Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

X. – LE BOUDOIR.

Il est de ces natures excentriques etvigoureuses qui se plaisent aux tours de force, et prodiguentvolontiers, sans but, l’effort d’un héroïsme inutile. Donnez-leur,à ces Hercules, un monde à soulever, ils essayeront ; ilsréussiront peut-être. Jetez-les au milieu de la vie commune, ilss’endormiront dans cette oisiveté paresseuse, compagne inséparablede la vigueur qui se sent et qui ne voit point de travaux dignesd’elle.

Mais que surgisse l’occasion, l’ombre del’occasion, ils vont tendre les muscles de leur corps ou lesressorts de leur âme. Vous les verrez bondir à l’attaque oudemeurer fermes à la défense, comme ces grandes roches que la minedéchire, mais ne peut point ébranler.

Si l’occasion n’arrive pas, ils se lasseronten des batailles imaginaires ; ils dépenseront à plier unroseau la puissance qu’il faudrait pour déraciner un chêne.

Montalt était un de ces cœurs robustes etfougueux qui se laissent engourdir par l’indolence découragée. Ilne savait plus où allait sa vie. S’il s’éveillait parfois, c’étaitpour prodiguer sa force en des luttes vaines.

Il venait de soutenir le plus épuisant combatqu’il eût affronté jamais. Pendant de longues heures, il s’étaitforcé à rester froid, calme, souriant, avec l’enfer dans lecœur…

Mais pourquoi cet effort gigantesque ?Était-ce une gageure folle tenue contre lui-même ? Et cettesouffrance, d’où venait-elle ?

Avait-il, à savoir toutes ces aventuresracontées par Robert, un intérêt assez grand pour compenser sonmartyre ?

À cette question, il n’aurait pu répondrelui-même peut-être, car tout était ténèbres et doute au fond de sonesprit.

Pourtant, à faire même largement la part decette tendance bizarre dont nous venons de parler, il fallait bienqu’il y eût quelque chose de réel derrière le labeur exagéré decette lutte. La souffrance, à tout le moins, était vraie. Ilsuffisait, pour s’en convaincre, de regarder les traits ravagés deMontalt, et cette main qui sortait, sanglante, de sa poitrinedéchirée.

Il y a des ressemblances étranges, desrapports tout gros de souvenirs, où l’esprit vient se heurter àl’improviste, et qui font renaître au vif l’angoisse, morte depuisdes années…

Montalt, qui passait sa vie dans un sophismeperpétuel, reniant ce qu’il aimait, exaltant ce qu’il méprisait,Montalt, le contempteur acharné de la vertu, de l’honneur, del’amour, devait avoir à l’âme une blessure envenimée.

Cette philosophie qu’il s’était faite ne luiallait point. Le froid scepticisme jurait dans sa bouche, où l’onn’eût deviné que des paroles généreuses et chevaleresques. Il sementait à lui-même, ou bien il poursuivait la vengeance insenséedes cœurs déçus…

Tout en lui semblait provenir d’une réactionfuneste, et poussée jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. Cethomme avait dû adorer passionnément tout ce qu’il conspuaitdésormais.

On aurait pu reconstruire son passé rienqu’avec ses haines.

Il y en avait une, puérile en apparence et quinous a fait parfois sourire : nous voulons parler de sonaversion pour la Bretagne. Peut-être eût-on trouvé, dans cesentiment même, lasource de l’intérêt si grand qu’il prenait au récit de Robert. Nousdisons peut-être, car, avec ces natures exceptionnelles, il faut seméfier des inductions, et si Montalt avait un secret, il ne l’avaitconfié à personne…

Il y avait bien un quart d’heure qu’il étaitsorti du bal. Depuis ce temps, il restait immobile et commeanéanti. Ses bras tombaient le long de son corps ; sa belletête, renversée sur les coussins du divan, exprimait la détresseamère et désespérée.

Il se redressa au bout de quelques minutes, etpassa le revers de sa main sur son front que baignait une sueurfroide.

– Non !… murmura-t-il, je ne veuxpas avoir pitié… Je veux sourire… sourire comme tout à l’heure, dûtmon cœur se briser, en songeant qu’ils peuvent être malheureuxaussi… que la main de Dieu, s’il y a un Dieu, a pu s’appesantir sureux !… qu’ils souffrent !… qu’ils se meurent !…

Il se couvrit le visage de ses mains.

– Oh ! fit-il avec un sanglot dansla gorge, n’y a-t-il pas des années que je les déteste ?… Tantmieux ! tant mieux ! si le hasard me venge !…

Il se leva brusquement et se prit à parcourirla chambre à grands pas.

– Et puis…, poursuivit-il en rejetant enarrière les boucles de ses cheveux, qui se collaient à son fronthumide, que m’importe cela ? Est-ce que je connais cesgens ?… Faut-il que je devienne fou parce que trois ou quatremisérables coquins ont mis au pillage une gentilhommière deBretagne ?…

Il eut un sourire contraint et saccadé.

– Sur ma parole, reprit-il, j’ai souffertcomme s’il se fût agi de quelque chose… J’avais trop bu peut-être…Est-ce que je prendrais le vin tendre en vieillissant ?…J’aime mieux croire que mes nerfs seuls étaient en révolte… et quej’avais tout simplement la fièvre, à force d’écouter ce lâchecoquin qui me contait ses prouesses contre une femme… Par le nom deDieu ! s’interrompit-il en contenant sa voix qui voulaitéclater, je crois que je me serais guéri, si je l’avais broyé sousmon talon comme une vipère !…

Son pas se ralentit et ses lèvres eurent unsourire amer.

– Et pourquoi cela ?… continua-t-ilen se répondant à lui-même : que m’a fait cet homme ?…N’a-t-il pas le droit d’être un empoisonneur et un assassin ?…Est-ce un crime de vaincre en tromperie la femme astucieuse etperfide ? Encore une fois, que me fait tout cela ?…Pourquoi ma tête est-elle en feu ?… Pourquoi mon cœur sedéchire-t-il dans ma poitrine ?…

Ses yeux s’égaraient. Il se laissa choir denouveau sur le divan.

– Mon Dieu !… fit-il après un longsilence, pendant lequel sa physionomie, changeant peu à peu, vint àexprimer une rêverie douce et mélancolique ; pauvreBretagne !… pauvre petite église où l’on priait Dieu du fonddu cœur !… Pauvre enfant, qui aimait peut-être et qu’onabandonna pour l’ombre d’un extravagant héroïsme !… Que desouvenirs bons et chers !… Tout le reste ne fut-il pas un rêvepénible ?… Qu’y eut-il après ces années heureuses ?…Vingt années d’efforts fiévreux, de luttes entreprises pours’étourdir et pour oublier… le jeu terrible des batailles… de l’orconquis sans joie… une vie perdue !…

Sa tête se pencha sur sa poitrine.

– Et tant de bonheur là-bas !…murmura-t-il : l’autre n’avait-il pas raison de défendre sontrésor ?… Mon Dieu ! mon Dieu !… se reprit-il entressaillant, sais-je où va ma pensée ?… S’il étaitvrai !… si ma souffrance avait un écho tout au fond de soncœur !… À ma plainte le silence a répondu… mais entendit-ellema plainte ?… Oh ! l’histoire de cet homme ! Ne luicacha-t-on pas mes regrets et ma misère ?

Sa main se glissa dans son sein, et il enretira cette boîte de sandal, dont le couvercle était chargé dediamants.

Il la contempla durant quelques secondes ensilence, et ses yeux devinrent humides.

Mais, au moment où il allait l’ouvrir, sessourcils se froncèrent ; il la remit dans son sein d’un gesteplein de courroux.

Il se leva encore une fois, révolté contrelui-même.

– Folie !… folie !s’écria-t-il, que reste-t-il d’un rêve ?… Je suis BerryMontalt, l’homme qui n’a ni regret, ni espérance !… J’ai misun voile sur mon passé !… Je ne crois pas à l’avenir !…Je suis seul, et je suis fort !

Il s’arrêta en face d’un miroir et regarda sataille haute et fière. Ses cheveux noirs bouclaient autour de sonfront. Il était jeune, brillant, superbe.

La glace lui renvoya l’orgueilleux défi quiétait sur son visage.

Il sonna.

Séid montra sa face noire à la porte de lachambre à coucher.

– Mon opium !… dit Montalt, etdéshabille-moi !

Il y avait bien longtemps que le nababappelait ainsi, chaque soir, le sommeil rebelle à son chevet.

Tandis que Séid préparait le breuvage, onfrappa doucement à la porte extérieure. Montalt fit signed’ouvrir.

C’était M. Smith, tout de noir habillé,comme il convient à un homme décent et qui sait vivre. Montalt lereçut le verre à la main.

– Pardon, milord…, dit M. Smith queson emploi léger n’empêchait pas de garder en toute occasion unegravité puritaine ; Votre Seigneurie me paraissait occupée,cette nuit, d’affaires si importantes que je n’ai pas osé ladéranger… J’avais pourtant une bonne nouvelle.

– Qu’est-ce ?… demanda Montalt enbuvant une gorgée.

– Nos deux intraitables ont enfin prisleur parti, répliqua M. Smith.

– Ah !… fit Montalt ; Étienneet Roger ?…

– Non pas, s’il plaît à Votre Seigneurie,dit M. Smith. Je veux parler des deux charmantes miss que nousconvoitons depuis si longtemps.

– Mes deux petits chapeaux depaille !… s’écria le nabab ; elles ont enfin consenti àvous entendre ?

– Mieux que cela !

– Elles ont promis de venir ?

– Elles sont venues, milord.

– Seules ?…

– Conduites par une honorable lady de maconnaissance… mistress Cocarde.

Montalt tenait son verre à la hauteur de seslèvres.

– Il n’y en a donc pas une !…murmura-t-il ; toutes… toutes pour un peu d’or !…

Il avala d’un trait le reste de sonbreuvage.

– Pardieu ! dit-il en se dirigeantvers la porte qui avait donné passage à Séid, je vais doncm’endormir gaiement !

……  … . .

Il était un peu plus de neuf heures du soirquand madame Cocarde et ses deux protégées descendirent de voituredans une de ces ruelles désertes qui côtoyaient alors lesChamps-Élysées, entre l’avenue Marigny et les terrains de Beaujon.Elles traversèrent une courte allée de tilleuls, joignant lescommuns d’une maison de grande apparence, qui semblait illuminéepour une fête.

Diane et Cyprienne, tremblantes, se laissaientconduire par madame Cocarde, laquelle était, au contraire, fort àson aise et paraissait connaître à fond les localités.

Les deux jeunes filles ne portaient plus lecostume que nous leur avons vu quelques heures auparavant dansl’avenue Gabrielle. Par une sorte de pieux instinct, au momentd’affronter le danger suprême, elles avaient repris leurs vêtementsbretons : le bonnet collant des Morbihannaises, le chastemouchoir de cou et la petite jupe en laine rayée.

Madame Cocarde avait un chapeau à haute plumesfrisées et un cachemire Ternaux de qualité supérieure.

Elle sonna, un domestique vint ouvrir ;puis arriva un monsieur en habit noir qui accueillit madame Cocardeavec une politesse digne.

– Votre servante, M. Smith, dit laprincipale locataire d’un air dégagé, vous ne m’attendiez pas àpareille heure, je parie ?

– Il est toujours temps, belle dame…,commença M. Smith.

– Bien !… très-bien !…interrompit madame Cocarde ; je me suis un peu pressée… etvoilà de petits anges qui prendraient bien quelque chose…Entrons !

M. Smith mit le binocle à l’œil et braquasur les deux jeunes filles un regard connaisseur.

– Ah ! oh !… fit-il, modulantmalgré lui les tons chromatiques de l’interjection anglaise ;Very pretty maiden, by God !…

Puis il ajouta tout bas :

– Est-ce que ce sont elles ?

Madame Cocarde cligna de l’œil etrépondit :

– En propre original.

M. Smith salua et passa devant. On montaun petit escalier dont les marches disparaissaient sous la lainemoelleuse d’un tapis, et M. Smith, qui montrait le chemin,ouvrit bientôt une porte au premier étage.

Il s’effaça et salua encore.

– Donnez-vous la peine d’entrer…, dit-ilen indiquant la porte ouverte.

Diane et Cyprienne hésitaient.

– Allons, mes perles !… s’écriamadame Cocarde, c’est de vous qu’il s’agit… Moi, je suis tropvieille…, ajouta-t-elle avec un soupir, pour entrer là dedans… onva vous servir à souper.

– C’est fait, interrompitM. Smith.

– Alors, bon appétit, mesmignonnes !… dit madame Cocarde qui poussa ses deux protégéesdans la chambre, et referma la porte sur elles.

M. Smith prit un carnet dans sa poche eten sortit deux ou trois chiffons soyeux qu’il déposa dans la maintendue de madame Cocarde.

Celle-ci fit une belle révérence etdisparut.

Cyprienne et Diane restaient immobiles auprèsde la porte fermée. Elles n’osaient point lever les yeux, parcequ’elles croyaient voir là, quelque part, devant elles, l’objet deleur vague terreur.

Un homme sans doute, en définitive ; maiscet homme aux proportions fantastiques, ce monstre que rêve lafrayeur des jeunes filles.

Ce fut Cyprienne qui se hasarda la première àrelever les yeux, bien lentement d’abord et bien timidement. Ellevit une pièce de moyenne grandeur, doucement éclairée par deuxlampes à verres dépolis, et tapissée de velours sombre depuis leparquet jusqu’au plafond, où des caissons sculptés encadraient defraîches peintures.

Sur le velours des lambris tranchait un cordonde cadre d’or dont la forme élégante et les mignardes ciseluresallaient bien aux toiles charmantes qu’ils renfermaient.

Les meubles étaient, comme tous ceux del’hôtel, de la première époque du règne de Louis XV :c’étaient de véritables joyaux qu’on avait dû payer un prix fou.Dans une embrasure, une harpe, soulevant la draperie de mousselinedes Indes, montrait à demi la courbe gracieuse de son accoladeincrustée.

La couleur chatoyante des étoffes et l’orsculpté des membrures tranchait sur le fond sombre de latapisserie, qui doublait leur coquette fraîcheur.

Où l’or ne se montrait point, l’émail luisait,jetant ses guirlandes de fleurs sur les consoles en bois derose.

Il était impossible d’imaginer un boudoir plusdélicieux…

Et la main qui l’avait orné ne s’était livréeici à aucune confusion bizarre. Les souvenirs d’Asie faisaienttrêve et ne venaient point, comme dans le reste de l’hôtel,contrarier le style fleuri de notre XVIIIe siècle.

On avait opté, il s’agissait d’amour, entrel’Asie savante en volupté et la France de Louis XV. On avaitchoisi la France de Louis XV, grand honneur pour elleassurément.

Cyprienne, dont la paupière se relevait àdemi, poussa un petit cri de joie, non pas peut-être à la vue detoutes ces merveilles, mais à l’aspect d’un guéridon aux pieds debronze, dont la tablette incrustée supportait un souper adorable.L’eau vint à la bouche de Cyprienne, qui ne put s’empêcher desourire.

Mais elle baissa les yeux, parce que cepremier regard n’avait pas éclairé tous les coins de la chambre, etque la jeune fille gardait une bonne part de sa frayeur.

Diane, immobile et pâle, avait l’air d’unevictime qui attend.

Ses idées étaient autres et plus graves quecelles de sa sœur ; peut-être devinait-elle mieux la nature dudanger et l’étendue du sacrifice…

La paupière de Cyprienne s’ouvrit une secondefois, et ses narines s’enflèrent pour saisir toutes les effluvesaromatiques que lui envoyait la table servie.

– Diane !… dit-elle tout bas.

Et comme sa sœur ne répondait point, elle luisecoua le bras doucement.

– Vois donc !… reprit-elle, il n’y apersonne…

Les longs cils bruns de Diane se relevèrent,et son regard triste fit le tour de la chambre.

Sa poitrine oppressée rendit un soupir.

– Personne, répéta-t-elle ; mais onva venir…

Cyprienne traversa la chambre sur la pointedes pieds, et comme si elle eût craint de réveiller Barbe-Bleueendormi.

Il y avait sur la table des petits painstendres, dorés, appétissants. La pauvre fille avança la main, laretira, puis l’avança encore. Était-ce du poison ?

Elle prit un petit pain et l’approcha de seslèvres, qui étaient toutes pâles. Elle n’osait guère.

Mais qu’ils semblaient bons, ces petitspains ! Comme ils cédaient, en craquant, sous les doigts deCyprienne, qui n’avait pas mangé depuis deux jours !…

Sa bouche s’ouvrit ; ses dents blancheset fines attaquèrent la croûte blonde, et le petit pain disparutcomme par enchantement.

Elle en saisit deux autres et revint vers sasœur en sautant.

– Tiens, Diane !… dit-elle en luiprésentant la moitié de sa proie, il n’y a rien dedans, j’en suissûre !

Diane, qui n’avait pas laissé échapper uneplainte, était exténuée autant que sa sœur, et souffrait de lafaim, davantage peut-être, car la dernière bouchée avait été pourCyprienne.

Elle jeta sur le petit pain un regard deconvoitise. Elle hésita, puis sa main s’ouvrit à son tour…

Elle mangea.

– Sens-tu ces viandes froides ?… ditCyprienne, nous n’en avions pas vu depuis le grand dîner dePenhoël !… Si nous y goûtions ?

Diane ne répondit point.

Cyprienne fit une seconde fois le voyage, etmit deux blancs de faisan sur une assiette ; mais, au retour,elle s’arrêta à moitié chemin.

– J’y pense…, dit-elle, nous serons mallà-bas… pourquoi ne resterions-nous pas auprès de latable ?

Elle n’était plus si pâle, et son joli souriremutin se montrait à demi, déjà, autour de sa lèvre.

Diane ne bougeait pas.

– Viens donc !… repritCyprienne ; je te dis que nous serons mieux auprès de latable… Ce souper-là est à nous.

Ces derniers mots parurent produire uneimpression pénible sur Diane, qui tressaillit et leva les yeux auciel.

Mais Cyprienne, tout entière à sa fantaisie,la prit par le bras et l’entraîna, bon gré mal gré, vers latable.

– C’est moi qui fais le ménage !…dit-elle en roulant deux siéges sur le tapis ; commandez,mademoiselle… on vous servira.

L’instant d’après, elles étaient assisestoutes deux, côte à côte, devant leurs assiettes pleines. Il yavait, ma foi, du vin dans leurs verres, et le faisan avait subiune attaque assez notable.

Diane avait résisté, mais devant cettetentation d’une table bien servie, sa faim l’avait vaincue.

Et puis là n’était pas le danger ; laprudence ne conseillait-elle pas, au contraire, de prendre desforces pour se défendre contre le péril inconnu ?

Durant les premiers instants, les deux jeunesfilles se tenaient assises sur l’extrême bord de leurssiéges ; au moindre bruit qui se faisait dehors, ellesfrissonnaient de la tête aux pieds, laissant échapper couteaux etfourchettes.

Mais personne ne venait. Elles s’enfoncèrentplus avant dans leurs fauteuils douillets. Leur verre se vida deuxou trois fois. On ne peut dire que leur frayeur se calma, mais dumoins fut-elle un peu oubliée.

Les yeux de Cyprienne commencèrent àbriller ; son sourire s’épanouit plus franchement. Le frontsoucieux de Diane elle-même perdait peu à peu ses nuages.

C’étaient deux enfants, et les luttes récentesoù les avait jetées leur enthousiaste dévouement leur avaientappris la témérité.

Elles étaient femmes par leur sensibilitéprofonde et aussi par la pudeur ; mais, pour tout le reste,vous les eussiez trouvées hardies plus que des pages.

Elles avaient si souvent gardé leur gaietévive en bravant le danger de mort !

Ici le danger était autre, et les effrayaitd’autant plus que leur ignorance ne savait point le définir ;mais cette ignorance même laissait à leur esprit romanesque leloisir d’imaginer des choses impossibles et de se bâtir une foulede beaux espoirs.

Et puis le péril s’éloignait, ouvrant le champlibre à leur audace un peu fanfaronne.

Elles se sentaient redevenir vaillantes. Lagaieté de Cyprienne gagnait Diane, dont le front se redressaitmaintenant haut et brave.

Elles mangeaient d’un appétit joyeux, etfaisaient maintenant comme chez elles.

Cyprienne servait de tous les plats ! detous ! Leur faim tenace était de taille à faire tablenette.

Leurs verres se vidaient lestement. Ce qu’il yavait de terrible dans leur position disparaissait à leurs yeux.Elles jasaient, elles riaient de bon cœur. Vous eussiez dit deuxespiègles enfants, faisant une équipée folle en l’absence de lafamille, et n’ayant rien à redouter, sinon le retour de leurmère…

Et certes, le pauvre soldat breton, veillantaux grilles de l’Élysée, aurait eu peine à reconnaître en elles lesdeux jeunes filles, abattues par la faim et transies de froid, dontla détresse avait ému son brave cœur, au commencement de cettesoirée.

Leurs joues étaient colorées vivement ;leurs yeux pétillaient ; leurs voix se mêlaient, libres etgaies.

Elles étaient jolies à ravir !

Diane repoussa enfin son assiette.

– On ne nous empêchera pas d’avoir biensoupé, toujours !… dit Cyprienne ; mon Dieu ! quej’avais grand’faim !

– Et moi donc !…

– Et tu ne le disais pas, pauvre sœur… Iln’y a jamais que moi à me plaindre !

Diane l’entoura de ses bras et la baisa aufront. Puis elle se renversa sur le dos de son fauteuil.

Son regard souriant fit le tour de lachambre.

– Comme tout cela est beau !murmura-t-elle.

– Oh ! dit Cyprienne, la chambre deLola que nous admirions tant à Penhoël n’était rien auprès de cesbelles choses !

– Voilà le Paris que nous avionsdeviné !… reprit Diane dont les grands yeux noirs se voilèrentde rêverie. Te souviens-tu de ce que disaient nos livres, masœur ?… et de ce que nous disions dans nos longues promenadesau bord du marais ?… Nous voyions des richesses pareilles etbien d’autres enchantements !… Et il nous semblait que nousétions déjà au milieu de toutes ces merveilles… assises dans unsalon tout de velours et d’or, comme celui-ci… ou demi-couchées surle gazon, rempli de fleurs et de lumières…

– Je m’en souviens, ma sœur…

– Petites folles que nous étions !C’est que nous en perdions l’esprit !… Moi, d’abord, je voyaiscela comme je te vois…

– Et moi aussi !

– Il me semblait que nos pauvresvêtements tombaient, et que nous avions de belles robes de soie…des perles dans les cheveux… des diamants au cou… des dentelles surles épaules… Comme je te voyais jolie, ma Cyprienne !

– Et comme tu me semblais belle,Diane !

– Et, sous ces brillantes parures, noustraversions toutes ces féeries… Te souviens-tu ?… À la fin, ilvenait toujours un bon génie… et comme son sourire étaitdoux !… qui nous disait :

« Mes filles, tout cela est à vous… voicide l’or pour sauver Penhoël… je vous donne le choix ; restezici ou retournez en Bretagne. »

– Et nous répondions bien vite, s’écriaCyprienne : Merci, merci, bon génie !… nous voulonsrevoir ceux que nous aimons !

Elles se tenaient par la main, et leursregards se croisaient.

– Qui sait ? reprit Cyprienne enbaissant la voix ; le bon génie va venir peut-être…

Diane secoua la tête gravement.

– Ma pauvre petite sœur…, dit-elle, tuparles comme un enfant… il n’y a plus de bons génies.

– Oh ! s’il venait…, s’écriaCyprienne en suivant son idée, il faudrait tout d’abord délivrerl’Ange…

– Dès cette nuit !… appuya Dianeentraînée à son insu.

– Mettre Madame et Penhoël dans une bellemaison…

– Avec notre bon père !

– Et puis courir, courir bien vitejusqu’à Penhoël pour racheter le château.

– Nous aurions le temps, dit Diane.

– Et comme ils seraientheureux !

– Comme le pauvre Ange nous souriraitdoucement !

– Et Madame…

– Et tous ! tous !… Ah !c’est trop de bonheur !

Cyprienne se leva en frappant dans ses mains.Elle se jeta au cou de Diane dans un mouvement d’enthousiasme, ettoutes deux se tinrent embrassées. Elles avaient des larmes de joiedans les yeux.

En ce moment le son d’une musique lointaine etsuave arriva jusqu’à leurs oreilles. Elles se séparèrent pourécouter. C’était un mouvement de valse, lent, gracieux, balancé,qui empruntait à l’éloignement une douceur étrange.

– Qu’est-ce que cela ?… ditCyprienne. Diane avait la tête penchée ; elle écoutait avecravissement.

Les pauvres filles ne buvaient que de l’eaud’ordinaire. Les quelques gouttes de vin qu’elles avaient buesexaltaient leurs têtes ardentes et vives.

Cyprienne ne se rendait plus compte du motifqui les avait amenées. Elle s’élança vers la porte de sortie toutsimplement pour entendre de plus près cette délicieuse musique.

La porte était fermée.

Il y en avait une autre au bout opposé de lachambre ; Cyprienne y courut et l’ouvrit. Aussitôt que lesbattants sculptés eurent tourné sur leurs gonds, les deux sœurspoussèrent un cri de surprise : une lumière éblouissanteinondait le boudoir.

La porte donnait sur une chambre, désertecomme la première, mais dont la fenêtre, large et haute, s’ouvraitsur le jardin illuminé.

Juste en face de la fenêtre, derrière lesbranches à demi dépouillées d’un platane, une splendide girandoleétait suspendue.

Cyprienne s’élança dans la chambre, les brastendus et la bouche béante ; puis elle s’arrêta muetted’étonnement.

La musique se faisait entendre maintenant plusrapprochée. Cyprienne fit encore quelques pas afin de voir. Elle semit à la fenêtre et risqua un regard au dehors.

– Oh ! ma sœur… masœur !… dit-elle en plaçant ses deux mains devant sesyeux éblouis c’est le jardin de notre rêve !… Nous sommes dansle palais des fées !

De la fenêtre, en effet, le jardin présentaitun aspect magique. Derrière la girandole, dont les cristauxmouvants masquaient en quelque sorte la croisée, une double lignede feux dessinait les rampes d’un cavalier, planté d’arbustes et defleurs. Cette partie du jardin, correspondant à l’aile gauche del’hôtel, était déserte, mais le regard en se portant à droitedécouvrait à travers les feuilles clairsemées d’un rideau detilleuls l’illumination des parterres et des pièces de gazon, oùdéjà commençait le bal. Les jets d’eau reflétaient en gerbescolorées l’éclat des mille lumières courant le long des charmilleset marquant le dessin élégant des arcades de verdure ; partoutoù l’œil pouvait percer, ce n’étaient que feux étincelants etguirlandes de fleurs.

Diane et Cyprienne s’accoudaient toutes deuxau balcon de la fenêtre, et ouvraient de grands yeux charmés.

Leur esprit était ébloui plus encore que leursyeux. Les émanations tièdes et odorantes, qui montaient du jardinjusqu’à elles, les retenaient dans une sorte d’ivresse.

Elles n’avaient rien vu jamais, même dansleurs songes d’enfants, qui pût se comparer à ces splendeursenchantées.

Quand la danse fit trêve, au delà destilleuls, quelques couples se dirigèrent vers cette partie dujardin qui, jusqu’alors, était restée déserte.

Diane et Cyprienne quittèrent la croisée, afinde n’être point aperçues.

Ce mouvement les força d’examiner la pièce oùelles se trouvaient.

Il n’y avait là aucun miracle nouveau, etpourtant les deux jeunes filles durent s’étonner encore.

C’était une pièce assez vaste, ayant deuxportes dont l’une communiquait avec le boudoir, et dont l’autreétait fermée à clef. Quelques siéges modestes en formaient toutl’ameublement, avec trois ou quatre armoires vitrées. Mais, dansces armoires et entre chacune d’elles, le long des boiseries,pendait un pêle-mêle de costumes d’une richesse extrême. Il y enavait de tous les pays ; il y en avait de tous les temps. Oneût pu se faire là, suivant sa fantaisie, Turc ou Turque, Persan ouPersane, brahmane ou devedaskee, châtelaine du moyen âge, dame dutemps de Louis XIII, marquise Pompadour ou déesse de laliaison, car les costumes féminins étaient en majorité ; etparmi ceux de l’autre sexe, le plus grand nombre, par leur tailleet leur coupe, semblaient encore destinés à des femmes. Il y avaitde jolis petits uniformes, des sabres mignons, des poignardsd’Andalouse ; des dominos de toutes nuances, des masques detoutes formes. Il y avait même des redingotes à fine taille et despantalons renflés aux hanches, comme ceux que portent nos libresamazones, aux jours consacrés du carnaval.

C’était un vrai magasin.

De fait, l’hôtel Montalt possédait un théâtre,et chaque fois que le nabab donnait bal, Nehemiah Jones, lemajordome, montait quelque danse de caractère.

Cette chambre qui communiquait, par une courtegalerie, à l’appartement de Mirze, remplissait l’office d’unegrande armoire où s’entassaient, le lendemain des fêtes, toutes lesdéfroques du plaisir.

Diane et Cyprienne étaient femmes. La vue dece trésor de chiffons, de ces précieuses étoffes, de ces finesbroderies, de ces dentelles, les intéressait presque aussi vivementque le jardin merveilleux. Elles touchaient la soie épaisse ;le moelleux velours ; puis elles regardaient en soupirantl’étoffe grossière de leurs petites robes de laine.

Il y avait surtout deux costumes quiexcitaient leur admiration.

Ils avaient dû, sans doute, être préparés pourla fête de ce soir, car ils étaient étendus sur des siéges, etsemblaient attendre la main de la camériste.

C’étaient deux vêtements complets de bayadèresindoues : le pantalon bouffant de mousseline pailletée d’or,la courte tunique et la veste collante ; le diadème de perles,la riche ceinture de cachemire.

L’œil de Cyprienne allait de ces costumes à lafenêtre, et trahissait naïvement la pensée qui venait de naîtredans son esprit.

On entendait des voix sous la croisée.

– Rentrons, ma sœur…, dit Diane.

– Le bal est bien beau !… répliquaCyprienne en soupirant.

Elle retourna vers la fenêtre et se penchapour jeter un dernier regard.

Sous la girandole, au pied du cavalier, unefemme s’était arrêtée, seule.

Elle essuyait son front en sueur.

Au moment où le regard de Cyprienne tombaitsur elle, cette femme, qui venait de quitter la danse, ôta sonmasque.

Cyprienne étouffa un cri, et attira vivementsa sœur vers la fenêtre.

Le visage de la femme démasquée était éclairéen plein par les feux de la girandole.

– Regarde !… murmura Cyprienne.

– Lola !… prononça Diane toutbas.

À son tour, son regard glissa de la fenêtreaux costumes étendus sur les chaises.

– Elle ne peut être seule dans ce bal…,dit Cyprienne dont les yeux pétillaient d’audace et de désir ;si nous pouvions nous mêler à la fête, nous saurions peut-être biendes choses !…

– Notre pauvre Blanche !… pensa touthaut Diane dont le regard rêvait.

– Si elle l’avait amenée…, insinuaCyprienne.

Diane ne répondit point, mais son front, pluspensif, s’inclinait sur sa poitrine.

– Et puis, reprit Cyprienne en baissantla voix involontairement, qui sait si nous ne trouverions pas leurstraces ?…

Et comme Diane gardait encore le silence, elleajouta :

– Je parle d’Étienne et de Roger.

L’œil de Diane se tourna de nouveau vers lescostumes, qui paraissaient coupés juste à la taille des deux jeunesfilles.

– C’est impossible !… murmura-t-elleen secouant la tête.

– Pourquoi impossible ?… s’écriaCyprienne qui frappa le parquet de son petit pied impatient ;nous sommes seules ; personne ne nous voit… La fenêtre estbasse… et nous avons pour échelle les branches du platane…

Elle prit sa sœur par la main et l’entraînadoucement vers les costumes.

Tout en se jouant, elle dénoua le bonnet deDiane et plaça un diadème de perles sur ses cheveux bouclés.

– Si tu savais comme te voilàjolie !… dit-elle.

Diane se prit à sourire tristement.

– Petite folle !…murmura-t-elle ; tu veux donc me tenter…

– Oh !… s’écria Cyprienne, ce seraitbon pour moi !… Mais toi, ma sœur, si tu cèdes, je sais bienque ce sera pour l’Ange…

Elle attacha le diadème de perles.

– Écoute, reprit-elle d’un ton sérieux,quelque chose me dit que nous trouverons là des nouvelles de ceuxque nous aimons… Mes pressentiments ne me trompent guère, tu lesais bien… Et si nous sommes venues jusqu’ici, est-ce pour fuir ledanger ?…

Tout en parlant, elle dégrafait le corsage deDiane qui se laissait faire.

La petite robe de laine tomba, et futremplacée par le pantalon bouffant de mousseline, par la tunique dedrap d’or et par la veste collante.

Cyprienne sauta de joie.

– Je vais donc être ainsi !…s’écria-t-elle en remplaçant par des babouches orientales leschaussures de sa sœur. À ton tour de faire la femme de chambre,Diane.

La seconde toilette fut moins longue encoreque la première, Cyprienne s’y prêtait de si bon cœur !

Quand elle fut habillée des pieds à la tête,elle se regarda, rouge de plaisir.

– S’ils nous voyaient !…murmura-t-elle.

Puis elle saisit deux masques de velours, unpour elle, un pour sa sœur.

Il ne restait plus que les ceintures ànouer.

Celle que choisit Cyprienne était verte. Dianeen prit une de cachemire rouge à franges d’or.

Au jardin la danse avait recommencé. Il n’yavait plus personne entre le cavalier et la fenêtre.

Cyprienne jeta ses bras autour du cou de sasœur.

Elle était un peu pâle, et son cœur battaitbien fort ; mais c’était de plaisir autant que de crainte.

– Une… deux… trois !… dit-elle enfrappant ses petites mains l’une contre l’autre, pour donner lesignal.

Au troisième coup, elle sauta légère comme unoiseau sur l’appui du balcon. L’instant d’après, elle retombait surses pieds, au bas du platane, et recevait dans ses bras Diane quitremblait.

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