Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XIII. – CHANSON BRETONNE.

Montalt se trouvait au centre d’une trame donttous les fils venaient aboutir à lui tour à tour.

Le hasard avait amené sur ses pas l’un aprèsl’autre tous les personnages d’un seul et même drame, et chacund’eux lui en avait dit assez pour que la somme de ces confidencesdiverses pût former, à bien peu de chose près, un récit complet etsans lacune.

Ç’avait été d’abord Vincent de Penhoël, lepauvre matelot breton de l’Érèbe ;

Puis Étienne et Roger, dans la diligence, surla route de Rennes ;

Puis Robert de Blois, avec ses acolytes Blaiseet Bibandier ;

Puis enfin les deux filles de l’oncleJean.

Mais Vincent, ombrageux et fier, avait jeté unvoile sur sa noble famille ; mais Étienne et Roger, quiavaient à se plaindre de Penhoël, tout en conservant pour lui leurvieille affection, n’avaient eu garde de prononcer son nom ;mais M. le chevalier de las Matas, ceci pour cause, avaitprêté généreusement des pseudonymes à tous les personnages de sonhistoire. Quant à Diane et à sa sœur, embarquées dans uneentreprise au moins audacieuse, elles avaient caché jusqu’à leursnoms de baptême.

Malgré cette commune discrétion, Montaltaurait découvert assurément la coïncidence des événements racontés,si, d’une part, ses perpétuelles railleries n’avaient obligé depuislongtemps Étienne et Roger à une réserve entière, et si, del’autre, Robert n’eût pris grand soin d’arranger un peu les faits àsa guise. Nous avons vu, entre autres choses, qu’il avait glissésur ce qui regardait les deux jeunes filles.

Et cependant, deux ou trois fois, un soupçonvague avait traversé l’esprit de Montalt. Il y avait d’abord cefantastique démenti jeté derrière la charmille ; il y avait enoutre ce double rendez-vous donné à Étienne et à Roger lors del’arrivée à Paris.

Mais le moyen de penser que les deux jeunesgens eussent fait près de cent lieues sans voir, au moins une fois,les jolies voyageuses de la Concurrence !

Et puis, ces noms de Louise et de Bertheégaraient le nabab dès ses premiers pas dans le champ desconjectures.

Montalt, d’ailleurs, avait une intelligencevive et haute ; mais il n’était pas homme à chercher bien fortni bien longtemps. Cette nuit, son indolence habituelle étaitaugmentée par l’effet de l’opium, qui agissait maintenant avec uneforce croissante, et enveloppait déjà ses idées dans une brumeconfuse.

Il résistait, parce qu’il se sentait heureuxet qu’il voulait prolonger la joie imprévue de cet entretien.

La situation avait tourné complétement.Montalt ne songeait plus à se révolter contre le charme qui l’avaitsaisi à l’improviste. L’idée ne lui venait pas d’élever l’ombred’un doute sur la romanesque histoire que Diane avait racontée.

C’étaient des faits étranges, mais comment nepas croire les paroles, toutes les paroles qui tombaient de cettecharmante bouche si pure et si sincère ? Ce beau regardpouvait-il accompagner le mensonge ?

Montalt aurait voulu seulement interroger,pour entendre encore cette voix sympathique et douce, quidescendait tout au fond de son cœur.

Mais le temps lui manquait. Il sentait lesommeil vainqueur courber sa volonté forte ; ses paupièresbattaient ; sa tête, appesantie, allait tomber sur sapoitrine.

Tout, autour de lui, vacillait déjà, comme lesobjets que l’on voit en songe.

Il y avait dans cet état quelque chose dedélicieux. Montalt se laissait aller voluptueusement à cedemi-sommeil qui le berçait. Il ne dormait pas encore, mais ilrêvait déjà…

Quelques minutes à peine s’étaient écoulées,depuis l’instant où sa voix, railleuse et dure, arrivait àl’oreille des deux pauvres filles comme un sarcasme et une menace.Maintenant, sa voix était douce, tendre, presque soumise, et sesyeux, qui nageaient dans une langueur molle, semblaient implorerl’amour.

Non point l’amour que le maître du haremdemande à ses esclaves, non pas l’amour que vous avez quêté, jeunesgens, aux genoux de la maîtresse idolâtrée. Que dis-je ? Il yavait de la passion pourtant dans ce regard, une passion profondeet recueillie.

La tendresse paternelle est austère. Pourtrouver un objet de comparaison, il faudrait se représenter lajeune mère qui se penche, heureuse, sur le berceau de sonenfant.

Et toute cette adoration s’était fait jour,non point à cause du récit de Diane, mais pendant le récit, qui luiavait servi seulement de prétexte et de transition.

Tandis que le nabab raillait naguère, ilaimait déjà, et la moquerie déchirait son propre cœur.

Ce cœur, fermé de force à toute tendresse, etqui, depuis vingt ans, souffrait d’un immense besoind’aimer !

Montalt tenait toujours les mains des deuxjeunes filles entre les siennes et les serrait doucement contre sapoitrine.

Diane et Cyprienne souriaient, sans crainte nidéfiance. Elles ne sentaient point trop ce qu’il y avaitd’inexplicable dans la tournure que prenaient les choses.

Et, par le fait, pour tenter cette démarchetéméraire, il fallait bien qu’elles eussent espéré un dénoûment dece genre.

En faisant la part la plus large possible àleur romanesque ignorance, il fallait bien encore, pour expliquercomment cet espoir insensé avait survécu à leur entrée dans l’hôteldu nabab, supposer qu’il y avait en elles quelque secrètepensée.

Cela était en effet. Tandis que les deuxsœurs, abritées par le feuillage, contemplaient la belle figure deMontalt, causant avec Robert de Blois, Diane avait serré tout àcoup le bras de sa sœur.

Quelques mots rapides étaient tombés de seslèvres.

Puis elle avait dit :

– Regarde !… oh !regarde !…

Et Cyprienne avait joint ses deux petitesmains en murmurant :

– Que Dieu le veuille !…

Ceci avait lieu au moment où Montalt, secroyant à l’abri de tout regard, détendait pour quelques secondessa physionomie, et laissait voir le profond dégoût que luiinspirait le récit de Robert.

Et Dieu sait que, pour partir et s’élancerdans les espaces infinis, l’imagination de nos deux jeunes fillesn’avait pas besoin d’un point d’appui bien large. Impossibled’imaginer rien de plus frêle que l’hypothèse bâtie par Diane, maisc’était assez, et à dater de cet instant leur esprit travaillait,travaillait…

De sorte que, indépendamment de leurscaractères, qui eussent suffi peut-être à les entraîner sur cettepente, le nabab d’un côté, les deux jeunes filles de l’autre,avaient, pour se rapprocher, de secrets motifs.

Pour le nabab, c’étaient ses souvenirs et devagues remords, éveillés dans cette soirée ; pour les deuxsœurs, c’était une mystérieuse promesse qui leur montrait le cielouvert…

– Ma belle Louise, dit Montalt en baisantleurs mains qu’elles ne songeaient point à retirer, ma jolieBerthe, comme je vais vous aimer !

– Oh ! tant mieux !… dirent lesdeux sœurs, car, nous aussi, nous vous aimerons bien !

– Voulez-vous être mes filles ?

– Si nous le voulons !… s’écriaDiane ; Dieu a donc pitié de nous !…

Et Cyprienne murmurait avec son gracieuxsourire :

– Je savais bien que vous étiez bon…Oh ! vous ne me faisiez pas peur !

– Écoutez…, reprit le nabab dont la voixse voilait, tout va changer dans cet hôtel… Vous y serez maîtresseset reines… Voilà bien longtemps que je souffre… Vous m’apportez lesalut et l’amour… Vous ne me quitterez plus, n’est-cepas ?

Les deux jeunes filles hésitèrent àrépondre.

– Eh bien ?… reprit Montalt.

– C’est que…, répliqua Diane, il y anotre pauvre père… et Madame.

– Puisqu’ils vous croientmortes !…

– Oh ! s’écria vivement Cyprienne,nous ne nous cacherons plus, quand vous nous aurez donné del’argent pour les sauver.

À d’autres oreilles, cette parole eûtpeut-être sonné mal. Montalt attira la jeune fille sur son cœurpour la remercier.

Diane, dont le front s’était couvert d’abordd’un nuage d’inquiétude, leva les yeux au ciel avecreconnaissance.

Si beau qu’eût été son rêve, la réalitésemblait vouloir le dépasser encore.

– Je vous donnerai donc del’argent ? demanda le nabab en caressant Cyprienne duregard.

– Puisque vous êtes si bon…, répliqua lajeune fille, et que nous en avons besoin pour soulager ceux quisouffrent…

Puis elle ajouta brusquement, comme pour nepas perdre une idée soudain venue :

– Vous ne savez pas ?… Si vous nousdonnez une chambre dans votre hôtel, nous irons chercher l’Ange…Vous ne lui refuserez pas un asile, n’est-ce pas ?

Et comme Montalt la contemplait sans répondre,elle ajouta en joignant les mains :

– C’est notre cousine… oh ! si vousla voyiez, elle est bien plus belle que nous !… Et sa pauvremère pleure, parce que les méchants la lui ont enlevée…

– Nous avons encore bien des choses àvous dire, reprit Diane ; mais comme vous semblez las etaccablé !

Montalt, en effet, cédait malgré lui àl’effort de l’opium.

– Nous avons demain…, répondit-il,après-demain, toute la vie pour causer, pour nous aimer… vous pourme conter vos désirs… moi pour les exécuter à l’instant même…Oh ! mes enfants !… mes filles chéries !… si voussaviez comme vous me faites heureux !… Mais ce soir je ne vousentendrai pas plus longtemps… Avant de venir ici, comme j’avais lamort dans le cœur, j’ai pris un breuvage pour appeler le sommeil…et le sommeil va venir… mais tant que je puis encore vous écouter,parlez-moi… demandez-moi ce que vous voulez.

Diane baissa les yeux.

– Nous voulons beaucoup d’argent…,répliqua-t-elle.

– Combien d’argent ?

– Cette femme qui nous a conduites icinous disait que vous nous donneriez trente mille livres derente.

– Ah !… fit le nabab étonné.

– Et que trente mille livres de rente,ajouta Cyprienne, cela faisait six cent mille francs… Six centmille francs !… c’est plus qu’il n’en faut pour racheter lemanoir où nous sommes nées !… Nous les porterions à Madame quiredeviendrait heureuse.

Un instant les sourcils de Montalt s’étaientfroncés ; mais, à mesure que la jeune fille parlait, son frontse déridait et il retrouvait son sourire.

– S’il ne vous faut que cela, reprit-ilgaiement, nous vous les trouverons.

– Vrai ?… s’écrièrent les deuxjeunes filles en se levant toutes deux et en bondissant dejoie.

– Mais, reprit Montalt, quand j’ai bu del’opium, je dors tard dans la matinée… et les pauvres gens dontvous parlez ont sans doute besoin de secours… Séid !

À cet appel, prononcé pourtant d’une voixassourdie déjà par l’abattement, la figure du noir se montraaussitôt sur le seuil.

Les deux jeunes filles reculèrenteffrayées.

– Prends deux bourses de perles, dit lenabab, mets cent louis dans chacune… et reviens tout de suite.

Le noir disparut et revint au bout d’uneminute, rapportant les deux bourses qui valaient chacune quatre oucinq fois ce qu’elles contenaient.

Cyprienne et Diane les regardaient, poséesqu’elles étaient sur la table, le rouge au front et les yeuxpétillants de plaisir.

– Regarde bien ces deux enfants, ditencore Montalt à Séid qui se retirait ; tu es à elles comme àmoi… tout ce qu’elles te diront, fais-le.

Les yeux brillants du nègre s’attachèrent surles deux sœurs, mais son noir visage n’exprima aucune surprise.

Il s’inclina et sortit.

– C’est à nous, ces bellesbourses ?… demanda Cyprienne.

La tête du nabab oscillait sur ses épaules etses yeux se fermaient.

– Pas encore…, répliqua-t-il, tandisqu’un sourire vague errait sur sa lèvre ; il faut que vous lesachetiez.

Son doigt, étendu, montra la harpe d’ordemi-cachée par la draperie dans un coin du boudoir.

– Une fois que je passais, reprit-iltandis que son accent s’imprégnait de mélancolie, je vous entendischanter une chanson qui me plut, mes filles… Voulez-vous me ladire ? Je m’endormirai en l’écoutant, et je rêverai devous…

Cyprienne s’élança vers la harpe.

– Quelle chanson ?… demandaDiane.

– Je sais bien laquelle, moi !…s’écria Cyprienne dont les jolis doigts couraient déjà sur lescordes de la harpe, en exécutant le simple et doux prélude de lamélodie bretonne : Les Belles-de-nuit. N’est-ce pasque c’est cela ? ajouta-t-elle en s’adressant au nabab.

Montalt fit un signe affirmatif, et sa tête serenversa sur le dossier de son fauteuil.

Les deux jeunes filles étaient debout aumilieu de la chambre.

Quand le prélude cessa, elles chantèrenttoutes deux, mariant leurs voix charmantes aux accords de laharpe.

Belle-de-nuit, fleur de Marie,

La plus chérie

Des êtres que l’ange avait mis,

Au paradis ;

Le frais parfum de ta corolle

Monte et s’envole

Aux pieds du Seigneur dans le ciel

Comme un doux miel…

À travers ses paupières demi-fermées, Montaltfixait sur elles un regard enchanté.

Pendant que Diane et Cyprienne disaient lesautres couplets, une expression de bonheur intime se répandait surles traits de Montalt. On eût dit que l’air et les paroles de cechant faisaient revivre en lui tout un monde de souvenirsaimés.

Ses lèvres s’entrouvraient pour donner passageà son souffle facile. Sa joue était colorée doucement. Tout en luiannonçait le repos bienfaisant et heureux.

– Plus bas !… murmura Diane ;le voilà qui s’endort.

La main de Cyprienne ne fit plus que caresserla harpe dont les accords se voilèrent.

Le dernier couplet tomba de la bouche des deuxjeunes filles comme un murmure :

C’est bien toi qu’on voit sous les saules,

Blanches épaules,

Sein de vierge, front gracieux

Et blonds cheveux…

Cette brise, c’est ton haleine,

Pauvre âme en peine ;

Cette eau qui perle sur les fleurs,

Ce sont tes pleurs !…

Les voix moururent en même temps que lesdernières notes de la harpe.

Montalt sommeillait. Ses yeux s’étaientfermés, souriants. Un songe délicieux semblait bercer déjà sonrepos.

Les deux sœurs s’étaient rapprochées sur lapointe des pieds et se tenaient debout à ses côtés.

Dans cette position, elles se trouvaient justeen face de la fenêtre donnant sur le jardin, et la girandole leséclairait vivement à travers la porte ouverte de la chambre auxcostumes.

Cyprienne, qui s’était retournée par hasard,crut apercevoir, sur le cavalier, derrière la girandole, deux outrois ombres qui se mouvaient.

Mais les myriades d’étincelles, jaillissantdes cristaux, éblouissaient sa vue. Et puis, qu’importait ce qui sepassait au dehors ? Elle n’essaya même pas d’en voirdavantage.

Elle ramena son regard vers Montalt, queDiane, pensive, contemplait toujours en silence.

Les deux sœurs restèrent ainsi pendantquelques minutes. Elles ne parlaient point, mais leurs cœurss’entendaient. Elles s’agenouillèrent, afin de prier pour lui.

Le bonheur mettait au front de Montalt commeune merveilleuse auréole. À voir la mâle et fière beauté de sonvisage, entre ces charmantes figures de jeunes filles, vous eussiezdit deux séraphins du ciel, veillant sur le sommeil del’archange.

– Dieu nous a exaucées !… dit Dianeen se relevant. Le voilà, notre bon génie !…

– Et comme il nous faudra l’aimer, masœur ! répondit Cyprienne.

Diane porta la main de Montalt à seslèvres.

Cyprienne se haussa sur la pointe de sespetits pieds, et sa bouche effleura le front du nabab…

On entendit un cri au dehors. Les deux jeunesfilles se retournèrent effrayées. Sur le cavalier, ces ombres,aperçues déjà par Cyprienne, et que l’éclat de la girandole rendaitindistinctes, s’agitaient et parlaient.

Diane s’élança et rabattit la draperie quifermait la chambre aux costumes.

Mais il était trop tard, sans doute, car,l’instant d’après, un bruit confus et violent se fit derrière laporte principale.

Les deux sœurs, pâles et tremblantes,croyaient distinguer des voix connues.

Le nabab dormait paisiblement, et souriait àses rêves.

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