Le Voleur

Chapitre 17ENFIN SEULS !…

 Après le départ dupolicier, Hélène a regagné sa chaise ; et elle reste là, lesbras ballants, les yeux perdus dans le vide, muette, en uneattitude de douleur intense et de désespoir profond. Certes, sasituation est atroce. Que va-t-elle devenir, à présent ?… Sonpère lui aura préparé, malgré lui c’est vrai, mais inévitablement,l’avenir qu’Ida avait prophétisé : une vie d’aventures, uneexistence faite de tous les hasards… Ses protecteurs larecevraient-ils chez eux, à présent ? Peut-être, car laproposition ébauchée par le policier était certainement faite enleur nom ; mais comment l’accueilleraient-ils ? Etoserait-elle, même, retourner chez les Bois-Créault ? Non,sans doute ; autrement, elle n’aurait point répondu comme ellevient de le faire. Alors ?… En tous cas, il faut qu’elleprenne une décision dans un sens ou dans un autre. Je me résous àrompre le silence.

– Mademoiselle, dis-je pendantqu’elle semble revenir à elle, sortir d’un rêve, permettez-moi detroubler votre chagrin…

Elle m’interrompt.

– D’abord, Monsieur, je vous enprie, veuillez me dire s’il est possible de faire quelque chosepour mon père.

Hélas ! elle ignore la vérité,cette vérité terrible que je ne puis lui apprendre ; mais jene veux pas, non plus, lui forger un conte, lui donner des espoirsdont l’irréalisation forcée ne pourrait que la fairesouffrir.

– Non, Mademoiselle, il n’y a rienà tenter en faveur de votre père, au moins pour le moment. Rien,absolument rien. Plus tard, très probablement…

– Merci, Monsieur, répond-elled’une voix ferme. Plus tard, bien… Soyez sûr que je ferail’impossible, le moment venu. Mais, plus tard, c’est l’avenir…Voulez-vous que nous nous occupions du présent ?

– Certainement, Mademoiselle ;je n’ai point l’honneur d’être connu de vous depuis bien longtemps,mais j’étais très lié avec votre père, et je vous assure de toutmon dévouement. Si vous voulez me faire part de vos intentions,quelles qu’elles soient, et si vous croyez que je puisse vous êtreutile…

– Je vous remercie de toutcœur ; mais je ne puis vous confier mes projets, car je n’enai point. Non, réellement, je ne sais absolument quefaire.

– D’après ce que je vous ai entendurépondre à cet homme, il n’y a qu’un instant, vous appréhendez deretourner chez Mme de Bois-Créault ; vous pensezsans doute qu’elle vous pardonnerait difficilement votredépart…

Hélène sourit.

– Monsieur, me demande-t-elle,connaissez-vous la famille de Bois-Créault ?

– Pas personnellement. Mais j’en aientendu souvent parler. Ce sont des gens très honorables et trèsriches. M. de Bois-Créault est un ancien magistrat, unex-procureur général fort connu. Il vit très retiré et on le voitrarement dans le monde. Il travaille à un grand ouvrage quiparaîtra sous ce titre : « Du réquisitoire à travers lesâges. » Vous voyez que je suis bien renseigné. Son fils,M. Armand de Bois-Créault, n’a point d’occupation définieet se contente, je crois, de mener la vie à grandes guides. Quant àMme de Bois-Créault, c’est une femme dont le caractèreest hautement apprécié. Je me la figure un peu comme l’Égérievieillie de Numas en simarres, et il me semble apercevoir desspectres de Rhadamantes modernes autour de sa table àthé.

– Je ne sais pas si c’est uneÉgérie, dit froidement Hélène. Je sais que c’est unemaquerelle.

Je sursaute sur ma chaise.

– Une… ?

– Oui ; vous avez bienentendu… Excusez-moi d’avoir employé un pareil terme, mais c’est leseul qui convienne, en bonne justice, à cette dame dont lecaractère est si hautement apprécié… Je vous prie encore, Monsieur,de ne point vous formaliser si je vous fais des révélations dontl’ignominie vous surprendra. Ni votre éducation ni votre situationsociale ne vous ont habitué à entendre des choses comme celles quej’ai à vous dire. Pourtant, ces choses, il faut que je vous lesapprenne. Vous m’avez offert votre appui pour l’avenir et il estjuste, puisque je l’ai accepté, que vous n’ignoriez rien de monexistence passée.

Je m’incline et Hélènepoursuit :

– Mon père vous a appris, j’en suissûre, que ma mère est morte il y a quatre ans environ ; voussavez aussi qu’elle était au service deMme de Bois-Créault et que je me trouvais chez cette dameau moment où ce malheur survint. Mme de Bois-Créaultrésolut de ne plus me renvoyer au couvent et de me garder chezelle. On l’a fort louée de sa bonne action ; on admiraitqu’elle me traitât comme sa fille et qu’elle m’eût, par le fait,adoptée ; et, à l’heure actuelle, on me reproche amèrement macoupable ingratitude… J’avais à peu près quinze ans quand je vinshabiter chez Mme de Bois-Créault ; j’étais jolie,amusante ; elle avait remarqué qu’un de ses amis, fidèlehabitué de la maison, tournait beaucoup autour de moi, semblaitporter à ma jeunesse et à ma beauté fraîche un intérêt toutspécial… Vous avez entendu parler de Barzot ?

– Le premier président à la Courdes Complications ?

– Lui-même. Depuis trois ans, ilest mon amant. Mme de Bois-Créault, cette femme sihonorable, m’a vendue à lui, Monsieur. Comment le marché futconclu, je l’ignore. Comment il fut exécuté la première fois, je nele sais pas davantage. J’ai entendu dire que les voleurs, pourdépouiller leurs victimes sans qu’elles puissent se défendre oucrier à l’aide, leur font respirer du chloroforme.Mme de Bois-Créault connaissait apparemment les procédésdes voleurs… Depuis… Depuis, j’ai tout subi sans rien dire… Quandje m’étais réveillée pour la première fois, souillée et meurtrie,entre les bras de ce vieillard lubrique, j’avais compris, tout d’uncoup, l’infamie du monde ; mais j’avais eu conscience, en mêmetemps, de mon néant et de mon impuissance… Que pouvais-jefaire ? Ah ! j’ai songé à m’enfuir, à m’échapper de cettemaison comme on s’évade d’une geôle de honte. Mais j’étais sansamis, sans famille, sans personne au monde pour prendre pitié demoi ; mon père – je le croyais alors – m’avaitabandonnée ; et je n’aurais pu échanger le déshonneur doré quecontre le déshonneur fangeux. Ah ! j’ai pensé à dire lavérité, aussi ; à la crier dans les rues ; à la hurler àl’église où il fallait faire ses dévotions, au théâtre où je voyaisreprésenter des drames qui me paraissaient si puérils ! Maison m’aurait prise pour une aliénée. On m’aurait enfermée commefolle, peut-être, et fait mourir sous la douche !

Hélène s’arrête, la gorge serrée parl’étreinte de la colère.

– J’ai donc résolu d’attendre,continue-t-elle au bout d’un instant. Attendre je ne savais quoi.Le moment où je pourrais me venger, oui ! J’ai espéré que jele pourrais, jusqu’à ce soir… Barzot a fini par croire que jem’étais donnée à lui volontairement et que j’éprouvais, pour sapassion de satyre, autre chose que de la haine et du dégoût ;Mme de Bois-Créault aussi, à la longue, s’était persuadéeque j’avais de l’affection pour elle, l’ignoble gueuse ; etj’étais seule à connaître les pensées que je roulais dans mon cœur,amères comme du fiel et rouges comme du sang…

– Tout cela est affreux,dis-je ; c’est absolument abject. Cette femme… ha !… Maisquels étaient donc les motifs qui la poussaient à commettre cesturpitudes ? Ils sont riches, ces Bois-Créault.

– Oui, répond Hélène ; maispas assez. Ils ne le seront jamais assez. Le fils dépensetellement, voyez-vous ! Il lui faut tant d’argent ! Ilmettrait à sec les caves de la Banque. Et sa mère en estfolle ; elle l’adore ; il est son dieu. Elle ferait toutpour satisfaire ses fantaisies, pour subvenir à ses caprices. Elleassassinerait… Ah ! j’ai dû coûter cher à Barzot.

– Mais, dis-je,M. de Bois-Créault, le père, ne s’est jamais aperçu derien ? C’est inconcevable…

– Lui ! s’écrie Hélène en selevant et en marchant nerveusement : à travers la pièce.Lui ! Mais il est mort, il est fini, anéanti, éteint,vidé ; il n’y a plus qu’à l’enterrer. C’est une ombre, c’estun fantôme – c’est moins que ça. – C’est un prisonnier, c’est unemmuré. Il est séquestré. Son cabinet de travail, c’est unemansarde où sa femme vient lui apporter à manger quand elle y penseet le battre de temps en temps. Son livre, le grand ouvrage auquelil travaille et dont s’inquiètent les journaux, il n’en a jamaisécrit une ligne. Il a un métier à broder et il fait de la broderie,du matin au soir, pour les bonnes œuvres de sa femme. Quand elledonne une soirée, on permet au brodeur de s’habiller, de sortir deson réduit et de venir faire le tour des salons ; il est trèssurveillé pendant ce temps-là, car une fois il a volé desallumettes et a essayé de mettre le feu à l’hôtel, le lendemain. Ils’ennuie tant, dans son ermitage ! Il y couche ; on lui adressé un petit lit de sangles, dans un coin. Quant à sa chambre,elle était pour moi, lorsque Barzot venait. Il y avait un portraitde Troplong en face du lit…

– C’est à ne pas croire !dis-je pendant qu’Hélène s’arrête pour jeter un coup d’œil sur mesbagages que son père a déposés dans un coin, près d’unefenêtre ; c’est extraordinaire ! Les souffrances desorphelines persécutées dans les romans-feuilletons pâlissent à côtédes vôtres ; et quelle âme de traître de mélodrame a jamaisété aussi visqueuse et aussi noire que celles de cet homme qui vousa achetée et de cette femme qui vous a vendue ?… Quellescrapules !… Et elle a l’audace de vous proposer de retournerchez elle ! Et demain, peut-être, elle va envoyer Barzot faireappel à vos sentiments reconnaissants, en bon pasteur qui s’efforcede ramener au bercail la brebis égarée…

– Elle n’attendra pas à demain, dîtHélène. Barzot est déjà à Bruxelles.

– Il est ici ? Vous lesavez ?

– Oui, je le sais… C’est cettevalise qui me l’apprend, continue-t-elle en désignant le petit sacdont les ornements d’argent scintillent sous la lumière dugaz ; cette valise, là, qui porte ses initiales et que je saislui appartenir – cette valise que vous lui avez volée.

Ah ! bah !… Ah !bah !… Mais elle est pleine d’expérience, cette ingénue ;elle est très forte, cette innocente… Et c’est un premier présidentque j’ai volé ?… Comme c’est flatteur pour monamour-propre !

– Vous ne m’en voulez pas d’avoirmis les points sur les i ? demande Hélène. Il vaut mieuxparler franchement, n’est-ce pas ? Et il est inutile de vouslaisser m’apprendre ce que je n’ignore point… Non, mon père ne m’arien dit à votre sujet, ni au sien, et je n’ai pas eu l’occasion,non plus, de le mettre au courant des faits que je vous ai révélés.Il se défiait de la profonde ignorance du monde qu’il supposait enmoi, et je pouvais difficilement faire le premier pas… Du reste, jecroyais avoir le temps de lui tout avouer… Mais je savais, depuislongtemps, qu’il était un voleur. Pensez-vous queMme de Bois-Créault me l’avait laissé ignorer ?« Vous êtes la fille d’un voleur, me disait-elle lorsque,écœurée des vagues de boue qu’il me fallait engloutir, je medéclarais révoltée et prête à fuir la maison infâme. Vous êtes lafille d’un voleur. En voici la preuve. Votre père est relégué aubagne pour ses crimes. Si vous partez, espérez-vous pouvoirrencontrer quelqu’un disposé à s’intéresser à l’enfant d’un pareilscélérat ? Tel père, telle fille ; voilà ce qu’on vousrépondra partout. Et vous ne trouveriez pas même un refuge dans larue. Je vous y ferais pourchasser et arrêter au premier faux-pas,et même sans raison. La police n’y regarde pas à deux fois, enFrance ; vous le savez ; j’ai soin de vous faire liretoutes les semaines, dans les journaux, les récits d’arrestationsd’honnêtes femmes, et vous ne seriez pas la première jeune fillequ’aurait déflorée le spéculum des médecins, si c’était encore àfaire. Vous pourriez essayer de vous défendre, allez ! avecles antécédents de votre père, qui sont les vôtres, et letémoignage que portera de vos mœurs l’état de votre virginité.Avant huit jours, vous seriez une prostituée en carte, ma chère,une chose appartenant à l’administration qui la fourre àSaint-Lazare à son gré – et je vous y ferais crever, àSaint-Lazare ! »

– Quelle honte ! Ah !toutes ces atrocités n’auront-elles pas une fin ?…

– Je voulais seulement vous fairevoir, reprend Hélène d’une voix plus calme, que je savais à quoim’en tenir sur mon père. De là à supposer que vous…

– Oui, dis-je, je suis un voleur.Je ne veux pas vous faire un discours pour réhabiliter le vol, carvous avez assez fréquenté les honnêtes gens pour vous douter de ceque j’aurais à vous dire. Soyez convaincue, seulement, que lamorale n’est qu’un mot, partout ; et que le civilisé, hormissa lâcheté, n’a rien qui le distingue du sauvage. Je suis unvoleur. Mme de Bois-Créault avait oublié les voleursquand elle vous a dit que vous ne trouveriez personne prêt às’intéresser à vous. Pour moi, je me mets entièrement à votredisposition, et cela sans arrière-pensée d’aucune sorte, d’homme àfemme… Voyons, répondez-moi. Vous n’avez pasd’argent ?

– Pas un sou, pas une robe. Jen’avais rien emporté en quittant l’hôtel de Bois-Créault.Mme Ida m’a donné un peu de linge lorsque je l’ai quittée, etc’est tout ce que je possède au monde.

– Non, vous possédez davantage.Votre père est riche. Malheureusement, sa fortune est en Amériqueet vous ne pouvez, au moins quant à présent, en distraire uncentime. Mais, d’une opération que nous avons faite récemmentensemble, il nous est revenu mille livres sterling, qui sontdéposées à Londres à ma disposition, et dont la moitié luiappartient. Vous avez donc, dès maintenant, douze mille cinq centsfrancs. Je vous remettrai cette somme le plus tôt possible ;elle ne vous suffira pas, certainement, quoi que vous vouliezentreprendre, mais, je vous l’ai dit, vous pouvez compter sur moi.En attendant, faites-moi le plaisir d’accepter ceci.

Et je lui tends trois billets de millefrancs.

– Merci, dit-elle en souriant. Et,dites-moi, êtes-vous riche, vous ?

– Moi ? Non. Ai-je cinq centmille francs, seulement ? Je ne crois pas.

– Avec les cinq cent mille qui sontdans la valise de Barzot, cela fera un million. Pourquoin’avez-vous pas ouvert cette valise ?

– Je ne sais pas. Je n’ai pas eu letemps. Mais si vous êtes curieuse de voir ce qu’ellecontient…

– Oui, très curieuse… Et avez-vousexploré les poches de Barzot, par la mêmeoccasion ?

– Non, dis-je en faisant sauter lesserrures de la valise que j’ai placée sur une chaise. Non, j’aitravaillé en amateur ce soir… Voilà qui est fait. Videz le sacvous-même, pour être sûre que je ne ferai rien glisser dans mesmanches.

– Si vous voulez, répond Hélène enriant ; ce sera plus prudent. Ah ! je crois bien que nousne trouverons pas grand’chose.

Pas grand’chose, en effet. Des objets detoilette, des journaux, un numéro de la « RevuePénitentiaire », et un grand portefeuille qu’Hélène se hâted’ouvrir.

– C’est ici, dit-elle, que nousallons trouver les cinq cent mille francs.

Non, pas encore ; le portefeuillene contient que des lettres, des tas de lettres. Mais ellesparaissent intéresser prodigieusement Hélène, ces épîtres ;elle a tressailli en en reconnaissant l’écriture, et elle se met àles lire avec un intérêt des plus visibles, les lèvres serrées, lesdoigts nerveux faisant craquer le papier.

– C’est suffisant, dit-elle ens’interrompant ; je n’ai pas besoin d’en lire davantage pourle moment. Écoutez – et elle frappe sur les papiers répandus sur latable – il y a là les preuves de toutes les infamies dont je viensde vous parler et, de plus, toutes les évidences d’un honteuxchantage. Ces lettres ont été écrites à Barzot parMme de Bois-Créault, depuis trois ans. Il n’y a pas eu unmarché, ainsi que je vous l’ai dit ; il y en a eu descentaines ; il y a eu un marché chaque fois. Ah ! oui, jelui ai coûté cher, à Barzot ; et il ne m’a pas eue comme il avoulu…

– Mais pourquoi diabletransportait-il ces lettres avec lui ?

– Je ne sais pas. Probablement pourme décider à revenir. Ils étaient arrivés à croire que j’avais del’affection pour Mme de Bois-Créault, je vous dis… Etpuis, est-ce qu’on sait ? Barzot ne doit pas avoir la tête àlui, maintenant. Il était fou de moi… Croyez-vous qu’on pourraittirer parti de ces lettres ?

– Si je le crois !

– Alors, que faut-ilfaire ?

– Il faut commencer par quitter cethôtel, vous et les lettres.

– Je suis prête, dit Hélène en selevant ; je n’ai qu’à mettre mon chapeau.

– Attendez ! Il est nécessairede savoir où vous irez, d’abord, et ensuite comment nous sortironsd’ici. La maison est surveillée, certainement. Si nous n’avions pasfait la découverte que nous venons de faire, tout se passait trèssimplement ; nous partions demain matin pour l’Angleterre, aunez des policiers qui n’avaient aucun droit de nous empêcher deprendre le train pour Ostende et le bateau pour Douvres ;j’aurais prié l’hôtelier de brûler la valise, comme je vais lefaire dans un instant, et l’on n’avait pas un mot à nousdire ; rien dans les mains ; rien dans les poches. Mais àprésent, avec ces lettres que nous ne pouvons pas détruire et qu’ilne faut point qu’on trouve en notre possession… Ah ! bon, jesais où vous irez. Je connais une dame, à Ixelles, qui tient unpensionnat de jeunes filles. C’est une Anglaise dont le mari,estampeur de premier ordre, s’est fait pincer l’an dernier pour uneescroquerie colossale et a été mis en prison pour plusieursannées ; cette pauvre femme s’est trouvée subitement sansgrandes ressources ; mais, quelques camarades et moi, noussommes venus à son aide. Elle désirait monter un pensionnat àBruxelles pour les jeunes misses anglaises ; nous lui avonsfacilité la chose et l’un de nous, faussaire émérite, lui aconfectionné des documents qui la transforment en veuve d’uncolonel tué au Tonkin et tous les papiers nécessaires à laformation d’une belle clientèle. Ses affaires prospèrent ;elle a un cheval et deux voitures… Justement, c’est dans une de cesvoitures qu’il faut partir d’ici, car si nous partons à pied oudans une roulotte de louage, nous serons filés sans miséricorde…Mais qui ira chercher la voiture ? L’hôtelier ; je vaisl’envoyer à Ixelles ; on ne le suivra sans doute pas… Tenez,Hélène, entrez dans votre chambre, serrez soigneusement toutes ceslettres et préparez-vous à partir.

Je sonne tandis qu’Hélène, après avoirramassé les papiers, disparaît dans sa chambre.

– Prévenez le patron que j’aibesoin de lui parler, dis-je à la servante qui seprésente.

L’hôtelier entre, la tête basse, l’airdéconfit.

– Ah ! monsieur Randal,dit-il, quel malheur ! Une arrestation chez moi !…Qu’est-ce que ces Messieurs vont penser de nous ? L’hôtel duRoi Salomon est déshonoré, pour une fois… Ma femme est dans unétat !… On peut le dire, depuis vingt ans que nous tenons lamaison, jamais chose pareille n’était arrivée. La police nousprévient toujours… Il faut qu’il y ait eu quelque chose de spécialcontre M. Canonnier, savez-vous…

– Ne vous faites pas de bile,dis-je. Il n’y a pas de votre faute, nous le savons. Écoutez, vousallez faire une course pour moi…

– Bien, monsieur Randal ; toutde suite. Ah ! j’oubliais : M. Roger vientd’arriver…

– Roger-la-Honte ?

– Oui, monsieur Randal.

– Dites-lui qu’il monteimmédiatement. C’est lui qui fera ma course.

– Ah ! gémit l’hôtelier, lalarme à l’œil, je vois bien que vous ne vous fiez plus àmoi.

– Mais si, mais si. Tenez, pourvous le prouver, je vous fais présent de cette valise et de cequ’elle contient ; mettez tout ça en pièces et vite, dansvotre fourneau ; qu’il n’en reste plus trace dans cinqminutes.

– Bien, monsieur Randal ;comptez sur moi, pour une fois, et pour la vie.

L’hôtelier descend ; et toutaussitôt j’entends Roger-la-Honte monter l’escalier. Il entre, labouche pleine, la serviette autour du cou.

– Te voilà tout de même ! medit-il ; on te croyait perdu, depuis le temps… Qu’est-ce quetu faisais donc à Paris ? Broussaille disait qu’on t’avaitnommé juge de paix… Et, dis donc, il en est arrivé, deshistoires !… Canonnier arrêté… Ah ! vrai !… Sa filleest ici ? Je n’avais pas osé vous déranger en arrivant… Tusais, il y a un fameux coup à risquer. C’est pour ça que je t’avaisécrit de venir à Bruxelles…

– Roger, dis-je, il faut que tufasses quelque chose tout de suite. La fille de Canonnier est endanger ici et je veux l’emmener sans qu’on puisse nous suivre. Il ya un roussin devant l’hôtel ?

– Deux, répondRoger-la-Honte ; je les ai vus ; ils montent la factionde chaque côté de la porte.

– Bon. Tu vas aller à Ixelles, rueClémentine ; tu sais ?

– Parbleu !

– Les roussins ne te filerontpas ; prends un fiacre, mais quitte-le avant d’arriver à lamaison.

– Bien sûr.

– Tu diras à l’Anglaise de faireatteler son petit panier, et tu le conduiras ici. Dès que tu serasarrivé, je prendrai ta place avec la petite et nous partirons.Quelle heure est-il ? Neuf heures. Préviens l’Anglaise que jeserai chez elle vers onze heures et demie. Dépêche-toi. Tâched’être revenu dans trois quarts d’heure au plus tard.

– Sois tranquille, dit Roger ;tu me coupes mon dîner en deux, mais ça ne fait rien.

Il descend l’escalier encourant.

– Eh ! bien, dis-je à Hélènequi vient de sortir de sa chambre, j’ai trouvé le moyen de sortird’ici sans nous faire suivre…

– Et moi, répond-elle, j’ai trouvéle moyen d’utiliser les lettres. Voici mon plan : je vaisexiger de Mme de Bois-Créault, sous la menace d’unscandale meurtrier, qu’elle envoie son fils me demander mamain.

– Son fils ! Vous marier avecson fils ?…

– Oui, dit Hélène dont toute laphysionomie exprime une force de volonté extraordinaire et dont lavoix vibre comme la lame fine d’une épée. Écoutez-moi bien et vousme comprendrez. Je suis ambitieuse et je veux me venger du malqu’on m’a fait. Je suis jeune, je suis belle, je crois à la force.C’est très bien, mais ça ne suffit pas. Je n’ai pas de nom. Je puism’en faire un ? Un sobriquet, comme les cocottes, oui. Mais jene veux pas être une cocotte ; je veux être pire ; et,pour cela, j’ai besoin d’un nom, d’un vrai nom. Je suisMlle Canonnier. Il faut que je soisMme de Bois-Créault. – Ne me dites pas que ces gens-làrefuseront. Ils n’oseront pas refuser. Un refus les mènerait troploin. Vous savez combien on est avide de scandale, en France, etcombien les journaux seraient heureux de traîner dans la boue touteune famille appartenant à la noblesse de robe, et surtoutBarzot !… Barzot ! Il faut qu’il soit mis au courant demes volontés le plus tôt possible, et que ce soit lui qui ailleporter mes conditions aux Bois-Créault… Le mariage et le silence,ou bien le déshonneur le plus complet, le plus irrémédiable…Oh ! soyez tranquille, continue Hélène, ce n’est que lemariage considéré comme acte d’état civil qu’il me faut.M. Armand de Bois-Créault ne sera mon mari que de nom,ainsi que dans certains romans. Non pas que j’aie le culte de mavertu, oh ! pas du tout. Une femme qui s’est laissée toucherune fois, une seule fois, par un homme qu’elle n’aime pas, saitassez dédoubler son être pour n’attacher aucune importance à desactes auxquels son âme reste étrangère et auxquels son corps, même,ne participe que par procuration. Mais il ne faut pas que je soisenceinte de cet être-là. Cela dérangerait mes projets… Remarquezbien que tout peut se faire le plus simplement du monde. LesBois-Créault, qui ont l’espoir de me voir revenir, – et ils ne setrompent plus maintenant – n’ont guère ébruité mon départ. Si l’ons’en est aperçu, on l’expliquera par les tentatives audacieuses dufils contre mon innocence, et par la révolte un peu sauvage de mapudeur alarmée. Mais le fils aura reconnu ses torts à mon égard,j’aurai pardonné, un mariage formera le dénouement indispensable,et tout le monde sera content.

– Même Barzot, dis-je ; car ilsera certain, après cela, que Mme de Bois-Créault ne lefera plus chanter.

– En effet, murmure Hélène ;dorénavant, c’est moi qui me chargerai de ce soin.

– Ah !… Ah !

– Naturellement, puisque j’ai leslettres. Ces lettres, il faudra que vous les mettiez en lieu sûr,pendant le mois que je passerai à l’hôtel deBois-Créault.

– Vous n’y resterez qu’unmois ?

– Pas plus. Après quoi, nousromprons toutes relations, mon mari et moi. Incompatibilitéd’humeur, vous comprenez ? Du reste, sevré comme il le sera,il faudra bien qu’il prenne sa revanche ailleurs ; et jeprofiterai du premier prétexte. Je serai une épouse déçue,outragée, séparée d’un mari indigne. Mais je ne demanderai point ledivorce, car mes principes religieux me l’interdisent. Je resteraiMme de Bois-Créault, honnête et malheureuse femme – etfemme intéressante, j’espère. – J’écrirai à Barzot demainmatin.

– Non, Hélène, il ne faut pas luiécrire. Il y a des choses qu’on n’écrit pas. Savez-vous s’ils nepourraient point tirer parti de votre lettre, à leur tour ? Etd’abord, comment la rédigeriez-vous, cette lettre ?Réfléchissez.

– C’est vrai : Alors, commentfaire !

– Il faut aller voir Barzot et luiparler.

– Moi ?

– Non, pas vous. Vous devez resteroù je vais vous conduire ce soir et ne vous faire voir nulle partjusqu’à ce que l’affaire soit terminée.

– Mais qui peut aller parler àBarzot ?

– Moi, si vous voulez.

– C’est impossible ! s’écrieHélène. Vous qui l’avez volé dans le train qui l’a amené ici !Mais il vous reconnaîtrait…

– Et puis ? Que pourrait-ilfaire ? Où sont les preuves ?… Oui, j’irai demain matin.Cela ne me déplaira pas… Mais laissez-moi vous faire tous mescompliments. Vous êtes très forte.

– Non ! s’écrie-t-elle en mejetant ses bras autour du cou et en fondant en larmes ; non,je ne suis pas forte ! Je suis une malheureuse… unemalheureuse ! Je suis énervée, exaspérée, mais je ne suis pasforte… je donnerais tout, tout, pour n’avoir pas l’existence quej’aurai, pour avoir une vie comme les autres… Je me raidis parceque j’ai peur. Il me semble que je suis une damnée… N’est-ce pas,vous serez toujours mon ami ?

– Oui, dis-je enl’embrassant ; je vous promets d’être toujours votre ami…Maintenant, descendons, Hélène ; il est neuf heures et demieet la voiture que j’ai envoyée chercher va arriver.

Nous attendons depuis cinq minutes àpeine dans un salon du rez-de-chaussée quand j’entends le bruit dupetit panier de l’Anglaise.

– Les roussins viennent de fairesigne à un fiacre, entre me dire l’hôtelier.

– Bien. Allons.

Hélène prend le petit sac qui contientson linge et les lettres, et nous sortons de la maison juste commeRoger-la-Honte descend du panier.

– Je n’ai pas été long,hein ?

– Non. Attends-moi versminuit.

Je saute dans la voiture où Hélène adéjà pris place, je touche le cheval de la mèche du fouet et nouspartons. Pas trop vite. Il faut laisser aux mouchards, dont lefiacre s’est mis en route, la possibilité de nous escorter. Ixellesest à gauche. Je prends à droite.

– Nous sommes suivis, dis-je àHélène, mais pas pour longtemps. Quand nous arriverons auxdernières maisons de la ville, je couperai le fil.

Nous y sommes. Je me retourne ; lefiacre est à cent pas en arrière, et j’aperçois un des policiersqui excite le cocher à pousser sa bête. Imbécile ! La campagneest devant nous, très sombre. Tout d’un coup, j’enlève le chevald’un coup de fouet et le panier roule à fond de train, file commeune flèche. Les lanternes du fiacre paraissent s’éteindre lentementdans la nuit ; on finit par ne plus les voir. Je prends uneroute à gauche, je ralentis l’allure du cheval ; et, pendantvingt minutes environ, nous roulons dans les ténèbres. Mais voicides lumières, là-bas ; c’est Ixelles.

– Dans un quart d’heure, dis-je àHélène qui a gardé le silence depuis notre départ de l’hôtel, nousserons arrivés. À moins que le cheval ne sache parler, celui quipourra dire où vous passerez la nuit sera malin.

– Vous irez voir Barzot demainmatin ? me demande-t-elle.

– Oui ; et le soir je viendraivous rendre compte du résultat de l’entrevue.

– Écoutez, dit-elle en se serrantcontre moi ; écoutez et répondez-moi : Croyez-vous que jefasse bien d’agir comme je veux le faire ? Pour moi-même,j’entends. Croyez-vous que je fasse bien ? Il m’a semblé voirtout mon avenir, tout à l’heure, quand nous passions à toutevitesse dans ces chemins sombres que rougissaient devant nous lesrayons des lanternes. Ce sera ma vie, cela. Une course effrénéedans l’inconnu, avec les reflets sanglants de la colère et de lahaine pour montrer la route, à mesure que j’avancerai. Nepensez-vous pas que ce sera horrible ? Ne pensez-vous pas quej’aurais une existence plus heureuse si je brûlais ce soir leslettres qui sont là, et si…

Sa main glacée se pose sur lamienne.

– Oh ! si vous saviez comme jevoudrais être aimée ! Je le voudrais… C’est à en mourir !Je m’étourdis avec des mots… Oui, c’est ça que je veux : qu’onm’aime !… Voulez-vous m’aimer, vous ? Voulez-vous meprendre ? Dites, voulez-vous me prendre ? Me garder avecvous, toute à vous, toujours à vous ? je serais votremaîtresse et votre amie… et une bonne et honnête femme, je vousjure. Je serais à vous de toute mon âme… vous n’êtes pas fait pourêtre un voleur ; vous avez assez d’argent pour que nouspuissions vivre heureux, et peut-être que je serai riche plus tard…Je suis intelligente et belle… Embrassez-moi fort… encore plusfort… et dites-moi que vous voulez bien…

Elle est affolée, nerveuse, surexcitéejusqu’au paroxysme par les émotions de la soirée. Certes, elle estintelligente et belle, et je me sens attiré vers elle, et je croisque je l’aimerais si je ne m’en défendais pas ; mais je neveux pas profiter de l’état dans lequel elle se trouve et lapousser à sacrifier son existence entière à la surexcitation d’uninstant. Et puis, des souvenirs semblent se dresser devant moi,comme elle parle. Sa voix… elle va éveiller dans ma mémoire l’écholointain d’une autre voix désespérée, que je n’ai point cesséd’entendre, et qui s’est tue pour jamais…

– Je ferai ce que vous voudrez,Hélène ; mais calmez-vous. Nous parlerons de tout cela demainsoir, voulez-vous ?

Et j’accélère le trot du cheval, carnous entrons dans Ixelles, et je désire qu’on nous remarque lemoins possible.

– Demain, il sera trop tard,répond-elle.

Je garde le silence ; et bientôtnous pénétrons dans la cour du pensionnat dont l’Anglaise a ouvertla grille.

– N’ayez pas d’inquiétude, monsieurRandal, me dit cette veuve de colonel quand je la quitte aprèsavoir souhaité une bonne nuit à Hélène et, après avoir, aussi, misle cheval à l’écurie – car il valait mieux ne point réveiller lecocher-jardinier de l’établissement – n’ayez pas d’inquiétude,cette dame ne manquera de rien ; et chaque fois que je pourraivous être utile… Je n’oublierai pas que vous m’avez renduservice.

En rentrant à l’hôtel du Roi Salomon,j’aperçois les deux policiers qui se font face sur letrottoir ; je vois, à la lueur des becs de gaz, leurs yeuxs’agrandir démesurément à mon aspect. Ils ont sans doute envie deme demander pourquoi je reviens tout seul…

– Me voici de retour, dis-je àRoger-la-Honte qui m’attend en accumulant des croquis sur un albumqu’il a acheté, en passant, dans les Galeries Saint-Hubert. Tout aété pour le mieux.

– Chouette ! dit Roger. Tu meraconteras tout ça en détail. Mais, d’abord, je veux te parler dutravail. Le coup est à faire, non pas à Bruxelles, mais à Louvain.C’est Stéphanus qui me l’a indiqué… Tu sais bien, ce Stéphanus dontje t’ai parlé souvent, et qui est employé ici chez un banquier, unhomme d’affaires…

– Ah ! oui ; je mesouviens. Dis donc, y a-t-il moyen de retarder la chose pendantcinq ou six jours ?

– Certainement. Huit, dix, si l’onveut. Tu es occupé ? Pour la petite, aumoins ?

– Oui, il faut que je fassequelques démarches ces jours-ci. Et même, comme j’ai quelqu’un àvoir demain matin de bonne heure, je vais aller me coucher, avec tapermission.

– Va, dit Roger. Nous aurons letemps de causer à notre aise si nous restons ici une semaine à noustourner les pouces. Mais la fille d’un camarade, c’est sacré…Bonsoir.

C’est surtout pour réfléchir que je veuxme retirer dans ma chambre. Mais le sommeil a bien vite raison demes intentions…

Il est huit heures, quand je meréveille. J’ai juste le temps de m’habiller pour courir surprendreBarzot au saut du lit, Tiens, à propos… Mais où perche-t-il,Barzot ?… Diable ! il va falloir faire le tour deshôtels… Je vais commencer par l’hôtel Mengelle.

J’ai la main heureuse. C’est justement àl’hôtel Mengelle qu’est descendu le premier présidentBarzot.

Je lui fais passer macarte :

GeorgesRandal

Ingénieur

Collaborateurà la Revue Pénitentiaire

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