Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XI. – LE REGARD D’UNE FEMME.

Au sortir de son appartement, Montalt sedirigea de suite vers le boudoir, en dehors duquel les deux noirsrestèrent en faction.

C’était encore là une réminiscence de l’Asie,où l’on met volontiers un esclave ou deux aux portes, en guise deverrous.

Montalt entra. Diane et Cyprienne étaientassises côte à côte, tremblantes toutes deux, à l’autre extrémitédu boudoir. Elles avaient eu le temps de reprendre leurs vêtementsde paysannes bretonnes.

Rien ne trahissait leur récente escapade, saufla porte de la chambre aux costumes, qu’elles avaient oublié derefermer et qui laissait voir les illuminations du jardin.

Montalt ne prit point garde.

Il s’arrêta tout auprès du seuil pour examinerles deux jeunes filles, qui avaient les yeux cloués au parquet,mais qui le voyaient néanmoins parfaitement : le nerf optiquedes femmes ayant, comme chacun sait, le pouvoir de percer lamembrane de leurs paupières.

Elles n’en étaient pas moins déconcertées pourcela, et craintives, les pauvres enfants !

Cyprienne sentait le cœur lui manquer ;Diane rassemblait tout son courage, mais, en ce premier moment, lapeur était la plus forte.

C’était l’heure terrible. Elles allaientsavoir…

Le nabab traversa la chambre à paslents ; Diane, qui était la plus rapprochée de lui, ne perdaitpas un seul de ses mouvements.

Montalt prit un siége qu’il roula au-devantd’elles, mais il resta debout. Ses yeux peignaient une légèresurprise : c’était la première fois qu’il voyait les deuxjeunes filles sous leur costume de paysannes. Cette surprise, dureste, n’avait rien de pénible ; au contraire, à mesure qu’illes contemplait en silence, son visage exprimait une sorted’émotion attendrie.

– Pauvre Bretagne !… murmura-t-ilenfin d’une voix si basse que les deux sœurs ne l’entendirentpoint.

Cette exclamation, qui sortait du fond de soncœur, avait l’accent doux et triste qu’on prend pour plaindre unami méconnu.

Il va sans dire que, du premier coup d’œilDiane et Cyprienne l’avaient reconnu, non-seulement pour levoyageur du coupé, mais pour l’homme du rendez-vous de Notre-Dameet aussi pour l’interlocuteur de Robert dans la scène qui venaitd’avoir lieu au jardin, sous le berceau. Car elles avaient assistéà la fin de cette scène, et c’étaient elles qui avaient jeté, àtravers la charmille, le double et mystérieux démenti.

De leur cachette, elles avaient vu le calmeobstiné que gardait Montalt en écoutant l’odieuse histoire ;mais elles avaient vu aussi, – et c’était maintenant pour elles unvague sujet d’espoir, – la figure du nabab se décomposer tout àcoup et trahir l’amertume profonde qui était sous sa feintefroideur.

Comme son œil noir avait brillésoudainement ! et quelle menace dans le feu sombre de saprunelle !

En cet instant si court où Montalt avaitlaissé tomber son voile d’indifférence glacée, Diane avait entrevuen lui un juge du crime. Un prisme s’était mis entre son œil éblouiet cet homme si beau, si puissant, le maître de toutes cesmerveilles, le roi de ce palais enchanté ! Le romanesquepenchant qu’elle avait à voir les choses sous un aspect surnaturels’était réveillé.

Ce qu’elle pensait, ce qu’elle sentaitsurtout, elle n’aurait point su l’exprimer peut-être, mais son âmese recueillait en une émotion respectueuse, comme aux heures de laprière.

Elle espérait. Quelque chose l’entraînait àrespecter Montalt dont elle ne savait pas même le nom, et à croireen lui.

Et, à ce moment, où, de retour dans leboudoir, les deux jeunes filles attendaient, reprises par leurinquiétude effrayée, c’était bien Montalt que Diane s’attendait àvoir paraître…

Quand la porte s’ouvrit, il n’y eut queCyprienne à tressaillir.

Diane était immobile et droite sur son siége,l’œil au guet, l’oreille tendue. Elle ne tremblait point ; sonsang-froid l’étonnait elle-même. Cyprienne se rassurait presque, àla voir si tranquille.

Montalt les contemplait toutes deux ensilence, et la rêverie semblait le prendre. L’opium agissait surlui, déjà, du moins, comme calmant, et rendait à son visage toutesa noble sérénité.

– Pourquoi ce déguisement ?… dit-ilenfin d’un accent affable et bon ; vous n’en avez pas besoinpour être jolies comme des anges.

– Ce sont les vêtements de notre pays…,répondit Diane à voix basse et sans lever les yeux.

– Ah ! fit Montalt ;l’aimez-vous bien, votre pays ?

À cette question inattendue, Cyprienne risquaun timide regard. Puis elle tourna la tête aussitôt pour cacher sarougeur.

Mais elle avait eu le temps de voir en faceMontalt, dont le sourire s’imprégnait en ce moment d’une sorte debonté paternelle.

Le fardeau d’épouvante qui pesait sur lepauvre cœur de Cyprienne fut allégé de moitié pour le moins.

– Si nous aimons notre pays !… ditDiane. Nous sommes Bretonnes !

– Ah !… fit encore Montalt dont lavoix changea légèrement ; c’est une grande gloire que d’êtreBretonne à ce qu’il paraît, mes belles enfants !… À touthasard, je vous en fais mon compliment sincère.

– Il y a longtemps que vous savez d’oùnous venons…, murmura Diane.

– Oh ! oh !… s’écria le nababdont le sourire devint plus franc ; vous m’aviez donc remarquésur la route ?

Cyprienne fit un petit signe de têteaffirmatif.

– Alors pourquoi cette longuerésistance ?… demanda Montalt, car il y a longtemps que jedésirais votre visite… Aviez-vous peur de moi ?

– De vous moins que d’un autre…, réponditDiane qui raffermissait peu à peu sa voix pénétrante et douce.

Le nabab s’inclina.

– Moins que d’un autre…,répéta-t-il ; c’est beaucoup encore… J’espère que vous avezperdu ce reste de crainte… Voulez-vous que je sois votreami ?

– Oh !… répondit Dianevivement ; nous le voulons de tout notre cœur !

Une nuance d’embarras vint se refléter dans leregard de Montalt. On eût dit qu’il hésitait à donner un sens àcette réponse.

Le silence régna de nouveau, durant quelquessecondes, dans le boudoir. Montalt promenait son regard incertainde l’une à l’autre des deux jeunes filles.

Il contemplait avec une émotion croissante cesbeaux fronts, tout brillants de candeur, ces traits purs etcharmants, auxquels le petit bonnet des paysannes morbihannaisesétait comme une virginale couronne.

Ceux qui le connaissaient auraient devinéqu’une pensée généreuse et bonne livrait combat, au dedans delui-même, aux théories de son scepticisme entêté ; mais lescepticisme était bien fort, et le temps avait fait pénétrer sesracines jusqu’au cœur.

Il se redressa et prit une attitude dégagée,qui cadrait vraiment à merveille avec les grâces jeunes de sataille et de sa figure.

– Ma foi, mes belles, dit-il, j’ai hontede vous l’avouer !… Dans le principe, ce n’était pas pour moique je désirais votre venue… Fou que j’étais ! Il faut vousavoir vues de près pour connaître toute votre valeur… Je prometsbien que je ne vous céderai à personne !

Il n’y a point de complète ignorance. Dianedevint pâle, tandis qu’une épaisse rougeur tombait du front deCyprienne jusqu’à ses blanches épaules.

La ressemblance des deux sœurs disparaissaiten ce moment où la même émotion exagérait les caractères différentsde leur beauté.

Cyprienne n’était qu’une pauvre enfant,effarouchée et surprise ; Diane avait la fierté assurée d’unereine.

– Nous ne savons rien…, dit-elle d’unevoix lente et basse ; à peine pourrions-nous dire ce qui nousblesse dans vos paroles, monsieur… et pourtant, de confiantes quenous étions, nous voilà tristes et humiliées… On est venu versnous, au moment où la détresse nous accablait et où ma pauvre sœur,trop faible contre sa souffrance, parlait de mourir… Auprès denous, se prolongeait l’agonie d’une femme sainte que nous aimonscomme si elle était notre mère… Et je ne vous fatigue pas du comptede nos autres douleurs !… On nous a donné une espérance qui,bien longtemps, nous a semblé un rêve… Pourquoi le cacher ?Derrière les promesses qui nous étaient faites, plus d’une foisnous avons entrevu la honte. Mais quelquefois aussi, pauvresignorantes que nous étions, il nous semblait que Dieu devait avoirmis sur la terre, parmi tant d’hommes méchants, cruels,impitoyables, quelques cœurs généreux, pour que le ciel ne soitpoint une solitude après cette vie… Ne nous demandez pas si nousavons raisonné notre espoir, car notre conscience nous disait derester… Et si nous sommes ici, c’est ma faute… oh ! ma faute,à moi toute seule… Ma sœur ne voulait pas venir…

Cyprienne se rapprocha de Diane, et appuya satête contre le sein de sa sœur.

– Je t’aurais suivie au bout dumonde !… murmura-t-elle.

– Écoutez, reprit Diane ; quand jevous ai reconnu, j’ai senti au dedans de moi-même une joie que jene peux pas expliquer… Mon espoir m’a semblé moins fou… La craintequi me serrait le cœur s’est calmée… Que sais-je ? quand nousétions toutes deux dans notre misérable chambre, nous nous étionssouvenues de vous… Et votre image nous était parfois apparue… MonDieu ! nous avons fait tant de rêves, en notre vie, qui tousont été suivis d’un dur réveil !… À l’instant, quand vous avezparlé, mes yeux se sont ouverts… Le nuage qui était au devant de mavue s’est dissipé pour me montrer l’abîme au bord duquel noussommes… Monsieur, n’abusez pas de notre folie et laissez-noussortir de cet hôtel…

Montalt l’avait écoutée sans même essayer del’interrompre. Son visage avait repris cette indifférence fatiguée,qui était le masque derrière lequel son émotion se cachaittoujours.

– Mes belles…, dit-il avec un sourireglacé, quand on est entré chez moi, ce n’est pas ainsi qu’on ensort.

Cyprienne se couvrit le visage de sesmains.

– Ayez pitié ! dit Diane ; noussommes les filles d’un gentilhomme.

– Peste !… fit Montalt qui semblaits’endurcir dans son ironie, c’est extrêmement flatteur pour unvilain tel que moi !…

– Ayez pitié !… répéta Diane dontles longs cils baissés laissèrent échapper une larme ; notrepère est bien vieux… Et si nous sommes déshonorées, il ne reverrajamais ses filles…

Elle attendait une réponse, la tête haute etles yeux baissés.

La réponse ne vint pas.

– Écoutez…, reprit-elle d’une voixranimée ; nous sommes deux ici… contentez-vous d’unevictime.

– Je veux bien…, dit Montalt :laquelle restera ?

– Moi ! moi !… s’écrièrent enmême temps les deux jeunes filles.

– À merveille !… repritMontalt ; c’est maintenant à qui ne s’en ira point !

– Oh !… murmura Diane, ma pauvreCyprienne !… Je t’en prie ! je t’en prie !…

Cyprienne se jeta dans ses bras et la pressacontre son cœur.

– Nous mourrons ensemble…, dit-elle.

Diane, en ce moment, releva pour la premièrefois ses yeux sur Montalt, et le regarda en face. Sa prunellebrûlait ; le sang colorait vivement ses joues, naguère sipâles. Mais toute cette indignation tomba comme par magie.

Montalt avait beau retenir son masque :le regard perçant de la jeune fille avait vu au travers.

Elle n’avait eu besoin que d’un coup d’œil, etsa paupière, qui se baissait de nouveau maintenant, voilait presqueun sourire.

Elle avait vu la physionomie du nabab démentirénergiquement ses cruelles paroles ; elle avait vu la bontéderrière sa grimace impitoyable. Elle avait même cru voir ses yeuxhumides.

Montalt avait mis grande hâte à recomposer saphysionomie ; mais gagnez donc de vitesse le regard d’unefemme !

En se voyant découvert ainsi à l’improviste,il fronça le sourcil, et cette fois tout de bon.

– Femmes, Bretonnes et filles d’ungentilhomme ! murmura-t-il avec une amertume non feinte ;pardieu ! mes belles, vous êtes bien tombées !

Il repoussa le siége sur lequel il s’appuyait,et se mit à marcher dans la chambre tout en poursuivant :

– Et vous venez me parlerd’honneur !… Et vous venez me dire, comme dans lescomédies : « Nous préférons la mort à la honte… »Mademoiselle, vous eussiez fait une actrice passable…L’honneur !… s’interrompit-il en haussant les épaules,savez-vous bien à qui vous vous adressez ?… Je ne crois pas àl’honneur, moi, mes belles !… pas plus à l’honneur des femmesqu’à l’honneur des hommes… L’honneur des hommes est une stupiditésauvage… L’honneur des femmes est une niaiserie grotesque !…Et quant aux menaces de mort qu’on fait en pareil cas, celaressemble beaucoup à ces simagrées des chanteurs qui passent lamoitié de la journée à se faire prier et l’autre moitié à gémirleur romance, quand personne ne veut plus les entendre…

Tandis qu’il parlait ainsi en s’indignant àfroid et en gesticulant de toute sa force, Diane s’était penchée àl’oreille de Cyprienne et lui glissait quelques mots à voixbasse.

Puis les deux jeunes filles se prirent àregarder le nabab à la dérobée.

Il y avait maintenant presque autant decuriosité que de crainte dans les jolis yeux de Cyprienne.

Quant à Diane, tout son courage étaitrevenu…

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