pierreencastrés dans le parapet. le sac lui échappe, tombe sur letrottoir. Je le ramasse et je m’élance en avant. Dieu ! qu’ilest large, ce fleuve !

Attention ! Il ne faut plus courir…Quelqu’un qui vient… Un vagabond, écumeur du Pont des Soupirs, quia vu mon sac et arrive sur moi, tête baissée. D’un coup de pied, jelui relève la figure. Tant pis pour lui ! Si les loups semettent à se manger entre eux… Devant Somerset House, je saute dansun cab.

– Enfin ! te voilà, s’écrieCharlotte. J’ai cru que tu ne reviendrais jamais. C’estaffreux ! La petite a eu deux crises horribles… As-tul’argent, au moins ?

– Je l’espère, dis-je.

Je pose le sac sur une table et jesaisis le tisonnier. Je n’ai pas besoin de me gêner devant Annie,qui m’a suivi au premier étage ; et quant à Charlotte… Je faissauter la serrure. Des rouleaux d’or, une liasse de bank-notes.Cinq cents livres, six cents peut-être.

– Good job ! s’écrieAnnie chez qui triomphent les magnifiques instincts de pirateriequi caractérisent sa race. Bonne affaire !

– Tenez, vieille femme, voicicinquante livres ; prenez un cab, allez chez le docteurScoundrel, dans Harley Street, donnez-lui ça d’avance et ramenez-lecoûte que coûte. Dites, lui qu’il aura cent livres, deux cents,cinq cents, tout ce qu’il voudra…

Annie a descendu l’escalier quatre àquatre, et j’entends déjà s’éloigner la voiture qui l’emmène. Jemets les billets de banque dans ma poche et je vais déposer lesrouleaux d’or au fond d’un tiroir. En me retournant, je voisCharlotte, très pâle, appuyée à un meuble, qui fixe sur moi desyeux égarés.

– Qu’as-tu fait, Georges ? medemande-t-elle d’une voix qui semble avoir peurd’elle-même.

Je hausse les épaules.

– Il fallait de l’argent, n’est-cepas ?

Je m’assieds devant la cheminée et jejette au feu, un à un, quelques papiers et des carnets qui sontrestés au fond du sac ; rien d’intéressant ; et autant nepoint garder des objets qui pourraient me compromettre… quoique…Ah ! il est bien certain que Paternoster est sur ses jambesdepuis longtemps… chez lui, sans doute, en train de se fairefrictionner les côtes. Il aura eu plus de peur que de mal, le vieuxscélérat… Je regarde les flammes mordre les papiers et les consumerlentement.

Mais Charlotte vient me jeter ses brasautour du cou.

– Pardonne-moi, me dit-elle pendantque de grosses larmes roulent sur ses joues. Comment puis-je tefaire des reproches, à toi qui viens de risquer ta liberté,peut-être plus, pour sauver ton enfant… Mais je suis tellementtourmentée, tellement énervée, vois-tu !… Je n’ai plus la têteà moi. J’ai des pressentiments si noirs !…

– Tu as tort, dis-je enl’embrassant. J’espère que le médecin qui va venir pourra terassurer.

– Elle est si mal, si mal !Elle est assoupie, pour le moment ; mais si tu avais vu cescrises… Viens la voir.

Ah ! c’est effrayant… Mais ce n’estplus là l’enfant que j’ai vue hier soir, que j’ai vue ce matinencore ! On dirait qu’on a mis un masque, un masque devieillard, sur cette petite figure ; il y a des rides, surcette face de bébé dont on a coupé les boucles blondes, fines commedes flocons de soie ; et un cercle noir cave lesyeux.

– Est-elle changée ! murmureCharlotte en sanglotant. Crois-tu ?… Et elle ne pouvaitpresque plus parler… Comme elle a grandi ! Regarde. Oncroirait qu’elle a trois ans…

Annie entre dans la chambre.

– Monsieur, dit-elle, le docteurvient tout de suite ; il veut avoir cent livres.

Il les aura. Puisse-t-il faire quelquechose, mon Dieu !… Minuit. Les cloches, de tous les côtés, semettent à sonner joyeusement.

– Noël ! dit Charlotte en selaissant tomber sur une chaise. Seigneur ! Seigneur ! queje souffre ! Oh ! c’est affreux…

Oui, Noël, sainte journée. Jour de paixet de bonne volonté…

Le docteur monte l’escalier. Je vais luiouvrir la porte du salon. Une face blafarde, chauve, glabre ;une tête de veau au blanc d’Espagne.

– Monsieur, me dit-il, j’ai prévenuvotre servante, qui est venue me chercher, que je demandais centlivres. Aujourd’hui, Noël, vous comprenez… Elle m’a remis cinquantelivres ; et, avant toute autre chose…

– En voici cinquanteautres.

– Merci, Monsieur, dit le docteurScoundrel avec un sourire livide, et en plaçant les billets dans unportefeuille qu’il glisse dans une poche de sa redingote. Par ici,n’est-ce pas ?

La petite fille se réveille, comme ilentre. Et j’ai une vision de cellule de condamné à mort, au momentoù y pénètre le fonctionnaire qui vient annoncer le rejet durecours en grâce…

Je viens de suivre le docteur dans lesalon.

– Il n’y a plus d’espoir, medit-il. Cette enfant est épuisée, à bout de forces. Il y a déjàparalysie de la langue et d’un œil. À la première convulsion, ellevous quittera. Je vous souhaite de pouvoir trouver, en ce saintjour qui commence, au souvenir de ce que Dieu…

Je l’interromps.

– Si je vous avais fait appelerhier, avant-hier, auriez-vous pu sauver ma fille ?

– Pas plus qu’aujourd’hui. À un âgeaussi tendre… Au moment de la conception, les parents devaientavoir de vives contrariétés, de grands chagrins… Non, dès le début,tout était vain.

– Vraiment ?

– Sur l’honneur, Monsieur !dit-il en frappant de la main la poche qui contient le portefeuilleoù il a serré mes bank-notes.

Je le reconduis jusqu’à la porte. Etquand je rentre dans la chambre, je vois qu’il est inutile deparler.

Des convulsions terribles ont saisi lapetite martyre ; les membres se crispent, veulent seretourner, on dirait, par des efforts désespérés ; et la peaubleuit comme si les extrémités, déjà, commençaient à se glacer.Elle essaye de se lever, de se frapper la tête contre quelquechose, sa tête blême dont un œil seul, vitreux, est grand ouvert,et dont la bouche devenue muette ne laisse plus échapper que desplaintes inarticulées, des râles qu’arrache une douleur sans nom…Ha ! Horrible, cette agonie d’enfant…

Mais les plaintes s’affaiblissent,s’éteignent. Le petit corps gît lourdement, semble peser de plus enplus sur le lit – et c’est comme si quelque chose s’en allait peu àpeu, voguait, toujours plus loin, vers des océans cruels, sur degrandes vagues de solitude…

Charlotte, agenouillée devant le lit, serelève tout à coup, les yeux hagards, et recule jusqu’aumur.

– Elle est morte !crie-t-elle.

Et debout, après ce grand cri, ellecontemple sans un mot, sans une larme, cette enfant que sonétreinte ne réchauffera plus… Elle reprend :

– Tu vois ! Tu vois !…Elle est morte !

Puis, elle se précipite vers le petitcadavre, essaye de lui rendre, dans un embrassement suprême, lesouffle envolé pour jamais.

Et un grand silence, troublé seulementpar les sanglots d’Annie agenouillée dans un coin, règne dans cettechambre où vient de s’accomplir l’irréparable.

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