Le Voleur

Chapitre 11CHEVEUX, BARBES ET POSTICHES

 Je trouve l’abbé Lamargellechez lui, rue du Bac, au deuxième étage d’une grande vieille maisongrise, d’aspect méprisant. J’ai été introduit par la servante dansun vaste cabinet de travail dont les fenêtres donnent sur unjardin, et l’abbé a fait son apparition un instant après.

– Alors, tout s’est bienpassé ? Tant mieux… Voyons, je vais faire un peu de place ici,dit-il en débarrassant à la hâte une table encombrée de livres etde papiers, tandis que j’ouvre mon sac. Là ! Mettons tous nostrésors là-dessus… Les valeurs… les bijoux… Pas de billets debanque, naturellement ; je pensais bien que vous n’entrouveriez point… Et qu’est-ce que c’est que ça ? Descouverts ?

– Ah ! oui ; un petitcadeau que j’ai à faire, dis-je, car je pense subitement àprésenter à Ida ces dépouilles opimes de la bourgeoisie.

– Vous avez bien raison ; lespetits cadeaux entretiennent l’amitié. Maintenant, faisons notrecompte approximativement.

Le compte est terminé, et l’abbé sefrotte les mains.

– Bonne opération, hein ?Ah ! rendez-moi la clef de la maison, sac à papier ! Ilfaut que je la renvoie ce soir… Merci. Je vais m’occuper deréaliser le montant de ces titres et de ces bijoux et dans quatrejours, c’est-à-dire samedi, vous reviendrez me voir et nouspartagerons en frères. Nous aurons même le plaisir de lire dans lesgazettes, ce jour-là, le récit de votre voyage en province, ou toutau moins de ses conséquences.

– Récit qui donnera à plus d’unjeune homme pauvre l’idée de commencer son roman en marchant surles traces du voleur inconnu.

– Quoi ! s’écrie l’abbé. Vousen êtes là ! Vous prenez au sérieux les jérémiades despersonnes bien pensantes qui déplorent que les journaux publientles comptes-rendus des crimes ? Mais ces personnes-là sontenchantées que les feuilles publiques racontent en détail lesforfaits de toute nature et impriment au jour le jour desromans-feuilletons sanguinaires. Les journaux, amis du pouvoir,savent bien ce qu’ils font, allez ! Leurs comptes-rendus nedonnent guère d’idées dangereuses, mais ils satisfont des instinctsqui continuent à dormir, nourrissent de rêves des imaginationsaffamées d’actes. Il ne faut pas oublier que les crimes de droitcommun, accomplis par des malfaiteurs isolés, sont des soupapes desûreté au mécontentement général ; et que le récit émouvantd’un beau crime apaise maintes colères et tue dans l’œuf bien desactions que la Société redoute.

– Votre façon d’envisager leschoses est très subtile, dis-je ; je vais donc vous apprendrece que j’ai vu ce matin, au point du jour, et vous demanderconseil.

Et je raconte à l’abbé mon voyage avecle bourreau, l’exécution à laquelle j’ai assisté, et je lui faispart des réflexions que m’ont suggérées ces événements.

– Oui, dis-je en terminant, jesouhaite le renversement d’un état social qui permet de pareilleshorreurs, qui ne s’appuie que sur la prison et l’échafaud, et danslequel sont possibles le vol et l’assassinat. Je sais qu’il y a desgens qui pensent comme moi, des révolutionnaires qui rêvent debalayer cet univers putréfié et de faire luire à l’horizon l’aubed’une ère nouvelle. Je veux me joindre à eux. Peut-êtrepourrai-je…

L’abbé m’interrompt.

– Écoutez-moi, dit-il. Autrefois,quand on était las et dégoûté du monde, on entrait aucouvent ; et, lorsqu’on avait du bon sens, on y restait.Aujourd’hui, quand on est las et dégoûté du monde, on entre dans larévolution ; et, lorsqu’on est intelligent, on en sort. Faitesce que vous voudrez. Je n’empêcherai jamais personne d’agir à saguise. Mais vous vous souviendrez sans doute de ce que je viens devous dire.

Voilà trois semaines, déjà, que jefréquente les « milieux socialistes » – 30 centimes lebock – et je commence à me demander si l’abbé n’avait pas raison.Je n’avais point attaché grande importance à son avis,cependant ; j’avais laissé de côté toutes les idéespréconçues ; j’avais écarté tous les préjugés qui dorment aufond du bourgeois le plus dévoyé, et j’étais prêt à recevoir labonne nouvelle. Hélas ! cette bonne nouvelle n’est pas bonne,et elle n’est pas nouvelle non plus.

Je me suis initié aux mystères dusocialisme, le seul, le vrai – le socialisme scientifique – et j’aicontemplé ses prophètes. J’ai vu ceux de 48 avec leurs barbes, ceuxde 71 avec leurs cheveux, et tous les autres avec leursalive.

J’ai assisté à des réunions où ils ontdémontré au bon peuple que la Société collectiviste existe en germeau sein de la Société capitaliste ; qu’il suffit donc deconquérir les pouvoirs publics pour que tout marche comme sur desroulettes ; et que le Quatrième État, représenté par eux,prophètes, tiendra bientôt la queue de la poêle… Et j’ai pensé quece serait encore mieux s’il n’y avait point de poêle, et sipersonne ne consentait à se laisser frire dedans… Je leur aientendu proclamer l’existence des lois d’airain, et aussi lanécessité d’égaliser les salaires, à travail égal, entre l’homme etla femme… Et j’ai pensé que le Code bourgeois, au moins, avait lapudeur d’ignorer le travail de la femme… Je leur ai entendurecommander le calme et le sang-froid, le silence devant lesprovocations gouvernementales, le respect de la légalité… Et le bonpeuple, la « matière électorale », a applaudi. Alors, ilsont déclaré que l’idée de grève générale était une idéeréactionnaire. Et le bon peuple a applaudi encore plusfort.

J’ai parlé avec quelques-uns d’entreeux, aussi ; des députés, des journalistes, des rien du tout.Un professeur qui a quitté la chaire pour la tribune, au grandbénéfice de la chaire ; pédant plein d’enflure, boursouflé devanité, les bajoues gonflées du jujube de la rhétorique. Un autre,croque-mort expansif, grand-prêtre de l’église de Karl Marx,orateur nasillard et publiciste à filandres. Un autre, laissé pourcompte du suffrage universel, bête comme une oie avec une figureintelligente – chose terrible ! – et qui ne songe qu’àdénoncer les gens qui ne sont pas de son avis. Un autre… et combiend’autres ?… Tous les autres.

J’ai lu leur littérature –l’art d’accommoder les restes du Capital. – On y tranche,règle, décide et dogmatise à plaisir… L’égoïsme naïf, l’ambitionbasse, la stupidité incurable et la jalousie la plus vilesoulignent les phrases, semblent poisser les pages. Lit-onça ? Presque plus, paraît-il. De tout ce qu’ont griffonné cesthéoriciens de l’enrégimentation, il ne restera pas assez depapier, quand le moment sera venu, pour bourrer un fusil. Ah !c’est à se demander comment l’idée de cette caserne collectiviste ajamais pu germer dans le cerveau d’un homme.

– Un homme ! s’écrie un êtremaigre et blafard qui m’entend prononcer ce dernier mot enpénétrant dans le café, au moment où j’en sors. Savez-vousseulement ce que c’est qu’un homme ? Mais permettez-moi devous offrir…

– Oui, oui, je sais… la permissionde payer. Eh bien, qu’est-ce qu’un homme ?

– Un homme, c’est une machine qui,au rebours des autres, renouvelle sans cesse toutes ses parties. Lesocialisme scientifique…

Je n’écoute pas l’être blafard ; jele regarde. Une figure chafouine, rageuse, l’air d’un furet envieuxdu moyen de défense accordé au putois. Transfuge de la bourgeoisiequi pensait trouver la pâtée, comme d’autres, dans l’augesocialiste, et s’est aperçu, comme d’autres, qu’elle est souventvide. Raté fielleux qui laisse apercevoir, entre ses dents jaunes,une âme à la Fouquier-Tinville, et qui bat sa femme pour se vengerde ses insuccès. Il est vrai qu’elle peine pour le nourrir. Àtravail égal… Mais l’être blafard s’aperçoit de moninattention.

– Écoutez-moi attentivement,dit-il ; c’est très important si vous voulez savoir pourquoile socialisme scientifique ne peut considérer l’homme que comme unemachine… La nourriture d’un adulte, ainsi que je vous le disais,est environ égale en puissance à un demi-kilogramme de charbon deterre ; lequel demi-kilo est à son tour égal à un cinquième decheval-vapeur pendant vingt-quatre heures. Comme un cheval-vapeurest équivalent à la force de vingt-quatre hommes, la journéemoyenne de travail d’un homme ordinaire monte à un cinquième del’énergie potentielle emmagasinée dans la nourriture que consommecet homme et qui est équivalente, vous venez de le voir, à undemi-kilo de charbon. Que deviennent les quatre autrescinquièmes ?…

Je ne sais pas, je ne sais pas ! Jene veux pas le savoir. Qu’ils deviennent tout ce qu’ils pourront –pourvu que je sorte d’ici et que je n’y remette jamais lespieds !

Un soir, j’ai rencontré unsocialiste.

C’est un ouvrier laborieux, sobre,calme, qui se donne beaucoup de mal pour subvenir aux besoins de safamille et élever ses enfants. Il serait fort heureux que la viefût moins pénible pour tous, surtout pour ceux qui travaillentaussi durement que lui, et que la misère cessât d’exister. Je croisqu’il ferait tout pour cela, ce brave homme ; mais je penseaussi qu’il n’a qu’une confiance médiocre dans les procédésrecommandés par les pontifes de la révolution légale.

– En conscience, lui ai-je demandé,à qui croyez-vous que puisse être utile la propagandesocialiste ? Profite-t-elle aux malheureux ?

– Non, sûrement. Car, depuis qu’ilest de mode d’exposer les théories socialistes, je ne vois pas quela condition des déshérités se soit améliorée ; elle a empiré,plutôt.

– Eh ! bien, pour prendre uninstant au sérieux les arguments de vos frères-ennemis lesanarchistes, croyez-vous que cette propagande profite augouvernement ?

– Non, sûrement. Le gouvernement,si mauvais qu’il soit, se déciderait sans doute à faire quelquesconcessions aux misérables, par simple politique, s’il n’était pasharassé par les colporteurs des doctrines collectivistes ; etil serait plus solide encore qu’il ne l’est.

– À qui profite-t-elle donc, alors,cette propagande ?

Il a réfléchi un instant et m’arépondu.

– Au mouchard.

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