Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

VIII. – QUATRE BAYADÈRES.

Les paroles prononcées par les deux jeunesfemmes inconnues, à l’oreille du baron Bibander et du comte deManteïra, étaient pourtant bien simples.

La ceinture rouge frangée d’or avait dit aucomte :

– Bonjour, M. Blaise.

La ceinture verte avait dit aubaron :

– Bonjour, M. Bibandier.

Et cela tout doucement, d’un ton amical etdiscret, où il n’y avait certes point de menace.

Le comte de Manteïra chercha d’abord, sous lemasque de son interlocutrice, les traits brunis et réguliers deLola, car quelle autre, dans cette fête, pouvait savoir sonnom ?

Mais, impossible de se méprendre !l’inconnue, aussi grande que Lola, avait une taille bien plusjuvénile, les épaules moins larges, la poitrine moinsdéveloppée ; et, d’ailleurs, Lola était brune, tandis que lediadème de perles, qui servait de coiffure à l’inconnue, laissaitéchapper à profusion les boucles des plus beaux cheveux châtainsque l’on pût voir.

Le comte de Manteïra fit effort pour surmonterson trouble, et reprit ses cartes d’une main qui, malgré lui,tremblait.

– Ne faites pas attention à moi,M. Blaise, dit la ceinture rouge avec simplicité, et continuezvotre partie… j’ai du loisir… j’attendrai.

Le comte n’avait pas le choix et ne pouvaitfaire autrement que d’obéir.

On l’observait, son trouble avait étéremarqué ; mais on trouvait à cette émotion une cause toutenaturelle.

La jeune femme semblait admirablementbelle ; c’était quelque bonne fortune qui tombait des nues àM. le comte.

La partie engagée était un écarté. Le comteavait quatre points, et son adversaire n’en marquait pas unseul.

– Prenez garde !… ditcelui-ci : heureux en amour, malheureux au jeu, M. lecomte… Nous allons piquer sur quatre !

Blaise écoutait à peine. Ses yeux, au lieu desuivre son jeu, cherchaient à pénétrer sous le masque del’inconnue.

L’adversaire marqua le roi et fit la vole. Lecercle des assistants se prit à rire.

La ceinture rouge se pencha de nouveau àl’oreille de Manteïra.

– M. Blaise, dit-elle, vous saviezjouer autrefois mieux que cela… Vous trichiez à l’office pendantque votre maître trichait au salon… Ne vous gênez pas à cause demoi, je vous en prie… pas de compliments !… faites sauter lacoupe.

– Voyez donc, disait-on dans le cercle,comme la main de Manteïra tremble, pendant que la petite bayadèrelui chuchote des douceurs à l’oreille !

– Il y a de quoi, vraiment !

– Je gagerais qu’elle est délicieusementjolie !

– Messieurs, le comte est un heureuxmortel !…

L’infortuné Blaise avait au front de grossesgouttes de sueur.

Pendant cela, il ne faut pas croire que lenoble Bibander fût sur un lit de roses. La ceinture verte avait lalangue pour le moins aussi aiguë que celle de sa compagne.

Mais le trouble de l’ancien uhlan neressemblait pas tout à fait à celui de Blaise : il avait l’airplus effrayé qu’intrigué ; on eût dit qu’il savait à peu prèsà qui il avait affaire.

– Peste ! M. Bibandier !…disait la ceinture verte, nous avons laissé là-bas, je le voisbien, notre pauvre veste de futaine !

– Madame…, balbutiait le baron, je nevous comprends pas.

– Oh ! que si fait,M. Bibandier !… La preuve, c’est que vous oubliez debaragouiner en me parlant… Il fallait dire au moins : Matàme,ché ne fus gombrends bas !

– Matâme !… répéta machinalement lebaron.

Et il ajouta en se tournant vers saconquête :

– Eine bedite indrigue déchalusie !…

La ceinture verte éclata de rire.

– Bien dit, cette fois !…s’écria-t-elle. C’est pourtant vrai que je me meurs dejalousie !… Je viens de bien loin pour vous chercher…Ah ! que je vous aimais mieux, mon Bibandier, avec votre vestetrouée !… vous étiez fidèle, alors… Ah ! M. lebaron, M. le baron !… Vous savez comme les femmes sevengent… J’ai envie de dire à tout ce monde que vous êtes lefossoyeur du bourg de Glénac !

L’ancien uhlan se tournait et se retournaitsur ses moelleux coussins, comme s’ils eussent été rembourrésd’aiguilles.

– Je ne vous connais pas…, murmura-t-il.C’est-à-dire… ché ne fus gonnais bas…

La bayadère appuya sa jolie tête sur son coudeet se prit à le regarder fixement à travers les trous de sonmasque.

Le malheureux baron était à la torture.

– Ah çà ! reprit la bayadère, nousavons donc fait un héritage ?… car les cinquante pièces de sixlivres n’auraient point suffi à nous poser sur ce bon pied dans lemonde…

– Comte ! s’écriait-on autour de latable, heureux au jeu, malheureux en amour ! Vous avez perduune belle partie… Piqué sur quatre !

Blaise se leva. Il était très-pâle et gardaitun sourire contraint.

– J’ai bien des choses à vous demander,M. Blaise, dit la ceinture rouge en l’attirant hors du cercledes joueurs ; et d’abord où est l’Américain, comme vousl’appelez ?

– Qui êtes-vous ?… quiêtes-vous ?… murmura le comte d’un air accablé.

– L’Endormeur ! je vous trouve biencurieux !… Vous ne voulez pas me dire où est votre ancienmaître ?

– Ici.

– À merveille !… J’ai cru apercevoirmadame Lola… me suis-je trompée ?

– C’est elle qui vous a mise à même dejouer cette dangereuse comédie, n’est-ce pas ?… demandavivement le comte.

– Me suis-je trompée ? répéta lajeune femme.

– Non.

– Vous êtes au moins véridique… et vousavez raison, M. Blaise, car je ne suis pas en humeur de vousépargner !…

– Mais qui êtes-vous, au nom duciel ?

– Vous qui avez été si longtemps enBretagne, vous savez bien que les pauvres jeunes filles, mortesavant le mariage, reviennent sur terre parfois…

Blaise tressaillit. Il lui semblait que lesyeux de la bayadère brûlaient, derrière son masque de velours,comme deux charbons ardents.

– Et vous savez bien, reprit-elle endonnant à sa voix des inflexions profondes, que Dieu renvoieparfois ici-bas les victimes pour dévoiler le crime desassassins…

Blaise n’interrogeait plus. Mais il regardaittoujours la jeune femme, attachée à son bras, et ses yeuxpeignaient le comble de la terreur.

– Je vois que vous vous souvenez !…reprit la bayadère, et que je n’aurai pas besoin de vous rappelerla nuit de la Saint-Louis…

– C’est impossible !… balbutiaitBlaise qui se croyait le jouet d’un cauchemar ;impossible !…

La ceinture rouge lui serra le bras.

– Ne mentez pas…, dit-elle d’un tonimpérieux ; Blanche de Penhoël est-elle parmi ces femmesmasquées ?

– Non…, répondit Blaise.

– Malheur à vous si vous metrompez !…

– Je ne vous trompe pas.

– Et…, reprit la jeune femme en hésitant,ces deux jeunes gens qui étaient avec vous à Penhoël…

– Quels jeunes gens ?

– Le peintre… et le fils adoptif dumaître…

– Étienne Moreau et Roger deLaunoy ?

Les yeux de la jeune femme se baissèrent, etBlaise profita de ce mouvement pour l’envelopper d’un regardperçant.

– Que sont-ils devenus ?murmura-t-elle.

– Ils sont ici…, répondit Blaise.

Ce fut la jeune femme qui tressaillit, cettefois. Elle avait entraîné Blaise peu à peu jusqu’à un massif sombreet solitaire.

– Merci…, dit-elle, vous m’avez appristout ce que je voulais savoir… Maintenant, un mot encore… ce mot,répétez-le à vos complices, M. Blaise, car il pourrait devenirvotre arrêt… Vous avez envoyé aux pieds de Dieu celles qui étaienttrop faibles pour vous combattre sur la terre… Elles sont fortesmaintenant ; prenez garde !… S’il arrivait malheur àl’Ange de Penhoël que vous tenez en votre pouvoir, vous pourriezdire adieu à votre vie de méfaits et de crimes,M. Blaise ! car il y a sur votre tête une main armée… lamain de vos victimes, que vous ne pourrez pas tuer deuxfois !

Blaise était tout tremblant, et néanmoins sonêtre se révoltait énergiquement contre cette fantasmagorieimpossible. Il avait, pour étayer son incrédulité, le bruit et lalumière de la fête. Ce n’était point le lieu d’une apparition.

Peut-être que si pareille vision s’étaitprésentée à lui, là-bas, en Bretagne, sous les murailles noires dela Tour du Cadet, le long des rives mélancoliques du marais deGlénac, peut-être fût-il tombé foudroyé.

Car, en ces lieux tristes et consacrés par lesterreurs populaires, tout parle à l’âme un langage mystérieux etsurnaturel.

Sous ces grands saules chevelus, les pâlesvierges qu’on nomme les belles-de-nuit passent et repassent.

La Femme-Blanche laisse flotter au vent seslongs voiles, blafards comme le suaire des morts…

Et puis le théâtre du meurtre eût été là, toutprès !

Et cette jeune femme, qui connaissait lessecrets de la nuit terrible, avait, en vérité, la taille et jusqu’àla voix de l’une des deux victimes.

Mais ici, sous ces clartés étincelantes, aubeau milieu de ces joyeuses rumeurs, à cent lieues du gouffre oùles deux pauvres filles avaient trouvé la mort, c’était déjàbeaucoup que d’avoir donné quelques minutes au premier mouvement dela frayeur superstitieuse et irrésistible.

Dès que la réflexion put venir, Blaise sesentit reprendre courage.

– Je ne sais pas qui vous êtes, madame…,dit-il, et je ne vous cache pas que vous m’avez fait grand’peur…Mais laissez là, croyez-moi, les choses de l’autre monde… Vous ensavez assez pour nous tenir, voilà le fait, heureux pour vous oumalheureux, suivant que vous jouerez vos cartes… Quant à nousterrifier par des billevesées, cela peut réussir une fois, non pasdeux.

Il s’interrompit et poussa un cri étouffé, uncri de détresse et d’horreur.

Tout en parlant, il s’était tourné vers labayadère pour appuyer d’un coup d’œil ferme et rassuré lapéroraison de son discours.

La jeune femme était immobile et droite à soncôté.

Elle n’avait plus de masque sur le visage.Blaise recula, épouvanté, en se couvrant la figure de sesmains.

Il avait vu un fantôme…

Quand il rouvrit les yeux, la jeune femmeavait disparu. Il se trouva en face de Bibandier, pâle, l’œilhagard, l’air affolé.

– L’as-tu vue ?… demanda-t-il d’unevoix étouffée.

– Que veux-tu, mon bonhomme ?répliqua l’ancien uhlan qui frissonnait de tous ses membres, lediable s’en mêle… On n’y peut rien.

– Tu l’as vue ?…

– Pardieu !… si je l’ai vue !…Il faut prévenir l’Américain.

– Où est-elle passée ?

– L’enfer le sait.

Et l’ancien uhlan ajouta tout bas en levantles yeux au ciel :

– Ayez donc un bon cœur… Et vous serezrécompensé comme ça…

Le bal se montrait sous un aspect plusgracieux et tout plein de voluptueux repos. La danse faisaittrêve ; on voyait de tous côtés sur le gazon des couples amis,portant à leurs lèvres, pâles de fatigue, le cristal taillé desverres. Vous avez vu de ces tableaux représentant des fêtesantiques, des groupes souriants sous les grands arbres, des femmescouronnées de fleurs et l’écume rose au bord de la coupepleine.

C’était ainsi ; c’était plus beau.

L’atmosphère tiède du jardin enivrait presqueautant que les mille breuvages servis à profusion.

Pauvres souvenirs de Penhoël, oùétiez-vous ? Y avait-il au monde, en ce moment, pour Roger,une autre femme que la blonde Delphine ? Hélas ! Étiennelui-même devenait fou à contempler les beaux yeux noirsd’Hortense.

On les avait mises au défi, lesenchanteresses, au défi toutes deux ! Il fallait voir commeelles faisaient assaut de séductions et d’ardentes paroles.Oh ! les divines ! elles feignaient si bien l’amour, quel’amour lui-même n’eût point valu mieux : c’est aimer que detromper ainsi. Et peut-être aimaient-elles…

Qui sait ? Il y avait à peine deux moisqu’elles étaient à l’Académie royale de musique. Après deux moisentiers, on a vu là des natures robustes qui gardaient encore unpetit peu de cœur.

N’aimaient-elles point, qu’importe !Alors c’était de l’art, un vrai chef-d’œuvre ! Il fallaitadmirer cette science précoce et profonde, qui copiait avec unevérité sublime jusqu’aux élans de la passion.

Roger était vaincu ; Étienne chancelaitet se débattait encore.

Mais il y avait un symptôme terrible.

Vers le milieu du bal, un domestique lui avaitremis une lettre portant le timbre de Redon.

Et cette lettre, si chèrement attendue,Étienne l’avait serrée sans l’ouvrir.

Cette lettre qui parlait de Diane, sans doute…Étienne avait fait cela, le vaillant, le fidèle ! Hélas !pauvres filles de Bretagne !…

Montalt était le plus fort. Quel nobletriomphe ! Il avait enfin réussi à tuer l’avenir de deuxenfants inconnues…

Il restait toujours auprès de Robert, quipoursuivait son récit.

Tandis que le nabab écoutait, sa belle figuregardait le calme de l’indifférence, et pourtant il fallait bien queles faits racontés par Robert lui inspirassent un intérêtquelconque, car le temps ne lui pesait point trop ; il nesongeait pas à quitter la place, bien que l’histoire se prolongeâtoutre mesure.

Robert avait la parole élégante et facile. Ence moment, son imagination surexcitée brodait sur le fond vraimille détails curieux. Il mettait à ménager l’intérêt de son récitcette coquetterie du romancier qui tient toujours son lecteur enhaleine.

Ils étaient arrivés à Paris presque en mêmetemps, Montalt et lui. Le hasard les avait rapprochés tout desuite. C’était au Cercle des Étrangers que la rencontre s’étaitfaite.

Robert venait là, escorté de ses deux acolyteset armé de toutes pièces contre les injustices du sort.

Montalt, lui, cherchait à tuer le temps, àsecouer cet ennui qui le prenait à la gorge, au milieu de sa viedorée.

Comme le nabab jouait gros jeu, comme ilgardait un sang-froid pareil en perdant des sommes énormes ou enamoncelant devant lui des tas d’or, les nouvellistes du cerclefirent en sorte de savoir bien vite quelle était sa position dansle monde.

Robert flaira en lui une dupe de premièrequalité.

Nous savons qu’il était au besoin hommed’excellente compagnie. Les avances qu’il risqua furent discrèteset convenables ; on ne les repoussa point.

Au bout d’une ou deux semaines, il put secroire parfaitement dans l’esprit du nabab. Celui-ci l’accueillaità merveille et semblait faire grand cas de lui.

Néanmoins, il y avait des nuances, qu’unobservateur très-clairvoyant aurait pu saisir à la volée, et quieussent donné à penser que Robert n’avait pas bien serré le bandeausur les yeux de son nouvel ami.

Montalt le tenait toujours un peu à distance.On eût dit parfois que, sans effort et d’un seul coup d’œil, ilavait percé à jour toutes les habiletés de M. le chevalier delas Matas, et que c’était là encore pour lui une manière de passerle temps, une sorte d’étude qu’il faisait tranquillement et à sonaise.

Le chevalier posait devant lui, travaillait,s’efforçait, nouait artistement les fils de son intrigue.

Montalt se divertissait à le regarder.

Mais les observateurs se trompent souvent àforce d’écarquiller leurs yeux pour tout voir ; peut-être n’yavait-il rien de tout cela chez Montalt.

C’était un esprit paresseux, un cœur lassé.Une étude de ce genre, qui eût presque supposé le don de secondevue, n’aurait pu que fatiguer sa molle indolence.

Aussi, M. le chevalier de las Matas, quiétait pourtant un homme prudent, n’avait jamais conçu la moindreinquiétude à ce sujet.

Il allait son chemin, et constatait chaquejour des progrès fort honorables.

Montalt devait finir par y passer…

Ils étaient tous les deux sous un berceau,assis bien confortablement devant un flacon de johannisberg.Montalt versait ; Robert buvait pour soutenir sa verve.

Il avait déjà raconté, sans prononcer encoreaucun nom, son arrivée à Penhoël.

– Voilà quel fut mon début, milord,dit-il en s’interrompant ; comment le trouvez-vous ?

– Très-joli, M. le chevalier ;ces faux bandits, cet orage épouvantable, cette inondation aumilieu de la nuit, enfin l’intérieur de cette famille patriarcale…vous êtes un conteur très-spirituel !

– Je suis un historien, milord… Tout ceque je vous ai dit est de la plus rigoureuse exactitude… L’Ange,les deux sœurs habillées en paysannes, le vieil oncle,l’aubergiste… le sorcier, je n’ai rien inventé !

Le nabab s’arrangea sur ses coussins.

– Continuez…, dit-il.

– Dès ce soir-là, reprit Robert, tout futtoisé… Je vis qu’il y avait là les éléments d’une magnifiqueaffaire… Un homme simple, faible, un peu brutal… une femme quiavait un secret… Et tout près de là un ennemi héréditaire,puissamment riche, et qui devenait pour nous un allié naturel.

Les yeux de Montalt se fermèrent à demi, etson regard glissa sur le visage enluminé de Robert.

Bien que cet homme fût la nonchalance même, etqu’il ne prît point la peine, assurément, de composer saphysionomie, on ne savait jamais deviner sa pensée secrète.

En ce moment, par exemple, où tout chez luigardait l’aspect de la tranquillité froide et presque ennuyée, il yavait pourtant, dans ce regard qui glissait entre ses paupièresdemi-closes, une finesse aiguë, prompte, subtile. Ce regardrévélait toute une situation nouvelle.

On pouvait se demander si tant de froideurétait une comédie. On pouvait croire que, malgré la réserve duconteur, qui cachait les noms de ses personnages, Montalt voyait àtravers le voile…

Mais que pouvait-il voir ? Robert parlaitde monsieur, de madame, de l’aubergiste, de l’oncle…

Ces choses-là sont partout.

Tandis que nous tâchons, d’ailleurs, d’imposerune signification à ce qui n’en avait point peut-être, l’œil deMontalt avait perdu cette flamme vive et se tournait, distrait,vers le bal…

Oh ! certes, il voyait seulement ce queRobert voulait bien lui montrer, et il ne fallait pas se plaindrede son attention trop curieuse, car c’est à peine s’il daignaitécouter maintenant…

Robert poursuivait, racontant, comme un poëteguerrier eût chanté lui-même ses propres exploits, les ténébreusesmachinations qui avaient occupé les premiers temps de son séjour àPenhoël.

Il montrait avec complaisance les progrès dece poison moral versé goutte à goutte au malheureux René :Lola, le jeu, l’ivresse, la jalousie enfin, cette massue qui avaitachevé l’œuvre du poison.

À mesure que l’histoire avançait, ce que nousavons essayé de peindre tout à l’heure devenait plus saisissable.Il y avait deux hommes en Montalt : l’un dont le cœur etl’esprit sommeillaient à la fois, l’autre qui suivait avec uneattention concentrée chaque phase du récit de Robert.

Cet homme-là se cachait derrière l’autre, etau premier aspect, vous n’eussiez vu que nonchalance et lassitudesur la belle figure du nabab, qui semblait savourer son paresseuxrepos.

Puis, tout à coup, un tressaillement faible,une lueur qui s’allumait sous sa paupière ; un rien vousdisait qu’il y avait là un esprit éveillé, une oreille ouverte, uncœur sentant au vif…

Et vous voyiez alors, ou du moins vous croyiezvoir, sous ce masque de lourde indolence, des efforts nerveux etinquiets, le désir passionné de comprendre, la lumière qui sefaisait tout à coup, puis la nuit revenue…

Car, à supposer qu’on ne se fût point trompéen bâtissant ce tremblant édifice d’hypothèses, en supposant qu’ily eût en effet, sous le sommeil apparent de cet homme, tant de viefiévreuse et ardente, la chose certaine, c’est qu’il ne savaitpas…

Il ne savait pas ! Une lueur apparaissaitau loin devant son intelligence. Toutes ses facultés se tendaient àla fois. Puis quelques paroles tombaient des lèvres deRobert ; la lueur s’éteignait ; tout disparaissait.

Et Robert était à cent lieues de se douterqu’il eût provoqué cette sourde tempête.

Son regard interrogeait bien souvent le visagedu nabab, où se montrait toujours un calme inaltérable.

C’était au point que Robert s’impatientait, etmaudissait la froideur de cette statue en chair et en os, que rienne pouvait émouvoir.

Il y eut surtout un instant où sonamour-propre de conteur fut piqué vivement.

C’était à l’endroit le plus dramatique, àl’endroit où Madame entrait en scène, poursuivie par cette fatalitétragique, qui pesait sur la famille depuis trois ans.

Le nabab se redressa tout à coup ; sesyeux s’ouvrirent tout grands, mais ce ne fut point pour regarderRobert.

Quelque chose de plus intéressant attiraitl’attention de milord, qui se prit à sourire.

Hortense, appuyée sur Étienne, Delphine, lesbras jetés autour du cou de Roger, venaient de s’arrêter à l’entréedu berceau.

Derrière les deux couples qui, désormais,s’entendaient à merveille, deux femmes se glissaient d’arbre enarbre, deux femmes jalouses, il n’y avait pas à s’y méprendre, etsemblaient épier curieusement nos amoureux improvisés.

Nos deux couples passèrent pour s’enfoncerplus avant sous les arbres. Les deux inconnues passèrentégalement.

Montalt, tout entier à ses observations, nes’était point aperçu que le chevalier de las Matas avait suspenduson récit durant un instant.

Robert avait eu, en effet, lui aussi, sadistraction.

Pendant que le nabab s’accoudait sur la table,derrière sa tête penchée, deux figures étaient apparues àRobert.

Ces deux figures, toutes pâles etbouleversées, appartenaient à nos deux gentilshommes, qui, depuisquelques minutes déjà, s’efforçaient en vain d’attirer sonattention.

Blaise toussait discrètement, et Bibandierexécutait, à l’aide de ses grands bras, une série de signauxtélégraphiques.

Dès qu’ils virent que Robert les apercevait,ils l’appelèrent du geste en se reculant dans l’ombre. Mais Robertn’avait garde de quitter son poste. Il crut deviner qu’ils’agissait de quelque perte au jeu, et haussa les épaules d’un airsuperbe.

Blaise et Bibandier eurent beau redoublerleurs appels ; Robert tourna le dos et poursuivit sonrécit.

Comme Étienne et Roger avaient disparuderrière les arbres, le nabab se reprit à écouter.

C’était grand dommage que son œil ne pûtpercer en ce moment les charmilles, qui étaient entre lui et lesdeux jeunes couples. L’imbroglio se nouait, en effet, de cecôté : la petite comédie prenait tournure.

Tout à coup, au moment où le feuillage leurcachait enfin la lumière importune, Étienne et Roger s’étaient vu,chacun, deux compagnes au lieu d’une.

Deux bayadères, dont l’une, portant uneceinture rouge frangée d’or, avait pris sans façon le brasd’Etienne, tandis que l’autre, qui avait une ceinture verte,appuyait sa petite main au bras de Roger.

Mesdemoiselles Hortense et Delphine prirent lachose assez gaiement ; elles apostrophèrent leurs deux rivalesdans le langage convenu des bals masqués. Celles-ci ne répondirentpoint.

Étienne et Roger n’avaient pas ce qu’ilfallait d’expérience pour porter passablement ce manteau de donJuan qu’on leur jetait à l’improviste sur les épaules. Cette bonnefortune non souhaitée les jeta dans un égal embarras.

– Je n’aime que vous, dit Roger àDelphine, et je ne connais pas cette femme !

Étienne, de son côté, disait àHortense :

– Je vous jure que je ne comprends rien àcela… cette femme m’est tout à fait inconnue.

Hortense et Delphine répondirent, inspirées enmême temps par la logique la plus élémentaire :

– Alors renvoyez-la !

Étienne et Roger ne demandaient pas mieux qued’obéir. Ils firent tous les deux un effort pour se dégager, maisnous savons déjà, par l’exemple de nos deux pauvres gentilshommes,que la ceinture rouge et la ceinture verte ne lâchaient pasfacilement prise.

Elles restèrent muettes et obstinémentaccrochées au bras du peintre ordinaire et du secrétaire demilord.

– Allons ! dit mademoiselleHortense, vous êtes un mauvais sujet, M. Étienne !

– Ah ! Roger ! Roger !soupira Delphine déjà plus familière. J’ai beau vouloir être gaie,cela me fait bien du mal !

Les deux pauvres jeunes gens, innocents aupremier degré, se confondaient en protestations, et juraient àl’envi qu’ils n’avaient pas de maîtresse.

Ce serment, qui tombait à la fois des lèvresd’Étienne et de Roger, sembla délier la langue des deuxinconnues.

– Et Cyprienne ?… murmura laceinture verte à l’oreille du secrétaire.

– Et Diane ?… dit la ceinture rougeau peintre.

L’obscurité, qui régnait sous les arbres,cacha la pâleur subite des deux jeunes gens. Mais Hortense etDelphine n’en ressentirent pas moins le contre-coup de ces paroles,car Étienne et Roger tressaillirent brusquement.

– Qu’y a-t-il donc ?demandèrent-elles. Est-ce que décidément vous ne pouvez pas vousdébarrasser de cela ?…

Étienne et Roger gardaient le silence,immobiles et comme atterrés.

Ils ne répondaient plus à la douce pressiondes jolis bras de leurs danseuses.

– Il n’y a pourtant que deux mois dit laceinture rouge d’une voix basse et lente ; deux mois suffisentdonc pour oublier ?

– Vous la trompiez donc, la pauvre fille,murmurait la ceinture verte d’un accent si triste que Roger enavait le cœur serré, quand vous lui disiez là-bas, dans la grandeallée de châtaigniers qui borde le marais : « Jen’aimerai jamais que vous, et je vous aimerai toujours… »

Les deux jeunes gens étaient puissamment émus,et pourtant ils étaient convaincus tous les deux que c’était là unemystification préparée par le nabab lui-même.

Montalt aimait tant à se jouer de leurssouvenirs ! Ils avaient eu la bonhomie de lui conter leurhistoire d’amour en ses moindres détails. Montalt n’ignorait aucunecirconstance, sauf le nom de Penhoël lui-même, qu’un instinct dediscrétion et de délicatesse leur avait fait taire. Rien ne luiétait plus facile que de les faire intriguer ainsi par la premièrevenue.

Mais le jeu leur était cruel, et cette plaintequi leur arrivait, au moment même où ils oubliaient un instant lepassé, sonnait à leur cœur comme un reproche amer.

Étienne se taisait, parce qu’il étaitimpressionné plus fortement. Il était dans le caractère de Rogerd’essayer au moins un peu de fanfaronnade.

– Fi ! ma chère !… s’écria-t-ilen tâchant de prendre un air dégagé, ce sont là des histoiresvieilles comme le déluge !

Il sentit trembler les mains de la femmeinconnue qui s’appuyait à son bras.

– Oh ! oh ! fit-il ; onvous a soigneusement soufflé votre rôle, ma chère !…Voyons ! il faut que cela cesse !… Nous n’avons pas letemps de nous attendrir !

Un sanglot souleva la poitrine de la ceintureverte ; Roger l’entendit et ce fut comme si un poids de glaceeût pesé sur son cœur.

– Étienne ! murmura la ceinturerouge, Dieu vous bénira pour n’avoir point parlé comme votre ami…Bien des malheurs sont tombés sur le manoir, et vous les ignorezsans doute… Faites éloigner ces femmes, et je vais vous dire ce quesont devenus ceux que vous aimiez autrefois.

– Éloigner ces femmes !… répétamademoiselle Hortense, qu’est-ce que c’est que ce genre-là,petite ?

Étienne, dont la tête s’inclinait pensive, sereleva brusquement comme un homme qui s’éveille.

– Vous jouez avec des choses bien graves,madame !… dit-il en s’adressant à l’inconnue qu’il repoussadoucement ; mais je ne vous en veux point, car vous ignorezsans doute le mal que vous faites.

– Petite, dit Hortense, ça signifie enfrançais : J’ai bien l’honneur !… à l’avantage !…C’est le cas de disparaître et d’aller voir là-bas si nous ysommes.

– Quant à vous, mademoiselle, repritÉtienne qui salua sa jolie danseuse avec une froideur polie,veuillez m’excuser si je vous quitte… Vous auriez désormais en moiun triste compagnon de plaisir… car on vient de me rappeler, parmoquerie, ce qu’un homme d’honneur devrait n’oublierjamais !…

Il s’éloigna, laissant Hortense surprise etencore plus désappointée.

– Et vous ? dit tout bas la ceintureverte qui était restée auprès de Roger.

Celui-ci hésita un instant, puis il lâcha lebras de Delphine à son tour.

– Oh !… fit la danseusepathétiquement, va-t-on m’abandonner aussi ?…

Roger poussa un gros soupir et suivit aveclenteur les pas d’Étienne.

Les deux danseuses se regardèrent un instantd’un air tragi-comique.

– Ils sont gentils tout de même !…soupira Hortense.

– Gentils à croquer !…

– Mais, par exemple, innocents !oh ! innocents !

– Comme des pigeons de volière, mabonne !… acheva lestement Delphine.

Puis elle ajouta en rajustant les perles de sacoiffure :

– Est-ce ennuyeux ?… Moi, d’abord,j’étais sûre du mien !

– Et moi donc !

– Oh ! toi, pas tout à fait !…Mais c’est égal, je veux mon billet de cinq cents… On n’avait pasmis dans le marché qu’il viendrait des sauvages de femmes pour nousles prendre sous le nez !

– Moi qui avais eu tant de mal !…dit Hortense. Je n’avais jamais tant soupiré de ma vie !… Maisoù sont-elles donc, ces pleurnicheuses ?… Je ne les ai pasreconnues, moi.

– Ni moi… Il fait si sombre !…

Elles regardèrent tout autour d’elles.

– Disparues !… s’écria Delphine.

– Évaporées !… Je parie que c’est untour du vieux Smith pour nous empêcher de passer à la caisse.

– Allons arracher les yeux du vieuxSmith !

Hortense fit une pirouette ; Delphine enrendit deux. Elles se prirent par la taille et regagnèrent le balen valsant comme des bienheureuses.

À quelques pas de là, Étienne et Rogers’étaient arrêtés.

Étienne semblait absorbé par sa rêverietriste ; Roger chantonnait entre ses dents et cassait lesbranches des lilas, qui ne pouvaient mais de sa mésaventure.

Ce fut le jeune peintre qui rompit lesilence.

– Elles ont parlé de malheur…, pensa-t-iltout haut.

– Est-ce que tu fais attention à cessornettes ? grommela Roger sans prendre la peine de cacher sadétestable humeur.

– Je ne sais…, répondit Étienne. J’aicomme un pressentiment…

– Peuh !… siffla le secrétaire.

Étienne poursuivait :

– Le masque change la voix… et cebrillant costume est bien loin des chères petites robes qu’ellesportaient à Penhoël…

Roger fit une moue dédaigneuse, et continua debriser des branches de lilas en fredonnant :

– Ô Richard ! ô mon roi !

L’univers t’abandonne !…

– S’il était possible de croire !…murmura le jeune peintre.

– À la bonne heure !… s’écria Roger,te voilà parti !… Du diable si l’on peut prévoir où nousallons aller sur cette route-là !… Mais, mon pauvre garçon,elles sont toutes deux au manoir bien tranquillement, et Diane nepense pas plus à toi que Cyprienne à moi, je te le prometsbien !

– Des malheurs !… répétaÉtienne ; c’est que le malheur menaçait, en effet, quand noussommes partis de Bretagne !

– Bah !… fit Roger qui se vengeait àforce de scepticisme de l’effort vertueux qu’il avait fait pourlâcher le joli bras de mademoiselle Delphine ; on n’a mangépersonne, je te le garantis !

Étienne poursuivait sans l’écouter :

– Si cette voix, qui est venue nouséveiller au milieu de notre rêve, était un écho de leursvoix !…

– Tudieu !… à cent lieues dedistance !… voilà un troubadour d’écho !…

– Pauvres enfants !… si ellescroyaient que nous les avons oubliées !…

Étienne et Roger étaient à l’endroit le plussombre du jardin, et cependant une simple charmille les séparait dubal qui se ranimait, plus joyeux, après quelques instants derepos.

Roger prit le bras d’Étienne pour l’entraînervers la fête. Ils se retournèrent ensemble. Les deux inconnuesétaient là derrière eux.

– Elles ne croient plus rien ! ditcelle qui portait une ceinture rouge en répondant aux derniers motsdu peintre ; ignorez-vous donc ce qui s’est passé aumanoir ?

Étienne garda le silence, partagé entrel’impression produite sur lui par ces paroles, et l’idée qu’ilgardait que tout cela était une comédie.

Roger murmura entre ses dents :

– Je sais une chose, moi !… c’estqu’on n’a pas daigné répondre à mes lettres… et que, s’il s’agitd’oubli, ce n’est pas moi qui ai commencé !… Mais milord mepayera cette mascarade !

– Vous ne répondez pas !… reprit laceinture rouge dont la voix inconnue éveillait pourtant, au fond ducœur d’Étienne, une émotion étrange. N’avez-vous rien appris,vraiment, de cette funeste histoire ?… Je vais donc vous ladire, moi… Tous ceux que vous avez connus autrefois au manoir… lemaître, Madame, que vous aimiez tant, M. Roger deLaunoy ! le pauvre oncle Jean…

– Eh bien ?… dit Étienne avec unenerveuse impatience.

– On les a chassés !… Ils se meurentde misère et de faim, eux qui étaient si charitables !…

Roger, malgré son parti pris de ne riencroire, ne put retenir une exclamation d’étonnement.

Étienne ne raisonnait plus. Que ce fût ou nonune scène préparée par le nabab, ses souvenirs, violemment évoqués,envahissaient son cœur. Il croyait.

– Tout ce que nous avons est àeux !… s’écria-t-il ; où les trouver ?

D’un mouvement involontaire, il avait saisi lamain de l’inconnue, qui était froide.

La ceinture verte n’avait point parlé encore.Ce fut elle qui répondit. Sa voix sèche et irritée semblait aller àl’adresse de Roger.

– On n’a pas besoin de vous…, dit-elle.Ceux qui n’ont point abandonné Madame et son mari à l’heure de ladétresse se chargeront de les secourir…

– Ce n’est pas tout encore…, repritl’autre jeune fille ; Blanche… celle que vous appeliez l’Ange…des misérables l’ont enlevée à sa mère !

– Nous voilà prêts à faire tout ce quiest possible pour la retrouver, dit Étienne.

– D’autres se chargeront encore de cesoin…, répliqua la ceinture verte. On n’a pas besoin devous !

– Mais…, reprit Étienne enhésitant : vous ne nous parlez plus de celles… que nousaimons ?

Les deux inconnues gardèrent le silence. Ellesétaient immobiles, dans l’ombre du berceau, et se tenaient par lamain.

Roger s’était rapproché.

– Je vous en prie !… dit Étienne,nous aurions pu chercher à savoir qui vous êtes et nous ne l’avonspas fait… Je vous en prie, donnez-nous des nouvelles de Diane et deCyprienne ?…

– Diane est morte…, répondit la ceinturerouge à voix basse.

Et la ceinture verte ajouta de même :

– Cyprienne est morte.

Les deux jeunes gens demeurèrent anéantis. Ence premier moment d’angoisse, toute idée de supercheries’évanouissait.

Ce fut seulement au bout de quelques secondesque Roger s’écria tremblant d’indignation :

– Tout cela n’est que mensongesodieux !… Étienne… viens !… laissons cesfemmes !…

Il voulut entraîner le peintre, mais celui-cirésista.

– Qui que vous soyez, dit-il d’une voixbrisée par l’émotion, ayez pitié de nous, au nom de Dieu !… Sivous êtes venues vers nous, par l’ordre de Berry Montalt, pourrailler un amour qui est notre espoir et qui est notre vie, soyezpardonnées !… Mais, en grâce, dites-nous, oh ! dites-nousbien vite que tout cela n’est qu’une comédie !

– Diane est morte !… répéta laceinture rouge.

– Cyprienne est morte !… dit l’autrejeune fille.

Mais leurs voix avaient changé d’accent. Ellestremblaient.

Roger se couvrit le visage, et des larmesjaillirent entre ses doigts.

– Ô Cyprienne !… Cyprienne !…murmura-t-il parmi ses sanglots.

Étienne était immobile et glacé comme unestatue.

– Elles sont mortes…, reprit la ceinturerouge, assassinées…

Étienne fit un pas en arrière, et sa poitrinerendit une sorte de rugissement.

– Assassinées par un homme qui danse àcette belle fête !… acheva la jeune fille.

– Son nom ?… s’écrièrent à la foisÉtienne et Roger.

Puis Roger ajouta, se reprenant malgré lui àl’espoir :

– Mais c’est impossible, mon Dieu !…nous l’aurions su !…

– Elles vous aimaient, les deux pauvresjeunes filles !… prononça lentement la ceinture rouge ;puisque vous dites leur avoir écrit, si elles n’ont point répondu àvos lettres, il faut bien qu’elles soient mortes !…

– Une lettre !… s’écria Étienne, quece mot sembla ranimer tout à coup ; j’ai une lettre !…ah ! nous allons savoir…

Il fouilla vivement dans la poche de son habitet en retira le message, portant le timbre de Redon. Ses mainstremblaient si fort qu’il ne pouvait l’ouvrir.

Quand il eut fait sauter enfin le cachet, soitque ses yeux fussent troublés, soit que l’obscurité fût tropgrande, il ne put parvenir à déchiffrer l’écriture.

Roger avait un voile sur la vue.

Ils s’élancèrent tous les deux vers lalumière. La lettre était du confrère d’Étienne, et confirmait toutce que les deux jeunes gens venaient d’apprendre.

Pontalès était maître du manoir. Les Penhoëldépouillés erraient on ne savait où ; les deux filles del’oncle Jean, pauvres belles-de-nuit, disait l’artiste breton enfaisant allusion à la légende de Bretagne, avaient été enterréesdans le cimetière de Glénac…

Roger pleurait comme un enfant ; Étienne,les yeux secs et le visage livide, retourna précipitamment sur sespas. Un vague espoir lui restait.

Sous le berceau touffu, à la place ou étaientrestées les deux jeunes filles, il n’y avait plus personne.

Étienne chercha de tous côtés ; ce fut envain.

Roger et lui appelèrent. Point de réponse.

Seulement, comme ils se laissaient choir surle gazon, épuisés et l’âme navrée, une voix vint jusqu’à leursoreilles, voix mélancolique et douce, qui sonna comme l’écho d’uneplainte lointaine, parmi les gais accords de l’orchestre.

Cette voix disait ces mots :

– Belles-de-nuit…

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