Le Voleur

Chapitre 18COMBINAISONS MACHIAVÉLIQUES ET LEURS RÉSULTATS

 En m’apercevant, Barzot nepeut réprimer un mouvement de surprise.

– Êtes-vous bien sûr, Monsieur, medemande-t-il d’une voix tranchante, de porter le nom qui estinscrit sur cette carte ?

– Parfaitement sûr, dis-je sansm’émouvoir car je savais bien qu’il me reconnaîtrait du premiercoup et je m’amuse énormément, en mon for intérieur, de lasituation ridicule dans laquelle va se trouver ce magistratimpuissant devant un voleur. Parfaitement sûr.

– Je connais beaucoup unM. Randal…

– M. Urbain Randal ?C’est mon oncle. Je sais en effet, Monsieur, qu’il a l’honneurd’être de vos amis. Si j’avais eu plus de goût pour la campagne,j’aurais profité plus souvent de l’hospitalité qu’il m’offrait danssa villa de Maisons-Laffitte et j’aurais eu certainement l’occasiond’y faire votre connaissance plus tôt.

– Veuillez m’excuser, dit Barzot enm’engageant à prendre un siège et en s’asseyant dans un fauteuil,je… vous offrez une ressemblance frappante avec unepersonne…

– Une personne que vous avezremarquée, hier, dans le train qui vous amenait de Paris ?C’est encore moi. Vous ne vous trompez pas.

– Alors !… dit Barzot en selevant et en faisant un pas vers un timbre…

Je le laisse faire. Je sais très bienqu’il ne sonnera pas. Et il ne sonne pas, en effet. Il se tournevers moi, l’air furieux, mais anxieux surtout.

– Voulez-vous m’exposer l’objet devotre visite ?

– Certainement. Je suis envoyé versvous par Mme Hélène Canonnier.

Barzot ne répond point. Son regard,seul, s’assombrit un peu plus. Je continue, trèslentement :

– Mlle Canonnier se trouvait àBruxelles depuis avant-hier avec son père. Je dois vous dire quej’ai l’honneur, le grand honneur, d’être très lié avecM. Canonnier ; nous nous sommes rendu des servicesmutuels ; je ne sais point si vous l’avez remarqué, Monsieur,mais la solidarité est utile, j’oserai même dire indispensable,dans certaines professions. Si l’on ne s’entraidait pas… Il y atant de coquins au monde !…

– Hâtez-vous, dit Barzot dontl’attitude n’a pas changé mais dont je commence à ouïrdistinctement, à présent, la respiration saccadée.

– Je connaissais doncM. Canonnier. Mais je n’avais jamais eu le plaisir de voir safille. Elle avait vécu, jusqu’à ces jours derniers, chez des gensqui passent pour fort honorables, mais qui sont infâmes, et quireçoivent d’ignobles drôles, généralement trèsrespectés.

Les poings de Barzot se crispent. Commec’est amusant !

– Du moins, dis-je avec un gestepresque épiscopal, telle est l’impression que ces personnes ontlaissée à Mlle Canonnier. La haute situation que vous occupez,Monsieur, et qui vous laisse ignorer bien peu des opérationsexécutées au nom de la Justice, vous a certainement permisd’apprendre comment M. Canonnier fut ravi, hier soir, àl’affection de son enfant. Je fus témoin de cet événement pénible.Mlle Hélène Canonnier, restée seule, avec moi, m’avoua qu’elleredoutait beaucoup les entremises de certains individus en laloyauté desquels elle n’avait aucune confiance. Elle me fit part deson désir de mettre en lieu sûr, non seulement sa personne, maisencore une certaine quantité de lettres fortintéressantes…

– Que vous m’avez volées !hurle Barzot. Ah ! misérable !

Je hausse les épaules.

– Réellement, Monsieur ?Misérable ?… Dites-moi donc, s’il vous plaît, quel est le plusmisérable, de l’homme qui emploie le chloroforme pour détrousserson prochain ou de celui qui s’en sert pour violer une jeunefille ?

Barzot reste muet. Il vient s’asseoirsur une chaise devant une table, et prend son front dans sesmains.

– Combien exigez-vous de ceslettres ? demande-t-il. Combien ? Quellesomme ?

– Je vous ai dit que je meprésentais à vous au nom de Mlle Canonnier, et pas au mien. Cen’est pas moi qui possède ces lettres ; c’est elle. Elle n’apas l’intention de vous les vendre.

Barzot lève la tête et me regarde avecétonnement. J’ajoute :

– Elle n’a pas l’intention de vousles vendre pour de l’argent.

– Ah ! dit-il.Ah !…

Et il attend, visiblement inquiet – carsa belle impassibilité du début l’a complètement abandonné – que jeveuille bien lui apprendre ce qu’Hélène réclame de lui.

– Mlle Canonnier, dis-je, n’apoint de position sociale ; elle désire s’en faire une. Elleveut se marier.

– Elle veut se marier ?demande Barzot dont les yeux s’éclairent et dont les jouess’empourprent. Elle veut se marier ?… Eh ! bien… Tenez,Monsieur, continue-t-il étendant la main, j’oublie ce que vousêtes, ce que vous avouez être, et je me souviens seulement que j’aidevant moi le neveu d’un homme que j’estime…

– Vous avez tort, dis-je ; mononcle est un voleur. S’il ne m’avait point dépouillé du patrimoinedont il avait la garde, je ne serais peut-être pas unmalfaiteur.

– Alors, reprend Barzot d’une voixplus grave, je vous parlerai d’homme à homme. J’ai beaucoupréfléchi depuis trois jours, depuis le moment où j’ai appris queMlle Canonnier avait quitté Paris, les pensées que j’aiagitées n’étaient pas nouvelles en moi, car il y a longtemps, trèslongtemps, que je sais à quoi m’en tenir sur la signification et lavaleur de notre système social ; mais je n’en avais jamaisaussi vivement senti la turpitude. Nous vivons dans un mondecriminellement bête, notre société est anti-humaine et notrecivilisation n’est qu’un mensonge. Je le savais. J’étais convaincuque le code, cette cuirasse de papier des voleurs qu’on ne prendpas, n’était qu’une illusion sociale. Cependant… Ah ! j’aicompris combien il faut avoir l’honnêteté modeste !… J’ai vudéfiler bien des scélérats devant moi, Monsieur ; j’ai entendule récit de bien des crimes. Mais que d’autres bandits quijouissent de la considération publique ! Combien de forfaitsqui restent ignorés, éternellement inconnus, parce que les loissont impuissantes, parce que les victimes ne peuvent pas se faireentendre. Hélas ! la Justice est ouverte à tous. Le restaurantPaillard aussi… Et puis, la Justice, les lois… Des mots, desmots !… Je me demande, aujourd’hui, comment il ose exister,l’Homme qui Juge ! Il faudrait que ce fût un saint, cethomme-là. Un grand saint et un grand savant. Il faudrait qu’iln’eût rien à faire avec les rancunes de caste et les préjugésd’époque, que son caractère ne sût pas se plier aux bassesses etson âme aux hypocrisies ; il faudrait qu’il comprît tout etqu’il eût les mains pures – et peut être, alors, qu’il ne voudraitpas condamner…

J’écoute, sans aucune émotion. Desblagues, tout ça ! Verbiage pitoyable de vieux renard pris aupiège. S’il n’avait pas peur de moi, il me ferait arrêter, en cemoment, au lieu de m’honorer de ses confidences. Quand on raisonneainsi, d’abord, et qu’on n’est pas un pleutre, on quitte son siègeet l’on rend sa simarre, en disant pourquoi.

– En venant ici, continue Barzot,j’avais pris une grande résolution. Je crois que tout peut seréparer ; l’expiation rachète la faute et fait obtenir lepardon. J’étais décidé à donner ma démission le plus tôtpossible ; et à offrir à Mlle Canonnier telle sommequ’elle aurait pu souhaiter, ou bien, dans le cas – que j’avaisprévu – où elle aurait refusé toute compensation pécuniaire… Vousvenez de me dire, Monsieur, que Mlle Canonnier désire se créerune position sociale, et qu’elle veut se marier. Eh ! bien,moi aussi j’avais pensé qu’un mariage était la seule réparationpossible, et j’y suis prêt…

J’éclate de rire.

– Vous y êtes prêt ! Et vousespérez – non, mais, là, vraiment ? – vous croyez qu’ellevoudrait de vous ?… Mais, sans parler d’autres choses, vousavez soixante ans, mon cher Monsieur, dont quarante demagistrature, qui plus est ; et elle en a dix-neuf. Et vouspensez qu’elle irait river sa jeunesse à votre sénilité, etenterrer sa beauté, dont vous auriez honte, dans le coin perdu deprovince où vous rêvez de la cloîtrer ?… C’est ça, votresacrifice expiatoire ? Diable ! il n’est pas dur. À moinsque vous n’ayez l’intention d’instituer légataire universelle votrenouvelle épouse, et de vous brûler la cervelle le soir même dumariage ?

– Si je le pouvais, dit Barzot,très pâle, je le ferais, Monsieur. Mais j’ai une fille, une fillequi a dix-huit ans, et dont je dois préparer l’avenir…

– Et vous n’hésiteriez pas,m’écrié-je, à donner à votre enfant une belle-mère de sonâge ! Et vous prépareriez son avenir, comme vous dites, envous alliant à la fille d’un malfaiteur ! Mais c’estinsensé !

Barzot baisse la tête. Le monde doit luisembler bien mal fait, réellement.

– Qu’il vous est donc difficile,dis-je, de voir les choses telles qu’elles sont ! Il fauttoujours, même quand vous êtes sincères, que vos intérêtss’interposent entre elles et vous. Vous avez beau vouloir agir avecbonté, vous restez des égoïstes ; vous avez beau vouloir fairepreuve de pitié, vous demeurez des implacables. Et vous espéreztrouver chez les autres ce qu’ils ne peuvent trouver chez vous.L’expiation !… Vous êtes-vous seulement demandé ce que cettejeune fille, que vous avez achetée, a souffert ? Savez-vous cequ’elle a éprouvé, hier soir, lorsqu’on est venu arrêter son père,sur vos ordres sans doute, – son père relégué au bagne en dépit detoute équité, et pour satisfaire les rancunes de malandrinspolitiques ? – Vous doutez-vous de ce que devrait être votreexpiation, pour n’être pas une pénitence dérisoire ?… Etavez-vous pensé, aussi, que votre victime vous laisserait là, vouset votre complice, sans plus s’inquiéter de vous que si vousn’aviez jamais existé, si elle trouvait une sympathie assez grandepour lui emplir le cœur ?… Non, ce sont là des choses que vousne pouvez imaginer ; elles sont trop simples… Rien ne serépare, Monsieur, et rien ne se pardonne. On peut endormir ladouleur d’une blessure, mais la plaie se rouvrira demain, et lacicatrice reste. On peut oublier, par fatigue ou par dégoût, maison ne pardonne pas. On ne pardonne jamais… Voyons, Monsieur. MlleCanonnier désire se marier et elle vous demande, en échange dusilence qu’elle gardera, de vouloir bien assurer ce mariage dans leplus bref délai ; cela vous sera facile, car vous aurez à vousadresser à des gens qui ont autant d’intérêt que vous à éviter unscandale. C’est avec M. Armand de Bois-Créault quemad…

– Jamais ! s’écrie Barzot quise lève en frappant la table du poing. Jamais !… Qu’il arriven’importe quoi, mais cela ne sera pas !… Vous entendez ?Jamais !…

– Comme vous voudrez, dis-je trèstranquillement – car je ne peux voir, dans l’emportement de cepremier président grotesque, autre chose que la fureur de la vanitéblessée. – Comme vous voudrez. Mlle Canonnier fera son chemintout de même. Elle est jeune, jolie et intelligente ; l’argentne lui manquera pas ; et, ma foi… elle aura le plaisir, pourcommencer, de se payer un de ces scandales… Il me semble déjà lireles journaux. Le viol, le détournement de mineure, le proxénétisme,etc., etc., sont prévus par le Code, je crois ? Quelle figureferez-vous au procès, Monsieur ?

Barzot ne répond pas. Appuyé au mur, laface décolorée par l’angoisse, la sueur au front, il fixe sur moises yeux hagards, des yeux d’homme que la démence a saisi. S’ildevenait fou, par hasard ? Il faut voir.

– Voudriez-vous au moins, Monsieur,m’apprendre pour quelle raison vous vous refusez, contre tous vosintérêts, à tenter la démarche au succès certain que réclame devous Mlle Canonnier ?

– Je l’aime ! crie Barzot. Jel’aime ! Je l’aime de tout mon cœur, de toute ma force,comprenez-vous ?… Ah ! c’est de la folie et c’est infâme,mais vous ne pouvez pas savoir le vide, le néant, le rien, qu’a ététoute mon existence ! Non, vous ne pouvez pas savoir… Unforçat, courbé sur la rame qui laboure le flot stérile et enchaînéà son banc, loin des hublots, dans l’entrepont de la galère… Onfinit par douter du ciel… Je n’avais jamais aimé, jamais, quandj’ai connu cette enfant. Et, tout d’un coup, ç’a été comme siquelque chose ressuscitait en moi ; quelque chose qui avait sipeu existé, si peu et il y avait si longtemps ! Tous lessentiments étouffés, toutes les effusions étranglées, toutes lesaffections meurtries et tous les élans brisés – toutes lespassions, toutes les grandes, les fortes passions… Ah ! toutcela n’était pas mort ! Mon cœur desséché, racorni, s’étaitremis à battre ; il me semblait que je commençais à vivre, àsoixante ans… Oui, je l’ai aimée, bien que ç’ait été atroce etignoble, malgré le mépris et le dégoût que j’avais pour moi-même,malgré les ignominies qu’il fallait subir pour la voir, malgré tousles chantages… Oui, je l’ai aimée, bien que je n’aie pu la délivrerde la servitude indigne qui pesait sur elle… Combien de fois ai-jevoulu l’arracher de là !… Mais j’avais peur du déshonneur donton me menaçait alors comme elle m’en menace aujourd’hui… cettecrainte du déshonneur qui fait faire tant de choseshonteuses !… Oui, Je l’aime, et je ne peux pas… Oh !c’est terrible !… Et je l’aime à lui sacrifier tout,tout ! Je l’aime à en mourir, à en crever, là, comme unebête…

Il se laisse tomber sur la chaise, cachesa tête dans ses mains, et des sanglots douloureux font frissonnerses épaules… Ah ! c’est lamentable, certes ; mais cen’est plus ridicule. Non, pas ridicule du tout, en vérité. Il apresque cessé d’être abject, ce vieillard, ce maniaque de lajustice à formules dont le cœur fut écrasé sous les squalidesgrimoires de la jurisprudence, qui s’aperçoit, lorsque ses mainstremblent, que ses cheveux sont blancs et que la mort le guette,qu’il y a autre chose dans la vie que les répugnantes sottises dela procédure, – ce pauvre être qui a vécu, soixante années, sans sedouter qu’il était un homme…

Brusquement, il relève latête.

– Monsieur, dit-il d’une voix qu’ils’efforce d’affermir, mais qui tremble, vous pourrez dire àMlle Canonnier que je ferai selon son désir et que j’iraivoir, dès ce soir, Mme de Bois-Créault. Vous ne voulezpas, sans doute, me donner l’adresse de Mlle Canonnier ?Non. Bien. C’est donc sous votre couvert que je lui ferai part durésultat de ma démarche. J’ai votre carte… Les lettres meseront-elles rendues si je réussis ? ajoute-t-ilanxieusement.

– Mon Dieu ! Monsieur, dis-jeen souriant, vous vous entendrez à ce sujet avecMlle Canonnier quand elle sera Mme de Bois-Créault.Vous ne manquerez pas, j’imagine, d’aller lui présenter voshommages. Et je ne vois point pourquoi elle ne vous remettrait pasces lettres – au moins une par une.

– La vie est une comédie sinistre,dit Barzot.

C’est mon avis. Mais je me demande, endescendant l’escalier, si Barzot n’était pas très heureux, cesjours derniers encore, d’y jouer son rôle, dans cette comédie queses grimaces n’égayaient guère. Allons, j’ai probablement baissé lerideau sur sa dernière culbute.

Et c’est Hélène qui va paraître sur lascène, à présent, en pleine lumière, saluée par les flons-flons de,l’orchestre, aux applaudissements du parterre et desgaleries.

Je l’ai mise au courant de ce quis’était passé entre Barzot et moi. Elle m’a écouté avec le plusgrand calme, sans manifester aucune émotion.

– Vous rappelez-vous ce que je vousai dit hier soir, m’a-t-elle demandé quand j’ai eu fini monrécit ? Hier soir, dans la voiture qui m’a amenée ici ?Vous m’avez dit que nous causerions de tout cela aujourd’hui, et jevous ai répondu qu’il serait trop tard.

– Eh ! bien, s’il est troptard, Hélène, n’en parlons pas.

– Non… Mais vous vous souviendrezpeut-être, et moi aussi, de ce que je vous ai proposé.

– Je souhaite que vous soyeztoujours assez heureuse pour ne jamais vous en souvenir. Etj’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir manqué de confianceen moi-même.

– Pourquoi n’avez-vous pasconfiance en vous ? Je crois le deviner. Lorsque vous avezrésolu d’adopter votre genre actuel d’existence, vous vous étiezaperçu que, dans tous les conflits avec le monde, la sensibilité dela nature et la délicatesse du caractère entravent le malheureuxqui en est béni ou affligé bien plus que ne pourrait fairel’accumulation en lui de tous les vices ; et vous vous êtesdécidé à faire table rase de toute espèce de sentiments. Peut-êtreest-il nécessaire d’agir ainsi. Je ne sais pas, mais j’en ai peur.Oui, c’est ce qui me fait redouter cette existence d’aventurièreque je vais commencer. S’il ne fallait que rester à l’affût desoccasions ou les faire naître, demeurer perpétuellement sur ladéfensive devant les entreprises des autres, cela irait encore.Mais se méfier sans trêve de soi-même, se tenir en garde contretous les entraînements de l’esprit et les élans du cœur… Quellevie ! C’est agir comme les Barzot qui déplorent, quand ilssont vieux, la sécheresse de leur âme. Oui, dans un sens contraire,c’est agir comme eux… Enfin, ce qui est fait est fait. Amis tout demême, n’est-ce pas ?

Oh ! certainement. D’autant plusqu’elle n’a pas tort. Mais… mais…

Je l’ai revue tous les jours pendantcette semaine, la blonde. Ses cheveux d’or très ancien relevés surla blancheur satinée de la nuque, sa carnation glorieuse qui criela force du sang fier gonflant les veines, les molles ondulationset les inflexions longues de sa chair qui s’attend frémir, toute sagrâce de fleur printanière, la splendeur triomphante de sa jeunesseradieuse… Ah ! si elle avait dit un mot, encore ! Maisses lèvres s’étaient scellées et ses beaux yeux sont restésmuets.

– Qu’importe ! me disais-jequand je l’avais quittée. Elle est assez belle et assez adroitepour se créer rapidement une autre existence que celle que jepourrais lui faire. Et pour moi… Rien de plus ridicule que d’êtrele second amant d’une femme, d’abord ; quand on n’a pas été lepremier, on ne peut succéder qu’au sixième…

Et des tas de bêtises pareilles. Quellejoie on éprouve à se martyriser…

Barzot a écrit. Les Bois-Créault se sontdécidés au mariage. Parbleu ! Canonnier, de Mazas où il setrouve, a donné son consentement, et les bans sontpubliés.

– Mon pauvre père ! a ditHélène en pleurant ; croyez-vous que nous pourrons le faireévader ?

– Sans aucun doute ; mais pasmaintenant, malheureusement ; il faut attendre qu’il aitquitté la France. Je serai renseigné et vous préviendrai, le momentvenu.

Qu’a pu penser Canonnier du mariage desa fille ? Je donnerais gros pour le savoir. En tous cas, illui aura, sans s’en douter, constitué une dot. Roger-la-Honte, quej’avais envoyé à Londres afin de déposer les lettres à ChanceryLane, est revenu avec les cinq cents livres que j’ai priéPaternoster de lui remettre. Hélène n’a rien voulu accepter, endehors de cette somme.

Et même aujourd’hui, au moment où je luifais mes adieux chez l’Anglaise, elle me remercie de mesoffres.

– Non, dit-elle, j’ai assezd’argent. Je m’arrangerai pour vous faire donner de mes nouvellespar Mme Ida ; et si par hasard j’avais à me plaindre dequelque chose, elle serait informée ; et je compte sur vous.Mais je suis sûre qu’ils se conduiront bien. Ils sont silâches !

Elle me tend la main, monte dans lavoiture qui l’attend et qui part au grand trot. Elle va retrouverMme de Bois-Créault qui est venue ce matin la chercher àBruxelles, et qui l’a priée, par un billet que j’ai reçu il y a uneheure, de venir la rejoindre à l’hôtel Mengelle. Elle sera ce soirà Paris… Quel avenir lui prépare la vie, et quellessurprises ?…

Et que me réserve-t-elle, à moi ?Il me semble qu’Hélène m’a apporté quelque chose, et m’a prisquelque chose aussi ; qu’elle a évoqué en moi des sentimentset des souvenirs que j’avais bannis de toute ma force ; etqu’elle a réduit à néant mon parti pris d’indifférence. Oùvais-je ?… Je me rappelle que j’avais fait un rêve autrefois.J’avais rêvé de reprendre ma jeunesse, ma jeunesse qu’on m’avaitmise en cage. Et elle vient de se présenter à moi, cette jeunesse,en celle de cette femme qui s’offrait et que je n’ai pas vouluprendre. Le sable coule grain à grain dans le sablier… Oùvais-je ?

Ce soir, ce sera le cambriolage àLouvain, avec Roger-la-Honte, sur les indications du nomméStéphanus, employé de banque. Et demain… Et après ?… Etensuite ?…

Quand on descend dans une mine, après lesoudain passage de la lumière aux ténèbres, après l’émotion quecause la chute dans le puits, la certitude vous empoigne – lacertitude absolue – que vous montez au lieu de descendre. Cetteconviction s’attache à vous, s’y cramponne, bien que vous sachiezque vous descendez, et vous ne pouvez vous en défaire avant que lacage vous dépose au fond. Alors…

J’y suis, au fond.

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