Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XXVI. – BONHEUR.

Cette émotion soudaine et irrésistible quiavait saisi, au bois de Boulogne, Berry-Montalt, ou, pour parlermieux, l’aîné de Penhoël, et qui avait arraché l’épée à ses mainstremblantes, ne dura qu’un instant.

Il avait été vaincu par un de ces fougueuxmouvements du cœur, dont nulle volonté humaine ne peut arrêterl’élan. Tous ses projets de colère et de vengeance s’étaientévanouis à la fois. Durant une minute, Louis eut des larmes dansles yeux, et son cœur battit contre la poitrine du vieil oncleJean.

Étienne et Roger regardaient, partagés entrela surprise et l’émotion contagieuse.

Vincent restait sombre, à l’écart.

Nehemiah Jones remettait au fourreau, avecméthode, les armes, soigneusement essuyées.

La seconde minute commençait à peine, queLouis se révoltait déjà contre ce qu’il appelait sa faiblesse. Seslarmes se séchèrent brusquement ; il se dégagea de l’étreintedu vieillard, et son visage reprit cette froideur glacée qu’ilavait gardée si longtemps.

L’aîné de Penhoël était redevenu le nababBerry-Montalt.

– Louis !… murmura l’oncle Jean quine s’apercevait pas encore de ce changement, mon fils chéri !…comment as-tu pu rester tant d’années loin de nous ?

– Comme il n’y avait plus de place pourmoi dans la maison de mon père…, répliqua Montalt avec amertume,j’ai cherché fortune ailleurs.

L’oncle Jean le regarda, et vit seulementalors ses sourcils froncés et le sarcasme dur qui relevait salèvre.

– Comme tu dis cela !…murmura-t-il.

– M. Jean !… interrompitMontalt, on s’est passé de moi pendant vingt ans, là-bas, enBretagne… Moi, de mon côté, je vous jure que je n’ai guère songé àvous !

Le vieux Breton courba la tête.

– Finissons !… reprit Montalt ;vos filles sont chez moi… venez les reprendre.

– Mes filles ?… s’écria l’oncle Jeanstupéfait ; celles que j’appelais mes filles… elles sontmortes !…

– Elles vivent ! dirent ensembleÉtienne et Roger.

– Est-il possible ? balbutia levieillard. Diane ! Cyprienne !…

– Ce sont deux enfants gracieuses etbelles !… poursuivit Montalt au lieu de répondre ; jesouhaite qu’elles n’aient point l’âme ingrate de tous ceux quiportent le nom de Penhoël…

L’oncle Jean n’écoutait plus. Il pleurait dejoie.

– Ah !… si vous saviez !… sivous saviez, Louis !… voulut-il dire.

Montalt l’interrompit encore.

– Je ne veux rien savoir…, dit-il ;la tendresse et la haine fatiguent également ceux qui sont devenussages… Je n’aime plus et je ne hais pas… Messieurs, ajouta-t-il ense tournant vers Étienne et Roger, vous êtes intéressés à toutceci… Je retourne à mon hôtel ; suivez-moi, si vousvoulez.

Il n’y avait eu aucune explication d’échangée,et pourtant les deux jeunes gens ne soupçonnaient plus ; Rogerlui-même oubliait sa jalousie, et s’étonnait d’avoir douté.

Ils firent un pas vers le nabab. Vincentrestait seul en arrière.

– Et moi ?… dit-il.

– Et l’Ange !… s’écria l’oncleJean ; tu as raison, mon fils… c’est pour Blanche de Penhoëlque je suis venu ici !

– Blanche de Penhoël ?… répéta lenabab ; je ne connais pas ce nom…

À son tour Vincent se rapprocha.

– En êtes-vous bien sûr ?… dit-il lerouge au front et les dents serrées ; quand on veut nier, ilfaut prendre mieux ses précautions, milord… J’affirme que vous avezfait enlever, dans la nuit d’hier, ma cousine Blanche dePenhoël.

– M. Vincent, répliqua le nabab, jesuis las et je n’ai plus fantaisie de me battre… Vous pouvez meregarder avec vos yeux hardis et pleins de haine, monsieur !…Courage !… vous me forcez de vous reconnaître pour mon neveu…Ah ! ah ! jeune homme, ajouta-t-il avec amertume, combienfaut-il donc vous donner de fois la vie pour avoir droit à votregratitude ?… Courage ! vous dis-je, mon neveuVincent !… vous porterez comme il faut le nom dePenhoël !

Il se dirigea vers son équipage, qui attendaittoujours dans l’allée voisine.

Étienne et Roger le suivaient.

– Montez…, leur dit-il.

Les deux jeunes gens obéirent.

La portière se referma sur eux. L’oncle Jean,qui s’avançait timide et triste, monta dans le fiacre avecVincent.

Les deux voitures reprirent le chemin deParis.

Montalt et ses deux compagnons gardaient lesilence.

Étienne et Roger avaient peut-être envied’implorer leur pardon, car leurs cœurs étaient pleins d’espoir etde joie ; mais ils n’osaient pas, tant le visage de Montaltétait sévère et sombre.

Montalt rêvait, et sa rêverie avait unenavrante amertume.

– Pauvre oncle Jean !… sedisait-il ; celui-là est toujours le digne cœurd’autrefois !… Oh ce n’est pas sur lui qu’il fallait mevenger !… Mais mon frère… mais Marthe !… il n’a pas mêmeosé prononcer leurs noms devant moi !… Fou que je suis !…Hier, j’aurais donné ma fortune pour cette lettre où j’espéraistrouver un mot de compassion ou de regret… un mot d’amourpeut-être ! Fou !… misérable fou !… ne sais-je pas,depuis vingt ans, qu’il n’y a rien dans le cœur d’unefemme ?

– Milord…, dit en ce moment Étienne avectimidité, mon cœur se refusait à vous haïr… Pendant ces bellesannées que j’ai passées à Penhoël, j’entendais votre nom danstoutes les bouches… Avant de vous connaître, j’avais appris à vousaimer.

– Laissons là Penhoël, s’il vous plaît,monsieur…, repartit sèchement le nabab.

Roger, qui allait parler, baissa la tête ensilence.

– Vous êtes irrité contre nous, reprit lejeune peintre ; nous vous en avons donné le droit… mais, jevous en prie, milord, vous, l’oncle respecté de celles que nousaimons, oubliez votre colère !

Le nabab laissa tomber sur lui un regard froidet distrait.

– Je n’ai pas de colère, monsieur,répliqua-t-il ; seulement ce que je vois ici m’ennuie et merépugne…

Il bâilla et poursuivit comme en se parlant àlui-même :

– Tristes gens ! tristeschoses !… Je crois que je vais retourner dans l’Inde…

Étienne voulut insister, à défaut de son ami,qui gardait toujours un silence embarrassé. Le nabab fit un gestede fatigue et se renfonça dans un coin.

On ne parla plus durant tout le reste de laroute.

L’équipage du nabab arriva le premier devantl’hôtel. Le fiacre qui ramenait Jean de Penhoël et Vincent étaitresté un peu en arrière.

Les fenêtres de la chambre à coucher avaient,comme nous l’avons dit, leurs contrevents fermés. La pièce n’étaitéclairée que par la lumière d’une lampe. Au moment où Montaltouvrait la porte, ses yeux, habitués au grand jour du dehors,eurent quelque peine à distinguer les objets. Il vit seulement unescène confuse : deux jeunes filles terrassées, et trois hommesque sa présence subite semblait frapper de stupeur.

Cyprienne et Diane se relevèrent en poussantun cri de joie, et se jetèrent à son cou.

L’un des trois hommes, profitant de cemouvement, ramassa la boîte de sandal qui était toujours à terre,se glissa comme une anguille entre la porte et le nabab, etdisparut au détour du corridor.

Étienne et Roger ne savaient rien de ce qui sepassait à l’intérieur de la chambre ; ils ne songèrent pasmême à l’arrêter.

– Notre père !… disaient les jeunesfilles ; notre bon père !… c’est Dieu qui vous envoie…Oh ! nous avons bien pleuré cette nuit ; car nous avionspeur de ne plus vous revoir !…

Roger serra la main d’Étienne.

– Elles le nomment leur père !…murmura-t-il ; savent-elles ce que nous avons fait ?…nous pardonneront-elles ?…

Les lèvres de Montalt avaient effleuré lefront pâle encore des deux jeunes filles.

– Que signifie tout cela ? dit-ilsans beaucoup s’émouvoir.

– Oh ! père !… s’écria Diane,ces hommes, qui ont voulu nous tuer autrefois, sont venus pourdérober votre trésor !…

Montalt regarda par-dessus leur tête.

– Il me semble qu’ils étaient trois toutà l’heure…, dit-il.

Diane et Cyprienne se retournèrent. Il n’yavait plus là que Blaise et Bibandier, qui se faisaient petits àl’autre bout de la chambre. Les deux jeunes filles s’élancèrentvers les fenêtres ; les contrevents s’ouvrirent et les rayonsdu soleil inondèrent la chambre.

– Il s’est enfui !… dit Diane dontle regard aigu fouillait les moindres recoins.

– Avec les diamants !… ajoutaCyprienne.

– M. le baron Bibander !murmura Montalt en regardant nos deux gentilshommes atterrés,M. le comte de Manteïra… venus ici pour dévaliser monhôtel !… Quel était donc l’autre ?…

Avant qu’on pût faire réponse, on ouït unerumeur vague dans le lointain des corridors, puis la rumeurs’approcha, et la voix de l’oncle Jean, changée par la colère, sefit entendre.

Il disait :

– Je te reconnais, malgré tondéguisement… comme j’ai reconnu ton écriture dans cette lettreperfide, qui m’a mis l’épée la main contre mon neveu Louis !…Tu es donc le démon de notre famille !…

Il arrivait en ce moment devant la porte,traînant après lui M. le chevalier de las Matas, qu’il tenaitpar le collet de son habit.

D’un geste vigoureux, il le lança jusqu’aumilieu de la chambre en disant :

– Cette fois, je crois qu’on vat’écraser, vipère !

La face de Robert était livide. Iltremblait.

Chaque fois que son regard essayait de serelever, il voyait autour de lui le cercle de ses accusateurs.

Cyprienne et Diane étaient dans les bras del’oncle Jean mais leurs regards se tournaient pleins de tendresseémue, vers le nabab, car leur espérance était réalisée.

Cette pensée qu’elles avaient accueillie avectant de défiance, malgré la pente romanesque de leur nature, étaitbien la réalité.

Les dernières paroles de l’oncle Jean levaientle dernier doute. Leur bon génie s’appelait Louis dePenhoël !

Elles faisaient semblant de ne point voirÉtienne et Roger qui cherchaient leurs regards.

Ceux-ci étaient auprès de Robert, et, aveceux, il y avait l’oncle Jean, Vincent, les deux jeunes filles, tousceux que l’Américain avait dépouillés ou trahis, à l’exception deMarthe et de Penhoël.

– Louis, dit l’oncle Jean, cet homme estcause que Pontalès commande dans la maison de ton père.

Le visage du nabab eut une contraction légère,mais il demeura en dehors du cercle.

– Notre père…, dit Diane, – car nousl’appelons aussi notre père, ajouta-t-elle en s’adressant à Jean dePenhoël, sur qui ces simples mots parurent produire une impressionétrange ; – notre père n’ignore rien de ce qui s’est passé aumanoir… Nous avons entendu cet homme raconter lui-même tous seslâches exploits.

Blaise et Bibandier, comme on le pense,avaient la bonne envie de fuir, mais on voyait maintenant, au delàdu seuil, les têtes noires de Séid et de son compagnon.

– Ce que milord ne peut pas savoir, ditÉtienne, c’est que cet homme, en qui nous ne reconnaissions pointl’hôte fatal de Penhoël, est l’unique cause de notre rage folle etde notre erreur… C’est lui qui a fait naître nos soupçons… C’estlui encore qui nous a donné accès dans cette maison de jeu où nousavons pu vous joindre hier.

– C’est lui qui m’a conduit par la mainjusqu’à vous, ajouta Vincent.

– C’est lui qui a donné de l’argent àNawn pour empoisonner les jeunes demoiselles, prononça, derrière leseuil, la voix gutturale de Séid.

– C’est lui qui a tout fait !…ajouta l’oncle dont la main s’étendit au-dessus de la tête deRobert : notre malheur et notre ruine !… Mon neveu Louis,il faut que cet homme soit châtié !

Depuis l’entrée de Robert, le nabab n’avaitpas prononcé une seule parole. Sa tête était inclinée sur sapoitrine ; ses yeux rêvaient, il semblait ne pointécouter.

En ce moment, il s’avança vers l’Américain, etle cercle s’ouvrit pour lui faire passage.

Chacun se demandait ce qu’il allait faire, caril était roi dans cet hôtel, où chacun de ses ordres provoquait uneobéissance passive.

On savait que sa fantaisie était sa règleunique, et que la loi commune n’avait pas de frein pour savolonté.

Il mit sa main sur l’épaule de Robert, quifléchit à ce contact, comme si un poids écrasant l’eût accablé toutà coup.

Montalt se pencha vers lui. Robert se sentitperdre le souffle, tant il avait de terreur.

– M. le chevalier de las Matas, ditMontalt d’un ton doux et presque caressant, ce qu’affirment cesgens-là m’importe peu… Vous êtes chez moi… sous ma protection… etil ne vous sera point fait de mal.

Il y eut dans la chambre un murmure destupéfaction.

Robert lui-même n’osait pas en croire sesoreilles.

Il tendit à Montalt la boîte de sandal enmurmurant :

– Milord, je suis à la merci de votregénérosité.

Montalt prit les diamants comme par manièred’acquit, et sa bouche descendit jusqu’à effleurer l’oreille deRobert :

– M. le chevalier de las Matas…,reprit-il, si vous le voulez, je croirai que vous êtes venu à monhôtel pour répondre enfin à mes nombreux messages…

L’Américain se redressa ducoup ; il osa regarder Montalt en face, et sa frayeurs’évanouit comme par enchantement.

Montalt avait les yeux baissés.

– M’apportez-vous la lettre ?…dit-il.

– Milord…, répliqua Robert qui croyaitavoir déjà repris l’avantage, je n’ai rien à refuser à VotreSeigneurie…, mais la lettre…

– Si vous l’avez laissée chez vous,interrompit Montalt, donnez un ordre et vous l’aurez dans dixminutes.

– C’est que… milord…

Les sourcils de Montalt se froncèrentlégèrement.

– L’avez-vous, ou ne l’avez-vouspas ?… murmura-t-il sans perdre encore son accent decourtoisie.

Et comme Robert hésitait, il lui pressal’épaule tout à coup avec tant de force que ce dernier recula etpâlit.

– Je suis sûr que vous l’avez !…poursuivit Montalt ; veuillez me la donner, M. lechevalier… à l’instant même, s’il vous plaît !… ou bien jevais vous faire mourir sous le bâton !

– Milord…, balbutia Robert épouvanté.

Bibandier et Blaise tremblaient comme lafeuille.

– Séid !… dit tranquillementMontalt.

Le noir entra dans la chambre.

Robert ouvrit son habit avec précipitation etprit un portefeuille dans sa poche.

– Si je vous donne la lettre…, ditRobert, vous me laisserez partir sain et sauf ?…

– Et nous avec lui ?… balbutièrentde loin Blaise et Bibandier.

Montalt fixait sur le portefeuille un regardavide. Sa main frémissait convulsivement ; sa respirations’arrêtait dans sa gorge. Il fit un signe de tête affirmatif, commes’il n’eût point, pu répondre avec des paroles.

La lettre sortit à demi du portefeuille deRobert.

Montalt la saisit, tandis que sa poitrinerendait un râle.

– Sortez !… dit-il.

Nos trois gentilshommes s’élancèrent vers laporte et disparurent comme par enchantement.

Personne n’avait osé leur défendre lepassage.

Le nabab était au milieu de la chambre, tenantà la main la lettre ouverte. Mais il ne pouvait point lire, parceque ses yeux étaient aveuglés.

Tous les regards étaient fixés sur lui, et ilrégnait dans l’assemblée un silence solennel.

Au bout de quelques minutes, les yeuxdessillés de Montalt laissèrent couler deux grosses larmes sur sajoue.

Il chancela, puis tomba sur ses deuxgenoux.

– C’était elle !… murmura-t-il ensouriant comme un enfant sous ses larmes ; ellem’aimait !… Oh ! quel cœur m’avez-vous donc fait, monDieu ?… J’avais deviné ! je savais presque !… et jeme forçais à ne pas croire !… Je me plaisais à détester et àmaudire !…

Jean de Penhoël et les deux jeunes filless’étaient rapprochés de lui. Il se releva et attira le vieillardsur son sein.

– Mon vieux père !… reprit-il,j’avais trop aimé… La pensée de votre ingratitude me rendaitfou !

– Notre ingratitude !… répétal’oncle Jean ; pas une seule fois, depuis vingt ans, notreprière n’est allée vers Dieu sans lui parler de toi, mon fils…

Montalt le serra contre son cœur et donna sesmains aux deux jeunes filles, qui les couvrirent de baisers.

– Je le crois !… poursuivit-il. Jesuis heureux comme je ne pensais point qu’on pût l’être sur laterre !… Marthe !… oh !Marthe !…

Étienne et Roger ne comprenaient pas peut-êtretous les détails de cette scène, mais ils étaient profondémenttouchés. Seul, Vincent restait sombre et en dehors de l’émotiongénérale.

Il n’avait qu’une pensée : Blanche,Blanche, dont personne ne parlait, et qui était toujoursperdue…

Tout à coup Montalt se dégagea de la tripleétreinte qui le retenait, et fit un pas en arrière.

Le rouge vif qui couvrait ses joues fit placeà une mortelle pâleur.

– Oh !… balbutia-t-il enfrissonnant, j’ai médité cela tout un jour et toute une nuit… Dieume punira pour cette affreuse pensée !… Ce duel…

– Mon fils, interrompit l’oncle Jean, tume croyais coupable et tu voulais me tuer…

– Je voulais me venger !… répliquaMontalt ; me venger plus cruellement encore !… Pauvrevieil ami !… je voulais donner ma poitrine à ton épée et tedire mon nom en tombant frappé à mort.

L’oncle Jean se couvrit le visage de sesmains ; son sang était froid dans ses veines.

Le silence régna autour de Montalt.

Vincent profita de cet instant, et s’avançajusqu’au milieu de la chambre.

– Personne ne prononcera-t-il ici le nomde Blanche de Penhoël ?… demanda-t-il.

Cyprienne et Diane, à qui Vincent n’avaitdonné, en entrant, qu’un froid baiser, le prirent par la main etl’entraînèrent vers la porte qui communiquait avec l’intérieur del’hôtel.

Tandis qu’elles s’éloignaient, Montalt lessuivait d’un regard attristé.

– Dieu est juste !… murmura-t-il.Mon père, ta bonne et noble vie a une belle couronne… C’est au nomde tes filles que je te demande mon pardon !

L’oncle Jean s’approcha comme pourl’embrasser, et prononça quelques paroles à son oreille.

Montalt recula et porta ses deux mains à sapoitrine, comme si tout son être eût éprouvé un chocterrible : c’était la joie qui l’écrasait.

Une expression d’extatique bonheur se répanditsur son beau visage.

– Moi !… moi !… s’écria-t-ild’une voix entrecoupée ; Dieu m’aurait gardé tant dejoie !… Diane ! Cyprienne !… les deux enfants de moncœur !… les deux anges qui charmaient ma détresse !…Morbleu ! ajouta-t-il avec ce rire franc qui fait ressemblerl’allégresse de l’âme à un élan de gaieté ; morbleu ! mesjeunes camarades, approchez ici !… Vous aviez raison d’êtrejaloux de moi, car je suis bien sûr de les aimer mieux quevous !… Votre main, Étienne ? vous êtes un noble garçon…Votre main, Roger, quoique vous soyez un détestableétourdi ?…

Les deux jeunes gens ne se le firent pas diredeux fois.

– Étienne, reprit Montalt avec une nuancede mélancolie dans sa joie, tu seras le mari de ma belle Diane…Roger, tu auras ma douce Cyprienne… Messieurs, qu’elles soientheureuses, ou bien nous nous battrons encore une fois !…

– Sur notre honneur, répliquèrent lesjeunes gens en pressant ses deux mains, nous ne nous battrons plusjamais, milord !

……  … . .

Tous les personnages que nous avons laissésdans la chambre du nabab étaient rassemblés autour du lit deBlanche.

Il y avait un voile de sévère tristesse surles beaux traits de l’oncle Jean, dont le regard glissaitfurtivement, de temps à autre, vers le berceau où reposaitl’enfant. Une sorte de contrainte régnait ici, et Montalt, toutseul, avait gardé son aspect joyeux.

Ce n’était point l’état de la jeune malade quipouvait expliquer cette inquiétude ou cette tristesse, bien aucontraire ; Blanche avait retrouvé ses délicates couleursd’autrefois, et son joli visage souriait doucement, comme si la vuede tous ceux qu’elle aimait l’eût subitement guérie.

Le nabab avait peine à s’empêcher de sourire,et regardait Vincent du coin de l’œil.

– Mon beau neveu, dit-il, vous voyez bienque, raisonnablement, je ne pouvais pas répondre à vos demandesd’explications, malgré l’exquise politesse que vous mettiez à lesformuler, M. le gentilhomme !… Ces deux petites filles,ajouta-t-il en se tournant vers les deux sœurs, étaient, à ce qu’ilparaît, plus maîtresses que moi dans mon hôtel… C’était sans lesavoir que j’avais donné l’hospitalité à notre chère Blanche.

– Mon oncle, dit Vincent en rougissant,je vous demande pardon…

– Mon enfant, on a ici, de part etd’autre, tant de choses à se pardonner, que les comptess’embrouilleraient si nous ne proclamions pas une amnistiegénérale…

Il s’approcha de l’oncle Jean.

– Entendez-vous bien cela, mon vieilami ? dit-il à voix basse ; quant à ce qui vous faitfroncer le sourcil, souriez plutôt, car, si vous perdez deuxfilles, vous retrouvez un bel enfant dans ce berceau.

– L’honneur de Penhoël !… murmura levieillard.

– L’honneur de Penhoël regarde Penhoël,répliqua gaiement Montalt ; quand on a beaucoup voyagé, onsait beaucoup d’histoires… J’en ai appris notamment une très-jolie,à bord de certain navire anglais nommé l’Érèbe…Voulez-vousque je la raconte, mon neveu Vincent ?…

Vincent, le rouge au front, se mit à genouxauprès du lit de Blanche, et porta la main de la jeune fille à seslèvres.

– Maintenant qu’elle est pauvre commemoi…, dit-il avec une émotion grave, je puis bien avouer que jel’aime et promettre devant Dieu d’être son mari.

– Non pas, morbleu !… s’écria lenabab ; elle est riche, et toi aussi, mon neveu !… Cespetites filles ont en poche de quoi racheter Penhoël, et le restede ce que je possède est à vous, mes enfants !

– Penhoël !… répéta Diane. Il fauttrois jours pour faire la route de Bretagne… Et c’est dans troisjours que passe le dernier terme du rachat !

– Donc, nous avons le temps… s’écria lenabab ; fais atteler, ami Vincent !… Il nous fautretrouver d’abord Marthe et mon frère… Pour cela, je veux revoirnos trois coquins et leur porter des arguments irrésistibles… Venezavec moi !

Étienne et Roger baisèrent deux jolies mainsqu’on ne leur disputa qu’à demi, et suivirent le nabab, qui montadans sa voiture avec l’oncle Jean.

On ne fit qu’un temps de galop jusqu’à l’hôteldes Quatre Parties du Monde.

Mais quand Montalt demanda M. lechevalier de las Matas, on lui répondit que ce noble étranger etses deux compagnons étaient partis, depuis une demi-heure, pour neplus revenir.

FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE.

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