Le Voleur

Chapitre 25LE CHRIST A DIT : « PITIÉ POUR. QUI SUCCOMBE !…»

 Tout le monde sait qu’enface du n° 84 de la rue d’Arlon, à Bruxelles, se trouve un caféfréquenté par des rentiers paisibles et des commerçants contentsd’eux-mêmes. C’est dans ce café que je me suis assis, tout àl’heure, à une table séparée de la rue par une simple glace ;à travers cette glace, je guette, tout en faisant semblant de lireun journal, l’arrivée du messager qui va apporter au sieur Delpichla dépêche dont j’ai remis hier le texte à Annie et qu’elle a dûenvoyer aujourd’hui à sept heures. J’attends, tranquille comme unrentier, satisfait de moi comme un commerçant. Huit heures…Ah ! j’aperçois le télégraphiste ; il pénètre dans lamaison. Un grand bâtiment à quatre étages ; aurez-de-chaussée, de belles boutiques vivement éclairées ; aupremier les bureaux de Delpich – les bureaux, seulement, car j’aiappris que l’appartement du personnage se trouve dans un autrequartier de la ville ; – au second étage, c’est un tailleur,honoré de la confiance de la cour de Belgique, qui a éludomicile.

Mais voici le télégraphiste qui s’en va…Je quitte le café et je vais examiner les étalages des magasins, enface. Et j’examine aussi, par la même occasion, un monsieur quisort bientôt de la maison en toute hâte et fait signe à un fiacre.C’est Delpich, assurément. Teint blafard, taille rentassée, traitsirréguliers, physionomie qui s’évade, il a I’air d’un témoin àdécharge dans une affaire d’attentat aux mœurs.

Je le laisse s’éloigner dans sonvéhicule de louage et je m’en vais, en flânant, à la gare du Nord.Il s’agit de voir, maintenant, s’il prendra le train qui part pourOstende à 8 heures 40.

J’arrive à la gare à 8 heures 35 et,deux minutes après, je suis témoin de la précipitation aveclaquelle Delpich s’introduit dans la salle d’attente et se rue versle guichet. En deux bonds, il est sur le quai ; d’un saut, ils’élance dans un wagon. Le train part. Bonvoyage !…

Je reviens au n° 84 de la rue d’Arlondans le fiacre même que vient de quitter Delpich. La porte estencore ouverte ; tant mieux. Je monte l’escalier en m’arrêtantdeux fois, bien que je ne sois pas asthmatique. ! D’abord, surle palier du premier étage, afin de prendre l’empreinte des deuxserrures d’une porte sur laquelle brille une plaque de cuivreportant ces mots : Cabinet du Directeur. La secondefois, deux ou trois marches plus haut, pour enfoncer dans lasemelle d’une de mes bottines un clou de tapissier qui se trouvedans ma poche, pas du tout par hasard. En six enjambées j’arrive audeuxième étage et je fais résonner vigoureusement la sonnette dutailleur.

Ce commerçant vient m’ouvrir enpersonne, ses employés étant déjà partis. Je m’excuse de venir ledéranger à une heure indue, mais il me répond que j’exagère etqu’il est toujours à la disposition de ses clients, savez-vous. Jedéclare que j’ai besoin d’un costume de voyage et d’un pardessus.On me fait choisir des étoffes, on me prend mesure. Je tiens àdéposer des arrhes malgré les protestations du tailleur.

– Si, si, dis-je ; c’est lamoindre des choses, puisque vous ne me connaissez pas. Maintenant,il faut que je vous demande un service, j’ai une pointe dans lasemelle d’une de mes chaussures… Tenez, regardez…

– Ah ! s’écrie le tailleur,cela doit bien vous gêner, pour une fois ! Des imbéciless’amusent à semer des clous dans les rues… Si vous permettez, jevais vous l’arracher…

– Non, non, dis-je ; je nesouffrirai jamais… Donnez-moi seulement quelque chose…

– Des ciseaux ?

– Non, je craindrais de me couper.Une clef, plutôt, une bonne clef.

– Voici le passe-partout de lamaison ; j’espère qu’il vous suffira.

– Très bien ; c’est monaffaire.

Je m’assieds, je croise les jambes et jem’évertue…

Enfin, le clou est arraché – et j’aipris une empreinte satisfaisante du passe-partout sur un morceau decire que je tenais dans la main gauche. – Je remercie beaucoup letailleur qui me reconduit jusqu’au bas de l’escalier ; et dixminutes plus tard je suis de retour à l’hôtel du RoiSalomon.

Je descends, avec l’hôtelier, dans unepièce du sous-sol qui a beaucoup l’aspect d’un atelier deserrurerie ; un établi, des étaux, une petite forge, desoutils de toutes sortes accrochés aux murs, démontrentpéremptoirement que la maison est une maison bien tenue,confortable, désireuse de placer à la disposition des voyageursspéciaux qui forment sa clientèle toutes les commodités qu’ilschercheraient en vain ailleurs.

– Voyons vos empreintes, ditl’hôtelier. Ça, c’est le passe-partout ; je ne l’ai pas. Ilfaudra le faire. Mais pour ces deux serrures-là, je crois bien quej’ai les clefs. Attendez un peu.

Il fouille dans des tas de ferrailles,finit par trouver ce qu’il cherche.

– J’en étais sûr. Ce sont desserrures à secret, savez-vous ; et les serrures à secret,c’est toujours la même balançoire. Ça ne vaut rien du tout. Il n’ya pas de danger que j’en mette à mes portes… Quoique je sache bienqu’avec ces messieurs je n’ai rien à craindre, pour une fois… Dumoment qu’on a la dimension de la serrure, on a la clef. Regardezcomme ces deux-là s’adaptent à vos empreintes ! Mettez-lesdans votre poche ; vous m’en direz des nouvelles. Quant aupasse-partout, voici quelque chose qui pourra faire l’affaire, avecdes rectifications. Voulez-vous que je vous donne un coup demain ?

– Merci. J’en ai pour cinqminutes.

– Ah ! monsieur Randal,s’écrie l’hôtelier, je sais bien que vous m’en remontreriez !Il n’y a qu’à vous voir pour deviner que vous êtes un fameux lapin,sauf votre respect. Vous maniez la lime que c’est un plaisir devous regarder. On dirait que vous n’avez jamais fait autre chose.Vous me faites penser à Louis XVI. Ça ne lui a pas porté bonheur, àce pauvre roi, son amour de la serrurerie ; car, enfin, sanscette armoire de fer, savez-vous… Ma foi, je crois que vous avezfini votre clef. Voyons un peu ; essayons sur la cire. Mais,oui, ça y est… Allons, vous êtes sûr de pouvoir entrer dans lamaison en propriétaire ; et quant au reste… Il me semble queje vous vois déjà revenir avec votre butin. Ma petite fille fait sapremière communion dimanche, pour une fois ; ça va vous porterbonheur, vous verrez.

– Je n’en doute pas, dis-je ensortant de l’atelier. Eh ! bien, pendant que je vais me laverles mains, faites donc monter une ou deux bouteilles de champagnepour célébrer à l’avance cet heureux événement.

– Ah ! s’écrie l’hôtelier,comme vous avez raison d’avoir des sentiments religieux, monsieurRandal. C’est tellement nécessaire, dans l’existence !… Nousdisons trois bouteilles, n’est-ce pas ?

Nous aurions aussi bien pu dire unedouzaine. C’est à peu près le nombre de bouchons que nous avonsfait sauter lorsque je sors, vers minuit et demie, mon sac à lamain, pour me rendre rue d’Arlon. Il est vrai que tous leslocataires de l’hôtel étaient venus nous tenir compagnie, àl’hôtelier et à moi : trois Allemands qui ont un coup à fairela nuit prochaine, avenue Louise ; un Hollandais dont j’ignoreles intentions ; deux Françaises aux projets indécis et uneAnglaise qui m’a expliqué en détail comment elle va, d’ici troisjours, frapper la ville de Malines d’une contribution de cent millefrancs, payable en dentelles. J’ai quitté ces honnêtes gens aumoment où un baccarat international allait resserrer les liensprofessionnels qui les unissent les uns aux autres, et avantd’avoir la tête lourde, heureusement.

Aussi, c’est sans trembler le moins dumonde que j’introduis mon passe-partout dans la serrure du numéro84. Il est vraiment très bien fait, ce passe-partout. La portes’ouvre, j’entre, je la referme derrière moi, et j’allume malanterne dans le corridor. Je monte rapidementl’escalier.

Mais, sur le palier du premier étage,une idée se présente brusquement à moi et j’hésite un instant. S’ily avait quelqu’un dans ce bureau ? Si Delpich avait eu letemps, avant de partir, de placer une sentinelle devant soncoffre-fort ?… J’aurais dû mieux prendre mes mesures,surveiller la maison… Ah ! sacredié !… Mais commentaurais-je pu m’assurer de son départ, si je n’avais pas été à lagare du Nord ?…Non, le vrai, c’est que j’ai eu tort de nepoint faire part de mon projet à Roger-la-Honte, de ne pointl’emmener avec moi… D’un autre côté, si je l’avais fait, Stéphanusse serait douté de quelque chose, aurait prévenu son patron… Pasmoyen d’en sortir. Quel dilemme ! Et quelles cornes ila !… Après tout, pas besoin de me tourmenter. Delpich, méfiantcomme il doit l’être et pris à l’improviste, n’aura pu trouverpersonne à qui confier la garde de ses trésors, aura préféré courirle risque de les abandonner à eux-mêmes. Et puis, le télégramme adû le surprendre, l’étonner, lui faire redouter des tas de choses,le troubler profondément ; d’abord, s’il avait pris le tempsde réfléchir, il ne serait pas parti…

J’essaye les deux clefs que m’a donnéesl’hôtelier. On jurerait qu’elles ont été faites pour les serrures.J’ouvre la porte, je passe, je la referme soigneusement, je pousseune double porte capitonnée de cuir vert et je me trouve dans unegrande pièce… Eh ! bien… j’avais deviné juste avant d’entrer.Quelqu’un est caché ici…

Où ?… En un instant, j’ai fouillédes yeux la salle entière. Derrière les cartonniers ou le grandcoffre-fort ? Je fais un pas à gauche, deux pas à droite, malanterne au bout du bras. Non, pas là. Derrière les rideaux de lafenêtre, complètement tirés ? Je m’avance vivement, je lesécarte. Rien. Derrière le secrétaire ? Je me penche. Personne.Si je m’étais trompé ?… Mais l’idée me vient de toucher lebrûloir d’un des becs de gaz. Il est encore chaud.

Ah ! diable ! Non, je ne mesuis pas trompé. Non, je ne suis pas seul ici – bien que je soisseul dans ce cabinet. C’est dans une autre pièce dont j’aperçois lapetite porte, là bas, à côté de la cheminée, la porte au bouton decristal, que s’est réfugié le gardien que Delpich a préposé à ladéfense de son bien mal acquis. Oui ; sûrement, il s’est tapilà quand il m’a entendu venir, et il doit trembler de peur dans sacachette… Ça n’empêche pas que si je m’aventure à le relancer danssa retraite, il va m’accueillir d’un coup de revolver qui memanquera probablement, mais qui réveillera la maison. Une nouvelleédition de mon histoire d’Anvers ! C’est assez ennuyeux –d’autant plus que je voudrais bien ne point sortir d’ici les mainsvides si… Tiens ! Qu’est-ce que c’est que ça ?…Les rayonsde ma lanterne viennent de faire briller un objet singulier déposésur le bureau… un ciseau de menuisier, un ciseau tout neuf, ma foi.Que fait-il là, ce ciseau ?

J’examine le secrétaire. Ah ! parexemple !… Un tiroir est forcé, les autres portent des tracesde maladroites tentatives d’effraction, le bois du meuble estéraflé en dix endroits. Alors, c’est un confrère, qui estici ? Elle est bonne, celle-là ! Au lieu de mon aventured’Anvers, c’est celle de la ville de province ou j’ai rencontré cemalheureux Canonnier qui va recommencer. Seulement, ce n’est pas unCanonnier que je vais trouver ; non, ces marques hésitantesqui baladent le secrétaire ne témoignent pas de l’habileté del’ouvrier : un débutant, sans doute, quelque conscrit ducambriolage qui n’a pas encore la main faite. Il faut voir safigure, au camarade.

À pas de loup, je me dirige vers lapetite porte, je mets tout doucement la main sur son bouton, et jel’ouvre toute grande, vivement. Je m’attends à du bruit, à un cri…Rien, j’avance un peu, ma lanterne à la main… Une petite piècemeublée d’un lit, d’une table, de deux chaises : le repairenocturne du Stéphanus, évidemment, lorsqu’il était de serviceici ; mais… Ah ! oui, il y a quelqu’un dans cettechambre. Là-bas ! derrière l’étroit rideau de la fenêtre. Jedistingue une forme et… oui, oui, je ne me trompe pas – des cheveuxde femme, un chignon blond qui dépasse l’étoffe. Unefemme !…

Et, tout d’un coup, je comprends. Je merappelle ce que m’a dit l’abbé Lamargelle, à Vichy, au sujet desrelations d’affaires de Mme Hélène de Bois-Créault avecle trafiqueur Delpich. En un clin d’œil, toute une série depossibilités, de certitudes, se déroule en mon cerveau. J’en suissûr ! c’est la fille de Canonnier qui est là ; je saiscomment elle y est venue, pourquoi elle y est… je devine tout, jesais tout.

– C’est vous, Hélène ? dis-jeà voix basse. N’ayez pas peur ; c’est moi, Randal… Randal, jevous dis… Hélène ? C’est vous ?…

Silence. – Il n’est pas possible quej’aie fait erreur, cependant ! Je fais deux pas en ayant…Alors, une femme écarte le rideau, s’élance, se jette à mes genouxen criant :

– Grâce ! Grâce ! Parpitié, ne me tuez pas !…

Du drame !… Mais je ne la connaispas, cette femme-là, autant que j’en puis juger dans lademi-obscurité ; je ne l’ai jamais vue. Qui est-ce ? Unefaucheuse ?… Elle reste prosternée à mes pieds, gémissant àfendre l’âme. Dangereux, le bruit de ces sanglots ; il fautprendre une décision.

– Madame, dis-je d’une voix rude,votre vie est entre vos mains. Cessez de pleurer, s’il vous plaît,si vous voulez que je vous épargne. Relevez-vous et donnez-vous lapeine de vous asseoir, pour changer. Tenez, voici une chaise…Maintenant, veuillez me dire qui vous êtes et ce que vous faitesici à pareille heure.

– Je suis madame Delpich, murmurecette femme en émoi, tout en s’essuyant les yeux ; et mon marim’a chargée de garder son bureau pendant son absence.

Bizarre ! Et cette tentatived’effraction, à côté ?

– Madame, dis-je sévèrement, jecrois que vous ne m’avouez pas tout ; je vous préviens quevous courez de grands risques en me cachant quelque chose. Commentexpliquez-vous, si vous êtes réellement madame Delpich, que lesecrétaire se trouve dans un état…

– Ah ! interrompt-elle encachant sa figure dans ses mains, c’est moi qui ai essayé de leforcer. Mais si vous saviez… si je vous disais…

– Dites-moi. Mais, d’abord,laissez-moi allumer le gaz ; on ne voit presque rien aveccette lanterne… Voilà qui est fait. Allez, Madame. Racontez-moipourquoi vous vouliez, forcer les meubles de votre mari.

– Pour y prendre des lettres,monsieur, dit-elle, des lettres de ma mère. Ma mère… c’est unsecret de famille que je vous révèle, mais je vois bien qu’il fautvous dire toute la vérité… ma mère a eu un amant. Oui, Monsieur, unamant. Ah ! la pauvre femme ! Elle a assez regretté uninstant de folie… Elle m’écrivait tous les jours combien elledéplorait sa faute, combien elle était désolée d’avoir contractéune liaison qu’elle ne pouvait réussir à rompre. Mon mari, qui estun misérable, je dois le dire, a pu s’emparer de ces lettres et, enme menaçant de tout révéler à mon père, cherche à obtenir de moi lacomplète disposition de ma fortune. Je veux vous apprendre endétail…

Oh ! ces détails ! C’est àfaire dresser les cheveux sur la tête. Quel affreux drôle, ceDelpich ! Non, il n’est pas possible que l’infamie aille aussiloin. A-t’elle dû souffrir, la malheureuse femme ! Elle est deces natures, heureusement pour elle, sur lesquelles les peines etles chagrins de la vie laissent difficilement leur empreinte.Vingt-cinq ans, environ, grasse, blonde, ronde. Un Rubens, presque.Torse en fleur, hanches de bacchante, carnation glorieuse, blancheavec la transparence du sang, lèvres rouges, charnues etgloutonnes, et des yeux bleus sans grande profondeur, mais où l’oncroit voir étinceler quelque chose, de temps en temps – comme lereflet d’une arme courte, la pointe aiguë d’un stylet. – Une bellefemme, un peu massive, un peu moutonne, qui pourrait faire desaffaires avec Shylock ; une livre de chair en moins ne lagênerait pas. En vérité, on ne dirait jamais qu’elle a enduré unpareil martyre. Pourtant, le fait est réel. Ellel’affirme.

– Oui, Monsieur, je suis ausupplice depuis un an. Ah ! si j’avais eu ces lettres,seulement… Ce soir, je m’étais résolue à les enlever. Mon marim’avait confié la garde de son cabinet et j’avais été acheter unoutil, avant de venir. Mais je sais si mal m’y prendre !…Oh ! j’ai eu tellement peur, quand vous êtes entré !Mais, à présent, je vois bien que c’est la Providence qui vousenvoyait ici. Oui, la Providence qui veut, malgré tous les péchésque vous avez pu commettre, vous faire faire une bonne action enm’aidant…

Elle fond en larmes. Je suis touché,très touché. Je la console de mon mieux.

– Voyons, Madame, calmez-vous. Vousavez raison, c’est la Providence qui m’envoie. Je vais vous donnerces lettres si elles sont ici. Venez avec moi.

Nous entrons dans le cabinet. J’allumele gaz, j’ouvre mon sac et j’en sors une pince.

– Je vais forcer tous les tiroirsdu secrétaire, puisque vous dites que les lettres que vous désirezs’y trouvent. Vous les chercherez à loisir. Pendant quoi, vous melaisserez travailler pour mon compte, n’est-cepas ?

– Ah ! dit-elle, prenez toutce que vous voudrez. Mon mari ne se sert de son argent que pour merendre malheureuse. Et que m’importe le reste, pourvu que j’aie cespreuves de la faiblesse de ma pauvre mère !

Les tiroirs sont ouverts,Mme Delpich fouille dans les papiers, et moi je m’occupe ducoffre-fort. Je suis en train de l’éventrer. Oh ! pas avec unescie et une tarière. Non ; ce sont là des procédés surannés,bons pour les criminels conservateurs. J’ai inventé quelque chosede mieux. Une sorte de moule à base de glycérine, en formed’assiette à soupe, qui s’applique sur la paroi ; par un troupratiqué à la partie supérieure, j’introduis dans la cavité uncertain mélange corrosif qui, rapidement, ronge le métal. En trèspeu de temps une ouverture est faite, et l’on a ainsi raison ducoffre-fort le plus solide, sans fatigue et sans ennui. Leprogrès ! L’homme est l’animal qui a su se faire des outils, adit Franklin.

Je suis à peine au travail depuis dixminutes que l’ouverture est pratiquée ; je plonge mon bras àl’intérieur de l’incrochetable, et j’explore. Des liassesde billets de banque, très peu de valeurs – Delpich, sa fuite étantpréméditée, a dû réaliser – et des papiers, sans doute des papiersd’affaires, ficelés et cachetés. Je les emporterai aussi, car lesbanknotes tiennent peu de place. Allez ! dans mon sac. C’estune affaire faite.

Mme Delpich, qui a fini de remuerles paperasses et a dû trouver ce qu’elle cherchait, s’estapprochée de moi et me regarde avec admiration.

– C’est un bien vilain métier quevous faites là, Monsieur, me dit-elle. Mais comme c’estintéressant !

– Quelquefois, dis-je d’un petitair détaché, et en faisant un pas vers la porte, mon sac à lamain.

– Comment ! s’écrieMme Delpich, vous partez déjà ! Déjà ! Et vousm’abandonnez ? Vous me quittez sans même me dire ce que jedois faire à présent… à présent que vous m’avezcompromise…

– Compromise ! dis-je,légèrement interloqué et en commençant à me demander s’il me seraaussi facile de sortir de la place qu’il m’a été aisé d’y entrer.Compromise !

– J’exagère peut-être un peu,reprend-elle en minaudant. Mais, vraiment, je ne sais que faire.Quand mon mari reviendra, il me tuera, c’est certain. Avez-vouspensé à cela, Monsieur ? :

– Pas du tout, je l’avoue. D’autantmoins, Madame, que vous n’aviez point attendu mon arrivéepour…

– Ah ! soupire-t-elle, vous mereprochez cruellement ma conduite, sans tenir compte du motif demes actes. C’est ainsi que juge le monde ; il est impitoyable.Que diront les autres, si vous me jetez la pierre, vous, d’unepareille façon ? Quelle sera mon existence, mon Dieu !…Je le vois bien, il va falloir quitter Bruxelles, m’exiler, partirau loin, sans parents, sans amis, sans argent… sansargent…

Je comprends. Je commence même à douterun peu de l’existence des lettres de la mère coupable, et je medemande si Mme Delpich, pressentant les projets de son mari,n’avait pas entrepris d’exécuter l’opération que je viens de menerà bonne fin. C’est peut-être aller un peu loin. Pourtant… En touscas, il est clair que je suis mis à contribution. Le plus sage estde m’incliner.

– Madame, dis-je en ouvrant monsac, peut-être serez-vous en effet obligée de vous expatrier. Voiciun paquet de billets de banque qui ne vous seront peut-être pasinutiles…

– Ah ! s’écrie-t-elle, commentpourrai-je vous remercier ? Vous êtes si généreux ! Vousm’avez rendu tant de services, ce soir ! Et vous venez dem’indiquer si clairement ce que je dois faire ! Oui, m’enaller, n’est-ce pas ? Quitter ce mari qui me torture, chercherle bonheur ailleurs… ailleurs, avec un homme qui saura mecomprendre. Nous sommes si rarement comprises, nous, pauvresfemmes ! Oh ! je vous ai bien deviné, allez ! Jevais sortir d’ici cinq minutes après vous, n’est-ce pas ? Etsi l’on m’interroge demain, je dirai que j’ai eu peur toute seule,que je suis partie vers minuit et que, si les voleurs sont venus,ç’a été après mon départ. Quelle bonne, quelle excellente idée vousm’avez donnée ! Vous êtes mon sauveur ! monsauveur !

Elle se rapproche de moi, me frôle de lapointe de ses seins. Qu’est-ce qu’elle a ? On dirait qu’ellefait ses yeux en lune de miel…

– Oui, vous êtes mon sauveur !Ça m’est égal, que vous soyez un voleur, Monsieur, du moment quevous savez lire dans l’âme d’une femme et deviner son cœur. Maisdites-le moi franchement, auriez-vous fait pour tout le monde ceque vous avez fait pour moi ? Dites-moi donc. Vous voyez bienque je veux savoir ! Supposez qu’une autre femme… Une brune,tenez, car je sens que vous avez un faible pour les blondes… Unebrune ? Eh ! bien… peut-être l’auriez-vous tuée ?Dites, l’auriez-vous tuée ? Comme vous avez l’air terrible,quand vous voulez ! Mon mari a toujours l’air si bête !…Vous rappelez-vous, quand je me suis jetée à vos genoux, tout àl’heure ?… Ici, là, continue-t-elle en m’entraînant dans lapetite chambre. Vous m’aviez fait si peur ! Vous leregrettez ? Dites que vous le regrettez. Faites-moi plaisir.Oui ? Je vois que vous rougissez…

C’est vrai. L’émotion, je crois. Etpuis, la chaleur du travail… Mais Michelet assure que la femmerafraîchit. Faut voir…

– Écoute, me dit Geneviève, unedemi-heure après – elle se nomme Geneviève ; j’ai appris ça enme rafraîchissant – écoute, tu devrais me donner encore dix millefrancs. J’ai peur de ne pas avoir assez… Bon ; merci. Tonadresse, aussi ; je veux te revoir, tu sais.

Je lui donne une adresse – une fausseadresse : Durand, Oxford Street, Londres.

– Durand ? demande-t’elle ensouriant.

– Oui, dis-je avec le plus grandsérieux. Durand. Ça t’étonne ?

– Oh ! non, dit-elle ;seulement, c’était mon nom de demoiselle… Embrasse-moi et va-t-en.Je sortirai dans cinq minutes.

… Je suis dans la rue, portant mon sac –allégé d’une quarantaine de mille francs, cinquante peut-être. –Elle n’y va pas de main morte, Mme Delpich ; et moi, pourla première fois qu’il m’arrive de laisser à une femme un souvenirnégociable chez les changeurs… Mais il faut un commencement àtout…

Il est six heures du matin à peine et jedors du sommeil du juste, à l’hôtel du Roi Salomon,lorsque des coups violents frappés à ma porte me réveillent ensursaut.

– Qui est là ?

C’est Roger-la-Honte, qui arrive deLondres qu’il a quitté hier soir, à peu près à l’heure où Delpichpartait de Bruxelles. Je suis très content de le voir, ce braveRoger. Je le mets rapidement au courant des choses et Dieu saits’il s’amuse ; je crains, un instant, de le voir mourir derire. Il est entendu qu’il va repartir pour Londres immédiatement,en emportant mon sac. Réglementairement, je ne devrais lui donnerque 33 pour cent sur ma prise ; mais je tiens à ce que nouspartagions en frères. Nous établissons le compte exact ; et letotal nous fait loucher. Une belle affaire, décidément. Mais cettebonne fortune inespérée, après avoir réjoui le cœur deRoger-la-Honte, semble lui assombrir l’esprit. Il parle des dangersdu métier, du plaisir que nous éprouverions à vivre enfinhonnêtement, à aller à Venise, par exemple, etc. Une phrase qu’ilprononce d’un ton convaincu, surtout, me démontre qu’il est enproie à cette mélancolie sentimentale qui suit souvent les grandesjoies.

– Mon vieux complice, me dit-il, netrouves-tu pas qu’il serait temps de changer devie ?

Non, je ne le trouve pas du tout. Jeremonte le moral de Roger. Et il prend le train de Calais à 8heures 52. Il doit démontrer à Stéphanus la nécessité de marchercontre son patron, en cas de besoin ; il n’a plus rien à enattendre, en effet ; et il est convenu que nous luigraisserons la patte.

Quant à moi, je reste à Bruxelles pourquelques jours. D’abord, je veux voir comment tourneront leschoses. Puis, je tiens à avoir les vêtements que j’ai commandés.J’ai donné, des arrhes au tailleur et il ne faut pas que je melaisse voler. Ce serait ridicule.

Le soir même, j’apprends que Delpich aété arrêté à la gare du Nord, en revenant d’Angleterre. Trois joursaprès, les journaux m’apprennent que sa culpabilité ne fait pas dedoute : tout l’accuse ; les histoires qu’il raconte poursa défense ne sauraient être prises aux sérieux. Naturellement. Ilpassera devant le tribunal à bref délai et sera condamné sûrement àplusieurs années de prison. C’est bien fait. J’en veux à Delpich.Sa femme m’a mordu la langue.

Vers la fin de la semaine,l’Indépendance annonce que Mme Delpich, désolée duscandale qui lui rend la vie impossible à Bruxelles, vient dequitter cette ville pour une destination inconnue. Tant mieux pouxelle. Je lui envoie mes meilleurs souhaits, et j’espère bien ne larevoir jamais. Elle est charmante, ce Rubens, mais je ne m’yfierais pas.

Le lendemain, je pars pourLondres.

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