Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XIV. – PAR LA FENÊTRE.

Dans le jardin, Étienne et Roger erraientcomme des âmes en peine, cherchant toujours ces deux inconnues quiavaient interrompu si brusquement leur tête-à-tête avecmesdemoiselles Delphine et Hortense.

On ne songeait plus à celles-ci ; ellesétaient oubliées, et Roger lui-même ne pensait point à regretter sablonde bayadère. De leur côté, mademoiselle Delphine etmademoiselle Hortense ne témoignaient point un chagrin trop profondde leur déconvenue. Elles avaient pris le bras du premierconsolateur qui s’était offert, et dans tout le bal on n’eût pointtrouvé de danseuses plus allègres et plus folâtres.

Tel est le charmant caractère de ces dames. Fide la mélancolie ! Est-ce pour pleurer qu’on aime ?…

Le seul malheur en ce monde, c’est de sentirsa taille s’affaisser, son jarret mollir ; de voir branler lapremière dent, de découvrir dans le jais ondé d’une belle chevelurece fil d’argent qui brille et qui menace.

C’est l’âge impitoyable, cet escalier quechacun descend, dont les premières marches sont d’or, et dont lesderniers degrés se perdent hélas ! si bas, qu’on n’ose presquele dire…

Le temps marche, et ces dames ne sont que leslocataires de leur opulence. Ont-elles même un bail ? Cesmoelleux tapis que foulent leurs pieds mignons, les hautesdraperies de brocart qui entourent ce beau lit sculpté, ces meublesmerveilleux, ces cachemires, ces parures, tout cela les quittera unjour.

Mouiller de pauvres brodequins dans la boue dutrottoir, quand on s’est étendue, si gracieuse et si fière, sur lescoussins d’un noble équipage !

Oh ! c’est là le malheur ! lemalheur odieux, inévitable !

S’il est loin encore, tant mieux ! ilfaut rire.

S’il se rapproche, il faut rire plus fort, etrepousser toujours la tristesse qui enlaidit et se garder deslarmes qui vieillissent !

Mais où vont nos maussades pensées ?Hortense et Delphine n’avaient pas vingt ans…

Depuis plus d’une heure, nos deux amisparcouraient le jardin dans toutes les directions, sans jamaisrencontrer leurs inconnues. Ils avaient fouillé les moindresrecoins, et arrêté, l’une après l’autre, toutes les femmes quiportaient le costume de bayadère.

Parmi celles-ci, nulle ne manquait à la fête.Elles étaient bien douze, comme à l’ouverture du bal.

Mais cela ne faisait qu’augmenter le mystère,Étienne et Roger avaient acquis la certitude que leurs deuxinconnues ne se trouvaient point parmi ces douze danseuses.

Plus d’une fois, ils avaient poursuivi dansles bosquets quelque fine taille, serrée par une ceinture decachemire rouge à franges d’or ou par une ceinture verte, maisl’illusion ne durait guère ; au premier mot prononcé, ilss’éloignaient pour continuer leurs recherches vaines.

Ce n’étaient plus les voix tristes et doucesentendues sous le bosquet…

Ils désespéraient, et leur esprit tâchait envain de deviner le mot de l’énigme.

Tous deux avaient la même pensée. Plus ilsréfléchissaient, plus cette idée prenait d’empire.

Qui pouvaient être ces femmes, sinon Diane etCyprienne elles-mêmes ?

Ce n’avait d’abord été qu’un soupçon vague, etce soupçon, ils l’avaient repoussé comme une folie, tant que lesdeux inconnues étaient restées sous leurs yeux.

Ils étaient si loin de penser alors que lesfilles de l’oncle Jean eussent pu quitter Penhoël !

Mais maintenant ils se souvenaient de ceslongues causeries où Diane et Cyprienne ramenaient toujoursl’entretien sur Paris. Ils donnaient un sens à certains détails quiles avaient frappés autrefois.

C’était, chez les deux sœurs, une véritablepassion que ce lointain amour pour les merveilles devinées de lagrande ville.

Et pourtant comment croire ? Ellesaimaient tant Madame et leur vieux père !

Mais il y avait la lettre de Redon, qui disaitque Marthe de Penhoël et l’oncle Jean avaient été chassés dumanoir.

Hélas ! la lettre disait encore queCyprienne et Diane étaient mortes…

L’esprit des deux jeunes gens se perdait dansun dédale d’émotions confuses.

Mortes ! Ils n’osaient point prononcercette parole funeste, mais leurs questions échangées disaient cequ’ils avaient au fond du cœur.

– Si nous avions pu voir…, murmuraitRoger ; mais ce berceau était si sombre !…

– Ces costumes, d’ailleurs, répliquaitÉtienne, nous eussent-ils permis de les reconnaître ?

– Non, certes… Et pourtant il me sembleque la ceinture verte avait la taille de ma pauvre Cyprienne.

– Oh ! quand la ceinture rouge s’estapprochée de moi, son diadème de perles était juste à la hauteur dema bouche, comme autrefois les cheveux de Diane…

– Ce sont elles ! ce sont bienelles !

Puis les doutes arrivaient en foule.

Par quel inexplicable hasard auraient-elles puse trouver à l’hôtel du nabab ? Pourquoi se seraient-ellescachées ? Pourquoi auraient-elles fui ?…

– C’est moi, c’est moi ! s’écriaitRoger en se frappant la poitrine ; tu avais gardé ta raison,toi, Étienne !… Mais j’étais fou !… cette Delphinem’avait ensorcelé… Si ce sont elles, quelle a dû être leur penséeen nous voyant avec ces femmes ?…

– Mon Dieu !… et ne pouvoir ni lesrassurer ni obtenir notre pardon !…

Ils étaient rentrés par hasard dans le berceauoù avait eu lieu leur entretien avec les inconnues.

– Ce qu’elles ont dit me revient mieux encet endroit…, reprit Roger. Aucune de leurs paroles ne m’échappe…Qui connaîtrait ainsi Penhoël ?…

– Nous n’avons jamais rien précisé,répondit Étienne, dans les confidences que nous avons faites àmilord… Il n’y aurait que cette Lola dont j’ai aperçu tout àl’heure le visage…

– Peut-être…, dit Roger qui entrait dansun nouvel ordre d’idées. Mais encore elle ignorait nos relationsavec lui… Quel intérêt aurait-elle eu à raconter cettehistoire ?… Et puis, il y a des détails qu’elle ne pouvait pasconnaître… Oh ! ce sont elles !

Étienne venait de reprendre à la main lalettre qu’il avait reçue dans la soirée.

Ils étaient là un Breton et un Parisien. Cefut au Parisien que vint l’idée bretonne.

Étienne serra le bras de Roger et sa voixtrembla, tandis qu’il murmurait :

– C’est ici… derrière ces arbres que nousavons entendu cette voix qui disait :« Belles-de-nuit… »

Il s’arrêta comme si sa bouche se fût refuséeà prononcer des paroles trop cruelles.

– Eh bien ?… fit Roger.

– Eh bien ! reprit le jeune peintreavec effort, si c’étaient elles, en effet… mais si elles étaientmortes !…

Roger frissonna et garda le silence.

Il n’en était plus à ces heures de joyeuxscepticisme où le plaisir cuirassait son esprit, contre toutesuperstitieuse atteinte. Les souvenirs de Bretagne, qu’il avaitplein de cœur, lui rendaient cette crédulité vague où il avait vécudepuis son enfance.

– Belles-de-nuit !…répéta-t-il ; est-ce que tu crois cela, toi,Étienne ?

Le peintre avait son front brûlant dans samain.

Il lâcha brusquement le bras d’Étienne.

– Je ne sais…, répliqua-t-il d’une voixoù l’émotion tremblait ; mais quand j’ai touché sa main, samain était froide comme du marbre…

Il se laissa tomber sur un banc de gazon et secouvrit le visage. Son exaltation était au comble.

– Mon Dieu !… murmura-t-il avecpassion, morte ou vivante, faites que je la voie encore une fois,afin qu’elle sache tout ce que j’avais dans l’âme… car je ne lui aijamais dit comme je l’aimais !… Elle ne sait pas qu’elle étaitmon seul espoir de bonheur en ce monde !… Oh ! monDieu ! mon Dieu ! morte ou vivante, que je larevoie !…

Dans l’état de fièvre où il se trouvait, cesparoles étaient pour lui une sorte d’évocation. Il releva la têtecomme s’il se fût attendu à voir quelque blanche forme sortir dumassif et glisser à ses pieds.

Roger lui-même regardait tout autour duberceau avec un superstitieux effroi.

Mais ils ne virent rien, ni l’un ni l’autre,sinon deux têtes masculines et très-barbues, qui semblaient enobservation au coin de la charmille. Ces deux têtes disparurentprécipitamment, mais leur aspect avait suffi pour rompre le charme.Étienne se releva, brusquement éveillé de son rêve, et prit le brasde Roger pour rentrer dans le bal.

Les propriétaires de ces deux têtes masculineset barbues, dont nous venons de parler, s’effacèrent dans l’ombre,pour leur livrer passage, et les suivirent de loin.

Il y avait déjà longtemps qu’ils se livraientà ce manége. Ils semblaient avoir envie d’aborder nos deux jeunesgens et ne point oser.

C’était M. le comte de Manteïra et lenoble baron Bibander.

Nous savons qu’ils avaient eu, eux aussi, leurapparition fantastique. Depuis lors, ils restaient fort inquiets,sous le coup de cette pensée qu’il y avait dans le bal deuxpersonnes au fait de leur histoire ; deux personnes ennemiessans aucun doute.

Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, enpremier lieu, pour rejoindre les deux bayadères, ensuite pourattirer l’attention de Robert, leur conseil habituel, et l’homme àressources de l’association.

Le tout inutilement. Les bayadères s’étaientévanouies comme de véritables feux follets, et Robert avait refuséobstinément de rompre son entrevue avec le nabab.

Tout en lui faisant des signes pour attirerson attention, Blaise et Bibandier s’étaient rapprochés à plusieursreprises, et quelques mots, saisis à la volée, leur avaient apprisle sujet de l’entretien.

Ç’avait été pour eux, alors, une bien autreinquiétude. Robert était un homme habile et surtout prudent. Ilbuvait volontiers, mais avec mesure et sans jamais s’enivrer.

À cet égard, il avait lieu d’être sûr delui-même, car, durant les trois années qu’il avait passées àPenhoël, pas une seule fois sa tête n’avait faibli.

D’ordinaire, il s’observait rigoureusement,ses compagnons le savaient. Mais ils savaient aussi qu’à une époqueplus ancienne, il en avait été autrement.

Au temps où Bibandier était recéleur, Blaiseméritait son surnom de l’Endormeur, où Robert, enfin, végétant dansles grades subalternes de sa profession, volait encore àl’américaine, on lui reconnaissait déjà de certaineshabiletés, quand il était à jeun.

Mais il ne valait plus rien après boire.L’ivresse gâtait tout. Le vin le rendait fanfaron, bavard,imprudent ; tout cela dans une proportion terrible pour lui etpour ses camarades.

Il y avait une chose qui faisait le dangerplus grand, c’est que, dans ces circonstances, l’Américain, tout enperdant ses facultés, gardait son caractère.

Au beau milieu de ses divagations, il secroyait le plus profond des diplomates, et travaillait de toutcœur.

Blaise et Bibandier n’avaient point oubliécela. Aussi à la vue de sa face avinée qui se penchait vers lenabab avec un air important et satisfait, l’idée du péril leur vinttout de suite.

Ils se demandèrent s’il n’y aurait pointsagesse à déserter une partie qui semblait se compliquerfatalement, et peut-être eussent-ils pris la fuite dès lors, si lafroide indifférence de Montalt ne les eût rassurés.

Ils attendirent.

Quand Montalt quitta le berceau, ils sehâtèrent de venir prendre sa place.

– Qu’as-tu dit, malheureux ?…s’écria Blaise ; qu’as-tu dit à cet homme ?

Robert le regarda d’un air de dédainsuprême.

– Où diable ce coquin de Montalt va-t-ilpêcher du vin comme cela ?… murmura-t-il ; on en boiraitune tonne sans pouvoir se griser !

– Mais tu es ivre, Américain !… ditBibandier en le secouant.

– Tout beau, messié Pipândre !…répliqua Robert ; est-ce que vous m’allez seulement à lacheville, vous autres ?… Est-ce que vous pouvez juger de mesactions ?… Je l’ai fait tourner comme une toupieorganisée !… Ah ! ah ! voilà un homme bloqué !…Ma martingale !… il s’agit bien de ma martingale !… mamartingale ne vaut pas deux sous !… C’est mon histoire qui estbonne !… Capulet, Montaigu… le diable et son train !…Faites vos paquets, mes garçons ; nous allons racheterPenhoël.

Blaise et Bibandier l’écoutaient, cherchant àcomprendre.

– Nous ferons nos paquets…, ditBlaise ; mais je crois que ce sera pour aller à la frontière…Tu ne sais donc pas ce qui se passe ici ?

Robert haussa les épaules.

– On boit… on rit… on chante !…répliqua-t-il.

– C’est le diable qui rit !… murmuraBlaise en se rapprochant ; et les morts reviennent.

Robert tressaillit, car il eut un vaguesentiment des paroles entendues naguère sous le feuillage.

– Oh ! oh !… balbutia-t-ild’une voix qui s’alourdissait de plus en plus ; est-ce quevous les avez entendues, vous aussi ?…

– Nous les avons vues !… ditBlaise ; et je veux mourir si j’y comprends un mot !… Cequi est bien sûr, c’est que dans l’hôtel du nabab il y a deuxcréatures qui peuvent nous perdre.

Bibandier se taisait. Sa figure, comme cellede Blaise, exprimait de l’effroi, mais c’était un effroi d’un autregenre.

– Ne pourrait-on avoir du vin ?… ditRobert ; me croyez-vous ivre pour me conter toutes cesfadaises ?… Nous sommes riches, et je vous promets bien queMontalt nous donnera sa boîte aux diamants, l’imbécile, pour quenous lui fassions des affaires !… Je le sais bien, moi,parbleu !…

Bibandier le secoua encore.

– Écoute…, dit-il ; allons-nous-en…Il fait une chaleur d’enfer dans ce jardin… l’air du dehors teremettra.

Il le prit par un bras, Blaise fit de même, etils essayèrent de le soulever.

Robert riait de tout son cœur.

– Viens !… reprit Blaise ; ilfaut que nous tenions conseil… Qui sait si demain il ne sera pastrop tard ?…

Robert les regarda tous deux, tour à tour,d’un air hébété ; puis il se dégagea d’un brusque mouvement etcroisa ses deux bras sur la table pour se faire un oreiller.

– Bonne histoire !…grommela-t-il ; ah ! dame oui !… ça s’appellebloquer un homme !

L’instant d’après, il ronflait comme unbienheureux. Blaise et Bibandier étaient plus embarrassésqu’auparavant.

L’homme qui, d’ordinaire, les tirait de pressedans les cas difficiles, leur manquait. Ils ne voyaient point clairau fond de leur situation, et ne savaient à quoi se résoudre.

Une seule chose leur apparaissait probable,sinon évidente, c’est qu’ils allaient avoir à lutter contre lenabab, et que le nabab serait le plus dangereux de tous lesennemis.

Tandis qu’ils se creusaient la tête en pureperte, évitant d’instinct les endroits où s’ébattait la foule, lehasard les conduisit sur le cavalier qui faisait face à la fenêtrede la chambre aux costumes.

Blaise poussa une exclamation d’étonnement. Unspectacle étrange était devant ses yeux.

Il montra du doigt, à l’intérieur du boudoir,un groupe vivement éclairé par les feux de la girandole.

– Les voilà !… dit-il à voixbasse.

Le regard de Bibandier avait suivi la ligneindiquée, et ses joues étaient devenues blêmes.

Le groupe se composait de Montalt et des deuxfilles de l’oncle Jean.

La main de Blaise pesa sur l’épaule del’ancien uhlan.

– Les voilà ! répéta-t-il, en chairet en os !… Tu ne les as pas tuées, mons Bibandier ?

– Sur ma parole sacrée, répliquacelui-ci, je les ai mises au fond de l’eau, les deux pauvrespetites… avec une pierre au cou, tu sais bien… ça ne peut être quedes fantômes !

Blaise le regarda en face et secoua latête.

En ce moment, Montalt pressait les mainsréunies des deux jeunes filles contre son cœur.

– Des fantômes !… grommelaBlaise ; je crois que tu t’es moqué de nous, monsieur lebaron !… Si c’est comme ça, tu ne le porteras pas en paradis…Mais vois donc, ajouta-t-il en serrant les poings avec colère,comme ils se parlent !… Je suis bien sûr que Montalt sait déjàl’histoire de la nuit de la Saint-Louis !

– Si on filait ?… dit le baronBibander à voix basse.

Blaise était assez de cet avis, mais il avaitgrande confiance dans l’habileté de Robert à jeun ; il sentaitque le plus sage était de réserver la situation jusqu’aulendemain.

Comme il hésitait ainsi, Étienne et Rogerpassèrent au pied du cavalier, pour s’enfoncer dans lesmassifs.

Blaise se frappa le front.

– Nous avons encore quelque chose à faireici, dit-il ; tu vois bien là-bas nos deux tourtereaux dePenhoël…

– Ils ont l’air de chercher commenous…

– C’est qu’ils cherchent !… Je nesais pas bien comment Robert arrangera tout ça demain, mais je sensque j’ai une idée… Penses-tu qu’ils ne nous aient pointreconnus ?

– J’en mettrais ma main au feu !

– Eh bien ! le nabab en verra dedures !… Nous ne sommes pas pincés encore !… Avec cesdeux tourtereaux-là… le petit Pontalès qui est à Paris… et d’autresque l’Américain nous dénichera, on peut monter un coup de tous lesdiables !

– Comment ça ?

– Nous aurons le temps d’en causer… Pourle quart d’heure, il faut agir… Suivons les petits, et fais ce queje te dirai.

Ils descendirent la rampe et s’enfoncèrentsous les bosquets en causant à voix basse. Étienne et Roger étaientdevant eux.

– C’est, que…, dit le baron Bibander enpoursuivant l’entretien, je ne me soucie pas beaucoup d’aller leurtirer ma révérence, moi… Pourquoi n’y vas-tu pas ?

– Y penses-tu ?… Ils me voyaienttous les jours… j’étais sans cesse sous leurs yeux… Ma voix seuleme ferait reconnaître.

– Non pas, l’Endormeur, non pas !…Je t’assure que tu es très-bien déguisé… Ta fausse barbe et tescheveux postiches…

– Allons donc !… Toi, c’est à peines’ils t’ont aperçu deux ou trois fois… Et encore, sois bien sûrqu’ils ne t’ont pas remarqué…

– Mais si fait !… On a beau être malhabillé… quand on a une certaine tournure…

– Alors tu ne veux pas ?…

– Dame !…

– Fais attention que nous serons deuxcontre toi, en cas de brouille !… Car l’Américain ne croitguère aux fantômes !…

Depuis le moment où la bayadère à la ceintureverte lui était apparue, ou plutôt depuis la rencontre qu’il avaitfaite, aux Champs-Élysées, de deux jeunes filles jouant de laharpe, le baron Bibander avait perdu la meilleure part de sesallures victorieuses. C’est à peine si on eût retrouvé en luil’ombre de ce fier seigneur de l’hôtel des Quatre Parties du monde,qui avait voix au chapitre et qui parlait même plus haut que lesautres.

Il se sentait en faute, et plus ses deuxassociés étaient près de perdre leur position, plus il redoutaitleur vengeance.

– Tu sens bien, l’Endormeur, dit-il, queje me soucie de tes menaces comme de l’an quarante, monbonhomme ! L’Américain et toi, et dix autres de votre force neme feraient pas encore peur !… Mais nous sommes ensemble… ilfaut bien travailler un peu… Je me dévoue.

– Tu te souviens bien de ce que je t’aidit ?…

– Me prends-tu pour un sot,décidément ?… Laisse-moi choisir ma belle, et tu vasvoir !

Blaise et lui suivirent encore les deux jeunesgens durant quelques minutes ; puis, au moment où ceux-cirentraient dans le bal, Bibandier, quittant son compagnon, lesaborda avec une rondeur toute germanique :

– Ché futrais afoir l’afantache de fustire ein bédit mot, baragouina-t-il en s’inclinant tout d’unepièce.

Ce qu’avait prévu Blaise arriva. L’idée nevint même pas aux deux jeunes gens qu’ils avaient pu voir quelquepart ce singulier personnage.

– À vos ordres, monsieur, ditÉtienne.

– Pien aimaple !… pienaimaple !… fit Bibandier, bardon si ché fus téranche… chégroin que fus cherchez guelgu’ein…

– Mais, monsieur !…

– Bàrlons pé, et bàrlons pien !… Fusgerchez té bédites témoiselles, hâpillées en pâyadères.

À ces derniers mots, la pensée d’unemystification revint en même temps à Étienne et à Roger.

– Comment savez-vous cela ?… ditÉtienne avec brusquerie.

Et Roger ajouta d’un ton où perçait déjà lamenace :

– Monsieur est donc un des acteurs de lacomédie ?… Le jeu peut ne pas être très-sûr !

Bibandier ne comprenait pas. Mais il étaitacteur, en effet, dans certaine comédie, et n’avait aucuneprétention à la témérité.

– Mes pons messiés, dit-il en faisant unpas en arrière pour rendre sa retraite possible en cas de malheur,ché suis le pâron Pipândre, gonnu, crâce à Tieu, tans Bâris… Chefulais fus rentre service en fus mondrant les bédites témoiselles,hâpillées en pâyadères… foilà tût !

Ceci fut dit avec une bonhomie germanique siadmirable, qu’Étienne et Roger se sentirent à moitié désarmés. Ilsregardèrent fixement le baron qui avait une bonne figure, malgré sabarbe horrifique.

– Vous savez où elles sont ?…murmura Roger d’un air de doute.

– Ya…, répliqua Bibandier ;c’est-à-tire… vui !

– Eh bien !… conduisez-nous.

L’ancien uhlan ne se le fit pas répéter. Il sedirigea aussitôt vers le cavalier, et monta la rampe en précédantles deux amis. Il ne s’arrêta qu’à l’endroit d’où l’on découvraitl’intérieur du boudoir.

Il étendit la main alors d’un gestesolennel.

– Tonnez-fus la beine te récàrter…,dit-il.

Étienne et Roger poussèrent en même temps ungrand cri.

Le hasard avait servi Bibandier. Au moment oùles deux jeunes gens suivaient de l’œil sa main tendue, Cyprienneet Diane venaient d’achever leur chant et s’étaient rapprochées dunabab endormi.

Impossible de ne pas les reconnaître, cettefois, car la girandole les éclairait d’une lumière aussi vive quecelle du jour.

Ce fut un coup de foudre qui frappa les deuxjeunes gens. Ils virent Diane soulever la main du nabab jusqu’à seslèvres, tandis que Cyprienne le baisait au front.

Ils se retournèrent du côté de leur guide. Leprudent Bibandier avait opéré sa retraite.

En ce moment les deux jeunes filles faisaientretomber la draperie. On ne voyait plus rien.

Étienne et Roger demeurèrent un instantatterrés.

Puis Roger saisit le bras de son ami.

– Nous sommes joués tous les deux !s’écria-t-il d’une voix que la rage faisait trembler. Ah ! jecomprends maintenant le manége de milord !… Tout ce que nouslui avions dit d’elles excitait sa fantaisie blasée, et c’étaitpour nous aveugler sur son infamie qu’il attachait à nos pas cesdeux femmes perdues !… Ah ! se vengera-t-on assez en luiprenant sa vie ?

Étienne restait immobile et tête baissée.

– Diane !… Diane…, murmurait-ilcomme s’il n’eût point voulu croire le témoignage de sesyeux ; est-ce possible ?…

Roger lui saisit le bras.

– Viens !… s’écria-t-il ;viens !… Je sens ma tête se perdre !… Oh ! Cypriennela maîtresse de cet homme !… moins que sa maîtresse : unedes sultanes de passage de son sérail infâme !

Il entraînait Étienne à travers le jardin.

Le jeune peintre se laissait faire ; sapensée était comme morte.

Ils rentrèrent dans l’hôtel et parvinrent, aubout de quelques secondes, à la porte du boudoir.

Roger se rua le premier pour forcerl’entrée.

Mais son élan furieux se brisa contre unesorte de mur vivant : les deux noirs étaient debout au devantdu seuil.

– Misérables !… s’écria Roger,osez-vous bien nous résister ? Place !… il faut que jeparle à milord !

Séid et son compagnon gardèrent le silence etne bougèrent point.

Roger s’élança de nouveau, et n’eut point unmeilleur succès.

Il criait ; il menaçait ; ilpleurait.

Comme il allait se précipiter une troisièmefois, Étienne le saisit à bras-le-corps et le contint.

– Milord est trop bien gardé cesoir !… murmura-t-il d’une voix profonde et pleined’amertume.

Puis il ajouta en s’adressant aux deuxnoirs :

– Dites à votre maître que nous quittonssa maison pour toujours… Mais ce n’est pas un adieu que nous luilaissons… Dites-lui qu’il nous reverra demain.

Il entraîna Roger à son tour, tandis que lesdeux nègres restaient là, sentinelles impassibles et muettes.

……  … . .

Deux heures s’écoulèrent.

La fatigue et l’ivresse avaient mis fin à lafête du nabab.

Il n’y avait plus personne dans le jardin oùles châssis, ouverts, laissaient pénétrer l’air froid de lanuit.

Les valets avaient éteint lustres etgirandoles. Un silence profond régnait dans l’hôtel, naguère sibruyant.

Tout le monde dormait.

Tout le monde, excepté Cyprienne et Diane quivenaient de rentrer dans la chambre aux costumes.

Diane ferma la fenêtre du jardin et choisit,parmi les vêtements pendus à la boiserie, un costume complet decavalier fashionable.

Cyprienne l’imita.

Elles entamèrent toutes deux, avec unegracieuse gaucherie, l’œuvre difficile de se vêtir en hommes.

Évidemment, ce n’était point pur caprice, etil y avait sous jeu quelque expédition importante, car vous eussiezretrouvé, sur leurs jolis visages, cette vaillance gaie qui lesfaisait sourire autrefois, à Penhoël, quand l’heure venait delivrer bataille.

C’étaient de bons petits soldats, joyeux aufeu et s’enivrant volontiers à l’odeur de la poudre !

– Comme c’est dur, ce vilain cuir !disait Cyprienne en essayant sa seconde paire de bottes ; vousverrez que je n’en trouverai pas d’assez petites pour monpied !…

– Jeune homme, répliqua Diane gravement,vous êtes un fat !

Et Cyprienne de rire de tout son cœur.

Les bottes mises, on passa le pantalon, coupépour une femme, mais dont la taille n’était pas encore assez fine.Dieu sait qu’on eut toutes les peines du monde à disposer le nœudde la cravate !

Diane voulait la rosette classique ;Cyprienne aimait mieux les deux pointes à la diable.

On se disputa presque.

Puis vint le gilet à châle, et la fineredingote collante.

La toilette était achevée. Elles seregardèrent en riant comme des folles, puis Diane prit un airsérieux.

– Ma pauvre Cyprienne…, dit-elle ;tu es dix fois trop jolie pour un garçon !

– Jolie toi-même !… s’écriaCyprienne ; tu es jalouse !… et tu ne veux pas me direque je suis bel homme !…

Diane la prit par la main et l’amena devantune glace. La glace, interrogée, leur renvoya les deux plusmignonnes figures d’enfants que l’on puisse imaginer.

Elles secouèrent la tête avecdécouragement.

– Ça rajeunit de cinq ans !… ditCyprienne ; nous sommes encore au collége.

– Avons-nous fait notre premièrecommunion ?… demanda Diane.

Puis, au beau milieu de leur gaieté, ellespoussèrent ensemble un gros soupir.

– Mon Dieu !… murmura Cyprienne,comment faire pour être laide ?

Diane baisa les beaux cheveux châtains dontles boucles ondoyaient autour de sa tête nue.

– Voilà l’impossible !…dit-elle ; mais on n’a pas besoin d’être laid pour faire legarçon.

– Je crois bien !… s’écriaCyprienne ; Roger était si beau !…

– Avant de courir après les joliesblondes…

– C’est comme Étienne, alors qu’iln’aimait pas les belles brunes…

Elles perdirent leur sourire, repentantestoutes deux d’avoir prononcé ces paroles qui ressemblaient à de laraillerie.

– C’est moi qui ai commencé, ma petitesœur…, dit timidement Diane.

– Et moi, je suis une méchante, ditCyprienne, car je sais bien qu’il t’aime !… Mais Roger…oh ! Roger ! il me payera les larmes que j’ai versées,cette nuit, sous mon masque !

Diane l’attira contre son cœur.

– Je demande son pardon, murmura-t-elle.C’est un enfant comme toi… et je suis sûre qu’il est bien tristemaintenant.

– Une idée !… s’écriaCyprienne ; puisqu’il nous faut être hommes pendant une heure,tâchons de leur ressembler.

– À qui ?

– Toi au grave M. Étienne… moi à cetétourdi de Roger… Voyons, mets-toi là !… Étienne a de grandsyeux pensifs comme les tiens… Fais son sourire rêveur et sa têtepenchée… C’est cela, ma foi, c’est cela !… Bravo !M. Étienne !

Et la folle faisait de grands saluts.

– À mon tour, maintenant ! repritelle. Je vous représente M. Roger de Launoy, avec son airfanfaron et son regard espiègle.

– Bravo !…, dit Diane à sontour ; il ne te manque qu’un peu de moustache…

– Oh ! si peu !…

– Quelques pouces de plus…

– Je marcherai sur la pointe despieds.

– Et quelques jolies boucles de moinsautour de cette tête sans cervelle !

Cyprienne s’élança vers un guéridon, où elleprit une paire de ciseaux ; puis, saisissant à pleines mainsles masses soyeuses de sa chevelure, elle se mit à tailler sansmiséricorde.

Diane poussa un cri et voulut l’arrêter, maisil n’était plus temps. Les mèches, tranchées d’une main ferme,inondaient déjà le parquet.

– Oh ! petite sœur !… ditDiane ; tes beaux cheveux que j’aimais tant !

– Moi aussi je les aimais beaucoup… maisils repousseront… Et puis ne me plains pas trop, reprit-elle enintroduisant les ciseaux impitoyables dans la magnifique chevelurede Diane ; je vais te mettre à mon régime… Titusgénérale !

Les ciseaux abattaient, abattaient. Il y avaitsur le parquet de quoi faire trois perruques à laLouis XIV.

Les deux enfants riaient en se dépouillant decette riche parure.

Quand la dernière boucle fut tombée, ellesinterrogèrent de nouveau la glace qui, cette fois, leur rendit deuxminois vifs, espiègles, mutins, deux vraies figures de pages.

Elles sautèrent de joie.

– Un peu de moustache maintenant, si tuveux !… dit Cyprienne ; j’en ai vu de toutes les couleursdans la toilette.

Elle ouvrit un tiroir, et une ligne brunetrancha sur le satin de sa lèvre.

Diane ne recula pas devant ce dernier détail.La métamorphose était complète.

Restaient encore pourtant quelquesaccessoires.

Elles choisirent, par exemple, entre les armesmignonnes disposées sur une étagère, chacune deux petits pistoletsqu’elles cachèrent sous leurs redingotes.

Elles bourrèrent leurs poches des louis d’orcontenus dans les bourses du nabab, puis elles se dirigèrent versla porte, coiffées de chapeaux ronds et la badine à la main.

Avant de sortir, leurs doigts, gantés defrais, envoyèrent un double baiser à Montalt endormi.

La porte s’ouvrit.

Les deux noirs, qui veillaient toujours endehors, les regardèrent avec surprise, et firent mine d’abord des’opposer à leur passage.

– Milord ne vous a-t-il pas ordonnéd’obéir à toutes nos volontés ? prononça Diane d’un tonimpérieux.

Séid hésita, puis s’inclina en signe desoumission.

– Eh bien ! reprit Diane, je vousordonne, moi, de faire atteler sur-le-champ une voiture… nousvoulons aller nous promener.

– À cette heure de la nuit ?…murmura le noir.

– C’est notre volonté !… ditDiane.

Le noir s’inclina encore, et s’éloigna pourobéir.

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