Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

V. – MADAME COCARDE.

Il y avait cinq minutes que Diane et Cyprienneétaient rentrées dans leur chambre, dont la porte restaitentr’ouverte. Elles étaient agenouillées toutes deux, côte à côte,devant l’image de la Vierge, collée au mur, dans la ruelle du petitlit. Elles disaient ensemble leur prière du soir.

Quand elles eurent achevé de réciter avecrecueillement la série d’oraisons que l’usage catholique réunit enun pieux faisceau pour consacrer les heures du sommeil, Dianeajouta d’un ton simple, qui révélait l’habitude de chaquejour :

– Sainte Marie, mère de Dieu, intercédezauprès de Jésus, votre fils, afin qu’il nous envoie cinq cent millefrancs pour racheter les biens de Penhoël !…

– Ainsi soit-il !… réponditCyprienne.

Pauvres enfants !

– Faites, bonne sainte Vierge, repritDiane, que notre cousine Blanche soit gardée de tout mal, et quenous puissions la rendre à sa mère ; sainte Marie, ayez pitiéde Penhoël, de Vincent, de Madame et de notre bon père. Faites quenotre oncle Louis revienne enfin, pour nous porter secours.

C’était une formule bien souvent répétée.

Cyprienne dit encore :

– Ainsi soit-il !

Puis, elles restèrent un instant agenouilléeset priant tout bas. Parmi les paroles que leur cœur prononçait, àdéfaut de leur bouche muette, on eût trouvé sans doute les nomsd’Étienne et de Roger…

Tout à coup, elles se levèrent entressaillant. La porte entr’ouverte de leur chambre avait crié, enmême temps qu’on y frappait trois petits coups discrets.

– Madame Cocarde !… dit, sur lepalier, une voix cassée et chevrotante, mais flûtée, sucrée etgardant évidemment des prétentions à la douceur ; êtes-vouscouchées, mes tourterelles ?

– Pas encore, répondit Diane ;cependant… il est bien tard !

– Mais non ! mon ange d’amour,repartit la voix sucrée, cassée, etc. ; pas encore neuf heuresà ma montre qui va comme l’hôtel de ville… Ah çà ! on peutentrer, je pense ?… Pauvres mignonnes ! comme ellesétaient jolies ainsi à genoux et disant leurs petites drôleries deprières !…

En 1820, les dames du genre de madame Cocardeétaient païennes comme une chanson de Béranger. De nos jours,revenues à des sentiments meilleurs, elles ont des croix d’argentdoré à leur ceinture et une chaise à coussins de velours rouge dansla nef folâtre de Notre-Dame de Lorette.

Madame Cocarde entra tout doucement et refermala porte.

C’était une petite femme pâlotte et blonde,aux traits courts, un peu effacés, aux grands yeux d’un bleudélayé, tendres, comme on dit, craignant la lumière et cernés d’uncercle gris, empruntant cette couleur à une myriade de ridesimperceptibles. Elle souriait d’une assez gentille façon ; sataille bien prise dans une robe de chambre de taffetas nankinparaissait rondelette et potelée. De loin, un myope l’eût priseassurément pour une de ces jolies femmes arrivées à la trentaine,qui conservent des allures enfantines et mignardes, un peu au delàde l’âge convenable.

Mais de près l’aspect changeait notablement.Sa figure était comme sa voix, quelque chose de flétri etd’usé : une ruine à grand’peine replâtrée, et que toutes lesréparations du monde ne pouvaient point empêcher d’être uneruine.

Non pas que madame Cocarde eût dépassé debeaucoup la trentaine. Ces femmes-là n’ont pas précisément d’âge.Parmi des signes d’une vieillesse précoce, elle gardait certainsindices qui parlaient encore de jeunesse. Madame Cocarde avaitprobablement vécu à fond de train.

On se fait ainsi parfois une position bienhonnête. Madame Cocarde avait l’estime de son quartier. Ellepossédait des rentes ; elle était principale locataire destrois derniers étages de la maison où nous sommes. On ne faisaitpoint de bruit chez elle. Et bien que certaines langues méchantesse permissent un narquois sourire en parlant du genre d’affairesauxquelles se livrait madame Cocarde, tout ce qui vendait vin,sucre, café, viande ou légumes dans la rue Sainte-Marguerite ladéclarait une femme comme il faut, et qui eût trouvé plus d’unmari, si elle n’avait pas été trop fine pour tomber dans cetravers-là.

Madame Cocarde traversa la chambre d’un passautillant et vint s’asseoir à côté du lit, en ayant soin detourner le dos à la lumière. Cyprienne et Diane restaientdebout ; il était facile de voir que cette visite attardée neleur faisait point un plaisir infini ; mais on pouvait devinerégalement qu’elles avaient intérêt à ménager la visiteuse.

Madame Cocarde souriait et les caressait duregard.

– Ça va bien à de petits chérubins commevous d’être dévotes, reprit-elle quand elle fut assise ; lebon Dieu, la bonne Vierge, les bons anges gardiens !… Moiaussi, je croyais à tout cela quand j’étais petite fille… Ah !mes pauvres belles ! lorsqu’on arrive à vingt-cinq ans…vingt-six ans… ces enfantillages-là sont déjà bien loin… et l’onsonge à des choses plus sérieuses !

Elle fourra ses deux mains dans les poches desa douillette.

– Savez-vous qu’il fait frais chezvous ?… reprit-elle en se pelotonnant sur elle-même avec unmouvement frileux. Il y a déjà six semaines que je fais du feu,moi… Je sais bien qu’il y a la différence des situations… maisc’est égal, mes anges, vous devriez avoir un petit poêle etl’allumer le soir en rentrant.

– Nous verrons…, dit Diane, quand l’hiversera venu…

– C’est qu’il vient, ma pauvre biche… Ilapproche à grands pas !… Moi qui vous parle, j’ai mis mesrobes d’été dans l’armoire… Et je trouve que les jupons ouatés nesont pas de trop.

Elle toucha l’étoffe de la robe de Cypriennequi se trouvait le plus près d’elle.

– De l’indienne !s’écria-t-elle ; et encore de la petite indienne !… Meschers cœurs, comme vous devez grelotter avec ça !

La principale vertu de Cyprienne n’était pointla patience.

– Mon Dieu, madame, dit-elle en reprenantsa robe avec un geste brusque, nous faisons comme nous pouvons, etnous ne nous plaignons pas.

– Est-ce que je vous aurais fâchée, maperle ?… demanda madame Cocarde dont la voix flûtée prit desaccents plus doucereux encore ; je ne me le pardonnerais pas,car je vous aime de tout mon cœur !… Voyez-vous, c’est dansvotre intérêt que je parle… Un rhume est bien vite gagné… puisvient la fluxion de poitrine… Mes petits enfants, je sais bienqu’il y a la différence des situations… Je ne vous dis pas demettre des robes de soie, comme moi… mais de bons corsages en lainebien doublés… voilà ce que je voudrais vous voir !

Elle sortit de sa poche un petit couteaud’écaille un peu plus long qu’une épingle, et s’en servit en guisede cure-dent.

– Il n’y a rien d’ennuyeux comme lescuisses de bécasse pour rester comme cela entre les dents !…poursuivit-elle sans ponctuer par le moindre silence son intrépidebavardage. Aimez-vous la bécasse, mes amours ?… C’est ungibier qui coûte toujours assez cher… mais, Dieu merci ! masituation me permet de ne pas trop regarder à la dépense…Asseyez-vous donc là sur votre lit, mes belles… car il n’y a plusqu’une chaise… Vraiment, pour bien peu de chose vous pourriez avoirun joli petit mobilier… Je ne vous parle pas d’acheter des meublescomme les miens… la différence des situations… mais enfin…

– Madame, interrompit Diane, ce que nousavons nous suffit.

– À la bonne heure, mes trésors !…s’écria madame Cocarde ; on peut dire que vous n’êtes pasdifficiles à contenter… Mais si vous ne vous asseyez pas, jecroirai que vous voulez me renvoyer.

Manifestement, madame Cocarde avait le droit,en effet, de croire cela ; car les deux jeunes fillesdemeuraient devant elle muettes, froides, embarrassées. Néanmoins,elles obéirent à ce dernier appel et prirent place toutes deux surle pied du lit avec une politesse contrainte.

Madame Cocarde était, comme nous l’avons dit,principale locataire de la maison, et grâce à l’intercession desdeux sœurs, elle consentait à ne point chasser les Penhoël de leurmisérable grenier.

C’était là tout le secret de la déférence quelui montraient Diane et Cyprienne.

– Bien, mes petits enfants !…reprit-elle. Comme cela, au moins, on peut causer à sonaise !… J’ai beau avoir les dents bien rangées, ces coquinesde bécasses ont de petits nerfs qui entrent partout !… Etpuis, c’est peut-être une arête, car j’ai mangé du bar… Ah !mes petits enfants, l’excellent dîner que j’ai fait !… Il fautque je vous en conte le menu… Un potage en tortue délicieux… Pourrelevé, un bar au court bouillon… Pour entrée, une blanquette devolaille, que mon cordon bleu réussit toujours à merveille… Pourrôti, cette scélérate de bécasse… Après cela, une crème à lavanille, un raisin et mon café… Je n’ai jamais mieux dîné de mavie !

Durant cette complaisante énumération, Dianeet Cyprienne avaient les yeux baissés. On rouvrait en quelque sorteleur plaie vive ; on appuyait le doigt brutalement sur cetteintolérable souffrance, la faim, qu’elles essayaient en vaind’oublier.

Madame Cocarde les lorgnait par-dessous sapaupière clignotante.

– Je ne suis pas ce qui s’appelle unegourmande…, poursuivit-elle ; mais j’avais déjeuné plus matinqu’à l’ordinaire… et c’est si bon de manger quand on agrand’faim !

Cyprienne poussa un gros soupir. Chacune deces paroles doublait les déchirants élancements qui tiraillaientson estomac vide. Diane souffrait autant que sa sœur ; maiselle restait forte comme toujours, et aucun signe de malaise neparaissait sur son visage.

– Et vous, mes belles…, reprit gaiementmadame Cocarde, comment avons-nous dîné aujourd’hui ?… Jem’intéresse à cela, moi, parce que je vous aime.

Les deux jeunes filles ne répondirent point.Sous la paupière brûlante de Cyprienne, il y avait une larmed’angoisse.

– Eh bien ?… continua la principalelocataire ; on ne veut donc pas me dire ses petits secrets deménage ?… On a honte peut-être ?… Mon Dieu ! mesanges, je fais la part des différences de situation… Je pense bienque vous ne vivez pas d’ortolans… Tenez, voulez-vous que je vousdise, moi, ce que vous avez mangé aujourd’hui… Une bonne soupe… unbœuf aux choux et du fromage…

Pour la faim mortelle des deux pauvres filles,ce simple menu était plus appétissant que la carte la plusrecherchée du dîner de madame Cocarde.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fittout bas Cyprienne.

Le rouge monta au visage de Diane.

– Vous avez deviné à peu près, madame,dit-elle ; mais, je vous le répète… nous sommes contentes dece que nous avons.

– Voilà de la vraie philosophie, monange !… Eh bien ! moi, je suis désolée… désolée de voirde charmantes filles comme vous dans la misère…

– Madame…

– Pas de colère, mon enfant !… Semontrer orgueilleuse vis-à-vis d’une véritable amie, c’est avoir unmauvais cœur !… Fâchez-vous tant que vous voudrez, du reste,vous ne m’empêcherez pas de dire ce que je pense… J’ai le cœurserré, voyez-vous, chaque fois que j’entre dans cette chambre… Deuxpauvres chaises, un grabat… Cette harpe qui est seule maintenant,parce que vous avez vendu l’autre, je parie…

– Madame !… dit encore Diane.

La principale locataire prit ses deux mainsqu’elle joignit avec celles de Cyprienne :

– Je vous assure que je vous aime, mespauvres enfants !… prononça-t-elle d’un accent pénétré ;ayez confiance en moi, je vous supplie !… Je suis plus vieilleque vous… J’ai plus d’expérience… Laissez-moi voussauver !

Ce n’était pas la première fois que madameCocarde parlait ainsi. Diane et Cyprienne avaient leurs raisonspour suspecter la franchise de ses paroles ; et pourtant,telle est la confiance de cet âge, que les deux jeunes fillesrelevèrent sur la principale locataire leurs regards émus etpresque crédules.

– Des robes d’indienne en plein hiver,reprit madame Cocarde, pas de feu !… à peine une misérablechandelle… et pour soutenir ces jolis corps si délicats, sicharmants, une nourriture grossière… peut-être insuffisante…

Elle sentit frémir la main de Cyprienne.

– N’est-ce pas ?… poursuivit-elle,insuffisante ?…

– Oh !… murmura Cyprienne, pargrâce, ne nous parlez plus de tout cela, madame ; si voussaviez ce que je souffre !…

– Hein ? fit madame Cocarde aveccuriosité.

Diane regarda sa sœur à la dérobée ; sonfront devint pourpre ; elle releva les yeux sur madame Cocardeet dit à voix basse :

– Elle souffre… parce qu’il y a deuxjours qu’elle n’a mangé.

– Deux jours !… répéta froidement lapetite femme ; moi qui ai mal à l’estomac quand j’oublie monsecond déjeuner… C’est bien long !

Elle retira sa main pour la replonger dans lapoche de sa douillette.

– Deux jours !… répéta-t-elleencore, mais cette fois avec lenteur et comme en faisant un retoursur elle-même ; moi aussi… ces choses-là ne s’oublient pas…moi aussi, j’ai été deux jours sans manger… Bon Dieu ! mesfilles, tout le monde a passé par là… C’est le coup d’éperon quiforce à faire le premier pas… et je vous promets que les autres pasne coûtent guère…

Cette froideur subite refoulait l’émotion desdeux jeunes filles, et Diane regrettait déjà son aveu.

– Oh ! oh ! continua la petitefemme en suivant le cours de ses réflexions ; je savais bienque vous n’étiez pas millionnaires ! mais deux jours sansmanger !… Ah çà ! le métier ne va donc pas du tout, dutout ?…

Comme Diane ne répondait point, madame Cocardetourna les yeux vers elle et changea brusquement de visage. Safroideur disparut pour faire place à cette douceur mielleuse etriante qu’elle savait donner à sa physionomie.

– Vous me voyez anéantie, mes beauxanges, dit-elle. Comment !… si près de moi… de moi qui vousporte un intérêt si véritable !… Mais vous ne vous souvenezdonc plus de ce que je vous ai dit dans le temps ?

La voix de Diane prit un accent hautain etsévère.

– Nous avons tâché de l’oublier, madame…,répliqua-t-elle.

– Comme vous êtes ravissante ainsi, monange !… s’écria madame Cocarde qui la regardait avec unesincère admiration ; la fierté vous sied comme à unereine !… Ah ! que je voudrais jeter au feu cette petiterobe qui m’impatiente et mettre à la place de la soie, du velours,des dentelles !… Ce serait si facile ! et vous meremercieriez tant lorsque vous seriez devenues plusraisonnables !

Diane, le front haut, les yeux baissés, lajoue en feu, était belle, en effet, belle comme l’orgueil de lapudeur.

– Nous sommes obligées de nous lever dèsle matin, madame, dit-elle, et voilà qu’il est bien tard.

– C’est-à-dire que vous me chassez !s’écria la petite femme, moi, votre meilleure amie !… Etpourquoi ?… Parce que je veux changer votre misère en bonheur…parce que je suis franche et que je ne puis pas cacher mon dépit devous voir comme ça sans ressource, vous qui pourriez avoir unemaison et de beaux meubles, et tout !

Elle se leva dans un mouvement tragique,appris quelque part au théâtre, et qui rendait tant bien que mall’amertume du dévouement méconnu ; puis elle ajouta sanss’éloigner encore :

– Souvenez-vous de ce que je vous dislà !… J’ai l’expérience… et je vous promets que vous vousmordrez les doigts, mes poulettes, plutôt dix fois qu’une, à causede votre conduite de ce soir… Mais dame ! qui refusemuse !… On n’attendra pas ces demoiselles jusqu’à la fin dumonde… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! comme si on nesavait pas ça par cœur !… Nous sommes toutes la mêmechose !… On se rebiffe ; on fait la petite rageuse ;on rejette bien loin la fortune… Puis on se lasse, je dis les plusfières ! Et telle qui a repoussé tout l’or de la terre, desbijoux, des toilettes, des rentes… une situation, quoi !prononça madame Cocarde avec emphase, se laisse prendre par unartiste ou un va-nu-pieds.

Diane fronça le sourcil.

Madame Cocarde haussa les épaules et sedirigea vers la porte.

– Voilà comme ça se joue !…grommela-t-elle en levant les yeux au plafond. Quand je pense queces petites bégueules-là se laissent mourir de faim auprès de lasoupière pleine !… car je vous le dis encore, quoique ce soit,en conscience, jeter des perles… je m’entends bien !… oui,mesdemoiselles sans le sou, il y a un monsieur, un millionnaire,qui en fait, pour vous, des pas et des démarches !… un hommetout ce qu’il y a de mieux !… et si vous vouliez, demain vousauriez équipage.

Point de réponse. Diane releva l’oreiller dulit pour faire la couverture.

Les yeux tendres et clignotants de madameCocarde eurent un éclair, et sa bouche pincée fit une grimaceméchante.

– Équipage, mademoiselle Diane,répéta-t-elle, vous qui n’avez plus de souliers…entendez-vous ?

Ceci fut dit avec une explosion d’aigreur etde malice. La petite femme mettait bas décidément son masquedoucereux pour lâcher bride à sa langue barbelée, mauvaise, griffuecomme la patte d’un chat en colère.

Elle avait encore deux ou trois pas à fairepour atteindre la porte. On allait en entendre de belles.

La pauvre Cyprienne n’écoutait plus. Diane,elle, avait laissé la couverture à moitié faite. Sa tête sepenchait sur son épaule. Un sourire étrange errait autour de salèvre. Son front était pensif, et ses grands yeux, perdant leursregards superbes, étaient devenus tout à coup rêveurs.

– Entendez-vous ?… reprit madameCocarde exaspérée par le sourire de la jeune fille ; je vousjure bien, mesdemoiselles en haillons, que vous attendrez longtempsune occasion pareille ! Je me serais fait fort de vousobtenir, moi, tout ce que vous auriez voulu… Trente bonnes millelivres de rente, car cet homme-là est fou !… Des créaturescomme ça refuser trente mille livres de rente !… Dites donc,avez-vous l’argent de votre mois pour me payer ? Ah !ah ! j’ai été trop bonne avec vous ! Demain soir, foid’honnête femme, les gens du grenier iront coucher dans larue !…

Diane restait toujours calme. À la voir, oneût dit que toutes ces paroles insultantes ne lui étaient pointadressées.

À ces derniers mots, pourtant, elle se tournavers madame Cocarde avec lenteur.

La principale locataire, qui crut à uneattaque, mit le poing sur la hanche d’un air intrépide ; maisses bras tombèrent lorsqu’elle entendit la jeune fille lui demanderfroidement :

– Combien faut-il d’argent pour fairetrente mille livres de rente ?

– Comment dites-vous, mon cœur ?…balbutia madame Cocarde. Combien il faut d’argent, encapital ?…

– Oui.

– Six cent mille francs au deniervingt.

– Six cent mille francs !… répétaDiane en regardant sa sœur à la dérobée.

La petite femme se rapprochait.

– Est-ce que nous allons êtregentilles ?… murmura-t-elle avec un retour subit de caressantedouceur.

Diane pensait.

Puis elle dit d’un ton tranquille :

– Cet homme… pourrait-on y aller cesoir ?

Madame Cocarde recula d’un pas, et Cypriennereleva la tête en sursaut pour jeter à sa sœur un regard stupéfait.Elle se croyait le jouet d’un rêve.

Il n’y avait pas la moindre trace d’émotionsur le beau visage de Diane.

– Peste !… fit la petitefemme ; ce soir !… Comme on y va maintenant !… Ahçà ! mignonnes, vous vous êtes donc joliment moquées demoi ?…

– Diane ! prononça tout basCyprienne.

Diane lui imposa silence d’un geste glacé.

– Je vous demande, dit-elle ens’adressant à la principale locataire qu’elle regardait en face, sion peut aller chez cet homme ce soir ?

– Mais… je ne vois pas…, balbutia madameCocarde ; sans doute…

Elle ajouta en aparté :

– Au fait, je ne réponds de rien,moi !… C’est lui qui les a dénichées !… Mais,tudieu ! il paraît que les petits anges savent déjà ce queparler veut dire !… Tout de suite, mon séraphin !reprit-elle en souriant à Diane, et je vous promets que vous serezbien reçues… et que vous trouverez là un souper toutservi !

– C’est bon…, dit Diane ;voulez-vous nous y conduire ?

– Oh ! ma sœur !… fit Cyprienneen joignant les mains.

– Si je le veux !… s’écria la petitefemme ; je passe un châle ; je mets un chapeau, etj’envoie chercher une voiture… Attendez-moi, mes biches !… jesuis à vous dans deux minutes !

Elle sortit en courant.

Les deux jeunes filles restèrent seules.

Cyprienne regardait sa sœur avec de grandsyeux ébahis, et ne pouvait point trouver de paroles pourl’interroger.

Diane était immobile, la taille droite, lesbras croisés sur sa poitrine.

– Six cent mille francs !… dit-elleenfin… de quoi racheter Penhoël !

– Oh !… mon Dieu ! fitCyprienne.

– Écoute !… reprit Diane, pendantque tu allais acheter du pain, j’étais là-haut, moi, et je lesvoyais souffrir ! Comme Madame est changée !… Ses yeuxn’ont plus de larmes… Et notre vieux père qui va chaque jour deporte en porte, repoussé partout… abreuvé partout d’insultes et demépris !

Cyprienne pleurait.

– C’est vrai !… c’est vrai !dit-elle parmi ses larmes. Mais la honte !…

Diane la prit entre ses bras et la couvritd’un regard de mère.

– Tu as raison, pauvre enfant !…murmura-t-elle ; ne viens pas… car c’est encore un combat… etsi l’on échoue, cette fois, il faudra bien mourir…

– J’irai…, dit Cyprienne.

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