Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XII. – CINQUANTE PIÈCES DE SIXLIVRES.

Cet étrange pouvoir, elles l’ont toutes. Ici,l’ignorance importe peu, la candeur ne fait rien ; la plusinnocente, comme la plus astucieuse, a ce regard divinateur qui metl’âme à nu et perce tout voile.

Il suffit d’être femme.

À moins que la femme n’aime. En ce cas, deuxphénomènes contraires se produisent indifféremment. Parfois, lapassion rend plus subtile encore cette perspicacité qui dépassealors les limites du vraisemblable, et devient tout bonnement de laseconde vue, du mesmérisme, de la sorcellerie. Plus souvent l’Amourattache, en riant, sur ses beaux yeux jaloux, son mythologiquebandeau.

Que deviendrait ce malheureux don Juan, si lefils de Vénus portait toujours des lunettes ?…

Tandis que Montalt déclamait ses haranguesincendiaires et se croyait le plus barbare tyran du monde, les deuxjeunes filles se rassuraient tout doucement, Diane avait deviné cecœur fantasque et bizarre… deviné, non pas peut-être au point del’expliquer ou de le définir, mais assez pour donner une clef à sescapricieuses boutades, et ne plus voir, en chacune de ses actions,une énigme insoluble.

Elle était, en ceci, beaucoup plus savante queMontalt lui-même, qui, surtout à cette heure, ne savait ni ce qu’ilvoulait ni ce qu’il faisait. Son paradoxe favori, joint à lacrainte de s’attendrir, le rendait intraitable. Il se roidissait detoute sa force contre lui-même ; il se battait les flancs afinde se montrer sans pitié, justement parce qu’il sentait l’émotiondéjà victorieuse…

Elles étaient si charmantes toutes deux !l’une si douce et si naïve, l’autre si naïve et si fière ! Etpuis elles parlaient de malheur…

L’émotion actuelle se mêlait, chez Montalt, àcette autre émotion, récemment éprouvée durant le récit de Robert.Et tout cela le ramenait vers un passé lointain, mais qui vivaitencore, malgré lui, au fond de ses souvenirs.

Car le genre de suicide où s’obstinait Montaltest heureusement impossible. On ne peut tuer son âme, et sous lesglaces factices que la misanthropie amasse laborieusement, lasensibilité immortelle dort et attend le réveil ; surtoutquand la sensibilité fut exquise aux jours de la jeunesse ;quand le cœur, blessé dans un premier élan, s’est repliédédaigneusement et tout de suite en lui-même.

S’ils savaient, ces misanthropes, que lemépris et la haine sont de purs poisons en médecine morale, et quel’unique traitement applicable aux malades d’amour estl’homœopathie !

Dût-on être trompé deux fois au lieu d’une,trois au lieu de deux, quatre fois, cinq fois, dix fois, il fautfaire le brave et ne se point frapper la tête contre les murailles,pour quelques illusions perdues, comme l’empereur Auguste pour sestrois légions germaniques. Fi donc, César ! trois légionsperdues, six de retrouvées !… Et le cœur humain n’est-il pasplus riche en chimères que Rome impériale en soldats ?…

Dieu avait fait Montalt généreux à l’excès,facile à toutes impressions, ardent à aimer, dévoué,miséricordieux, sincère.

Montalt avait essayé de tourner en vicechacune de ces vertus, cela très-sérieusement.

À cette œuvre, il avait employé toute lafougue de sa jeunesse, toute la force de son âge viril ; maisil n’avait pas réussi.

Dieu était resté le maître.

Tout ce que Montalt avait pu faire, ç’avaitété de se tromper lui-même et de se regarder comme un damné depremière force.

Cette croyance était son orgueil et sa joie,d’ordinaire. Aujourd’hui pour la première fois depuis bienlongtemps, elle faisait naître en lui de vagues remords ; car,tout au fond de sa conscience, un doute avait surgi ; et il nesavait plus si cette longue et terrible vengeance, exercée contreson propre cœur, avait un motif ou seulement un prétexte.

Il ne savait plus. Les douces voix des deuxjeunes filles lui rappelaient confusément une autre voix. Leurscostumes bretons lui parlaient d’une terre haïe, mais bien aimée,autrefois, peut-être…

Aussi se montrait-il, à plaisir,implacable.

Cependant à de certains signes, on pouvaitprévoir que cette redoutable colère allait se fondre tout à coup.Le sarcasme amer était sur le point de se changer en caressantesparoles.

Car le nabab était fait ainsi, et ce soir bienplus encore que d’habitude, son caprice tournait à tous vents.

Il était inquiet. Au dedans de lui, une voixrépétait sans cesse : Si tu t’étais trompé !… si l’ont’aimait ! s’il y avait vingt ans de souffrancespartagées !…

Et, pour l’achever, l’opium commençait d’agir,préludant à cette ivresse douce qui précède le sommeil.

Comme il finissait de parler, son regardglissa vers les deux jeunes filles qu’il supposait terrifiées.

Il était séparé d’elles par toute la largeurde la chambre.

Diane jouait calme et souriante, avec lesbeaux cheveux ondés de Cyprienne.

Montalt eut un mouvement de dépit et desurprise.

Les deux sœurs semblaient ne plus faireattention à lui. Il s’arrêta et croisa ses bras sur sapoitrine.

– Mes belles, dit-il en soutenant son tonde raillerie, ne me faites vous plus la grâce dem’écouter ?

Diane se tourna aussitôt vers lui, le frontlibre, les yeux hardiment ouverts.

Cyprienne avançait sa tête, plus timide,derrière celle de sa sœur.

Montalt avait beau faire ; son regards’adoucissait à les contempler si jolies.

– Pourquoi nous chagriner ainsi ?…murmura Diane : nous qui voudrions tant vous aimer !

– Vraiment !… fit Montalt avec undernier effort d’ironie, ceci me paraît léger pour deux filles degentilhomme.

– Bon !… répliqua Diane librement etcomme si elle eût parlé à un vieil ami, vous voilà plus sévère quenous maintenant !… Ne voulez-vous plus que nous vousaimions ?

Montalt détourna la tête et poursuivit sapromenade.

Cette scène prenait, sans qu’il se fûtprésenté la moindre péripétie, un caractère singulièrementinattendu.

Vous vous souvenez de cette gracieuseallégorie du bonhomme la Fontaine dont on a fait tant de tableaux,jolis ou laids : une blonde enfant qui coupe en riant lesgriffes d’un lion de taille effroyable…

Il y avait ici quelque chose de pareil :seulement le lion de la fable se laissait faire, et Montaltrésistait tant qu’il pouvait.

Mais ses griffes n’en tombaient pas moins uneà une.

Depuis qu’il était entré dans cette chambre,il éprouvait un de ces sentiments soudains et impérieux contrelesquels sa systématique indolence ne se révoltait jamaisd’ordinaire.

Nous l’avons vu se jeter littéralement à latête d’Étienne et de Roger, dans le coupé de la diligence deRennes.

Le charme qui l’entraînait vers les deuxjeunes filles était du même genre et bien plus irrésistible.

Mais il y avait une différenceessentielle : Étienne et Roger étaient des hommes, et, dans lecas présent, il s’agissait de femmes, c’est-à-dire d’êtresmisérables et méritant tous les dédains ; de ces créaturesqui, suivant la doctrine de Montalt, naissaient avec tous les vicesde ces serpents gracieux et empoisonneurs, créés pour le malheur del’homme ; de ces ennemis faibles et formidables, menteurs,traîtres, cruels, qu’un honnête homme devait, en toutecirconstance, écraser et flétrir.

Le moyen de se laisser aller sans démolir toutl’édifice de son système !…

Pour comble, il se trouvait que les deuxpetites fées avaient deviné le silencieux combat dont sa conscienceétait le théâtre ! Elles souriaient au lieu de trembler. Lesrôles étaient si complétement intervertis, que lui, l’autocrate, letyran, était à la torture, tandis que les victimes contemplaientpaisiblement sa peine…

Mon Dieu ! elles n’abusaient point deleur victoire, et il y avait dans leurs regards, pleins declémence, un sincère désir d’accorder la paix au plus vite.

– Les filles d’un gentilhomme…, repritDiane qui étouffa un soupir ; c’est vrai, nous l’étions… mais,à présent, nos actions ne regardent plus que notre conscience…

– Votre père est mort ?… demandaMontalt du bout des lèvres.

– Non, grâce à Dieu !… s’écrièrentensemble les deux jeunes filles.

Puis Diane ajouta en secouant latête :

– C’est nous qui sommes mortes.

Le nabab interrompit sa promenade pour lesregarder d’un air sévère.

– Je ne raille pas…, reprit Diane avecmélancolie ; nous sommes bien mortes pour tous ceux que nousaimions… Nous avions entrepris une tâche qui dépassait les forcesde deux pauvres jeunes filles… Il y avait contre nous des hommessans cœur ni pitié… Une nuit, on nous fit tomber dans un piége,préparé lâchement… et un assassin subalterne fut chargé de noustuer…

Montalt s’était rapproché jusqu’au milieu dela chambre.

– Tout cela est bien vrai…, s’interrompitDiane, et je ne voudrais pas vous mentir, car quelque chose me ditque vous nous aimerez… Nous étions bien pauvres, mais un vieuxserviteur de notre famille, que Dieu a sans doute rappelé à luimaintenant, car il était alors sur son lit d’agonie, nous avaitfait héritières d’un petit trésor amassé pendant toute une vie detravail.

« On allait nous noyer. Nous étionscouchées au fond d’un bateau, la bouche bâillonnée et de grossespierres attachées au cou… »

Montalt fit deux pas de plus, comme àcontrecœur.

Diane poursuivait en attachant sur lui leregard de ses grands yeux noirs.

– L’eau était profonde, et nous n’avionspoint de secours à espérer dans cette nuit solitaire.

« Je donnai mon âme à Dieu, et je metournai vers ma pauvre sœur, pour la voir encore une fois.

« Notre assassin eut pitié en ce momentsuprême et nous rapprocha l’une de l’autre, pour que nous pussionsnous embrasser avant de mourir…

– Oh ! murmura Cyprienne qui étaittoute pâle à ce souvenir, et qui entourait Diane de ses bras, commeje priais Dieu de prendre ma vie et de garder la tienne, masœur !

Le nabab était maintenant tout près des deuxjeunes filles ; ses yeux humides souriaient. Diane baisa sasœur au front et continua :

– Je tâchai de parler à l’assassin avecmes yeux, car nos bras étaient garrottés… Il y avait de l’émotionsur son visage, et un espoir m’était venu.

« Il me comprit ; mon bâillon futdénoué. Je lui dis :

« – Si vous voulez nous laisser la vie,nous vous donnerons cinquante pièces de six livres et l’onn’entendra plus jamais parler de nous dans le pays.

« Cet homme était pauvre.

« – Cela fait trois cents francs !…murmura-t-il, et je puis bien enterrer des cercueils vides… Maisvous partirez tout de suite, et vous irez bien loin, bienloin !

« – Nous irons bien loin, et nousprierons Dieu pour vous.

« – Quant à ça, ce sera par-dessus lemarché…

« Le trésor du pauvre vieux serviteur denotre famille contenait cent écus de six livres. Nous en donnâmesla moitié, suivant notre promesse, et nous partîmes pourParis. »

Le nabab s’était assis au devant d’elles etles regardait avec un sourire de père.

– Mais mon histoire vous fatigue…,s’interrompit Diane justement à cet endroit.

– Coquette !… murmura Montalt d’unaccent plein de caresse, vous savez bien que non !

Diane lui tendit la main ; Montalt pritcelle de Cyprienne et les réunit toutes deux dans les siennes.

Il ne cherchait plus, dès lors, à cacher sonintérêt, excité au plus haut degré ; mais l’opium agissait, etle sommeil qui venait appesantissait déjà sa paupière.

– C’est alors que je vous rencontrai surla route de Paris ?… demanda-t-il.

– Précisément… Vous étiez avec deuxjeunes gens que nous avions vus parfois au pays.

– Parfois…, répéta Montalt, dans l’espritduquel une idée venait de surgir ; ne les connaissiez-vous pasparticulièrement ?

Diane hésita peut-être au dedans d’elle-même,mais son hésitation ne parut point.

– Non…, répondit-elle.

– Au fait…, pensa le nabab, Étienne etRoger m’auraient parlé de cette histoire.

Cependant, pour ne garder aucun doute, ilajouta tout haut :

– Voulez-vous me dire comment vous vousnommez ?

– Louise…, répliqua Diane qui serra lebras de sa sœur.

– Berthe…, dit Cyprienne en baissant lesyeux.

– J’aurais voulu que ce fussentelles ! pensa le nabab.

Il y avait un peu d’embarras dans la voix deDiane lorsqu’elle reprit :

– Il ne faut pas juger de pauvrescampagnardes comme des jeunes demoiselles bien élevées… Nous eûmestort peut-être de nous adresser à ces jeunes gens… Mais si voussaviez quelle hardiesse cela donne d’être mortes !… Rien necoûte et rien ne fait peur ! Quand nous hésitons, ma sœur etmoi, depuis que nous sommes à Paris, un seul mot lève tous nosscrupules… Et, ce soir encore, lorsqu’on a voulu nous entraînerchez vous, ni ma sœur ni moi nous n’eussions accepté si je n’avaispas dit comme toujours : « Nous ne sommes plus rien surla terre… Ce qui arrête les jeunes filles heureuses qu’on surveilleet qu’on aime ne peut pas nous retenir… Les belles-de-nuit sontlibres comme le vent qui les emporte sous le feuillage. »

– Les belles-de-nuit !… répéta lenabab ; c’est ainsi que vous aviez signé vos deux billets.

Mais il ne demanda point l’explication de cesurnom mystique.

– Et depuis deux mois, reprit-il, vousavez dû bien souffrir, pauvres enfants ?

– Nous avons eu à passer des heurescruelles, répliqua Diane ; car, si nous étions seules, il yavait une autre misère à côté de la nôtre… Mais le bon Dieu nous afaites courageuses et gaies… Nous avons eu plus d’un moment derépit… Tant qu’ont duré les beaux jours, les passants s’arrêtaientvolontiers pour écouter nos chansons… Et parfois nous revenionsriches… Ma petite sœur chante si bien !

– Et toi, donc !… s’écriaCyprienne ; si vous saviez comme les beaux messieurs laregardaient et l’écoutaient !

– Mais l’hiver est venu…, repritDiane ; on n’a plus voulu nous entendre… Il nous restait bienpeu de chose, quand nous sommes arrivées, sur nos cinquante écus desix livres… Nous avons vendu peu à peu tout ce que nous avions… Etces pauvres gens qui recevaient de nous le pain de chaque jour,sans nous connaître puisqu’ils nous croient mortes, ont eu faimdans leur misérable retraite… Oh ! s’il ne s’était agi que denous !… mais il fallait les sauver, et nous sommes venues…

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