Le Voleur

Chapitre 19ÉVÉNEMENTS COMPLÈTEMENT INATTENDUS

 « … Décidément, moncher, on ne connaît sa puissance que lorsqu’on l’a essayée ;et vous aviez raison, à Bruxelles ; je suis très forte. Sivous aviez pu me voir aujourd’hui, vous auriez été fier de lajustice de vos appréciations. Vous ne vous seriez pas ennuyé, nonplus. Oh ! la cérémonie n’a rien eu de grandiose ; onavait profité de la mort d’un cousin éloigné pour faire les chosestrès simplement, sous couleur de deuil de famille. Un vicaire et unadjoint ont suffi à confectionner le nœud nuptial, et c’est un nœudtrès bien fait, car ils sont gens d’expérience. Mais auriez-vousri, vous qui êtes au courant de tout, de m’entendre prononcer leoui solennel, devant Dieu et devant les hommes, d’une voix quitrahissait toute l’émotion nécessaire, tandis que mes yeux baissés,indices de ma modestie, contrastaient avec la rougeur de mes joues,signe certain d’une félicité intense ! Auriez-vous ri de lacontenance de mon heureux époux, de l’expression de joie outréeépanouie sur le visage de ma belle-mère, de l’air ahuri de monbeau-père le brodeur qui semblait vraiment s’être échappé, effaréet surchargé de citations latines, du « Réquisitoire à traversles Âges ! » Auriez-vous ri des félicitations, et desvœux, et des compliments, et des demandes, et des réponses, et desmensonges – et des mensonges ! – Il en pleuvait. Pensez si jecontribuais à l’averse !… Enfin, c’est fait. Je suis Madamede Bois-Créault. L’église le proclame et l’état civil leconstate. L’anneau conjugal brille à mon doigt. Ah ! elle aété dure à conquérir, cette bague ! Que de luttes, pendant cesquinze jours ! Que de comédies et de drames, dont vous ne vousdoutez pas ! Heureusement, je ne suis plus la petite femmeapeurée qui se pressait contre vous – vous souvenez-vous ? –et qui tremblait devant les gros yeux que lui faisait l’avenir. Jesuis une vraie femme – la femme forte de l’Évangile, mon cher. –Et, tenez, pour vous le prouver, il faut que je vous fasse le récitde tout ce qui s’est passé, à présent que je suis retirée danscette chambre nuptiale que j’habite seule, naturellement, et dontje viens de fermer la porte à clef. Il est minuit et je n’aurai pasfini avant trois heures, car c’est un roman que j’ai à vous écrire,un roman des plus curieux, des plus bizarres et des plusmouvementés, un roman romanesque. Je commence… Mais laissez-moid’abord aller arracher à mon immaculée robe blanche une de cesfleurs d’oranger, symbole de pureté et d’innocence, image de moncœur, que je veux mettre dans l’enveloppe, une fois mon romanterminé… »

Je relis la lettre par laquelle Hélène,il y a trois semaines, m’annonçait son mariage. J’en ai reçu uneautre, d’elle aussi, tout à l’heure ; elle m’y apprend qu’ellevient de quitter irrévocablement l’hôtel de Bois-Créault et qu’elleva partir pour la Suisse. D’ailleurs, elle ne me donne aucun détailsur les circonstances qui ont servi de prétexte à son départ, nisur ses intentions. « Ne soyez point inquiet de moi, medit-elle ; je suis prête à engager la grande lutte del’existence et les munitions ne me manquent pas, au moins pourcommencer. »

Je jette les lettres dans un tiroir, etje ramasse la fleur d’oranger qui vient de tomber à terre et surlaquelle j’ai mis le pied… Ah ! si l’on pouvait les araserainsi, tous les souvenirs du passé ! Papier peint, carton, filde fer, bouts de chiffons poissés de colle – saleté – on met çasous globe, en France, sur un coussin de velours rouge orné d’unetorsade d’or, comme si les caroncules myrtiformes ne suffisaientpas… Souvenirs ! Souvenirs !… Et tous les autres, lessouvenirs, conservés dans la mémoire comme en un reliquaire, cesvestiges du passé pendus aux parois du cerveau ainsi que lesdéfroques des noyés aux murailles de la Morgue, ces débris dechoses vécues qui secouent leur odieuse poussière sur les chosesqui naissent pour les ternir et les empêcher d’être, couronnesmortuaires, couronnes nuptiales, épithalames et épitaphes – Regretséternels… Oui, éternels, les regrets et les aspirations. Et quantau Présent… Je lance la fleur dans le feu qu’Annie vient d’allumercar l’automne est arrivé, l’automne pluvieux et noirâtre deLondres.

Une lueur blafarde et lugubre tombe d’unciel bas comme une voûte de cave, lueur de soupirail agonisant sansreflets dans la boue hostile et spongieuse. S’il faisait nuit, toutà fait nuit !… Voilà la tonalité de mon esprit, depuis unmois, depuis que nous sommes revenus de Belgique, Roger-la-Honte etmoi, après avoir fourni la matière d’un beau fait-divers auxjournalistes de Louvain. Triste ! Triste !… Non, Hélènen’est plus la petite femme qui se pressait contre moi ; ellene sera plus jamais cette femme-là. Qu’elle triomphe ou qu’elleéchoue, que la vie lui soit marâtre ou bonne mère, elle ne seraplus jamais cette femme-là – la femme que j’aurais voulu – qu’ellefût toujours. – C’est drôle : on dirait que je lui garderancune d’avoir agi comme je l’ai fait… d’avoir refusé l’existencequ’elle me proposait, existence possible après tout, avec laliberté assurée, et non sans douceur certainement. On rêve de lafemme par laquelle l’univers se révèle – effigie qu’on traînederrière soi, image qui s’estompe dans les lointains de l’avenir– ; et, toujours hantée par le spectre du souvenir et lapréoccupation du futur, la pensée se prend de vertige devant Cellequi a la bravoure de s’offrir ; elle semble, Celle-là, lamystérieuse prêtresse d’une puissance redoutée. Le Présenteffraye.

Je ne devrais pas en avoir peur,pourtant, moi qui ai voulu vivre droit devant moi, en dehors detoute règle et de toute formule, moi qui n’ai pas voulu végéter,comme d’autres, d’espoir toujours nouveau en désillusion toujoursnouvelle, d’entreprise avortée en tentative irréalisable, jusqu’àce que la pierre du tombeau se refermât, Avec un grincementd’ironie, sur un dernier et ridicule effort… Vouloir ! lavolonté : une lame qu’on n’emploie pas de peur de l’ébrécher,et qu’on laisse ronger par la rouille… Ah ! il y a d’autresliens que la corde du gibet, pour rattacher l’homme qui se révolteà la Société qu’il répudie ; des liens aussi cruels, aussiignoble, aussi inexorables que la hart. Libre autant qu’il désireral’être, si hardie que soit l’indépendance de ses actes, il resteral’esclave de l’image taillée dans le cauchemar héréditaire, del’Idéal à la tête invisible, aux pieds putréfiés ; il nepourra guérir son esprit de la démence du passé et du délire dufutur ; il ne pourra faire vivre, comme ses actions, sa penséedans le présent. Il faudra toujours qu’il se crée des fruitsdéfendus, sur l’arbre qui tend vers lui ses branches, et qu’ilcroie voir flamboyer l’épée menteuse du séraphin à l’entrée desparadis qui s’ouvrent devant lui. Et son âme, fourbue d’inaction,ira se noyer lentement dans des marécages de dégoût… Des sanglotsme roulent dans la gorge et éclatent en ricanements… Allons, ilfaut continuer, sans repos et sans but, faire face à la destinéeimbécile jusqu’à la catastrophe inévitable – dont je retirerai unemoralité quelconque, inutile et bête, pour tuer le temps, et sij’ai le temps.

Cependant, il ne faut rien prendre autragique. C’est pourquoi j’écarte les suggestions de Roger-la-Hontequi voudrait m’emmener à Venise. Qu’y ferais-je, à Venise ? Jem’y ennuierais autant qu’ici, d’un ennui incurable. Je me désespèredans l’attente de quelque chose qui ne vient pas, que je sais nepas pouvoir venir, quelque chose qu’il me faut, dont je ne sais pasle nom, et que tout mon être réclame ; tel l’écrivain, sansdoute, qui formule des paradoxes et qui se sent crispé par l’envie,chaque fois qu’il prend sa plume de sarcasme, de composer unsermon ; un sermon où il ne pourrait pas railler, où ilfaudrait qu’il dise ce qu’il pense, ce qu’il a besoin de dire – etqu’il ne pourrait pas dire, peut-être.

Non, je n’irai pas à Venise. Tant pispour Roger-la-Honte ; il attendra. Je n’irais pas à Venisemême si j’étais sûr d’y trouver encore un doge et de pouvoir leregarder jeter son anneau dans les flots de l’Adriatique. J’aimemieux passer mon anneau à moi, sans bouger de place, au doigt de lapremière belle fille venue. Qui est là ? Broussaille. Trèsbien. Affaire conclue.

Nous sommes mariés, collés. C’est fini,ça y est ; en voilà pour toute la vie. Si vous voulez savoirjusqu’où ça va, vous n’avez qu’à tourner la page.

Après elle, une autre ; et celle-ciaprès celle-là. Toutes très gentilles. Pourquoi pas ? Je neles aime que modérément ; « l’amour est privé de son plusgrand charme quand l’honnêteté l’abandonne », a ditJean-Jacques, et c’est assez juste, de temps en temps. Pourtant, jeleur donne, tout comme un autre Français, des noms d’animaux et delégumes, dans mes moments d’expansion : Ma poule, mon chat,mon chien, mon coco, mon chou. Je ne m’arrête même pas au chourose, et je vais jusqu’au lapin vert – à la française. – De plus,je fais tous mes efforts pour leur plaire ; et j’ai, commeautrefois Hercule, des compagnons de mes travaux. Ma foi, oui.Oh ! ce n’est pas que j’en aie besoin, mais je n’aime pasdéranger les habitudes des gens ; et, aussi, il vaut mieux« intéresser le jeu », ainsi que disent les vieuxhabitués du café de la Mairie, en province – rentiers à cervelasqui jouent une prise de tabac en cent-cinquante, au piquet, et quisavent vivre.

Ces dames ont elles-mêmes, d’ailleurs,leurs habitudes et leurs manies. Je tiens compte des unes et desautres. Je fréquente des cénacles de malfaiteurs, des clubsd’immoraux, dont elles aiment à respirer l’air vicié. Des maisonsoù la lumière du jour ne pénètre jamais, aux triples portes, auxfenêtres aveuglées par des planches clouées à l’intérieur ; demystérieuses boutiques éternellement à louer, aux volets toujoursclos, où l’on se glisse en donnant un mot de passe ; des cavesaux voûtes enfumées dont les piliers n’oseraient dire, s’ilspouvaient parler, tout ce qu’ils ont entendu. Les hors-la-loi detous les pays, les réprouvés de toutes les morales, grouillent dansces repaires du Crime cosmopolite ; tous les vices s’yrencontrent, et tous les forfaits s’y font face ; on ycomplote dans tous les argots, on y blasphème dans toutes leslangues ; la prostitution dorée y tutoie la débauche enguenilles ; le cynisme aux doigts crochus y heurtel’inconscience aux mains rouges. Ce sont les Grandes Assises del’immoralité tenues dans les sous-sols de la tour deBabel.

Intéressant ? Certainement.Homo sum et… et ce sont des hommes, après tout, cesgens-là. Pas plus vils que les voleurs légaux, ces outlaws. Je necrois pas qu’on ait dit moins d’infamies dans les couloirs duPalais-Bourbon, cette après-midi, que je n’en ai entendues cettenuit dans le souterrain dont je vais sortir ; et peut-être ya-t-on conclu des marchés aussi honteux. Pas plus ignobles, cesfilles de joie, que les épouses légitimes de bien des défenseurs dela morale, bêtes comme Dandin et cocus comme Marc-Aurèle. Ignominied’un côté ; infamie de l’autre. Tout se tient et tout arrive àse confondre. Est-ce la cocotte qui a perverti l’honnête femme, oul’honnête femme la cocotte ? Est-ce le voleur qui a dépravél’honnête homme ou l’honnête homme qui a produit le voleur ?…Vie abjecte, qu’elle soit avouée ou clandestine ; plaisirsbas, qu’ils soient cachés ou manifestes… Quelle différence, entreune orgie bourgeoise et une ripaille d’escarpes ? Mais lesbourgeois s’amusent avec leur argent ! Eh ! bien, nousaussi, nous nous amusons avec leur argent – leur argent à eux, àceux qui se laissent arracher de la bouche, par la main desmoralistes, le pain que nous allons reprendre dans la poche dePrudhomme… Hélas ! on devient fou, mais on naîtrésigné…

De moins en moins, pourtant. Mais c’estcomme si le cri de la révolte, douloureux et rare, faisait place àun ricanement facile et général, à un simple haussementd’épaules.

Je les regarde, ces souteneurs. MonDieu ! ce ne sont pas du tout les énergumènes du vice, lesfanatiques de la dépravation qu’on en a voulu faire. Ce sont desêtres placides, à peine narquois, qui paraissent se rendre comptequ’ils ont une fonction, et non sans importance, dans l’organismesocial. Ils échangent, avec des hochements de tête mélancoliques,des histoires bien pitoyables ; histoires racontées à leursfemmes, histoires qu’aime à débiter le monsieur qui paye à lamarchande d’amour. Il parle à cœur ouvert, ce monsieur-là. Secretsde famille et d’alcôve, habitudes et préférences de l’épousetrahie, et ses sentiments et ses sensations, et ses charmesparticuliers et ses défauts physiques, il livre tout à laprostituée. Le marlou, confident naturel de ces confidences, semblepenser que les rapports du monsieur qui paye avec la courtisanesont surtout anti-esthétiques ; et il caresse sa maîtressepour lui faire oublier les révélations odieuses faites par lesclients, révélations qui dégoûteraient de la vie, à lalongue ; il la caresse même très gentiment. Ce n’est pas uneraison, parce qu’on a le dos vert, pour qu’on n’ait pas l’âmebleue. Non, les souteneurs n’ont pas l’air dépaysé dans la sociétéactuelle. Ils se sont mis au diapason. Leurs femmes payent leur dotaprès, et par à-comptes ; voilà tout.

Ah !ne mangez jamais, jamais de ce pain-là !…

Ils ne répondent pas ; Ils ont labouche pleine. Heureusement ! Ils auraient trop àdire.

Je les regarde, ces voleurs ; et jecherche parmi eux l’être au front bas, aux yeux sanglants, auvisage asymétrique. Lombroso a dû le mettre dans son armoire, carje ne peux le découvrir. Ces Voleurs sont des hommes comme lesautres ; moins vilains, tout de même ; on ne voit pas,sur leurs faces, les traces de la lutte avec la morale quibalafrent tant de figures, aujourd’hui. De beaux types ; oubien des visages qui semblent truqués, des physionomies habituellessur la scène du Français, lorsqu’on joue le répertoire classique.Autrefois, paraît-il, les voleurs se distinguaient, dans lesmilieux qu’ils fréquentaient, par leur exubérance, leursurexcitation, leur âpreté de jouissance nerveuse. On sentaitqu’ils volaient leur liberté. Ils se disaient d’« ancienshonnêtes gens », ce qui laissait supposer qu’ils sesouvenaient confusément, mais douloureusement, de leur honnêteté –à peu près comme des damnés se rappelleraient les choses de laterre. – À présent, rien ne les sépare plus, à l’œil nu, du commundes mortels. Ce sont des gens d’allures indifférentes, qui ignorentla fièvre et l’enthousiasme. On sent qu’ils prennent leur liberté.La vie qu’ils mènent est pour eux toute simple ; et, loin dela déplorer, ils ne songent même point à s’en faire gloire. Lescondamnations ? Un danger à courir, une blessure à risquer –mais même pas une blessure d’amour-propre, ni un sujet de vanité. –Les sentences qu’on peut prononcer contre eux n’entraînent avecelles aucun effet moral. En dehors de leur caractère afflictif,elles n’ont pas de signification pour eux. On me dira que lesvoleurs n’ont qu’à lire les journaux relatant les faits et gestesdes hommes au pouvoir pour se sentir fiers de leur conscience.Soit. Mais entendons-nous bien…

Et, puis, à quoi ça sert-il, qu’ons’entende ?

J’aime beaucoup mieux rentrer chez moi –tout seul, cette fois-ci. – Je viens de rompre avec une Allemandequi m’annexait depuis quinze jours, et je refuse de la remplacerpar une Danoise. Je veux avoir le temps de pleurer mesveuves.

Pleurs de commande ! larmes decrocodile ! – Pas du tout ! – Affliction candide ;deuil sincère… Hé ! quoi ! vous prenez bien la Vie deBohème au sérieux, et vous mouillez vos mouchoirs quand Musettequitte Rodolphe, à tous les coins de page, pour aller cueillir lafraise chez des banquiers, lorsque Mimi lâche Marcel sous desprétextes qui n’en sont pas. Et vous refuseriez de croire à madouleur profonde parce que mes petites amies ne me donnaient pasles raisons de leurs sorties, parce que je ne vous ai pas ditqu’elles étaient phtisiques, parce que je n’essaye point de fairecroire que mes barbouillages sont des tableaux et mes rébus demirlitons, des vers ? C’est bien curieux !

D’ailleurs, ça m’est égal. J’ai la larmeà l’œil, et c’est un fait. Mais oui, il y a toujours eu de la vie,dans ces liaisons peu dangereuses, mais passagères ; c’estmort vite, mais ça a vécu. Et de la poésie aussi, si vous voulez lesavoir ; car ils n’étaient pas plus vulgaires, ces mariages àla colle, que bien des mariages à l’eau bénite. Et j’ai descorbillards de souvenirs…

Ah ! voilà le chiendent, lessouvenirs ! L’un ne chasse pas l’autre, au contraire… Ilss’attachent à votre peau comme la tunique du Centaure.

– C’est bien fait, me ditPaternoster à qui je vais confier mes chagrins, avec le vagueespoir qu’il me payera très cher, pour me consoler, un paquet detitres que je lui apporte. C’est bien fait. Ça vous apprendra àjouer à l’homme sensible, à aller chercher des fleurs bleues dansle ruisseau au lieu d’arracher des pommes d’or dans les jardins quiont des grilles.

Paternoster commence à m’embêter. Jen’aime pas beaucoup ses sermons et les questions qu’il me pose,depuis quelque temps, me déplaisent infiniment. Il a lu mesarticles dans la « Revue Pénitentiaire » et prétend quej’ai un beau talent d’écrivain. Ne serais-je pas heureux del’utiliser ? Ne saurais-je point parler en public ? Lapolitique ne m’attirerait-elle pas, si les moyens m’étaient donnésde jouer un rôle à sensation sur la scène parlementaire ?Ai-je oublié, par exemple, que Danton était un voleur ? Et untas d’autres interrogations qui me rappellent, je ne sais pourquoi,les propositions voilées que m’a faites ce malheureux Canonnier.Mais je ne me fie pas à Paternoster. Je sais qu’il a pris desrenseignements sur moi et je lui en veux, s’il a des intentions àmon endroit, de manquer de franchise. Du reste, il devient d’unpingre !… C’est un Turc. Bientôt, on ne pourra plus rien faireavec lui. L’autre jour, il a refusé quarante livres à un camaradequi en avait besoin pour faire un coup. Il finit peut-être par secroire honnête ; et il se mettrait au service de la police queje ne m’en étonnerais pas.

– Si vous aviez deux sous de bonsens, me dit-il, vous feriez comme moi et les femmes ne voustourmenteraient guère. Savez-vous comment je m’y prends, moi ?J’ai fait la connaissance d’une Anglaise, une de ces malheureusespetites filles, esclaves de la machine à écrire, qui se flétrissentavant l’âge dans les bureaux de la Cité et se nourrissent de thé etde pâtisseries équivoques. Je l’ai installée dans un logement queje lui ai meublé près de Waterloo Road, où elle vit fortsatisfaite. Je passe pour un bon papa, veuf et pas très riche,point exigeant non plus ; je vais la voir tous les soirs, àsix heures, en sortant de l’office ; je dîne avec elle, je laquitte vers les onze heures et je rentre chez moi à pied. Lapromenade me fait du bien, et je vous garantis…

– Oui, dis-je ; et vous passezsur Waterloo Bridge, un pont qui ne s’appelle pas pour rien le Pontdes Soupirs, avec votre éternel sac qui contient souvent unefortune. Un de ces soirs vous serez attaqué par quelque bandit quivous enverra dans la Tamise, par-dessus le parapet, et le lendemainmatin votre cadavre fera la planche à Gravesend.

Paternoster hausse lesépaules.

Il a raison, en fin de compte. Tadestinée cherche après toi, dit le calife Omar ; c’estpourquoi ne la cherche pas. Tournez à gauche, tournez à droite,vous êtes toujours sûr, à l’heure marquée, de trouver la mort aubout du fossé – ou au bout d’une corde.

Roger-la-Honte ne pense pas autrement.Il me l’a déclaré au cours d’un petit voyage que nous venons defaire en Hollande, et que nous ne regrettons pas d’avoir entrepris.Il a pris ce matin le bateau pour l’Angleterre, avec le produit denos honteux larcins ; et moi je suis venu à Anvers où, si j’encrois la rumeur publique, une jolie somme dort paisiblement dans lasacristie d’une certaine église.

Est-ce un conte ? Je vais m’enassurer. Car j’entends justement sonner minuit, l’heure des crimes,et je franchis lestement le petit mur qui protège le jardin surlequel s’ouvre la porte de la susdite sacristie. À dire vrai, cetteporte s’ouvre difficilement ; mais ma pince parvient à ladécider à tourner sur ses gonds.

Me voici dans la place. Il y fait noircomme dans un four, mais… Ah ! diable ! Il me semble quej’entends remuer. Oui… Non. Pourtant… Si, quelqu’un est cachéici ; j’en mettrais ma main au feu. Curé, vicaire, suisse,bedeau ou sacristain, il y a un homme de Dieu en embuscade danscette pièce… Après tout, je me fais peut-être des idées… Il fautvoir ; je vais allumer ma lanterne. Homme de Dieu, yes-tu ?

Boum !…

C’est un coup de pistolet qui me répond,comme j’enflamme une allumette.

Je ne suis pas touché ; c’est leprincipal. D’un saut, je suis dans le jardin ; d’un bond, jepasse par-dessus le mur ; et je cours dans la rue, de toute maforce.

Mais l’homme de Dieu est sur mes talons,criant, hurlant.

– Au voleur ! Au voleur !Arrêtez-le !…

Des fenêtres s’ouvrent, des portesclaquent. Des gens se joignent à l’homme de Dieu, galopent aveclui, crient avec lui. La meute est à cinquante pas derrière moi,pas plus. Ah ! que cette rue est longue ! Et pas unchemin transversal ; un quai seulement, tout au bout… Il mesemble apercevoir la prison, la cagoule, tout lebataclan…

Je cours, je cours ! J’approche duquai. Il n’y a personne devant moi, heureusement… Si ! unhomme, un homme couvert d’un pardessus couleur muraille, vientd’apparaître au bout de la rue, s’est arrêté aux cris des gens quime pourchassent, et va me barrer le passage. J’ai ma pince à lamain ; je peux lui casser la figure avec… Ah ! non !Pas jouer ce jeu-là ; ça coûte trop cher ! Un coup depoing ou un coup de tête, mais rien de plus. Je jette la pince…L’homme est à cinq pas de moi ; il s’arc-boute sur ses jambes,les yeux fixés sur ma figure qu’éclairent en plein les rayons d’unréverbère. Tant pis pour lui, s’il me touche… Mais, brusquement, ils’écarte.

Je suis sauvé ! Le quai, un lacisde petites ruelles, à droite, et une place où je pourrai trouverune voiture. Je suis sauvé…

Non ! L’homme au pardessus couleurmuraille s’est mis à courir derrière moi. Je suis éreinté, à boutde souffle. Il m’atteint, il est sur moi. J’ai juste le temps de meretourner…

– N’ayez pas peur ! dit-il. Etvenez vite, vite !

Il me prend par le bras, m’entraîne.Nous descendons la rue à toute vitesse.

– Ici !

Il a ouvert la porte d’une maison, mepousse dans le corridor obscur, referme la porte sansbruit.

– Au voleur ! Au voleur !Arrêtez-le !… Par ici !… Par là !… Auvoleur !…

La meute continue la poursuite, vient des’engager dans la rue, passe devant la maison en hurlant ; lesgrosses bottes de la police, à présent, sonnent sur le pavé. Puis,le bruit diminue, s’éteint. Nous restons muets, sans bouger, dansles ténèbres, l’homme au pardessus couleur muraille etmoi.

– Suivez-moi, dit-il en frottantune allumette ; tenez, voici l’escalier.

Nous montons. Un étage. Deuxétages.

– Attendez-moi ici, me dit-il toutbas, sur le palier.

Il ouvre une porte et, tout aussitôt,j’entends la voix d’une femme.

– C’est toi ! Bonsoir. Qu’yavait-il donc, dans la rue ?

Puis, une conversation entre elle etlui, dont je ne parviens pas à saisir un mot. Ça ne faitrien ; cette voix de femme m’a donné confiance, je ne saispourquoi ; je suis sûr, à présent, que je ne serai pas trahi.L’homme revient vers la porte qu’il a laisséeentrebâillée.

– Entrez, dit-il.

J’entre. Une salle à manger très propre,mais pauvre. L’homme est debout, tête nue, sous la lumière crue dela lampe suspendue qu’il vient de remonter. Et, tout d’un coup, jele reconnais.

C’est Albert Dubourg, mon ami d’enfance,mon camarade de jeunesse, celui dont le père avait commis desdétournements, autrefois, et qu’on m’avait défendu defréquenter.

– Albert ! m’écrié-je.Albert !

– Oui, dit-il en souriant d’unsourire triste. C’est moi. Tu ne t’attendais pas à me rencontrer cesoir, n’est-ce pas ? Moi, non plus. Enfin, je suis heureuxd’avoir été là…

– Figure-toi, dis-je en m’efforçantd’inventer une histoire, figure-toi…

– Ne me dis rien. J’aime mieux quetu ne me dises rien. À cause de ma femme, d’abord ; ellepourrait nous entendre, et c’est inutile. Je lui ai dit que tuétais traqué à cause de tes opinions, et tu peux compter sur ellecomme sur moi. Qu’as-tu l’intention de faire ? Quitter Anversle plus tôt possible, je pense ?

– Oui ; pourl’Angleterre.

– Alors tu prendras le bateaudemain soir. D’ici là, reste chez moi ; c’est plus prudent.Nous ne sommes pas riches, mais nous pouvons toujours t’offrir unlit… Je vais chercher ma femme.

Il sort et reparaît avec elle une minuteaprès. Une petite blonde, plutôt maigre, gentillette, l’air timide.Très aimable aussi, bien qu’elle paraisse un peu troublée devant unétranger ; – un étranger qu’on lui a présenté comme unconspirateur. – Il est entendu que je coucherai dans la chambre desa sœur, une jeune personne qui demeure avec eux mais qui estabsente pour le moment.

Albert m’y a conduit, dans cette chambreoù je vais dormir, moi qui viens d’échapper au grabat de lacellule, dans un lit de jeune fille. Et nous avons causé longtemps.Il m’a raconté la triste histoire que je pressentais : lepère, privé de ses droits à la retraite et presque ruiné par leremboursement des sommes détournées, se décidant à quitter laFrance et mourant bientôt de chagrin, en Belgique, sans avoir putrouver d’emploi nulle part. La mère parvenant, par un travail demercenaire, à élever son fils, à lui faire terminer ses études,tant bien que mal, et succombant à la tâche avant qu’il lui fûtpossible, à lui, de l’aider. Et personne pour tendre la main à cesmalheureux, pour leur faire même bonne figure ; personne. EtAlbert, après avoir accompli son temps de service militaire enFrance, car il a tenu à rester Français, revenant en Belgique etfinissant, avec bien du mal, par trouver une place dans les bureauxd’une Compagnie de Navigation, qui lui permet de vivre, tout juste.Il n’a pas voulu me laisser m’expliquer sur ma situation, qu’ildevine ; il n’a fait preuve d’aucune curiosité et ne s’est paspermis un mot de blâme. Non, elle n’a point été gaie, cetteconversation entre l’honnête homme, fils du voleur, et le voleur,fils de l’honnête homme.

– J’ai éprouvé ma première joie, medit-il en se retirant, lorsque j’ai connu la jeune fille qui estdevenue ma femme. Elle était pauvre, mais bonne etcourageuse ; et, de nos deux pauvretés et de notre amour, nousessayons de faire du bonheur.

Ils y réussissent, je crois. J’ai passéla journée du lendemain avec eux, car Albert avait demandé à lamaison qui l’emploie de lui donner congé pour un jour. Ils ont étécharmants envers moi, mettant les petits plats dans les grands – degrands plats qui ne doivent pas servir souvent, hélas ! – Ilss’aiment, malgré tout, sont pleins d’attentions et de prévenancesl’un pour l’autre ; et je me trouve très attendri devant lespectacle de cette existence humble et terne, mais qu’illuminepourtant, comme un rayon de soleil, le charme d’une affectionsincère. C’est vrai, ça m’émeut tout plein…

…Hé ! qui peut dire

Que pourle métier de mouton

Jamaisaucun loup ne soupire ?

Et le soir, quand je les ai eu quittésdevant le bateau où ils m’avaient conduit, pendant que le naviredescendait l’Escaut, je me suis pris à me prôner à moi-même et àenvier, presque, leur bonheur…

Leur bonheur ! Est-il réel, cebonheur-là ? Est-il possible, seulement, avec une viebesogneuse, faite du souci du lendemain, des humiliations du jouret des privations de la veille ? N’est-ce pas une illusion,plutôt ? Leur amour n’est-il pas lui-même une chimère, levoile d’un rêve d’or devant les hideurs de la réalité, un miragevers lequel ils tendent fiévreusement leurs yeux, effrayés deregarder autre part ?… Fantôme de bonheur ! Simulacred’amour !

Vie modeste, mais heureuse… Desblagues ! Elle a aussi, cette existence-là, ses ennuis qui laharassent, ses chagrins qui l’assaillent. Ennuis vulgaires,chagrins prosaïques, mais cruels, tout aussi douloureux que lesplus grandes souffrances. – Amour… Pas vrai ! Visiondécevante, dont ils ne sont qu’à moitié dupes, au fond. Leursbaisers dévorent sur leurs lèvres des paroles qu’ils ont peur deprononcer et leurs mains, étendues pour les caresses, ne peuventobéir aux frissons de colère qui voudraient les crisper. Galérienspar conviction, tous les deux, l’homme et la femme, qui ne veulentpas voir les murailles du bagne et qui traînent, les yeux fixes surle spectre de la passion menteuse, le boulet de la bonne entente,la chaîne de la cordialité… Pas de bonheur, dans la misère ;et pas d’amour, jamais. Jamais.

Pauvre Albert !… Voilà que je leplains, à présent… Allons. De Londres, j’enverrai un cadeau à safemme, et j’oublierai tout ça.

D’autres choses, que je voudraisoublier. J’y parviendrai peut-être, avec le temps. Enfin, mon cœurva aussi bien qu’on peut l’espérer ; et je ne publierai plusde bulletins.

– Tant mieux ! me dit Annie.Vous commenciez à maigrir.

Quel dommage ! Après tout, je neferais pas mal, peut-être, d’écouter Roger-la-Honte et del’accompagner à Venise. Je l’attends justement ce soir, Roger. Ilest parti en France, voici trois jours, pour une expédition quej’avais préparée ces temps derniers. Dix heures et demie. On diraitqu’on entend rouler un cab, dans la rue. Oui ; il s’arrêtedevant la maison – et l’on frappe à la porte. – Annie a été secoucher de bonne heure et le gaz est éteint dans l’escalier. Jeprends une lampe et je descends ouvrir. Ce n’est pasRoger…

Une femme est sur le seuil, une femmevêtue de noir, qui tient un paquet dans ses bras. D’une main, ellerelève un peu sa voilette.

– Tu ne me reconnais pas,Georges ? dit-elle.

J’approche la lampe. Ciel !… C’estCharlotte.

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