Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XVII.

Robert, Bibandier, Blaise et Lola étaientréunis dans cette salle de l’hôtel des Quatre Parties duMonde, où nous avons vu l’ancien uhlan prendre avec l’honnêteGraff, des leçons de patois germanique.

Blaise et Bibandier se tenaient côte à côte, àl’un des coins de la cheminée ; ils avaient l’air fort abattu.Le noble baron ne songeait guère, ce matin, à faire friser sa bellechevelure, et M. le comte de Manteïra laissait de côté sescartes biseautées.

À l’autre extrémité du foyer, madame lamarquise d’Urgel s’enfonçait dans une bergère et tenait ses yeuxcloués au plancher. Elle avait à la main un flacon de sels, dontelle se servait fréquemment. Son visage était très-pâle ;toute sa personne gardait des traces visibles de l’émotion quiavait agité sa nuit.

Robert était pâle aussi, plus pâle peut-êtreque la marquise, mais il portait la tête haute et une sombrerésolution était dans son regard.

Il pouvait être neuf heures du matin.

Nos quatre compagnons venaient d’avoir unentretien où les reproches amers et les chagrines récriminationss’étaient croisés en tous sens.

Le plus maltraité avait été le pauvreBibandier, qui ne savait comment excuser sa faiblesse.

Sans lui les deux filles de l’oncle Jean neseraient jamais revenues inquiéter l’association !

Il avait essayé d’abord de protester de soninnocence ; il avait affirmé sous serment que, la nuit de laSaint-Louis, Diane et Cyprienne étaient descendues toutes deux aufond de l’eau avec une pierre au cou.

Mais l’évidence le terrassait.

Diane et Cyprienne vivaient.

– Écoutez !… dit-il enfin avecl’émotion du coupable qui avoue son crime, j’avais bu tant de cidrece soir-là !… et puis je sentais bien que mes misères étaientfinies ; car, en me mettant de moitié dans un pareil coup,vous me donniez tout bonnement la clef de votre caisse… Et je vouscroyais si riches !

« On a le cœur tendre quand on estheureux… Je ne veux pas excuser la chose, mais je l’explique… Enentrant dans le bateau, je ne sais pas si j’avais déjà des idées,mais la perche me trembla dans la main.

« Elles étaient là, couchées, toutesdeux, si pâles et si jolies !

« Elles me regardaient avec leurs grandsyeux doux et tristes.

« Le bateau glissait le long du courant,et j’entendais le bourdonnement de la Femme-Blanche, qui semblaitappeler sa proie. Sait-on ce qui traverse l’esprit d’un homme dansce diable de pays ?… Je suis un peu poëte, moi !… et j’aipeur des revenants…

« Vous avez beau hausser les épaules…Quand j’étais fossoyeur du bourg de Glénac, j’ai vu plus d’unefois, par la fenêtre de ma loge, les Belles-de-Nuit passer sous lesgrands ifs du cimetière…

« Cette nuit, à travers le sourd fracasde la Femme-Blanche, je jurerais que j’entendis les Belles-de-Nuitchanter…

Elles appelaient leurs sœurs.

« Moi, je faisais des signes de croixcomme un sot et je marmottais des patenôtres…

« Ah ! ah ! j’aurais voulu vousy voir…

« Si bien qu’en arrivant au tournant, lecœur me manqua… Je déliai les petites, qui se sauvèrent à la nageou autrement, je n’en sais rien… »

Le bon Bibandier se tut, omettant à desseinles cinquante pièces de six livres offertes et acceptées.

Au moment où nous introduisons le lecteur àl’hôtel des Quatre Parties du Monde, toutes cesexplications étaient échangées. Robert avait avoué sans beaucoup derestrictions ce qui s’était passé entre lui et le nabab.

Pour se disculper, il prétendait bien queBerry Montalt avait introduit quelque drogue enivrante dans sonbreuvage, mais cela ne faisait rien à l’affaire.

La chose certaine, c’est qu’il avait racontéau nabab les événements de Penhoël, et que le voile transparentdont il avait enveloppé son histoire pouvait bien être déchiré parles deux filles de l’oncle Jean, qu’un hasard diabolique mettaitsous la main du nabab.

Par quelle succession de circonstances cebizarre rapprochement avait-il eu lieu, c’est ce que personne nesavait dire encore.

Et peu importait, en définitive.

On savait enfin, pour comble de malheur, queBlanche avait échappé à la garde de Lola.

Les deux démons de Penhoël, comme on lesappelait autrefois, Cyprienne et Diane signalaient déjà leurprésence !

Il n’était pas difficile de deviner qu’ellesauraient mis Blanche sous la protection du nabab.

Et maintenant, que faire ? La partiesemblait tellement compromise que l’idée de fuir était venue à toutle monde.

Il n’était pas encore trop tard. À supposermême que Berry Montalt prît en main les intérêts de Penhoël, iln’avait pas eu le temps de donner l’éveil à la police. Les portesétaient ouvertes, et une bonne chaise de poste, bien attelée,pouvait trancher d’un seul coup la difficulté.

Mais Robert de Blois était une étrange naturede coquin ; il ne connaissait la faiblesse qu’aux heures deprospérité. Quand les cartes se brouillaient, quand les difficultésnaissaient et grandissaient à l’improviste pour lui barrer laroute, il s’éveillait en quelque sorte, ce n’était plus le mêmehomme. Le courage lui venait et l’escroc vulgaire se haussait à lataille des plus vaillants héros de cours d’assises.

Il ne voulait pas fuir, lui ; ilprétendait voir clair à travers tous ces dangers quiobscurcissaient l’horizon ; il se sentait de l’argent enpoche, et se faisait fort de ramener la partie.

En somme qu’y avait-il ? La probabilitéd’un adversaire de plus. Qui pouvait dire si cet adversaire nedeviendrait pas un allié à l’occasion ?

Fallait-il renoncer à cet espoir ? Lalutte restait possible, et l’ennemi qu’on ne pouvait se concilier,il fallait le perdre.

Au premier abord, cette ligue des Penhoël avecle nabab semblait, à la vérité, formidable ; mais cette ligueétait-elle bien réelle ?

Que de femmes s’étaient égarées dans cevoluptueux boudoir, où Blaise et Bibandier avaient aperçu lesfilles de l’oncle Jean !

À cette heure, les filles de l’oncle Jeanétaient déjà, peut-être, hors de l’hôtel Montalt.

Ce cas probable une fois admis, les deuxjeunes filles perdaient les trois quarts de leur force. Cen’étaient plus que deux pauvres enfants, isolées dans Paris, etplus faciles à perdre ici qu’au fond de la Bretagne même !

Il y avait bien longtemps que, grâce à madamela marquise d’Urgel, Robert connaissait la demeure des autresmembres de la famille de Penhoël.

Lola, comme nous l’avons dit, demeurait àquelques pas de la pauvre maison où René, Madame et l’oncle Jean semouraient dans la détresse. Robert connaissait parfaitement leurétat, et cela lui fournissait un argument péremptoire.

Il était manifeste en effet qu’à tout le moinscette partie de la famille échappait à l’action du nabab. Penhoël,sa femme et le vieil oncle étaient perdus dans ce trou.

Lola et Robert ignoraient que Diane etCyprienne avaient habité justement la même maison que les anciensmaîtres de Penhoël. Depuis leur arrivée à Paris, les deux jeunesfilles sortaient dès le matin et ne rentraient que le soir ;elles n’étaient nullement connues dans le quartier.

Blaise et Bibandier avaient dans les talentsde Robert une grande confiance, que sa maladresse de la veille nesuffisait point à entamer ; quant à Lola, elle appartenait àRobert, qui l’avait faite et dressée.

Malgré les récriminations et les reproches,l’Américain restait le chef de la bande, et l’on attendait saparole pour savoir au juste ce qu’il fallait espérer oucraindre.

Il ne s’était point expliqué encore, etcontinuait silencieusement sa promenade.

Quand il s’arrêta enfin devant le foyer, toutle monde devint attentif.

– Nous étions des fous !… dit-il àvoix basse et comme en se parlant d’abord à lui-même ; nousvoulions faire de la diplomatie, lorsque le bon sens aurait dû nousapprendre qu’il fallait y aller franchement et tout d’un coup… Cesmoyens adroits réussissent parfois, mais il faut le temps… Et nousavons à peine six jours devant nous, sur lesquels il faut prendretrois jours pour le voyage !

– Tu penses donc encore à Penhoël ?…demanda Blaise.

– Comment diable !… s’écria Robert,si j’y pense !… Mais c’est là que nous avons enfoui toutes nosbelles années !… C’est le domaine acquis par notre travail… Onnous a dépouillés, volés, trahis, et tu demandes si je songe àravoir notre héritage !

– C’est que, murmura Blaise, depuis hier,notre position…

– Notre position ?… elle est plusbelle !… nous allions manquer le coche à force de précautions…Le hasard, ou mon imprudence si vous voulez, a précipité les choseset nous force à jouer le tout pour le tout… C’est comme cela quej’aime à voir les parties s’engager !

Il se planta contre la cheminée, le dos au feuet les mains croisées sur les basques de son habit. Sa tête pâle seredressait ; il y avait du feu dans son regard ; nouseussions reconnu le hardi coquin, partant un beau soir de l’aubergede Redon et marchant à la conquête d’une fortune, sans autres armesque son audace.

Blaise et Bibandier se sentaient reprendrecourage.

– Hier, poursuivit l’Américain, vous vousmoquiez de mes calculs algébriques, et vous aviez raison, mes fils…Ma martingale a fait fiasco !… le nabab est plus fort que jene pensais… Tant pis pour lui !… Au lieu de lui piper quelquescentaines de mille francs, nous prendrons son magot tout entier…c’est plus logique et plus franc.

Bibandier secoua la tête.

– Quand il s’agit de parler…,commença-t-il.

– Tais-toi, interrompitl’Américain ; on te pardonne l’affaire des petites… mais c’està condition que tu garderas désormais le respect convenable enversceux qui valent mieux que toi… Voyons, mes fils !… avons-nousfait notre devoir hier ?… L’Endormeur connaît-il un peu lesêtres de l’hôtel ?

– Couci !… répliqua Blaise. Onrencontrait à chaque porte ces grands diables de cipayes…

– Et toi, baron, as-tu la piste desmillions ?

Bibandier répondit, en retrouvant un peu de sabonne fatuité de la veille :

– Il y avait cette grande belle femme quise collait à mon bras, et qui ne m’aurait pas quitté d’une semellepour un coup de canon !…

– Est-ce de la boîte aux diamants quevous parlez ? demanda Lola.

Tout le monde se tourna vers elle, et chacunl’interrogea du regard.

– Vous sauriez… ? commença vivementRobert.

– Je sais, répliqua la marquise, qu’il laporte sur lui d’ordinaire ; quand il ne la porte pas sur lui,la boîte reste sous clef, dans un petit meuble en palissandre,placé au pied de son lit.

– Et comment arrive-t-on dans sa chambreà coucher ?

Lola prit une feuille de papier blanc et uncrayon. En cinq ou six traits elle traça une sorte de plangrossier, figurant le premier étage de l’hôtel Montalt.

Nos trois gentilshommes s’étaient levés, etl’entouraient, suivant son travail d’un regard avide.

Comme elle achevait, un domestique entr’ouvritla porte du salon.

– Une lettre pressée pour M. lechevalier de las Matas…, dit-il.

L’Américain regarda la suscription ; ilne connaissait point l’écriture et se hâta de rompre le cachet.

Aux premières lignes parcourues, il eut unsourire, puis sa figure exprima tout à coup l’incertitude etl’hésitation.

Le billet était ainsi conçu :

« Berry Montalt, esq., présente sescompliments à M. le chevalier de las Matas, et le prie devouloir bien lui fixer un rendez-vous dans la matinée. »

Était-ce un piége ?

Robert renvoya le domestique d’un geste, etpassa la lettre à Blaise.

– Que vas-tu faire ?… demandacelui-ci.

– Moi, dit Bibandier, je n’irais pas.

L’Américain garda le silence.

Il s’accouda contre la tablette de la cheminéeet mit sa tête entre ses mains.

Au bout de quelques minutes, il releva lesyeux sur Lola, qui avait repris son apparence d’indifférentefroideur.

– Cette chambre est-elle biengardée ?… demanda-t-il en suivant de l’œil les lignes du planébauché.

– L’hôtel est plein de domestiques,répondit Lola, et les deux nègres sont vigilants comme des chiensd’attache.

– Quand le nabab sort, dit encorel’Américain, les nègres le suivent ?

– Toujours.

Robert se gratta le front comme un homme quiréfléchit profondément.

– Ça peut se faire…, murmura-t-il ;j’ai vu le temps où l’Endormeur était un gaillard déterminé.

– Il faudrait au moins savoir…,interrompit celui-ci.

– Nous en causerons, mon bon homme… et ily aura de l’ouvrage pour tout le monde… même pour notre Lola qui,j’en suis bien sûr, garde une dent à MM. Édouard et Léon deSaint-Remy…

La marquise, dont les joues s’étaient peu àpeu ranimées, redevint pâle à entendre prononcer ces deux noms.

Elle retroussa les manchettes de dentelle quicouvraient ses belles mains, et montra deux traces bleuâtresentourant la naissance de ses bras.

Les liens l’avaient cruellement blessée, etson orgueil de femme était blessé plus cruellement encore.

Ses yeux brillèrent d’un éclat farouche, et sabouche muette sourit amèrement.

– Voilà une petite main, dit Robert, quivaut mieux désormais que la grosse patte de Bibandier !… Si,une fois, notre Lola tenait en son pouvoir Diane et Cyprienne dePenhoël…

– Je crois que je les tuerais !…interrompit la marquise d’une voix sourde.

Robert se frotta les mains.

– Le fait est qu’elles vous ontindignement traitée…, reprit-il ; mais patience !… nousvous les livrerons pieds et poings liés… Ah ! elless’attaquent à nous de nouveau !… Pour en finir avec certainsembarras, on est encore mieux à Paris qu’en Bretagne.

Il alla prendre sur le divan son chapeau qu’illissa du revers de sa manche.

– Je ne sais, poursuivit-il d’un ton degaieté forcée ou véritable, mais je crois que j’ai là une idée quiva brusquer le dénoûment de la comédie… Il est maintenant dixheures, et le Cercle des étrangers n’ouvre qu’à onze ; nousavons le temps.

Il tendit la main à Lola.

– Ma fille, continua-t-il, vous allezmonter en voiture et vous rendre chez le petit Pontalès… Il fautqu’il soit au Cercle à onze heures… Il trouvera là le nabab… Il leprovoquera en duel…

– Mais…, dit Lola.

– Pontalès vous aime comme un fou… etvous arrangerez la chose… Est-ce convenu ?

– C’est convenu…, répliqua lamarquise.

– Nous avons, d’un autre côté, poursuivitRobert, ces deux étourneaux d’Étienne et de Roger.

– Pour ceux-là, s’écria Blaise, après ceque je leur ai fait voir hier, je réponds d’eux !

– Tu es un bon garçon… et tu as fait làun coup de maître !… Moi, je vais lui déterrer un adversaireauquel personne n’aurait songé, j’en suis sûr, et qui tire l’épéecomme feu Saint-George… Après ça, je m’occuperai de notre amiPenhoël, que je me charge de rendre doux comme un agneau… Peut-êtreirai-je à l’hôtel Montalt… Que je m’y rende ou non, bon courage,mes enfants, la partie n’est pas perdue ! D’ici à demain, mousavons le temps de travailler… et je vous promets qu’après-demain, àl’heure où nous sommes, nous roulerons en bonne chaise de poste surla route de Bretagne !

Il franchit la porte et disparut.

Lola sortit à son tour pour exécuter sapromesse.

Sa tâche n’était pas fort malaisée. Le jeunePontalès se laissait dominer par elle complétement et l’aimait enesclave. Depuis qu’il avait quitté la Bretagne pour la suivre, sapassion avait grandi, et bien qu’il connût le passé de Lola mieuxque personne, il s’aveuglait à plaisir, et n’était point éloigné decroire sincèrement qu’il possédait les bonnes grâces d’une grandedame.

L’Endormeur et Bibandier, restés seuls,sonnèrent le déjeuner. Ils se sentaient tout ragaillardis, et sanssavoir encore quel était le plan de Robert, ils avaientconfiance.

Cette confiance, ils l’auraient perduepeut-être s’ils avaient pu voir, en ce moment, la mine soucieuse deleur compagnon.

Robert, qui avait cessé de se contraindre,aussitôt sorti de leur présence, allait, en effet, maintenant, lelong de la rue Saint-Honoré, la tête basse et l’air découragé.

Il avait fait comme ces généraux intrépides,qui raniment à tout hasard la vaillance de leurs soldats pour unedernière bataille mais qui n’espèrent point la victoire.

Ce n’est pas qu’il crût être sansressource ; seulement sa partie, qui semblait sûre la veille,s’était gâtée en une nuit. Au lieu de jouer un jeu tranquille etsûr, il fallait recourir aux moyens violents et chanceux ; ilfallait, en un mot, payer de sa personne, et Robert n’aimait pointle danger.

Il avait fait semblant, devant ses acolytes,d’avoir un plan tout prêt et une ligne de conduite tracée.Maintenant, qu’il n’avait plus à répondre qu’aux interrogations desa propre conscience, il s’avouait son embarras et safaiblesse.

Des idées vagues se croisaient dans le cerveaude Robert ; il entrevoyait bien le moyen d’engager la lutte,mais il y avait désormais tant de chances contre lui !

Et la défaite, ici, devait être la ruine detous ses espoirs.

Après des années de travail et de peines, lehasard le ramenait en équilibre au bord d’un précipice. Nul moyende reculer. Au delà de l’abîme, il y avait la fortune.

Mais il fallait franchir l’abîme.

Et si le pied manquait, on roulait tout aufond, où menaçait la cour d’assises…

Sans le savoir peut-être, l’Américain sedirigeait vers l’hôtel du nabab. Tout en marchant, il travaillait àcoordonner ses idées et à voir clair parmi les difficultés de sasituation.

Une fois ou deux, il se demanda si le plussage ne serait pas de faire ses malles et de quitter la France.Mais depuis des années il poursuivait un dessein devenu cher ;il regardait les biens de Penhoël comme étant son domaine. Selonlui, Pontalès l’en avait injustement dépouillé. C’était une natureobstinée en ses projets. La pensée de rompre une trame presqueentièrement tissée et de commencer une tâche nouvelle le navrait.Il tenait à son œuvre plus que nous ne saurions dire, et puisait uncourage inébranlable au fond de ses regrets.

Penhoël, le patrimoine conquis, la douce ettranquille aisance, gagnée par tant de soins et par tant decombats !

Il n’avait point changé, depuis sa premièrearrivée en Bretagne. Son rêve était toujours la vie paisible dupropriétaire, les honneurs politiques et la gloire de clocher.

C’est une chose bizarre, certainement, maisune chose avérée. Les neuf dixièmes des voleurs de tous grades sontséduits par la pensée de cette transformation. Ils sourient àl’idée de se retirer des affaires, ni plus ni moins que les avouésou les marchands de gilets de flanelle.

Après le travail, honnête ou non, le repos. Ily a bien des manières de se faire un sort, comme on dit, et chacuncaresse l’idée de prendre sa retraite.

Une fois riche, on devient honnêtehomme ; on couronne sa vie de rapines par toutes sortesd’actions méritantes. Ne sait-on pas que le monde, toujourscomplice, prodigue à ces diables, qui se sont faits ermites surleurs vieux jours, son estime banale et ses respects dehasard ?

Penhoël ! Penhoël ! le bonpays ! les champs fertiles, parmi les vastes landes ! lejoli manoir, les eaux poissonneuses et les forêts peuplées degibier !…

Et encore la vengeance si douce ! Quellejoie de prendre sa revanche sur le vieux Pontalès !

Il y avait dans tout ceci, peut-être, un côtépuéril ; mais c’était une passion réelle, et la passion, pourne se point pouvoir discuter, en est-elle moinsirrésistible ?

Aussi, entre les déboires récemment éprouvés,celui qui frappait Robert à l’endroit le plus sensible étaitl’enlèvement de Blanche. Blanche était pour lui une légitimation deson droit à l’héritage de Penhoël. Le caractère faible de la jeunefille lui était assez connu pour qu’il n’eût point fait entrer dansses calculs la possibilité d’une résistance efficace.

Maintenant qu’il l’avait perdue, il ne sesouvenait point que ce projet d’alliance était subordonné auxchances du retour de l’oncle d’Amérique. Il regrettait Blanche, ensupposant même qu’elle fût restée pauvre, parce que Blanche, pauvreou non, entr’ouvrait toujours pour lui la porte du manoir.

Et, dans le travail mental qu’il faisait en cemoment, c’était Blanche surtout qu’il cherchait à remplacer.

Pour cela, il n’y avait que René de Penhoëllui-même.

Mais, pour se servir de René d’une manièreutile, la première chose était de posséder la somme qui devaitracheter le manoir, ou du moins une grande partie de cettesomme.

Et Robert s’ingéniait. Puis, tout à coup, lapensée du danger présent se jetait à la traverse de sescombinaisons d’avenir.

Le nabab était là, devant lui, fort et armé deses millions.

Était-il possible de le ramener ? oufallait-il désormais le combattre comme un irréconciliableadversaire ?

Là était la plus grande perplexité de Robert.Tantôt il avait envie de se rendre à l’invitation de Berry Montalt,et de recommencer avec lui une lutte d’adresse ; tantôt ilreculait, vaincu d’avance, parce qu’il voyait, entre le nabab etlui, les sourires ennemis et moqueurs des deux filles de l’oncleJean.

Sa face pâle se rougissait alors de colère, etses doigts se crispaient convulsivement, tandis qu’une pensée desang traversait son esprit.

C’étaient elles, les deux filles détestées,qui avaient suscité tous les obstacles de sa route ! La hainequ’il leur portait n’était plus cette aversion de comédie qu’ilgardait au vieux Penhoël ; c’était la haine tragique, àlaquelle il faut la mort.

Il avait peur d’elles, et cette crainteprenait dans son esprit, sceptique pourtant, un caractère presquesuperstitieux.

Le résultat de ces réflexions fut qu’il yavait danger à remettre les pieds chez le nabab, dont l’invitationcachait peut-être une embûche.

Une fois cette donnée admise, il fallait setourner d’un autre côté. Robert entra chez un écrivain public etdemanda ce qu’il faut pour écrire.

Il réfléchit durant quelques secondes, puis saplume courut sur le papier. La lettre était pour le vieux Jean dePenhoël.

Robert connaissait parfaitement le bon oncleen sabots ; il savait comment le prendre. Son billet, tracé endeux minutes, était un petit chef-d’œuvre de concision etd’adresse. À la lecture de ces lignes, le vieux sang de Penhoëldevait bouillir dans les veines de l’oncle Jean.

Et le bonhomme était une rude lame, malgré sonair humble et ses cheveux blancs.

Robert plia sa lettre à la hâte et la remit aucommissionnaire du coin.

– Vous allez porter cela au n°… de la rueSainte-Marguerite, dit-il ; vous monterez, sans rien demanderau concierge, jusqu’au dernier étage de la maison… En cherchantbien, vous trouverez la porte d’un grenier où demeure une pauvrefamille… Là, vous demanderez M. Jean… S’il n’est pas là, vousgarderez la lettre… Si M. Jean est là, il vous interrogeraquand la lettre sera lue… Vous lui répondrez que ce billet vous aété remis dans la rue par deux jeunes filles bien jolies, portantdes jupes de laine rayée et des petits bonnets ronds.

Le commissionnaire leva son regard surRobert.

– Tout ça fait bien de l’ouvrage !…dit-il.

Robert lui mit une pièce de cinq francs dansla main.

– Trouvez de la besogne comme ça tous lesjours, mon brave, répliqua-t-il, et vous pourrez mettre de côtépour vos vieux ans… Allez vite !… Il s’agit d’une bonne œuvre,et vous savez que la charité se cache.

L’Auvergnat n’en demandait pas si long ;il empocha la pièce et partit comme un lièvre.

Robert, au lieu de continuer sa route versl’hôtel du nabab, descendit au hasard une des rues qui conduisentaux Champs-Élysées.

Il voulait établir, en une heure de calmecomplet, le bilan de sa situation, et revenir auprès de sesacolytes avec un plan tout tracé.

Il faisait froid. À cette heure matinale, lesChamps-Élysées étaient déserts. L’Américain ne pouvait choisir unendroit plus propice à ses méditations.

Aussi, s’en donnait-il à cœur joie, lorsqu’ilrencontra, au milieu d’un massif solitaire, un sujet inattendu dedistraction.

C’était un pauvre diable, revêtu du costumedes détenus militaires, qui dormait couché au pied d’un arbre, oudu moins qui semblait dormir, la tête penchée sur sa poitrine etles mains violettes de froid, dans l’herbe mouillée.

L’Américain n’avait nulle envie de voir lafigure de cet homme, et pourtant, par un mouvement machinal, il sepencha en passant près de lui.

D’un seul coup d’œil il le reconnut.

– Vincent de Penhoël !… murmura-t-ilavec étonnement.

Puis un sourire vint errer sur sa lèvre.

– C’est le cas ou jamais de renouvelerconnaissance !… se dit-il en prenant la main froide du jeunehomme.

Au premier attouchement, Vincent s’éveilla ensursaut et se releva d’un bond.

Il y avait bien des nuits que le pauvre garçonn’avait fermé l’œil. Au point du jour, après la course désespéréequ’il avait fournie, il s’était traîné jusque-là pour éviter lesregards, et la fatigue l’avait vaincu.

Son premier mouvement fut de fuir, car ilgardait un souvenir vague des événements de la nuit, et il pensaitqu’on venait l’arrêter.

Mais ses jambes étaient transies par le froid,et c’est à peine s’il put reculer de quelques pas enchancelant.

Robert s’avança vers lui en souriant avecbonhomie, et lui tendit la main.

– Pardieu ! M. de Penhoël,dit-il, je ne m’attendais guère à cette rencontre… Mais quel aireffarouché vous avez là !… Vous ne me reconnaissezpas ?

– M. de Blois !… balbutiaVincent.

Il ne se hâtait point d’accepter la main qu’onlui offrait ; mais son regard n’exprimait pas non plus unerépugnance bien décidée.

Vincent ignorait, en effet, la part que cethomme avait prise à la ruine de Penhoël. Un soir, si le lecteurs’en souvient, le fils de l’oncle Jean avait traversé le passage dePort-Corbeau et gagné la loge de Benoît Haligan.

Là on lui avait dit :

– René de Penhoël, et Madame et ton pèreont été chassés du manoir ; tes sœurs sont mortes ;Blanche a été enlevée.

Et il était reparti comme un homme frappé defolie.

Depuis lors il n’avait pas entendu prononcerune seule fois le nom de Penhoël.

Il avait réfléchi bien souvent, tantôtrévoquant en doute les paroles du vieux Benoît, tantôt se demandantqui avait consommé la ruine de Penhoël.

La pensée de Robert de Blois lui venait alorsà l’esprit, car il se souvenait d’avoir ressenti, dès l’abord, pourcet homme, une répugnance instinctive. Mais une autre image seprésentait bien vite à son esprit, et laissait Robert au secondrang.

Le coupable devait être Pontalès, l’ennemihéréditaire, le vieux spoliateur de sa famille…

Robert devina la pensée qui était dansl’esprit de Vincent.

– Vous refusez de prendre ma main,M. de Penhoël ?… dit-il en mettant de côté sonsourire. Après si longtemps, vous rappelez-vous donc encore lespetites discussions que nous avons pu avoir autrefois enBretagne ?… J’en serais fâché, monsieur, car j’ai gardé aufond du cœur une reconnaissance sincère à votre famille… S’il étaitpermis de parler ainsi, je dirais même que je crois l’avoir prouvéjusqu’à un certain point… et en vous trouvant ici, dans unesituation que je ne m’explique pas, j’avais l’espoir que vous mefourniriez l’occasion de vous rendre un service.

Vincent baissa les yeux et garda lesilence.

– M. de Penhoël, reprit Robert,je n’ai point de comptes à vous demander… Vous m’avez vu autrefoisdans un cas difficile et forcé d’accepter une hospitalité qui s’estprolongée, j’en suis sûr, trop longtemps à votre gré… Cettehospitalité, je l’ai payée depuis… et je voudrais vous convaincreque vous avez en moi un ami.

Vincent releva la tête et le regarda enface.

– Je sais une partie de ce qui estarrivé, dit-il, et j’ai vu Blanche de Penhoël en compagnie de cettefemme que vous aviez amenée au manoir pour usurper la place deMadame…

– Lola ?… s’écria Robert en secouantla tête. Puisque vous me parlez ainsi, M. Vincent, il faut quevous ne sachiez, en effet, qu’une bien faible partie des tristesévénements qui ont ruiné votre famille ! Lola que j’aimaistant ! – car il faut l’avouer à ma honte, je l’aimais ! –Lola s’est tournée contre nous… Elle est devenue la maîtresse dufils Pontalès…

– Et le fils Pontalès n’avait-il pasporté ses regards sur ma cousine Blanche ?… demanda Vincent enpâlissant.

L’Américain prit un air étonné.

– Ne savez-vous donc pas que c’est luiqui l’a enlevée ?… murmura-t-il.

– Mais alors…, commença Vincent dont leslèvres tremblaient de colère.

– Que sais-je ?… interrompit Roberten se rapprochant du jeune homme, qui ne s’éloigna point cettefois ; l’affection aveugle le cœur, vous le savez bien… Tantque j’ai aimé cette Lola, je n’ai rien voulu voir… je n’ai rien vu…Mais, depuis qu’elle nous a trahis tous, mes yeux se sont ouverts…J’ai mesuré avec effroi, M. Vincent, la perversité de cettefemme… Il faut bien le dire : tout en restant la maîtressed’Alain de Pontalès, c’est elle qui l’a aidé à enlever votrecousine.

Vincent écoutait d’un air sombre, les lèvresblêmes et les sourcils froncés.

– Il y a deux mois, maintenant, repritl’Américain comme en se laissant aller à ses souvenirs, que lacatastrophe a eu lieu… Pontalès nous chassa tous du manoir, hôteset maîtres… Votre oncle René n’avait plus rien… moi, au contraire,j’ai reçu, par la volonté de Dieu, quelques fonds de mon pays, etj’ai été bien heureux de rendre à mon pauvre ami une partie de cequ’il avait fait pour moi… Grâce à mes petites ressources, René dePenhoël, sa noble femme et votre bon père, M. Vincent, évitentau moins la misère, en attendant des jours plus heureux.

L’Américain prononça ces derniers mots avec unaccent d’émotion véritable.

Il passa son bras sous celui de Vincent, quine fit point de résistance.

– Mais vous, reprit-il, parlez-moi devous, je vous en prie, mon jeune ami. Pourquoi cet uniforme, quin’est point celui de la marine ?… Et comment vous trouvez-vousen ce lieu ?…

Au moment où Vincent allait répondre, ses yeuxse portèrent par hasard vers la grande avenue de l’Étoile, oùpassait une escouade de soldats, suivis de loin par des sergents deville.

Il quitta précipitamment le bras de Robertpour se jeter derrière un arbre.

L’Américain eut un beau mouvement. Affectantde se douter, pour la première fois, d’un fait que le costume deVincent lui avait révélé dès le début de l’entrevue, il déboutonnason riche pardessus d’hiver, s’en dépouilla vivement, et le tenditau jeune homme.

En de semblables instants, on ne fait pas defaçons. Notre fugitif endossa l’ample redingote, sous laquelle setrouva masquée sa livrée de prisonnier.

– Un pareil service fait oublier bien deschoses… M. de Blois, et je vous remercie de bon cœur.

Ils se serrèrent la main avec une effusionmutuelle.

Les soldats passèrent auprès d’eux, sans mêmeles remarquer.

– Il me reste à vous dire, poursuivitRobert, que votre famille et moi nous avons fait l’impossible pourretrouver votre cousine Blanche.

– Je l’ai retrouvée, moi…, interrompitVincent.

– En vérité ! dit joyeusementRobert.

– Pour la reperdre, hélas !M. de Blois !…

Vincent raconta en quelques mots son évasiondu matin et le nouvel enlèvement commis sur la personne deBlanche.

Tout en l’écoutant, l’Américain semblaitréfléchir profondément.

Il jouait au naturel le rôle d’un homme quin’a nulle idée de la chose qu’on lui raconte.

– Ce ne peut pourtant pas être Pontalèscette fois ! murmura-t-il quand Vincent eut fini. Vous êtesbien sûr qu’il n’y avait point de femme dans la voiture ?

– Il y avait deux jeunes gens.

– Deux jeunes gens…, répétal’Américain ; deux jeunes gens !… Et vous n’avez pasremarqué d’autre indice ?

Vincent chercha dans sa mémoire.

– Attendez donc ! s’écria-t-il, il yavait sur le siége de devant et sur celui de derrière deux grandsnègres.

– Oh !… fit Robert.

Puis il ajouta eu serrant la main du jeunehomme :

– Et quelle direction la voiture a-t-elleprise ?

– Je l’ai perdue de vue là-bas…, répliquaVincent, qui montra du doigt l’angle de l’avenue Marigny.

– C’est cela !… s’écria Robert.

– Comment !… dit Vincent quirespirait à peine, vous sauriez… ?

– Il me semble que vous étiez fort surl’escrime autrefois, M. Vincent ?… dit Robert au lieu derépondre.

– Ma captivité, répliqua le jeune homme,vient de ce que j’ai tué en duel, à Madère, un des bretteurs lesplus redoutés de la marine française.

– Tant mieux !… car la justice estlente ! et quand il s’agit d’une jeune fille enlevée… Pontalèsvoulait du moins faire d’elle sa femme, tandis que cet homme…

– Écoutez ! dit Vincent dont leregard brûlait et qui parlait bref entre ses dents serrées, si vousme mettez en face de cet homme, je vous regarderai comme monmeilleur ami.

Robert tira sa montre qui marquait onzeheures.

– Venez donc, M. Vincent !…s’écria-t-il, et que Dieu vous aide !

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