Le Voleur

Chapitre 15DANS LEQUEL LE VICE EST BIEN PRÈS D’ÊTRE RÉCOMPENSÉ

 Je viens d’aller regarderl’heure, à la lueur d’un des becs de gaz de la place du Carrousel.Dix heures un quart. J’attends Canonnier depuis vingt minutes, etje ne le vois pas paraître. Il n’est guère exact… J’allume uncigare et je m’amuse à dévisager les passants, pour tuer letemps ; ils sont rares, ces passants, et ils marchent vite entraversant cette grande place à laquelle la disparition desTuileries a donné l’aspect d’un désert.

Dix heures et demie. Ah ! ça,Canonnier aurait-il oublié le rendez-vous qu’il m’a donné ?Non, ce n’est pas possible. Alors ?… Alors, je ne saisvraiment que penser. Attendons encore. Je me mets à examiner, sousla lumière crue de la grande lampe électrique qui s’érige au milieude la place, le monument de Gambetta. Quelle chose abjecte, cettecolonne Vendôme de la Déroute ! Cette pierre à aiguiser lessurins, vomie par les carrières d’Amérique, ce pilori deN’a-qu’un-Œil sur lequel Marianne, coiffée d’un bas de laine,enfourche à cru une chauve-souris déclouée de la porte du Grenierd’Abondance – qui n’a plus besoin de porte, àprésent !

Il va être onze heures, et toujours pasde Canonnier, C’est embêtant ; j’aurais bien voulu le revoir,et je ne puis pas revenir, comme cela, l’attendre tous les soirspendant un mois sur la place du Carrousel. J’ai reçu, en rentrantchez moi, une lettre de Roger-la-Honte qui me demande de me trouverà Bruxelles dans trois ou quatre jours… Non, j’ai beau regarder ducôté des guichets qui donnent sur le quai et du côté de ceux de larue de Rivoli, je n’aperçois pas mon homme. Je ne vois que lefactionnaire qui monte la garde, là-bas, devant le ministère desfinances, et la statue de pierre du Grand Tribun dont le brasvengeur désigne la trouée des Vosges – à l’ouest.

Allons-nous-en. Demain, j’irai voir chezIda si elle a des nouvelles, sans lui faire part de ma déconvenuede ce soir, au cas où elle ne saurait rien. Il ne faut point mettreles gens au courant de nos déceptions. Pensons-y toujours, n’enparlons jamais.

J’arrive chez Ida, rue Saint-Honoré,vers une heure de l’après-midi.

– Ah ! s’écrie-t-elle dèsqu’elle pénètre dans le salon où je l’attends, il y en a, dunouveau ! Canonnier est ici, et sa fille aussi…

– Vraiment ! sa fille !Et depuis quand ?

– Depuis hier soir, répondCanonnier qui a reconnu ma voix et qui fait son entrée. Dis donc,je t’ai laissé poser, hier soir ; excuse-moi, car je n’ai pufaire autrement.

Il m’explique ce qui est arrivé. Il estentré sans encombre à Paris, l’avant-dernière nuit. Hier matin, ila chargé Ida de faire remettre une lettre à sa fille ; et,toute la journée, il a attendu vainement une réponse. Mais cetteréponse, c’est Hélène elle-même qui l’a apportée, vers sept heuresdu soir.

– Et elle déclare qu’elle suivraitson père au bout du monde, s’écrie Ida, et que son devoir est detout lui sacrifier. Ah ! qu’elle est charmante ! Aussiinnocente que l’enfant qui vient de naître… Elle est restée icidepuis hier soir. Elle est désolée de causer du chagrin, par sondépart, à ces Bois-Créault qui ont toujours été si parfaits pourelle ; mais son père, dit-elle, doit passer avant tout. Ellele croit menacé…

– Oui, dit Canonnier. Je lui avaisappris dans ma lettre, afin de la décider, que j’étais poursuivipour mes opinions politiques ; et – vois si elle estintelligente – elle a fait une remarque qui m’a empêché sans doutede me faire pincer en allant te retrouver hier soir.

– Ah ! bah !dis-je ; et comment cela ?

– On savait, continue Canonnier,que c’était pour venir chercher ma fille en France que j’avaisquitté l’Amérique. On le savait ; j’ai été trahi parquelqu’un… Mais je te raconterai ça plus tard. Et, comme onignorait ou j’étais passé depuis mon départ des États-Unis, onfaisait surveiller l’hôtel de M. de Bois-Créault, oùdemeurait Hélène. Ma fille, hier, en quittant cet hôtel, a remarquéqu’un individu qu’elle voyait depuis plusieurs jours devant lamaison s’était mis à la suivre. Elle a essayé de le dépister, maisvainement ; c’est un malin. Elle m’a prévenu de lachose ; j’ai vu le personnage en faction sur le trottoir d’enface, et tu comprends que je ne suis pas sorti.

– Et la surveillancecontinue-t-elle ?

– Je te crois, répond Canonnier. Situ veux voir l’individu, viens ici…

Il va, tout doucement, lever le coin durideau d’une fenêtre et me désigne, dans la rue, un Monsieur quiporte un lorgnon.

– Attends un peu, dis-je, laisse-lemoi regarder attentivement… Bon. Ça suffit. Cet homme-là n’est pasun mouchard.

– Comment ! s’écrieCanonnier ; ce n’est pas…

– Non, mille fois non. Si c’est luiqui t’effraye, tu as tort d’avoir peur. D’ailleurs, je vais t’endonner bientôt la meilleure des preuves… Mais, d’abord, qu’as-tul’intention de faire ? Quitter le plus vite possible Paris etla France avec ta fille, je présume ? Oui. Et aller à Londres,car il est bien improbable que l’Angleterre accorde tonextradition, si le gouvernement français la demande, car tu n’espas condamné, mais simplement relégué.

– J’irai peut-être à Londres ;mais ça dépend. Où va-tu, toi ?

– Moi, je vais àBruxelles.

– Eh ! bien, moi aussi j’iraià Bruxelles.

– C’est de la folie ! LaBelgique t’arrêtera et t’extradera sans la moindrehésitation.

– Peut-être, si l’on sait que jesuis à Bruxelles ; mais si on l’ignore ? Car, si tu ne tetrompes pas, si cet homme qui croise devant la maison depuis cematin n’est pas un roussin…

– C’est si peu un roussin, dis-je,que je vais t’en débarrasser pour toute la journée. Je vaisdescendre et l’emmener avec moi. Regarde par la fenêtre. Une foisque tu m’auras vu partir en sa compagnie, tu seras libre de tesmouvements.

– Bon. Je prendrai avec Hélène letrain de Belgique cette après-midi même. Quand seras-tu, àBruxelles, toi ?

– Je partirai demain matin.Maintenant, ne quitte pas là fenêtre, surveille bien mes mouvementset tu verras que tu n’as rien à craindre.

Je descends. Du coin de l’escalier, jeguette le moment où l’homme que Canonnier prend pour un mouchardaura le dos tourné. Voilà. Je sors, je remonte un bout de la rue, àgauche, je la traverse, et je me trouve nez à nez avec l’individu,qui vient de se retourner.

– Eh ! bien, lui dis-je en luidonnant un grand coup sur l’épaule, comment vous portez-vous,Issacar ?

– Comment ! c’est vous !s’écrie Issacar absolument abasourdi ; ah ! vraiment, jene m’attendais guère…

– Moi non plus ; et je suisbien heureux de vous rencontrer ; j’ai beaucoup de choses àvous dire. Laissez-moi vous emmener déjeuner et nous pourrons nousdonner de nos nouvelles réciproques tout à notre aise.

– Je regrette beaucoup d’êtreobligé de refuser votre invitation, répond Issacar ; mais ence moment je suis fort occupé…

– Occupé ! dis-je très haut,car je commence à croire qu’il y a du louche dans la conduited’Issacar. Occupé ! Vous osez me raconter de pareils contes, àmoi qui vous trouve dans la rue Saint-Honoré, le nez en l’air,rimant un sonnet à votre belle, alors que je vous crois aux prisesavec les cannibales du Congo.

Je fais signe à un cocher dont lavoiture vient s’arrêter devant nous.

– Allons, Issacar, dis-je en leprenant par le bras et en le poussant dans la voiture, vous mesemblez avoir complètement oublié les usages européens dans ceCongo où vous avez sans doute fait fortune.

– Hélas ! non, répond-iltandis que je donne au cocher l’adresse d’un restaurant de la rueLafayette.

– Non, me dit Issacar au dessert,non, je n’ai point fait fortune au Congo ; tant s’en faut. J’yai perdu tout l’argent que j’ai voulu, et j’ai été obligé derevenir en France il y a un mois.

– Je croyais pourtant que vousaviez une belle idée…

– Oh ! superbe !Seulement, je n’ai pas pu la réaliser. Je m’y étais pris trop tôt.Celui qui pourra, dans deux ans, tenter ce que j’ai essayé, feracertainement une fortune.

– Vous n’avez pas dechance.

– Non. J’ai des idées excellentes,mais je ne puis jamais reconnaître le moment propice à leurexécution. Je m’y prends trop tôt ou trop tard. Je sais combiner,mais pas entreprendre. Je suis un incomplet…

– Oui, je le crois ; et vousn’êtes pas le seul aujourd’hui.

– Non, certes. Le nombre des gensauxquels il manque quelque chose, une toute petite chose, un rien,pour réussir, est considérable. Tout le monde a du talent, àprésent ; mais c’est du génie qu’il faut. Et le génie nes’acquiert pas. C’est un don, un pouvoir qu’on apporte en naissantde concevoir lucidement certaines choses et de rester complètementfermé à d’autres, presque une faculté animale. Et puis… vous parlezdes incomplets. C’est chez les Juifs surtout qu’ils se rencontrent.Je suis Israélite et j’en sais quelque chose. La race juive, malgréla barbarie sanglante de ses origines, et peut-être en raison deces origines mêmes, n’est pas une race abjecte, quoi qu’on en dise.Les Juifs – cela peut vous paraître étrange, mais c’est vrai – lesJuifs sont absolument dépaysés dans la civilisation actuelle. Cesont des gens qui vivent dans un monde qu’ils n’ont point fait etqu’ils détestent, dont quelques-uns d’entre eux – et vousconnaissez leurs noms aussi bien que moi – ont démontré, avec uneéloquence qu’on n’égala pas, la misère et la bêtise ; dont leplus grand nombre met en pleine lumière, par ses actes, l’absurditéet l’infamie.

– En en profitant de sonmieux.

– Naturellement. Je vous parle duplus grand nombre. Vous n’irez pas chercher la compréhension et lamoralité hautes, même chez une race qui a connu la persécution,dans la majorité… Ce plus grand nombre, auquel les circonstances –ou la volonté bien arrêtée des chrétiens, car il y aurait desingulières choses à dire là-dessus – ont donné, il y a cent ans,la direction des affaires des peuples, ce plus grand nombre peut sediviser en deux parties. D’abord, une minorité douée de génie, d’ungénie pratique pour le maniement et l’utilisation de l’argent, maisqui ne se rattache au judaïsme que par les liens extérieurs despratiques religieuses. Il y a autant de différence entre lespréoccupations morales de ces gens-là et celles d’Israélites quiont la notion du caractère et des tendances de leur race, qu’onpeut en trouver entre l’existence d’un prince de la finance etcelle de Spinoza vivant à La Haye, sur le Spui, dans l’humblemaison où il gagnait sa vie – un peu de pain et de lait – à polirdes verres.

– Et ces Israélites qui ont,d’après vous, la notion du caractère et des tendances de leurrace… ?

– Ils sont nombreux. Pas un parmieux, qui ne se rende parfaitement compte, au fond, dufonctionnement imbécile de la machine sociale, et qui n’enconnaisse la cause. Pas un qui ne soit disposé à la mettre enpièces, cette machine. Mais l’entreprise n’est pas facile ;et, s’il se rencontre dans leurs rangs des hommes comme Lassalle,il s’y trouve encore plus souvent des gens comme moi. Quevoulez-vous ? Lorsqu’on juge une situation désespérée, etqu’on ne peut l’améliorer, le mieux est d’essayer d’en tirer toutle parti possible, sans s’occuper du choix des moyens. Aujourd’huicoupeur de bourses, demain gendarme. Notre logique est dans nosidées – nos idées à nous – mais pas dans nos actes. La connaissancenette des choses est déjà pour nous une entrave assez gênante, lacondition du monde actuel, en opposition constante avec nosaspirations et nos rêves, paralyse à tel point notre énergie, quenous serions bien sots de nous embarrasser, encore, du poidsécrasant des scrupules. Oui, nous sommes des incomplets ;propres à rien, peut-être parce qu’il n’y a rien de propre, et bonsà tout, peut-être parce que votre société, où il est défendu d’agirindividuellement, ne peut se passer d’intermédiaires. Pourquoivoudriez-vous, s’il vous plaît, que nous prissions parti,consciencieusement, pour telle coterie ou pour telle clique ?Pourquoi voudriez-vous que nous eussions des convictions ?Nous sommes indifférents à vos conflits dérisoires. Ce n’est pasnotre faute, si l’homme se glorifie de panteler sur une croix d’or,le flanc percé, la tête couronnée d’épines… Eccehomo !… Hé ! qu’il reste à son gibet, si cela luifait plaisir ! Comme au supplicié du Golgotha, nous luidisons : « Sauve-toi toi-même. » Et nous luiapportons du fiel et du vinaigre sur une éponge, s’il a soif, aubout du glaive de la Loi !

– Et, dites-moi, Issacar,n’avez-vous pas les doigts, en ce moment, sur la poignée de ceglaive-là ?

– Toute la main, répond Issacar. Jene veux pas vous le cacher… Vous savez que le ministère adémissionné hier ?

– Certes. Les camelots se sontchargés de me l’apprendre ; mes oreilles en souffrentencore.

– C’est Courbassol qui va êtrenommé président du Conseil, demain ou après-demain au plustard ; l’Élysée essaye aujourd’hui une ou deux combinaisons,mais ce n’est pas sérieux… Vous me direz que Courbassol ne l’estguère non plus ; mais ça n’a pas la moindre importance. Leshommes mêmes remarquables dans la conduite de leurs affairesprivées ont leurs acuités submergées, dès qu’ils arrivent, aupouvoir, sous un flot de cynisme politique, d’indifférence au biengénéral, d’incompréhension absolue, qui a quelque chosed’effrayant. Mais du moment qu’ils ont de la poigne, comme on dit,la France est satisfaite ; en fait de liberté, elle n’a jamaisconnu que la liberté des mœurs, et elle demande à continuer… Quevous disais-je ? Ah ! oui… Dès que Courbassol serainstallé, on procède à l’épuration générale du personnel. C’estdécidé. On nettoie les écuries d’Augias…

– Ah ! et vous aurait-onlaissé entrevoir une place au râtelier, après lenettoyage ?

– Oui ; on m’a promis de menommer préfet.

– Vraiment ! Mes compliments.Mais qu’avez-vous fait pour mériter de pareillesfaveurs ?

– J’ai rendu des services, ditIssacar… des services… depuis que je suis revenu. Oui ; on m’achargé de deux missions importantes qu’on ne pouvait pas confier àtout le monde, et je les ai menées à bonne fin. À vrai dire, quandvous m’avez rencontré, je m’occupais d’une troisième affaire…Ah ! si je la réussissais, celle-là !…

– C’est donc bienimportant ?

– Très important. Il s’agit des’assurer de la personne d’un individu qui s’est approprié desdocuments compromettants pour de hauts personnages ; onl’avait déjà mis hors d’état de nuire, mais…

– Comment m’écrié-je, avec un grandgeste d’indignation. Comment ! Issacar, vous en êteslà !… Vous faites ça !…

– Pourquoi pas ? répondIssacar. Vous êtes admirable, vraiment ! Parce que j’ai commisdes actes contraires aux prescriptions du Code, je serais condamnéà n’en jamais commettre d’autres ? Il me serait interditd’étayer l’autorité établie sous prétexte que je l’ai autrefoisbattue en brèche ? Ah ! non ; je n’engage ma liberténi à droite ni à gauche ; je méprise assez les lois pour lesnarguer le matin et pour leur prêter le soir le concours de monexpérience, si j’y trouve mon intérêt… Voyez-vous, ajoute-t-il, iln’existe plus, au fond, que deux types aujourd’hui : le voleuret le policier ; quant à l’homme d’État, c’est un composé desdeux autres. Il y a aussi l’Artiste ; mais, dans la Sociétéactuelle, c’est un monstre.

Peut-être, après tout. Ah ! Etpuis…

– Vous le savez, continue Issacar,je suis Juif ; et par conséquent, tout à fait indifférent àbien des choses qui vous passionnent. Ce détachement absolu n’estcas une manière d’être : c’est une raison d’être. Le Juif…Figurez-vous une caravane qui passe à travers un univers malade,apportant des remèdes dont on ne veut pas, et des poisons qu’on luidemande… Le Juif, à mon avis, n’a pas encore joué son rôle – lerôle qu’il jouera. – Il traversera l’épreuve de la tolérance commeil a traversé l’épreuve de la persécution. Toutes les races ontleur fonction dans la physiologie de l’humanité.

J’ai fait durer le déjeuner aussilongtemps que possible ; il n’y a certainement pas moyen deretenir Issacar davantage. N’importe ; Canonnier et sa filleont pu mettre le temps à profit et sont déjà, sans doute, à la garedu Nord, il faudra que je prenne le train de Bruxelles ce soir, etque je les décide à partir demain pour Londres ; je n’ai pasconfiance en l’hospitalité belge.

Nous sortons du restaurant. Un embarrasde voitures, omnibus, fiacres, fardiers, camions, nous arrête aubord du trottoir au moment où nous allons traverser la rue ;les cochers jurent, les voyageurs tempêtent ; et l’un d’eux,là-bas, met la tête à la portière d’un fiacre à galerie chargé demalles, pour se rendre compte de ce qui se passe… Dieu deDieu ! C’est Canonnier ! Pourvu qu’Issacar…

Mais Issacar n’est plus là. Il a sautédans une voiture qui passait à vide, et qui suit au grand trot, àprésent, le fiacre à galerie qui s’est remis en marche. Il seretourne, de loin, pour m’envoyer un salut accompagné d’un gestevague…

Que faire ? Que faire ?…Courir à la gare ?… C’est inutile. Le train sera parti avantque j’y puisse arriver, un train précédé d’une dépêche envoyée parIssacar aux mouchards de la frontière… Que faire ?… Rien. J’aibeau me creuser la, tête, je ne vois rien à tenter. Ah !pourquoi n’ai-je pas expliqué les choses à Issacar, tout àl’heure ?… Il n’a pas oublié qu’il me doit vingt mille francset je suis convaincu qu’il aurait aidé Canonnier à échapper, si jelui avais demandé de le faire. Oui, pourquoi n’ai-je pasparlé ?… Ce qui doit arriver arrive, malgré toutes les mesuresqu’on peut prendre, malgré toutes les combinaisons – et tous lesstratagèmes… Ah ! il est bien inutile que je prenne le traince soir, pour me croiser en route, avec celui qui ramèneraCanonnier…

Je suis navré et énervé au point de nepouvoir tenir en place. Il m’est impossible de rester chez moi, oùje suis rentré tout à l’heure ; la solitude redouble monennui. Sept heures. Je sors. Je vais aller inviter Margot àdîner ; son bavardage me distraira…

Mais Margot refuse ma proposition, tellece Grec incorruptible qui repoussa les présents d’Artaxercès. C’estelle qui tient à m’offrir à dîner.

– Je sais bien que ça te semble lemonde renversé…

– À moi ? Oh ! pas dutout. Je ne demande qu’à me laisser faire.

Je dîne donc chez Margot ; et même,j’aurai largement le temps d’y digérer à mon gré, car Margot estveuve jusqu’à demain. Courbassol a fait annoncer qu’il ne viendrapas ce soir ; il jette le mouchoir à une indignerivale.

– Oui, mon cher. Il me trompe avecune actrice ; je le sais. Un homme marié ! C’estdégoûtant… Enfin, il va être ministre, et j’aurai un cocher àcocarde tricolore à ma porte quand je voudrai. Ah ! ce queLiane va rager !…

– Mais si, par hasard – car toutarrive, même ce qui devrait arriver – si Courbassol n’était pasnommé ministre ?

– C’est impossible ! s’écrieMargot. Le président est forcé de rappeler. Mais qui veux-tu qu’onprenne, mon ami ? Réfléchis un peu. Qui ? Ils ne sont pasnombreux, en France, les gens à qui l’on peut confier unportefeuille. Tiens, tu ne connais rien à ces choses-là. Quand jet’entends parler politique, j’ai envie de t’envoyercoucher.

– Ne te gène pas ; et si tu memontres le chemin, je serai capable de ne pas me réveiller avantdemain.

C’est, ma foi, ce que j’ai fait. Nousdormons encore tous deux lorsqu’un carillon épouvantable retentitdans la maison. Un instant après, le bruit d’une grande discussionparvient jusqu’à nous.

– Qu’y a-t-il donc ? demandeMargot.

Moi, je ne sais pas… Mais les voix serapprochent ; et l’on commence à distinguer les parolesprononcées par plusieurs hommes dans le petit salon qui précède àchambre à coucher.

– Si, si, nous savons qu’il estici !

– Mais non, Monsieur, je vous jure,répond la voix de la femme de chambre. Madame est touteseule.

– Voyons, voyons, ma petite, c’estinutile de nous faire des contes. Du moment qu’il n’est pas chezlui, il est ici ; c’est forcé.

Et, une seconde après, on frappe à laporte de la chambre.

– Mon cher ami, vous êteslà ?… Répondez-moi, sacredié ! C’est moi,Machinard.

– Réponds, murmure Margot ;sans ça, ils ne s’en iront pas.

Et elle mord les draps pour ne paséclater de rire, pendant que je pousse un rugissement.

– Humrrr !…

– Bien, bien, répond Machinard.C’est tout ce que je voulais savoir. Ne vous dérangez pas… Il fautvous rendre à l’Élysée pour midi. Le président vous fait appelerpour vous offrir la présidence du Conseil et le portefeuille de laJustice. Je compte sur votre exactitude, n’est-cepas ?

– Humrrr !…

– Et mes félicitations.Rappelez-vous que c’est l’Intérieur qu’il me faut.

– Humrrr !…

– Et mes compliments, vient direChose à travers la porte. Souvenez-vous bien de me réserver laMarine.

– Humrrr !…

– Et mes congratulations, reprendUn Tel par le trou de la serrure. N’oubliez pas de me désigner pourl’Agriculture.

– Humrrr !…

Puis, on entend leurs pas quis’éloignent. Margot se tord de rire ; et moi je saute à bas dulit. Vite, vite, il faut partir, quitter Paris…

– Qu’est-ce que tu fais ?demande Margot. Tu t’habilles ? Tu pars ?

– Tu le demandes ! Un pays oùl’on veut faire de moi un ministre de la Justice !

– Et puis, après ? dit Margotqui rit encore. Pourquoi pas toi aussi bien qu’unautre ?

Ah ! la malheureuse ! C’estvrai, elle ne sait rien… Laissons-la dans son ignorance.

Quand je la quitte, elle me demande monadresse à Londres ; elle viendra peut-être me faire une visitedans quelque temps… J’en serai enchanté. Je lui donne une carte. Etelle sonne sa femme de chambre pour lui ordonner d’aller porter àCourbassol, chez l’indigne rivale, la nouvelle du bonheur quil’attend.

Ah ! oui, il va être heureux,Courbassol. Ministre de la Justice ! Quel honneur ! –Quel honneur même pour la Justice, car enfin Courbassol n’estpeut-être encore que l’avant-dernier des Courbassols…

Je me hâte de rentrer chez moi, dedéjeuner et de me préparer à partir. Je veux être à Bruxelles cesoir car une pensée, tout d’un coup, m’a traversé le cerveau.Canonnier a été arrêté, c’est certain ; mais qu’est devenue safille ?

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