Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XVIII. – RÊVE DE JEUNESSE.

Il faisait nuit encore quand le nababs’éveilla. L’habitude abrégeait pour lui les effets de l’opium.

Il avait froid. Il se dressa lentement et jetaautour de lui son regard, appesanti par un reste de sommeil.

Le boudoir était désert.

On eût dit que Montalt cherchait à retrouverles illusions d’un rêve enfui.

– Elles étaient là…, murmura-t-il ;quand j’ai fermé les yeux, vaincu par l’opium, j’ai senti longtempsleurs mains dans mes mains… et à travers mes paupières closes, ilme semblait encore que je les voyais sourire…

Il passa le revers de sa main sur sonfront.

– Sais-je ce que Dieu m’envoie ?…reprit-il avec un accent de tristesse et de doute ; depuishier, les souvenirs se pressent dans ma mémoire… Le passé prend uneforme et surgit devant mes yeux incrédules… Mon cœur dormait…Va-t-il s’éveiller pour de nouvelles tortures ?

Il se leva brusquement. Le froid, gagné durantle sommeil, glissa, rapide comme un éclair, le long de ses veineset le fit frissonner.

– Je ne veux plus souffrir !…dit-il ; je ne veux plus croire… Oh ! le hasard aura beaum’apporter l’écho de mes espoirs passés ; mon cœur estmort !…

Il regarda encore tout autour de la chambre,et murmura comme malgré lui :

– Mais où donc sont-elles ? Ce nepeut être un songe, pourtant !… J’ai vu leurs longs cheveuxsous la toile de leurs petits bonnets de Bretagne… J’ai entenduleurs voix douces, dont l’accent me faisait plus jeune de vingtannées… Voici encore la harpe au milieu de la chambre… Où doncsont-elles ?

Il se tourna vers la porte ouverte de la piècevoisine et appela doucement :

– Berthe !… Louise !

C’étaient les noms que les jeunes filless’étaient donnés.

On ne répondit point.

Le nabab attendit durant un instant ; sesyeux, fixés sur la porte de la chambre aux costumes, où ils’attendait sans doute à voir paraître les figures souriantes desdeux petites chanteuses, avaient une expression tendre etcaressante.

Personne ne parut sur le seuil.

Montalt fit deux ou trois pas de ce côté,comme si une invisible main le poussait vers les jeunes filles.Puis il s’arrêta tout à coup au milieu du boudoir, et l’expressionde sa figure changea.

Un sourire amer vint à sa lèvre, tandis queson front se plissait.

– Fou que je suis !… pensa-t-il touthaut ; misérable fou ! ce sont des femmes !… N’ai-jepas assez souffert ?…

Il se tourna d’un mouvement brusque versl’autre porte, où les nègres veillaient d’ordinaire.

– Séid !… appela-t-il.

Point de réponse encore.

Il fit un geste d’impatience et ouvrit laporte. Sa voix résonna dans le silence du corridor.

– Séid !… Obbah !…

Rien. C’était la première fois que les noirsrestaient muets à son appel.

Mais Berry Montalt était fait de telle sorteque les circonstances ordinaires de la vie ne le frappaient point.Au lieu de s’étonner ou de rechercher la cause de cet abandoninexplicable, il traversa le corridor et gagna sa chambre àcoucher.

Il se jeta tout habillé sur son lit, fuyant lafatigue inutile de ses réflexions, et implorant de nouveau lesommeil.

Le sommeil ne voulait point venir. À decertains moments, il tombait dans une sorte d’assoupissementfiévreux et lourd ; mais son agitation, luttant contre lesderniers effets de l’opium, entourait son chevet de fantômes. Ilrevoyait des choses et des hommes, absents depuis les jours de sajeunesse.

Sa vie avait-elle été le rêve, et le rêveétait-il la réalité ?

Chaque fois qu’il fermait les yeux, lesfigures amies d’autrefois accouraient lui sourire. Il revoyait lepaysage agreste que son enfance avait aimé. Il s’égarait dans dessentiers connus et s’arrêtait à l’ombre du vieil arbre, dontl’écorce fidèle avait gardé un chiffre, gravé par sa propremain.

C’étaient les eaux tranquilles d’un grand lac,au milieu duquel montaient et se balançaient de blanches vapeurs.Les saules pleuraient au bord de l’eau, qui entraînait leursbranches pliantes. Le soleil se couchait, tout pâle, derrière leshautes châtaigneraies.

Et le long de ce sentier ombreux quidescendait la montagne, une jeune fille s’avançait à pas lents.

Qu’elle était belle ! et que de doucecandeur couronnait son visage de vierge !

Les derniers rayons du jour semblaient sejouer avec amour dans les ondes molles de ses blonds cheveux.

Elle souriait seule avec elle-même ; satête se penchait sur la marguerite des champs que sa main blancheet fine effeuillait avec lenteur.

Montalt l’entendait. Elle demandait à lapetite fleur, la jeune fille crédule : « M’aime-t-il unpeu ?… M’aime-t-il beaucoup ?… »

Et, suivant ce que la fleur répondait, lesourire de la jeune fille rayonnait ou ses beaux yeux se voilaientde larmes…

Montalt se retournait sur sa couche qui lebrûlait. Un nom venait mourir à sa lèvre…

Puis quelque voix mystérieuse s’élevait parmile silence et modulait simplement les notes d’un chant rustique, cedoux chant des Belles-de-Nuit dont les jeunes filles avaient bercénaguère son premier sommeil.

Montalt écoutait, malgré lui, cette mélodie oùil y avait du bonheur et des larmes.

Le soleil s’était caché derrière lachâtaigneraie. La nuit tombait bleue, paisible, étoilée. La chansondes pâtres mourait dans le lointain. Où était la blonde jeunefille ?

Au sommet de la colline, il y avait un grandjardin, le jardin d’un noble château. La nuit était encore plusnoire sous la tonnelle, où le chèvrefeuille et la clématitemariaient leurs feuillages protecteurs. C’est à peine si l’onapercevait une forme blanche sur le banc de gazon.

La jeune fille dormait.

Berry Montalt sentait sa respiration s’arrêterdans sa gorge, et, le long de ses tempes ardentes, de grossesgouttes de sueur coulaient de son front.

La passion le plongea bientôt dans un rêved’extase.

Plus il faisait d’efforts pour revenir à lavie réelle, et plus de séduisantes images semblaient enchaîner savolonté.

Il se dressa sur son séant, pâle, haletant,épuisé de fatigue.

Le jour entrait dans son alcôve à travers lesdraperies des rideaux.

Il agita une sonnette, placée sur sa table denuit. Les deux noirs partirent à la fois.

Montalt se mit entre leurs mains, et subitsans mot dire les soins qu’ils lui donnaient chaque jour.

Il ne leur demanda pas même compte de leurabsence nocturne.

Sa toilette achevée, il les renvoya d’ungeste.

On eût trouvé, sur la belle régularité de sestraits, la trace de ses fatigues récentes, car cette nuit avait étépour lui pleine de navrantes et terribles secousses ; mais, àpart la pâleur de son front et la ligne bleuâtre qui s’élargissaitau-dessous de sa paupière, son visage sévère et froid ne montraitaucun signe d’émotion.

Durant une grande demi-heure, il se promena delong en large dans la chambre ; puis il ouvrit la fenêtre pourdonner à sa poitrine oppressée et brûlante l’air frais des matinéesd’automne.

La fenêtre s’ouvrait sur le jardin. Le regardde Montalt tomba sur ce berceau où, la veille au soir, Robert luiavait raconté l’histoire de cette famille bretonne, ruinée etperdue par une lente trahison.

Il se rejeta violemment en arrière et refermad’un geste brusque les battants de la croisée. Son front s’étaitchargé d’un nuage plus sombre.

– Si je croyais… ? murmura-t-il.

Sa pensée ne s’acheva point, mais il joignitles mains et leva les yeux au ciel.

Il traversa la chambre et alla tomber dans unfauteuil, derrière son lit, à côté du petit meuble renfermant laboîte de sandal au couvercle de diamants.

Il introduisit la clef dans la serrure, etprit la boîte, qu’il tint, durant plusieurs minutes, dans sa main,comme s’il n’eût point osé l’ouvrir.

En ce moment ses traits bouleversés peignaientdes émotions contraires et indéfinissables.

– Si je croyais ?… répéta-t-il enpressant son front à deux mains.

Il se leva et arpenta de nouveau la chambre,mais cette fois à grands pas et avec une agitation qu’il necherchait point à réprimer.

Tout en marchant, il murmurait :

– Il faut que je sache !… Peut-êtreai-je à me repentir ?… Si Dieu était bon !… et si moncœur n’était pas mort.

Il s’élança tout à coup vers son secrétaire ettraça sur le papier quelques lignes rapides.

C’était une lettre ; sur l’enveloppe ilécrivit :

À M. le chevalier de las Matas, hôtel des

Quatre Parties du monde.

– Faites porter cette lettre à sonadresse, dit-il à Séid accouru au bruit de la sonnette ; qu’ondise à M. le chevalier que je l’attendrai ici jusqu’à onzeheures.

Séid sortit. Le nabab resta les deux coudesappuyés sur la tablette de son secrétaire.

– Il me faut cette lettre !murmura-t-il après un instant de silence. Si cet homme a dit vrai,il doit l’avoir conservée pour s’en servir à l’occasion… Il me lafaut !… Dussé-je la payer au poids de l’or, je laveux !

Il regarda la pendule qui marquait dix heures.Puis il reprit en se renversant sur le dos de sonfauteuil :

– Viendra-t-il ?… Et cette lettre,d’ailleurs, existe-t-elle ?… Tout cela n’est-il pointmensonge ?…

Il se tut et demeura les yeux fixés sur lapendule, suivant la marche lente des aiguilles.

Durant toute cette heure, il ne prononça plusune parole, et son visage, qui était redevenu immobile ne trahissait pointce qui se passait au dedans de lui-même.

Pourtant, un monde de pensées envahissait sonesprit. Le repentir était au seuil de sa conscience ; mais,d’un autre côté, une réaction lente et forte se faisait en luicontre les émotions subies depuis quelques heures.

Il voulait se persuader qu’il avait honte etpitié de lui-même ; et la servitude où il tenait sa consciencelui venant en aide, il prenait sincèrement pitié de safaiblesse.

Quand l’idée des deux jeunes filles, que lehasard avait jetées sur son chemin, venait à la traverse de saméditation, il la repoussait avec impatience et colère.

Plus d’une fois, il fut sur le point de sonnerSéid pour demander de leurs nouvelles, mais il se retinttoujours.

Que lui importaient ces filles ? Pourquoiprolonger la folle comédie de la veille ?

Il se parlait ainsi, cherchant des termes demépris pour caractériser sa conduite ; mais l’impressionproduite par les deux pauvres Bretonnes avait été trop vive et tropprofonde pour qu’il pût la jeter, à volonté, hors de son cœur.

Il avait beau chercher à se tromperlui-même : cette impression ne pouvait être l’effet du hasard.Elle avait ses racines dans le passé ; elle était lecontre-coup d’un de ces sentiments qui traversent la vie. Elleétait un remords et un souvenir.

Aussi, Montalt, au milieu du doute renaissant,voyait-il toujours ces deux visages qui lui souriaient et lerappelaient à la foi.

Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de seroidir, et sa colère s’en augmentait sourdement.

Onze heures sonnèrent à la pendule. Montalt seleva et secoua brusquement la tête, comme un homme qui veut sedébarrasser, une bonne fois, du fardeau importun de sespensées.

– Il ne viendra pas !… dit-il, tantmieux !… Je suis las de ces fades angoisses !… et je leurdis adieu pour toujours… Séid !

Le noir parut.

– Fais atteler, lui dit Montalt.

Séid s’attendait peut-être à ce qu’on luidirait du moins un mot de ces deux jeunes filles à qui, la veille,on accordait une attention si chère, et que l’on avait mêmeinstituées, pour ainsi dire, les maîtresses de la maison.

Mais, en définitive, le noir était fait auxcaprices inexplicables de Berry Montalt. D’ailleurs, s’il neparlait point, il ne pensait guère et réalisait, dans toute saperfection, l’idéal de l’obéissance passive.

Montalt arracha un des plus gros diamants dela boîte de sandal et monta dans sa voiture en disant aucocher :

– Au Cercle !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer