Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XXII. – L’HÉRITAGE.

Le soir de ce même jour, si utilement employépar nos trois gentilshommes, il y eut un petit festin à l’hôtel desQuatre Parties du monde.

La journée avait mal commencé. On s’étaitéveillé dans la tristesse. La rencontre des deux filles de l’oncleJean, que l’on croyait mortes, leur présence chez le nabab, lesrévélations imprudentes faites à ce dernier par Robert, enfinl’enlèvement de l’Ange…

C’était une série de coups terribles et qu’ilsemblait bien difficile de parer.

Mais la chance avait tourné, ou plutôt, car ilfaut rendre justice à chacun, l’habileté des joueurs avait rétablila partie.

Nos trois gentilshommes, que nous avons vus lematin la tête basse et la contenance découragée, trinquaientmaintenant d’un air tout à fait vainqueur.

Lola elle-même était d’une gaieté folle.

Chacun avait son triomphe à constater.

Le noble baron Bibander rappelait avec unecertaine complaisance qu’il avait fait monter, la veille, Étienneet Roger sur le cavalier, et qu’il leur avait montré, à travers unefenêtre ouverte, ce joli groupe : le nabab endormi entre lesdeux jeunes filles.

– Il fallait voir, ajoutait-il en riant,comme les petits rageaient de bon cœur !…

Il rappelait en outre qu’il s’était tenu enobservation aux abords du club, et que l’admission d’Étienne et deRoger avait eu lieu grâce à son illustre patronage.

Et il concluait en disant :

– Si les deux petits ne le tuent pasdemain, ce coquin de nabab, c’est qu’il aura la viedure !…

Lola se vantait d’avoir monté la tête du jeunePontalès, qui avait passé la journée entière à la salle d’armespour se faire la main avant le duel.

Là ne se bornait pas son travail de lajournée.

Sur l’ordre de Robert, elle s’était rendue àl’hôtel Montalt, où elle avait eu quelques minutes de conférenceavec une des femmes de Mirze, nommée Nawn.

Cette femme était d’origine malaise, etsoutenait la détestable réputation de sa race.

Lola gardait une rancune profonde et toutefraîche aux deux filles de l’oncle Jean. Elle avait donné de l’or àNawn, la Malaise, et celle-ci lui avait promis de se trouver à lanuit tombante dans l’allée Gabrielle, afin de recevoir un nouveauprésent, et d’apprendre ce que l’on attendait d’elle pour prix del’argent donné.

Il s’agissait de se défaire, une bonne foispour toutes, de Diane et de Cyprienne.

Malgré sa rancune, Lola, dont la naturen’était point d’être cruelle, aurait hésité peut-être à dicter lesconditions du marché.

Aussi ne s’en était-on point fié à elle.C’était M. le comte de Manteïra en personne qui était allé aurendez-vous.

Nawn était bien capable de comprendre àdemi-mot ce qu’on exigeait d’elle : les femmes de son payssont, au dire des voyageurs, les premières empoisonneuses du mondeentier.

Elles empoisonnent pour un collier deverroterie, pour une image enluminée, comme leurs maris poignardentpour un flacon de vin.

Ceci est une chose bien connue, et laréputation de la race malaise n’est plus à faire.

Nawn emporta l’argent, et promit que lelendemain matin les deux jeunes filles dormiraient pour ne pluss’éveiller.

Elle eut même la discrétion de ne points’informer du motif qui poussait Blaise à user de ses talents.

Un signal fut convenu. Nawn promit que quandsa besogne serait faite, elle allumerait deux lumières sur ladernière fenêtre de l’aile gauche de l’hôtel, qui donnait justementsur ces ruelles désertes, où nous avons vu la voiture de madameCocarde s’engager le jour de la fête.

Il y aurait du monde dans ces ruelles, vers lafin de la nuit, pour attendre le signal, et Nawn recevrait, lelendemain, le complément de la récompense.

C’était assurément une affaire toute simple,et traitée de bonne foi des deux côtés. Il ne s’agissait plus là,comme le fit observer Blaise en buvant un verre de xérès, d’unepoule mouillée du genre de Bibandier, et madame Nawn avait toutel’encolure d’une femme en état de tenir sa parole.

Quant au signal, ce n’était pas seulementBlaise qui devait l’apercevoir, et nos trois gentilshommesn’avaient pas même besoin de se déranger pour allerl’attendre : leurs affaires les appelaient tous trois de cecôté, avant le lever du jour.

Car, comme on peut le penser, en combinantcette quintuple provocation adressée au nabab, Robert avait vouluse ménager d’autres chances que celle du duel lui-même, et nostrois gentilshommes avaient dessein de dormir assez peu cettenuit-là.

Quand chacun eut exalté ses propres mérites,l’Américain prit la parole.

– Moi, dit-il, je ne parle même pas dupetit Vincent et de l’oncle Jean, que j’ai jetés comme des bâtonsdans les jambes de Montalt.

– Il était pourtant bien beau, l’oncleJean !… interrompit Bibandier, avec ses gros sabots pleins depaille et sa veste de futaine !… Quand je pense que j’ai étéplus mal habillé que ça, autrefois.

– Misères !… repritl’Américain ; je ne dis pas non plus que j’ai eu le premierl’idée d’entrer en relations d’affaires avec madame Nawn… Il fautbien laisser quelque chose à ce bon gros garçon de Blaise, qui nefait œuvre de ses dix doigts, pour continuer son rôle de domestiquede bonne maison… Quant à l’expédition de demain matin, elle estencore dans les futurs contingents, et il faut attendre pour enjuger les résultats… Mais ce dont je me vante, mes excellents amis,c’est d’avoir fait une bonne action qui réjouit ma conscience.

Il se renversa sur le dos de son fauteuil etprit un accent théâtral :

– Il y avait un pauvre ménage, réduit audernier degré de la misère… et nous avions bien contribué un peu àcette misère-là, tous tant que nous sommes… Ce que j’ai faitaujourd’hui doit calmer à jamais tous nos remords. Je suis arrivéau moment où le mari avait allumé un réchaud au milieu de la pauvreretraite ; je suis entré comme un bon ange, j’ai rendu lesouffle à leurs poitrines étouffées. Je les ai pris chacun sous unbras, tout déguenillés qu’ils étaient, et je les ai fait monterdans ma propre voiture.

– Ah ! dit Bibandier sansrire ; saint Vincent de Paule n’est pas grand’chose auprès detoi, M. Robert !

– Je les ai conduits auprès d’ici, repritce dernier, dans un hôtel décent… Je leur ai fait donner un bonrepas et des lits tout frais… Ils sont comme des poissons dansl’eau.

– Comment t’ont-ils suivi ? demandaBlaise.

– J’ai dit à Penhoël, réponditl’Américain, que je lui donnerais de l’eau-de-vie tant qu’ilvoudrait… et une revanche générale pour toutes les parties d’écartéqu’il a perdues contre nous en Bretagne.

– Et Madame ? demanda encoreBlaise.

– Je lui ai parlé de sa fille…

– Pauvre femme !… murmura Lola quibaissa les yeux dans un mouvement de pitié involontaire.

– On a bien raison de dire, repritRobert, que toute bonne action a sa récompense… car, maintenant,nous avons sous la main le véritable maître de Penhoël, mesenfants… Et gare à ce vieil aigrefin de Pontalès !

– Il ne nous manque plus qu’unebagatelle…, dit Bibandier ; cinq cent mille francs.

– Bah !… fit Blaise ; demainmatin, nous serons tous trois millionnaires.

– Et si nous manquons lecoche ?…

– Eh bien ! s’écria Robert, dans cecas-là même nous pourrions encore utiliser Penhoël… car je ne vousai pas tout dit, mes enfants !… Cette prétendue école que j’aifaite hier en racontant au nabab une histoire un peu trop vraie,n’est pas si sotte que vous voudriez bien le croire… Vous savezbien cette lettre que j’ai reçue de l’hôtel Montalt, avant departir ce matin ?

– Oui…, répliquèrent à la fois Blaise etBibandier ; tu sais ce que veut le nabab ?

– Je le sais.

– Tu l’as donc vu ?

– Du tout… mais, en rentrant ici, j’aitrouvé deux autres lettres du même Berry Montalt… Dans la première,il ne disait rien du tout, vous savez… Dans la seconde, ils’expliquait un peu… Dans la troisième, il dit la chose tout aulong, comme un brave homme.

– Et que dit-il ?

L’Américain se mit à sourire et joua ducure-dent.

– C’est une drôle d’histoire !…répliqua-t-il enfin ; ça ne se comprend guère… Je ne sais quepenser ; mais, au demeurant, ce Montalt est comme tous lesenrichis qui reviennent des antipodes… c’est l’homme des fantaisiesabsurdes et inexplicables !

– Mais encore…

– Eh bien, voici ce que c’est ! Ilparaîtrait qu’hier j’ai été très-éloquent… surtout en rendantcompte de certaine missive adressée par madame Marthe à Louis dePenhoël, il y a bien longtemps… Ce chiffon de papier-là nous a déjàété d’une certaine utilité dans l’affaire de Bretagne… Etmaintenant, voilà Montalt qui veut me l’acheter un prixfou !

– L’acheter ?… dit Blaise :pour quoi faire ?

– Est-ce que je sais ?… J’ai vu àLondres un Anglais qui paya, devant moi, deux mille guinées troislignes de l’écriture d’une voleuse, pendue à Tyburn… Montalt estAnglais, après tout !…

Il prononça ces mots comme s’il avait étépréoccupé, malgré lui, d’une arrière-pensée.

– Mais cette lettre, dit Bibandier,l’as-tu ?

L’Américain tira son portefeuille de sapoche.

– Je l’ai, répliqua-t-il, et je seraisporté à croire qu’elle vaut en effet un bon prix, car c’est pourl’avoir que ce pauvre diable de Penhoël m’avait permis d’enlever safille… Ce soir-là, il arriva bien des événements… Penhoël, enpartant, oublia la lettre dans le salon, et je la repris.

– Eh bien !… dit Blaise, pourquoihésites-tu ?… Vends-la !…

Malgré lui, Robert était tout pensif.

– Sans doute…, répliqua-t-il ; sansdoute !… En fait de folies, le nabab ne compte pas… et je suisbien sûr qu’on en aurait ce qu’on voudrait… mais il faut attendre…Une arme vaut mieux parfois que de l’argent… et demain, comme tudis, ami Blaise, nous serons peut-être millionnaires…

……  … . .

La soirée s’avançait déjà lorsque BerryMontalt revint à son hôtel. Il avait passé toute la journée dehors,et c’était du Cercle qu’il avait écrit ses deux dernières lettres àM. le chevalier las Matas.

La première chose dont il s’informa endescendant de voiture fut de savoir si le chevalier était venu ous’il avait écrit. À ces deux questions, le concierge de l’hôtelrépondit négativement. On n’avait point eu de lettres, et la seulevisite reçue dans la journée était celle de madame la marquised’Urgel, qui avait demandé Mirze.

Le nabab gagna ses appartements d’un airtriste et préoccupé. Il s’assit, en rentrant, devant sonsecrétaire, et trempa sa plume dans l’encre.

– Jean de Penhoël !…murmura-t-il ; une jeune fille enlevée !… Tout cela estétrange… J’aurais dû lui parler peut-être…

Il déposa sa plume et appuya la tête contre samain.

– Ces choses m’entourent et mepressent !… poursuivit-il. Le doigt de Dieu est-il là ?…Ou n’est-ce qu’un jeu du hasard moqueur ?… J’ai beau merévolter et dire : Que m’importe ?… Toutes mes blessuressaignent… et je n’ai plus qu’une seule pensée…

Il resta un instant immobile ; puis saplume, reprise avec emportement, courut en grinçant sur lepapier.

Une lettre fut écrite en un clin d’œil, maisplus vite encore déchirée.

– Ce n’est pas le moyen de savoir !…murmura-t-il j’ai montré trop clairement à cet homme quelle étaitmon envie… Désormais, c’est un marché qu’il faut lui proposer.

Il écrivit encore :

« Si la lettre dont M. le chevalierde las Matas m’a parlé hier est remise à l’hôtel Montalt avantminuit, je tiendrai une somme de cinquante mille francs à ladisposition de M. le chevalier. »

Il signa.

Comme il était en train de plier sa lettre, ilse ravisa tout à coup et la rouvrit pour mettre cent mille francs àla place de cinquante mille.

Et sa plume resta suspendue, pendant plusd’une minute, au-dessus du papier, parce qu’il se demandait s’ildevait doubler encore la somme promise.

Il sonna Séid et lui remit la lettre dans sonenveloppe.

– La réponse à ce message devra m’êtrerapportée sur l’heure, dit-il.

Séid s’inclina comme d’habitude en signed’obéissance.

Au moment où il sortait, Montalt lerappela.

– Ces deux jeunes filles…, demanda-t-ilen hésitant, sont-elles revenues à l’hôtel ?

– Oui, répondit Séid.

– Y a-t-il longtemps ?

– Oui.

– Faites-les venir ici.

Séid se retira.

L’instant d’après, Diane et Cyprienneentraient dans la chambre du nabab.

Malgré la nature romanesque et aventureuse deleur caractère, malgré l’ignorance complète où elles étaient deschoses du monde, les deux jeunes filles ne pouvaient s’empêcher deregarder comme un rêve le souvenir de cette unique et bizarreentrevue qu’elles avaient eue avec le nabab.

Elles avaient passé toute l’après-midi àl’hôtel, veillant auprès de Blanche, qui était plongée, depuis lematin, dans un état d’affaissement léthargique.

La pauvre enfant avait éprouvé cette nuit unchoc terrible : cet enlèvement mystérieux l’avait brisée.Depuis son entrée à l’hôtel Montalt, ses paupières ne s’étaientpoint rouvertes. Son souffle était faible ; on l’aurait cruemorte si quelque plainte rare n’était tombée parfois de ses lèvresdécolorées.

Nawn, la servante de Mirze, était venue, deson plein gré, offrir son aide aux deux jeunes filles.

Cette Nawn faisait une garde-malade attentiveet souverainement adroite. C’était un secours précieux que Diane etCyprienne acceptaient avec reconnaissance.

Tout en veillant au chevet de Blanche, lesdeux jeunes filles songeaient, et, bien qu’elles ne pussent secommuniquer leurs pensées de peur d’éveiller la pauvre malade,leurs pensées étaient les mêmes.

Elles se demandaient comment Madame et René dePenhoël avaient pu fuir dans l’état où ils étaient ; elles lesavaient laissés mourants tous les deux ! Pourquoi quitter leurretraite justement à cette heure ?

Où étaient-ils allés ?

À ces questions nulle réponse n’étaitpossible. Cyprienne et Diane entrevoyaient un mystère, sans pouvoirmême essayer de l’éclaircir.

– Demain, se disaient-elles, nousretournerons…

Et leur esprit, abandonnant cette énigmeinsoluble, revenait à d’autres idées. Diane songeait à Étienne,Cyprienne à Roger.

Qu’avaient-ils dû penser la veille ? Ilsaimaient encore ; ils n’avaient pas oublié. Oh ! on lesaimait aussi…

Diane se réjouissait d’avoir retrouvé le cœurd’Étienne tout entier à elle ; Cyprienne pardonnait à Rogerson inconstance folle, pour les bonnes larmes qu’elle avait vuesdans ses yeux.

Elle l’aimait comme il était.

Un regard échangé disait aux deux sœurs cequ’elles avaient dans l’âme ; c’était une conversation muette,et parfois toutes deux se prenaient à sourire en rougissant, commesi elles eussent mis leur cœur de vierge à nu dans des paroles trophardies.

Puis elles faisaient un détour encore dans lessentiers perdus de la rêverie. On ne peut pas toujours parlerd’amour, même avec son âme, et il y avait un sujet de réflexion quirevenait frapper incessamment au seuil de leur pensée.

Cet homme, qui était maintenant leur hôte, etqui leur avait dit d’une voix si douce, avec un sourire sibon : « Je suis votre père ; » cet homme dontl’aspect seul avait clos, comme par enchantement, leurs jours demisère, ce bon génie de leurs anciens rêves ! il était là,toujours, devant leurs yeux…

Elles le voyaient avec sa noble beauté, avecce charme fier qui rayonnait de son sourire.

Ses moindres paroles restaient gravées tout aufond de leurs cœurs.

Il avait commencé par être bien cruel pourdevenir ensuite si généreux !…

Diane et Cyprienne ne trouvaient personne àqui le comparer, même de loin ; les hommes qu’elles avaientvus jusqu’alors n’étaient point faits ainsi.

Elles ne le connaissaient pas, mais elles ledevinaient plus complétement peut-être que ceux-là mêmes quivivaient avec lui depuis des années.

Leur bonheur était de penser qu’il leur seraitdonné peut-être de mettre un baume sur les blessures envenimées dece grand cœur.

Depuis le matin, il ne leur avait pas donnésigne de vie, mais elles n’avaient point d’inquiétude encore, parceque toute la maison était à leurs ordres. Séid avait parlé ;chacun, dans l’hôtel, leur obéissait comme au nabab lui-même.

Elles attendaient ; quelque chose leurdisait que Montalt ne les avait point oubliées. Et il n’y avaitpoint d’impatience dans leur attente parce qu’un secret sentimentde crainte se mêlait à leur affection reconnaissante.

Les heures de l’absence avaient encore grandile nabab à leurs yeux ; elles tremblaient presque à l’idée dele revoir.

Mais il n’y avait pas là l’ombre d’une penséede défiance. Depuis douze heures qu’elles avaient amené l’Ange dansla maison du nabab, l’idée ne leur était pas venue qu’il pût yavoir danger ou seulement inconvenance.

L’ordre de Montalt les trouva préparées. Elleslaissèrent Nawn auprès de Blanche, et s’éloignèrent en se tenantpar la main.

Ce fut ainsi qu’elles entrèrent dans lachambre de Montalt.

Elles demeurèrent auprès du seuil, les yeuxbaissés, le front rougissant et le sourire aux lèvres.

Montalt était toujours assis auprès de sonbureau.

Il les regarda un instant en silence et avecadmiration comme s’il se fût étonné de les retrouver si jolies.

– Approchez…, dit-il enfin.

Diane et Cyprienne s’avancèrent. Maisl’entrevue était loin de se renouer à ce point de familiaritéintime où le sommeil de Montalt l’avait interrompu, la nuitprécédente, et la gentille joue de Cyprienne serait devenue bienplus vermeille encore si quelqu’un lui eût rappelé qu’elle avaitosé mettre un baiser sur le front de cet homme.

Montalt avait l’air grave, presque sévère.

– Bonsoir, Berthe…, dit-il en prenant lesmains des deux sœurs ; bonsoir, Louise… Il y a bien longtempsque je ne vous ai vues… Avez-vous pensé à moi,aujourd’hui ?

– Oh ! oui, milord !… répliquaCyprienne.

– Grâce à vous, ajouta Diane, nous avonsporté secours à ceux que nous aimons.

Montalt les regardait en face tour à tour.

– Et vous n’avez point eu regret dem’avoir menti ?… murmura-t-il.

– Menti ?… balbutièrent les deuxjeunes filles en échangeant un regard furtif.

Le nabab souriait tristement.

– Laquelle de vous s’appelleDiane ?… demanda-t-il ; et laquelle a nomCyprienne ?…

Les deux sœurs étaient devenues toutespâles.

– Oh ! monsieur !…monsieur ! s’écria Diane, je vous en prie,pardonnez-nous ! Le désespoir nous a poussées à venir… etquelque chose nous disait que nous bravions, en venant, les blâmesdu monde… Nous avons menti, c’est vrai… mais c’est que noussongions à notre vieux père.

– C’est vous qui êtes Diane, n’est-cepas ?… dit le nabab ; et c’est vous qui aimezÉtienne ?

– Étienne ?… répéta encore la jeunefille.

Il lui semblait qu’un pouvoir surnaturelpouvait seul lire ainsi au fond de son cœur.

– Et vous, Cyprienne, reprit le nabab,vous aimez Roger de Launoy ?… Que Dieu vous donne du bonheur,mes pauvres enfants !… L’amour fait bien souffrir… et quanddeux cœurs se donnent l’un à l’autre, il y en a toujours un quiment ou qui se trompe…

– Étienne est un honnête homme, répliquaDiane en relevant la tête.

– Je le crois…, dit Montalt.

– Et Roger m’aime !… ajoutaCyprienne.

– Comment ne pas vous aimer, mafille ?… Qui sait ?… j’ai tort, peut-être… Dieu leveuille !

Sa physionomie changea, comme s’il eût faiteffort pour secouer sa tristesse. Il rappela sur sa lèvre son beausourire, et prit les mains des deux jeunes filles, qu’il serracontre son cœur.

– Pourquoi ne m’appelez-vous plus votrepère ? dit-il presque gaiement.

Diane ne répondit pas, mais Cyprienne, plushardie par moments, secoua la tête en prenant un petit airmutin :

– Parce que vous nous grondez…, dit-elle,et parce que vous avez deviné notre secret !

– Et si je vous pardonne ?…

– Alors, nous vous pardonnerons.

Montalt les attira vers lui et réunit leurstêtes charmantes sous un même baiser.

– Merci, mes filles…, dit-il.

– Merci, père…, répondirent en même tempsles voix caressantes des deux sœurs.

Montalt resta quelque temps à les contempleren silence. Il n’était plus forcé de feindre pour cacher satristesse ; une expression de joie recueillie éclairait sonvisage.

– C’est vrai, pourtant, dit-il ;j’ai deviné un secret, moi !… moi qui laisse toujourssommeiller mon esprit !… Je vous aime si bien, mes enfantschéries, que j’ai fait une fois comme tout le monde… J’ai oubliéque j’étais mort et qu’il n’y avait plus en moi ni curiosité nidésir… J’ai travaillé, j’ai tâché de lire dans le regard… et j’airéussi.

– N’avez-vous appris que cela ?…,demanda Cyprienne en jouant l’indifférence.

– Rien que cela, mademoiselle Berthe…,répliqua le nabab. Soyez tranquille… Je ne sais pas le nom de votrevieux père, qui est un gentilhomme !… Je ne sais rien, sinonque je vous aime et que je suis heureux de vous avoir là toutesdeux contre mon cœur…

– Nous aussi, nous vous aimons !murmura Diane émue, comme un ami et comme un père.

Les yeux de Montalt se perdirent un instantdans le vide.

– Sais-je pourquoi ?… pensa-t-iltout haut ; on dit que je suis l’homme du caprice… je le croisquelquefois… Et pourtant, s’il y a un Dieu, c’est lui qui vous amises sur mon chemin, pauvres enfants, afin que je sois bon àquelque chose ici-bas… Oh ! je ne jouerai plus… Ce qui mereste est à vous, mes filles, et vous serez riches !

Il se prit à sourire tout à coup.

– Vous souvenez-vous que je vous aipoursuivies longtemps ? dit Montalt. Le monde me croit fou degalanteries et d’aventures amoureuses… Pauvre monde ! quiprend le désespoir pour l’ardeur et le découragement pour lafièvre !… En courant après vous, mes enfants, ce n’était pas àmoi que je pensais… Vous allez bien m’en vouloir… Étienne et Roger,que j’aimais en ce temps-là, me parlaient de vous sans cesse, et jevoulais leur donner un remède contre l’amour…

– Oh ! fit Diane avec reproche, vousvouliez les rendre infidèles !…

– L’amour est un si cruel malheur, mafille !… En vous voyant jolies comme des anges, je m’étaisdit : « Voilà ce qu’il me faut… » Et, sans vousconnaître, je vous opposais à vous-mêmes… Je prenais les deuxpauvres petites chanteuses pour en faire les rivales des deuxnobles filles de Bretagne… Vous me ferez croire à Dieu avant demourir, mes enfants, car sa main est là, et c’est elle qui vous adéfendues contre moi.

– Père, dit Cyprienne qui lui baisa lamain avec un petit frisson de crainte, quand je pense que nousaurions pu vous haïr !…

Le nabab baissa les yeux, et un nuagedescendit sur son front.

– Cela eût peut-être mieux valu ainsi…,murmura-t-il ; demain, qui sait ce que seront noscœurs ?… Quand je vous vois, je crois mon âme guérie ;…quand je vous entends m’appeler mon père, je suis heureux, et il mesemble que je n’ai jamais connu la souffrance… Mais tout cela n’estque mensonge !… ajouta-t-il en se levant brusquement, vousn’êtes pas mes filles ! Un autre a droit à l’amour que jevoudrais tout seul.

Les deux sœurs le regardaient tristement et netrouvaient point de réponse.

Montalt parcourait la chambre à grands pas. Aubout de quelques minutes, il se laissa retomber sur son siége.

– Père…, dit Diane en prenant sa maintimidement, est-ce que vous êtes fâché contre nous ?

Le nabab la pressa contre sa poitrine avec ungeste passionné.

– Deux ! s’écria-t-il ;oh ! ce serait trop, c’est vrai !… je n’ai pas méritétant de bonheur !… Mais si Dieu m’avait donné seulement unefille comme toi, Diane… ou comme toi, ma Cyprienne chérie !…que ma vie serait changée et belle !… et comme jedésapprendrais vite à désirer le néant qui suit la mort !…

– Vous qui êtes si bon…, murmura Diane,comment ne croyez-vous plus au ciel ?…

– Parce que, si le ciel existe, il estimpitoyable !… Ne vaut-il pas mieux douter que dehaïr ?…

Cyprienne écoutait, saisie par cette vagueterreur que le blasphème inspire à la foi naïve.

– Oh !… fit Diane avec compassion,vous avez donc bien souffert ?

– Si j’ai souffert ! prononça lenabab d’une voix sourde et avec un accent d’amertume si déchirantque les deux sœurs eurent froid jusqu’au fond de l’âme ;pauvre enfants ! puissiez-vous ne savoir jamais ce qu’est unepareille souffrance !…

Il essaya de sourire, et cet effort renditplus douloureuse l’expression de profonde angoisse qui était surses traits.

Cyprienne et Diane s’étaient rapprochéesattentives.

– Mais je pense bien, reprit Montalt avecune nuance de fatigue et de sarcasme, que j’ai eu tort de souffrir…beaucoup de gens me prendraient pour un fou s’ils savaient monhistoire… Et ces gens seraient sages, peut-être… Que m’a-t-onfait ?… M’ont-ils assassiné, dépouillé ?… M’ont-ilsseulement trahi ?… Non. J’avais un ami et j’avais unemaîtresse… J’aimais la jeune fille au point de lui donner millefois ma vie… L’autre… qui était mon ami depuis que je sentais moncœur, je l’aimais jusqu’à lui sacrifier mon amour !

« Il était faible ; je me croyaisfort… nous étions presque des enfants tous les deux… Je le vismalheureux ; parce qu’il aimait en secret ma fiancée…

« Peut-être eus-je tort, mes filles, caril y a des dévouements injustes et cruels. La jeune fille avaitdroit à mon amour, et devant Dieu, moi, je n’avais plus le droit defuir…

« Et pourtant, je quittai la maison demon père, avec des larmes dans les yeux, moi, qui ne savais encoreque sourire !

« J’emportai dans l’exil mon amitiéenthousiaste et l’amour qui devait emplir ma vie.

« De quoi faut-il me plaindre ?… Monami épousa la femme que je lui avais cédée… Et un jour que jerevenais de bien loin, un jour que je m’approchais en tremblant dela maison de mon père, et que je me disais : « Il faudrasourire en voyant leur bonheur, » je rencontrai mon ami sur lechemin…

« Il me refusa sa main froide. Il se mitentre moi et la porte de sa maison. Je repartis ; mon âmeétait morte… »

Cyprienne et Diane avaient des larmes dans lesyeux.

– Pauvre père !… dirent-elles encouvrant ses mains de caresses.

– De quoi faut-il me plaindre ?répéta le nabab avec un élan d’amertume ; et que venais-jefaire chez cet homme ?… Je lui avais cédé mon bonheur ;peut-être croyait-il que je venais le reprendre… Oh ! mais jel’aimais tant !…

« Et la jeune fille qui était maintenantsa femme ?… Celle-là, je l’avais abandonnée, presquetrahie !… De quel droit pouvais-je lui demander unsouvenir ?

« N’était-ce pas moi-même et moi seul quiavais brisé ma vie ?

« Savaient-ils seulement qu’ils avaienttué mon âme, sinon mon corps : lui, parce qu’il me chassaitdans sa défiance jalouse ; elle, parce que je lui avais jetéle cri suprême de mon repentir et de ma douleur, et qu’elle avaitgardé le silence ?… »

Il appuya ses deux mains contre son front toutpâle. La pente de ses souvenirs l’entraînait.

– Oh ! je l’aimais !…murmura-t-il d’une voix tremblante ; vingt années se sontécoulées depuis lors, et je n’ai jamais aimé une autrefemme !… J’ai supplié Dieu de m’envoyer l’oubli !… Dieune m’a point exaucé… Je l’aime encore… je l’aime !… Cettenuit, je suis devenu fou rien qu’en écoutant une histoire où je nesais quelle femme jouait un rôle qui pouvait ressembler à savie…

« Et maintenant que je vous parle,j’attends comme un pauvre insensé… J’ai entrevu un vague espoirdans la nuit de mon avenir… Si je m’étais trompé !… si elleavait souffert, elle aussi, comme j’ai souffert !…

« J’attends pour savoir si je dois vivre,ou m’endormir dans la fatigue qui m’accable… »

Il se tut. Cyprienne et Diane l’écoutaientencore.

Il y avait en elles une émotion puissante etgrave qui les faisait muettes.

L’un des noirs entr’ouvrit la porte de lachambre.

– Une lettre pour milord, dit-il.

Le sang remonta violemment à la joue dunabab.

– D’où vient cette lettre ?…demanda-t-il d’une voix mal assurée, tandis que le noir s’avançaitvers lui.

– De l’hôtel des Quatre Parties du monde,répondit le nègre.

Montalt redevint plus pâle. Sa main tremblaiten saisissant la lettre. Il la regarda longtemps : on eût ditqu’il n’osait point l’ouvrir.

– Ceci est mon arrêt…, murmura-t-il ensouriant avec tristesse.

Il glissa la lettre fermée dans son sein.

– Ne voulez-vous donc pointsavoir ?… demanda Diane.

– Plus tard…, répliqua le nabab ; simon désir est satisfait, j’ai toute une vie pour me réjouir… Si mondernier espoir me trompe, j’ai toute une longue nuit à souffrir…Parlons de vous, mes filles, car il faut au moins que j’aie fait,ici-bas, quelqu’un d’heureux. Je vous ai fait hier une promesse… Jene l’ai pas oubliée… et je vais l’accomplir.

Il se dirigea vers son secrétaire, dont latablette restait baissée.

Il prit dans l’un des tiroirs la clef du petitmeuble, qui se trouvait au pied de son lit.

– Regardez bien tout ce que je fais…,dit-il ; vous pourrez avoir besoin de vous en souvenir.

Dans le meuble, il prit la boîte de sandal, etrevint auprès des deux jeunes filles.

– Voilà toute ma fortune…, poursuivit-ilje n’ai rien au monde, sinon cette boîte qui renferme une boucle decheveux blonds… Je les regarde parfois, quand je suis seul, et jevois sourire alors toutes les belles joies de ma jeunesse… Cetteboucle est là, gardée par les diamants qui l’entourent… Pour me laravir, il faudrait me prendre aussi mes diamants, dont la perte melaisserait plus pauvre qu’un mendiant… Cela me plaît à penser… Et,vous savez, chacun pare son idole… Moi, je n’ai ni femme, nienfant, ni famille… J’ai voulu faire un asile brillant à mon chersouvenir.

Il porta la boîte de sandal à ses lèvres, pourla baiser d’abord, puis pour arracher, à l’aide de ses dents,quelques-uns des diamants enchâssés dans le couvercle.

Il en prit quatre et les examina durantquelques secondes.

– C’est là une monnaie que je me suisfaite…, reprit-il en continuant, son examen ; je sais lavaleur de ces pierres tout comme si j’étais joaillier… Nem’avez-vous pas dit qu’il vous fallait cinq cent millefrancs ?

Cyprienne et Diane ne purent pas trouver deréponse, tant la surprise et l’émotion agissaient fortement surelles.

– Il m’en reste encore cinq ou six foisautant…, poursuivit le nabab, qui sembla compter de l’œil les videsnombreux marqués sur le couvercle de la boîte ; et qui sait sij’aurai besoin désormais de cette fortune ? Voici toujoursquatre pierres qui valent chacune cinquante mille écus, à peu près…Je vous les donne, mes filles.

– Est-il possible ?… s’écrièrent àla fois Diane et Cyprienne.

– Ne me remerciez pas…, dit le nabab enles baisant au front tour à tour ; je vous suis encoreredevable… Mon cœur était mort depuis vingt ans, et vous l’avezressuscité pour un jour… Oui, ajouta-t-il en fixant sur elles sesyeux attendris, j’avais oublié la joie d’aimer… Soyez bénies, mesfilles, car vous prierez pour moi, j’en suis sûr, quand vous ne meverrez plus.

Les deux sœurs tressaillirent, et leur regards’emplit d’inquiétude.

Montalt arrêta la question qui se pressait surleurs lèvres.

– Ne craignez rien, dit-il, Dieu a enfinpitié de moi, puisque je vous ai trouvées… Vous m’aimez, n’est-cepas ?…

– Oh ! notre bon père !…s’écrièrent les deux jeunes filles qui tâchaient de sourire àtravers leurs larmes, nous vous aimerons toujours !…

Montalt souriait aussi et ses yeux étaienthumides.

– Chères… chères enfants !murmura-t-il, je vous crois… et je crois que nous serons tousheureux…

Il avait mis les quatre diamants dans la mainde Diane.

Il retourna vers le meuble, afin d’y replacerla boîte de sandal.

Tandis qu’il refermait le meuble à doubletour, la pendule sonna : il était minuit.

Montalt revint vers les deux jeunes filles,mais il n’y avait plus de sourire sur ses lèvres.

– Diane, dit-il, je vous confie cetteclef, ma fille… J’avais encore bien des choses à vous dire, maisj’ai besoin d’être seul… Écoutez seulement mes dernières paroles…Je vous reverrai demain vers huit heures… peut-être à neuf heures…Si je n’étais pas revenu à dix heures, vous vous serviriez de cetteclef, Diane ; vous prendriez la boîte de sandal… les diamantsqui la couvrent seraient votre héritage…

– Oh ! père !… interrompirentles deux jeunes filles effrayées en se serrant contre lui.

– Laissez-moi poursuivre…, reprit Montaltqui parlait d’une voix triste, mais ferme ; cette fortune queje vous lègue, vous n’aurez de compte à en rendre à personne…Seulement, dans le cas où je ne devrais point revenir, ma volontéest que la boucle de cheveux renfermée dans cette boîte soitdétruite… Promettez-moi de la brûler, mes filles, et d’en jeter lescendres au vent…

Diane et Cyprienne promirent. Elles voulaientparler et décharger le poids qui était sur leur cœur ; mais lenabab les conduisit lui-même jusqu’à la porte.

Elles se jetèrent dans ses bras ; il lesrepoussa doucement.

– À demain, mes filles !…dit-il.

Il était seul.

Un instant, il resta auprès de la porte,écoutant les pas légers des deux sœurs qui s’éloignaient dans lecorridor.

Sa main se posa sur sa bouche, comme pour leurenvoyer un dernier baiser.

Puis il tira précipitamment de son sein laréponse de Robert.

Il la considéra durant plus d’une minute avantde l’ouvrir. Il n’osait pas.

Sa respiration soulevait péniblement sapoitrine, et il y avait de grosses gouttes de sueur à sonfront.

Enfin il rompit le cachet.

La lettre était ainsi conçue :

« Le chevalier de las Matas a l’honneurde présenter ses respects à lord Berry-Montalt, et le prie deremettre à demain, dans la soirée, l’affaire dont il estquestion. »

La tête de Montalt tomba sur sa poitrine.

– Demain ! murmura-t-il.

Puis il ajouta en déchirant lalettre :

– Je mourrai sans savoir…

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