Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XXIV. – CINQ COUPS D’ÉPÉE.

La grande pendule du marchand de vin de laporte d’Orléans venait de sonner six heures moins le quart. Le jourse levait : le vent soufflait, sec et froid, parmi les arbresdépouillés du bois de Boulogne.

Quelques charrettes de paysans attardésdescendaient encore l’avenue de Neuilly, et se hâtaient pour gagnerles halles. Le bois était complétement désert.

Il y avait à peine quelques secondes quel’œil-de-bœuf du cabaretier avait jeté l’heure, à travers lescontre-vents fermés, lorsqu’une élégante voiture déboucha aurond-point de la porte d’Orléans.

Elle traversa la place sablée, au trot de sesmagnifiques chevaux, et s’arrêta contre le mur d’enceinte, à troiscents pas environ de la sentinelle.

Les petits arbres du bois de Boulogne, quin’était guère alors qu’un taillis, empêchaient la sentinelle devoir la voiture. Néanmoins le brave soldat du centre, averti parson belliqueux instinct, arrêta sa promenade pour se gratterl’oreille et murmurer :

– Voilà des bourgeois qui vont au champd’honneur ! Un militaire français n’y doit point mettreobstacle…

Il enfonça le shako sur sa titus, ets’enveloppa dans son manteau couleur de poussière, déterminé à nerien voir et à ne rien entendre.

La voiture, cependant, s’était ouverte ;deux nègres, qui se tenaient devant et derrière, avaient sauté surle sable pour aider leurs maîtres à descendre.

Montalt mit pied à terre le premier, puis vintNehemiah Jones, le grave majordome, bien peigné, raséadmirablement, et habillé de noir des pieds à la tête.

Il n’y avait qu’eux dans la voiture.

Le nabab, qui était très-pâle et dont lestraits fatigués dénotaient l’humeur la plus morose où nous l’ayonsencore vu, resta debout, en avant de la voiture, les bras croiséssur sa poitrine.

Nehemiah Jones prit dans l’intérieur une paired’épées, et vint se placer au côté du nabab.

Les deux nègres reprirent leurs places, l’unsur le siége de devant, l’autre sur le siége de derrière.

On n’avait pas encore prononcé une seuleparole.

Montalt tira sa montre.

– Six heures moins dix…,murmura-t-il ; cinq minutes de retard, déjà !

– Le Français, prononça M. Jonessentencieusement, a le caractère léger, oublieux, étourdi ;l’inexactitude est au nombre de ses défauts, et des voyageursdignes de foi ont remarqué…

– Assez, mister Jones !… interrompitMontalt ; je crois que j’entends une voiture.

Le majordome s’inclina gravement et tenditl’oreille.

– S’il plaît à Votre Seigneurie, dit-il,c’est une voiture, en effet… Votre Seigneurie se battra-t-elleici-même, ou sous le couvert ?

– Cherchez une place dans le bois, misterJones, répondit Montalt.

Le majordome s’éloigna d’un pas digne etmesuré pour obéir à cet ordre.

La voiture qu’on avait entendue de loin semontra en ce moment au bout de l’allée. C’était un fiacre. Étienneet Roger en descendirent. Ils n’avaient pas amené de témoins.

– Oh ! oh ! se ditMontalt ; n’aurons-nous pointM. de Pontalès ?

Il échangea un salut froid avec les deuxjeunes gens.

Roger portait deux épées sous le bras.

– Monsieur, dit Étienne, vous nous voyezvenir seuls parce que le combat, tel que vous vouliez nousl’imposer, ne peut pas nous convenir.

– Ah !… fit Montalt du bout deslèvres.

– Nous avons tiré au sort…, repritÉtienne.

– Et j’ai perdu…, dit Roger.

– C’est moi, poursuivit le jeune peintre,qui me battrai contre vous, milord.

Étienne disait cela d’un air triste et sanscolère. Le regard qu’il jetait à Montalt implorait encore, malgrélui peut-être, cette explication si durement refusée.

Montalt détourna les yeux et se prit àregarder Roger, qui, loin d’imiter le calme de son ami, avait déjàle rouge à la joue et semblait contenir à grand’peine sonirritation prête à éclater.

Il baissa les yeux en frémissant devant leregard du nabab, provoquant et moqueur.

– Ah !… fit encore ce dernier, vousavez joué, mes jeunes camarades ?… et M. Roger agagné ?… et il vient ici comme simple témoin ?… Ahçà ! mais c’est donc un insulteur pour rire que ceM. Roger ?

Étienne se mit au-devant de son ami, qui avaitfait un mouvement pour se jeter sur le nabab.

– Épargnez-vous, milord ! dit-ild’un ton sévère ; en France, nous sommes avares d’outrages àl’heure du combat.

Il repoussa Roger, et se tourna vers Montalt,qu’il regarda en face. Montalt avait toujours les bras croisés sursa poitrine. Parmi le dédain qui était sur ses traits, il y avaitcomme une cruauté froide et volontaire.

– Milord, lui dit Étienne, je suis venujusqu’ici avec un reste d’espoir… Mon cœur s’obstinait à douter…non pas à cause de vous, milord, car je sais qu’il est une naturechez qui la bienfaisance est une boutade comme le crime un caprice…mais à cause d’elle, que j’aimais de toute la puissance de mon âme…à cause d’elle que j’avais laissée si pure et si belle de cœur, ily a deux mois à peine !… J’avais vu par mes yeux et par ceuxde mon ami… Je me refusais à croire l’évidence…

– On dit que la foi sauve…, murmuraMontalt.

Un peu de sang vint aux joues pâles du jeunepeintre, et ses yeux eurent un éclair.

– L’un de nous deux va mourir…,dit-il ; à quoi bon railler maintenant ?… Milord, vousnous avez rencontrés tous les deux sur le chemin du bon Dieu, commeon dit dans notre pauvre Bretagne… vous nous avez appelés vos amis…vous nous avez arraché notre secret à force de tendresse feinte…Votre fantaisie était d’avoir quelqu’un à aimer… vous avez surprisnotre affection, à nous dont le cœur est jeune et loyal. VoiciRoger qui a soif de votre sang, à cette heure, et qui eût donnépour vous la dernière goutte de son sang ! Ce sont des jeuxétranges auxquels vous vous plaisez !… Et quand vous avez sunos douleurs avec nos joies… quand vous avez pu mesurer l’espoircher qui soutenait notre vie, vous avez dépensé votre or pour allerchercher tout au fond de la Bretagne, dans un village ignoré, deuxpauvres jeunes filles, et vous avez tué notre bonheur !…Oh ! certes, on pouvait se refuser à le croire, car il y a dela folie dans votre rôle honteux, milord !… et vous êtes à mesyeux un insensé encore plus qu’un infâme !

– S’il plaît à Sa Seigneurie, criaNehemiah Jones dans le taillis, j’ai trouvé un endroit avantageuxet confortable…

– Allons ! dit Montalt qui se mit enmarche ; votre sermon n’était peut-être pas fini,M. Étienne… mais les affaires avant tout !

Ils s’enfoncèrent tous les trois sous lecouvert, et l’instant d’après ils avaient rejoint le majordome dansune petite clairière, située à vingt-cinq pas seulement del’allée.

Les deux jeunes gens étaient muets maintenant.Montalt félicita son majordome sur le choix du lieu, et jeta bas saredingote.

Étienne était déjà prêt.

– C’est un combat à mort…, dit-il d’unevoix basse et résolue en tombant en garde.

Montalt se posa tout souriant, fit un salutplein de grâce et ne répondit point.

Les épées se touchèrent ; la garde dunabab, élégante mais lâche, semblait le découvrir.

Roger, dont le regard de feu suivait la pointedes armes, se disait :

– Si j’étais à la place d’Étienne, ceserait fait de cet homme !

Étienne, attaqua pourtant comme il faut, secouvrant d’une garde prudente, ferme, serrée. Montalt, lui, paraitnégligemment et du bout des doigts.

Au bout d’une minute de combat, il se fenditsur un coup droit et releva l’épée.

La chemise d’Étienne avait une petite tacherouge au milieu de la poitrine.

La place était mortelle. Roger se précipitasur son ami en tremblant.

Pendant cela, Montalt faisait signe à NehemiahJones, qui tira froidement de sa poche un foulard des Indes, etvint essuyer la pointe de l’épée, où restait une gouttelette desang.

Roger arracha l’arme des mains d’Étienne.

– Tu es blessé !… dit-il.

– Un quart de ligne de fer… murmuraMontalt. Un oiseau-mouche serait mort sur le coup !…

Sur le terrain, on ne se rend guère compted’une blessure que par l’endroit touché ; Étienne avait cru,au premier moment, que sa poitrine était traversée ; par lefait, et comme le disait le nabab, il n’avait qu’une piqûred’épingle.

Sa fierté se révolta énergiquement, et lacolère qu’il avait contenue jusqu’alors rendit son visageécarlate.

Il voulut reprendre l’épée à Roger, qui lerepoussa brusquement.

– Laisse-moi !… s’écria Roger ;je veux voir si cet homme pourra continuer avec moi saplaisanterie.

– C’est juste cela, dit Montalt qui seremit en garde ; mon cher peintre, ce ne peut pas êtretoujours à vous… Il faut bien que mon secrétaire ait son tour.

– Défendez-vous !…défendez-vous !… criait Roger dont la main tremblait derage.

– M. de Launoy, dit Montalt,vous êtes pressé… je conçois cela… mais moi, il faut que je meménage ; nous en sommes encore aux bagatelles de la porte…J’en suis désolé pour vous, mes très-chers, mais vous me donnez lapetite pièce avant le drame…

– Monsieur ! monsieur !interrompit Roger, défendez-vous, ou je ne réponds plus demoi !

Étienne restait là, vaincu et la têtebaissée.

– Soyez tranquille, reprit Montalt ;la plaisanterie ne durera pas toujours… Et, il y aura du sangailleurs qu’à l’extrême pointe de mon épée… Je suis ici pour mevenger, de vous d’abord, mes jeunes camarades, qui avez insulté lamain d’un bienfaiteur !… Or chacun en prend à sa guise… Moi,je me venge de vous en vous faisant une dernière aumône… Je vousdonne la vie, mes enfants, après vous avoir donné ma table et montoit…

Roger fit un pas en avant.

Montalt, au lieu de reculer, prit négligemmentson épée au croisé, et l’envoya tomber à quelques pas.

– Patience donc ! poursuivit-iltandis que Roger, confus, allait ramasser son arme ; j’ai bienécouté, moi, tout le sermon de M. Étienne, ce matin, et toutesvos insultes, hier, mon jeune camarade !… J’attends ici bonnecompagnie… Nous sommes seuls encore ; le temps ne pressepas.

Roger revint se mettre en face de lui.

– Pardieu ! s’écria le nabab, c’estune chose étrange que la destinée de certains hommes… Moi, chaquefois que j’ai fait le bien, j’ai toujours été châtié par lesort !… Sur cinq personnes que j’attends ici, pour croiser lefer avec elles…

– Cinq personnes ?… répétèrent lesdeux jeunes gens.

Montalt poursuivit sans s’arrêter àl’interruption :

– Une seule ne me doit ni amitié nireconnaissance… Des quatre autres, il y en a deux, vous, ÉtienneMoreau, et vous, Roger de Launoy, que j’ai traités comme mes fils…Le troisième est un pauvre jeune homme à qui j’ai sauvé la vie… Lequatrième…

Il passa le revers de sa main sur son front etn’acheva point.

– Aux trois premiers, reprit-il d’unevoix grave, qui me devraient reconnaissance et amour, je vaisinfliger une punition pareille… Il y aura trois poitrines marquéespar la pointe de mon fer, et ce seront trois signes de pitié… troisstigmates de mépris !…

– En garde donc, alors !… s’écriaRoger qui ne se possédait plus.

Montalt ne bougea pas.

– Celui qui ne me doit rien,poursuivit-il, sera le mieux traité ; il trouvera une armesérieuse au-devant de la sienne… Et il tombera dans un combat digned’un homme !… Quant au dernier, que Dieu le protége ! carla vengeance, ici, sera terrible…

Sa voix était devenue basse et sombre.

Il secoua sa longue chevelure noire, quitombait en anneaux mobiles sur le collet de sa chemise, et tenditenfin l’épée.

Roger croisa le fer en poussant une sorte decri joyeux.

Étienne était toujours immobile, comme si lafoudre l’eût touché.

Il ne craignait point pour la vie de Roger. Ceduel était pour lui une incroyable comédie, sous laquelle secachait un mystère dont l’explication échappait à sonintelligence.

L’image de Diane était devant sa vue. Parfois,tant était grande encore l’irrésistible sympathie qui l’avaitpoussé jadis vers Montalt, au delà de ce prologue funeste il voyaitun dénoûment heureux.

Le cœur de cet homme n’était-il pas un abîmeoù se confondaient vertus et vices, doutes et croyances ?…

Il ne savait…

Au moment où les deux épées glissaient pour lapremière fois l’une contre l’autre, un bruit de voiture se fit surle sable de l’allée voisine.

Roger précipita son attaque furieuse commes’il eût craint qu’on ne lui enlevât sa proie.

Car il n’avait aucune des idées quiremplissaient le cœur du jeune peintre. Il avait vu, il croyait. Lajalousie était désormais sa seule passion et sa seule pensée.

Avec Roger comme avec Étienne, le nabab enprenait fort à son aise. Vous eussiez dit un maître d’armes quitrompe, en se jouant, les coups pressés d’un élève maladroit.

– Qu’est-ce à dire ?… s’écria lejeune Pontalès qui parut en ce moment sur la lisière du taillisavec deux témoins.

Au même instant, Vincent, qui venait aussi dequitter son fiacre, se montra d’un autre côté.

Étienne, Roger, Vincent et Pontalès sereconnurent avec une égale surprise.

Mais ce n’était pas l’heure d’échanger desexplications.

Le nabab s’était fendu. Une petite tacherouge, toute pareille à celle que gardait la chemise d’Étienne,marqua la poitrine de Roger.

Le nabab releva encore son épée, dont lapointe humide fut essuyée soigneusement par le grand foulard desIndes de Nehemiah Jones.

– Ce n’est rien ! s’écriaRoger ; en garde !

Le nabab tira sa montre.

– Mon cher monsieur, répliqua-t-il, jen’ai qu’un quart d’heure à donner à chacun de vous… et lademi-heure est passée.

Les nouveaux arrivants faisaient cercle autourdes adversaires.

– En garde ! répéta Roger qui fonditimpétueusement sur le nabab.

On vit l’épée de Montalt décrire undemi-cercle rapide, et Roger, désarmé pour la seconde fois, commeun enfant, laissa tomber ses bras le long de son corps.

– À votre tour,M. de Pontalès !… dit froidement le nabab.

Pontalès échangea un regard avec ses deuxtémoins.

– Un duel semblable me paraît contretoutes les règles…, murmura-t-il, et je ne sais si je dois…

Pendant qu’il parlait, Vincent avait ramassél’épée.

– Moi, je ne connais pas les règles…,prononça-t-il rudement ; cet homme m’a donné rendez-vous…voici des armes… cela suffit.

– À la bonne heure ! s’écria Montalten riant, celui-là est un vrai gentilhomme breton… crinière de lionet cœur de loup !

– Celui-là sait tenir une épée !…répondit Vincent ; si vous n’avez pas le poignet libre et latête froide, ne vous battez pas contre lui.

Pour toute réponse, le nabab reprit, pour latroisième fois, sa garde élégante et fière ; mais il futobligé tout de suite de serrer son jeu et de se tenir ferme à laparade, car Vincent était un adversaire redoutable.

Le combat dura plusieurs minutes, au boutdesquelles la fatale tache de sang se montra sur la poitrine dujeune homme, juste à la même place que les deux autres.

Le foulard des Indes joua son rôle, etVincent, la tête basse, se retira auprès d’Étienne et de Roger.

– À votre tour,M. de Pontalès ! répéta le nabab.

Pontalès s’avança, suivi de ses deuxtémoins.

Tandis qu’il ôtait son habit sans faire denouvelles objections, Montalt le considérait, et son visage prenaitune expression de tristesse.

– Vous êtes jeune, dit-il enfin, etpeut-être êtes-vous un homme de cœur… Il est temps encore de vousretirer, M. de Pontalès… Mais si vous vous mettez là,devant moi, je vous préviens que mon épée ne s’arrêtera point entouchant votre poitrine… J’avais peut-être mes raisons pourépargner ces trois enfants… et peut-être en ai-je au contraire pourne point vous épargner, vous !

Il n’y avait plus ni raillerie ni fanfaronnadedans ses paroles.

– Vous êtes habile, monsieur…, réponditPontalès ; on fera ce qu’on pourra.

Dès les premières passes, il prouva quelui-même était singulièrement expert en fait d’escrime. Mais,au-devant de la poitrine nue de Montalt, il y avait comme un murd’acier…

Ce n’était plus le même homme. Toutenonchalance avait disparu de sa pose. Ses yeux avaient unrayonnement sombre, et des rides se creusaient entre ses sourcilsfroncés.

Il rompit tout à coup, en un certain moment,et appuya la pointe de son épée contre le sol.

– Écoutez !… murmura-t-il de manièreà n’être entendu que de Pontalès, ma tête s’échauffe… Je vous l’aidit hier : vous avez le visage de votre père… et je vaisoublier que vous ne m’avez jamais fait de mal !

– Ah ! s’écria Pontalès emportélui-même par la chaleur du combat, vous ne riez plus, milord… Sivous êtes las, on vous donnera trêve…

– Vous l’aurez voulu !… dit Montaltdont les yeux lancèrent un éclair. Je ne vois plus en vous que lefils de votre père, monsieur… et je me venge !

Les deux épées grincèrent en se touchant denouveau ; Pontalès tomba percé à la même place que les troisautres.

Mais, cette fois, le foulard des Indes essuyaquatre pouces de fer sanglant.

Le nabab croisa ses bras sur sa poitrine, etsa tête se pencha.

Les témoins de Pontalès l’emportaient, à bras,vers sa voiture.

Étienne, Roger et Vincent s’éloignaient déjàde la place du quadruple duel, lorsqu’un bruit de pas se fit dansle fourré.

On n’avait point entendu de voiture rouler surle sable de l’allée.

Les trois jeunes gens poussèrent ensemble uncri de surprise.

– Mon père !… dit Vincent.

– M. Jean !… ajoutèrent Étienneet Roger.

Montalt tressaillit légèrement, mais sestraits ne trahirent aucune émotion.

Seulement sa paupière se releva comme malgrélui, et son regard glissa sur les trois jeunes gens, parce qu’il sedisait :

– Son fils !… et ceux-ci leconnaissent ? Qui sont donc Cyprienne et Diane ?…

Le vieux Jean de Penhoël venait d’entrer dansla clairière. Il arrivait juste à l’heure, bien qu’il fût venu àpied depuis la rue Sainte-Marguerite, où il avait passé la nuit,tout seul, dans le pauvre grenier, abandonné par Madame et parRené.

Sa tête nue ruisselait de sueur. Il portait,comme toujours, ses sabots emplis de paille et sa veste de futainegrise, sur laquelle brillait, ce matin, sa croix deSaint-Louis.

– Si je suis en retard, dit-il en sehâtant vers le centre de la clairière, excusez-moi… je viens deloin, et je n’ai plus mes jambes de quinze ans.

En arrivant sur le lieu du combat, il reconnutà la fois les trois jeunes gens que ses yeux, affaiblis par l’âge,n’avaient point distingués d’abord.

Ceux-ci parlaient tout bas et semblaient seconsulter.

L’oncle Jean s’avança vers eux et leur tenditla main tour à tour.

– Bonjour, Vincent, mon fils…,dit-il ; tu m’apprendras tantôt pourquoi tu as laissé leservice du roi où je t’avais mis… En attendant, sois le bienvenu,et puisses-tu être plus heureux que nous !… Bonjour,Roger !… Bonjour, Étienne !… Je me disais tout le long duchemin : « Je ne trouverai pas dans ce Paris un seul amipour m’assister… » Je me trompais, ma foi !… MilordMontalt, ajouta-t-il en se tournant vers le nabab, j’ai des témoinsà revendre, comme vous voyez… Et vous n’aurez à me prêter qu’uneépée.

Il disait tout cela de sa voix douce et bonne,mais l’expression de ses traits n’avait plus cette humilité quenous lui avons vue. Il redressait la tête ; ses grands yeuxbleus brillaient, et son regard avait une belle fierté. Les troisjeunes gens regardaient avec respect et tristesse ce noble front devieillard avec sa couronne de cheveux blancs comme la neige.

Montalt aussi le regardait, mais c’était à ladérobée ; il détournait les yeux et affectait de ne rien voir.Sa figure, où ne se montrait nulle fatigue, peignait un mépris duret froid.

Il ne parlait point, et semblait attendre.

L’oncle Jean vint se placer en face delui.

– Donnez une arme à monsieur, dit Montalten s’adressant à son majordome.

L’oncle Jean se baissait déjà pour ramasserl’épée.

– Oh ! oh !… fit-il avecsurprise il y a sur la terre des gouttes de sang… Est-ce que je nesuis pas le premier ?

Les trois jeunes gens, qui étaient restésjusqu’alors indécis et sombres, s’ébranlèrent à la fois. Vincent semit entre son père et le nabab.

– Milord, dit-il à voix basse, ce combatest impossible !

– Vous êtes le cinquième, M. Jean…,murmurait pendant cela Étienne ; moi d’abord… Roger ensuite…votre fils après… enfin M. Alain de Pontalès que ses témoinsemportent mourant… Nous avons été tous vaincus, ici, à cette mêmeplace.

Les yeux bleus de l’oncle Jean brillèrentdavantage.

– Il est donc bien fort ?… dit-il enfaisant plier sa lame.

– C’est un démon…, répliqua Roger ;contre lui l’adresse et le sang-froid ne servent à rien… On diraitqu’il possède un charme.

– Morbleu ! voilà qui est bon àsavoir ! s’écria l’oncle Jean dont le visage s’animaitrangez-vous, mes enfants ! nous avons bonne cause et bon bras…Dieu est juste… rangez-vous !

Les deux jeunes gens ne bougeaient pas.

– Je ne sais pas si votre querelle estsemblable à la mienne, reprit le vieillard en les écartantd’autorité ; dans un quart d’heure, nous pourrons causer decela.

Entre lui et son adversaire, il ne restaitplus que Vincent, qui parlait bas au nabab avec vivacité.

Montalt détournait la tête et ne répondaitpoint.

– Range-toi, Vincent, reprit le vieuxPenhoël ; je ne te dis pas de te retirer, parce que tu essoldat et fils de soldat ; mais pas de faiblesse,enfant !… Nous sommes ici pour l’honneur de Penhoël.

Vincent hésitait encore ; un gesteimpérieux du vieillard le fit reculer de quelques pas.

– Mon père ! murmura-t-il pourtant,je vous en supplie…

– Silence !… interrompit l’oncle ensabots ; tu vois bien que milord nous attend !

Montalt consultait en effet sa montre.

– Nous avons perdu cinq minutes,dit-il.

– Nous allons les regagner !…s’écria l’oncle Jean qui jeta ses gros sabots et mit ses pieds nussur le gazon.

Il avait dépouillé sa veste de paysan etmontrait maintenant le chanvre gris de sa chemise. Étienne, lapâleur sur le front, disait à Roger :

– Te souviens-tu ?… Milord a dit quesa vengeance la plus terrible tomberait sur le cinquième… et c’estJean de Penhoël qui est le cinquième !

Roger courba le front sans répondre.

Tous deux avaient le même désir queVincent : mettre obstacle à ce duel inégal ; mais il yavait, à ce moment, sur le visage du vieux Penhoël une résolutionsi grave et si fière que leurs volontés dominées se taisaient.

Le vieillard prit place à l’endroit même oùses quatre devanciers avaient combattu. Il examina soigneusement lagarde de l’épée et l’angle de la monture.

Puis il fit le salut des armes, suivant larigueur des anciennes coutumes.

Sa haute taille se développait robuste ethautaine.

Quatre hommes forts et jeunes avaient passépar là, et pourtant on pouvait pressentir que, cette foisseulement, Montalt allait trouver à qui parler.

Il rendit le salut et donna son épée.

– À vous !… dit l’oncle Jean.

– À vous !… répliqua Montalt.

Le pied nu de l’oncle Jean frappa deuxbrusques appels, et son épée, manœuvrant avec une rapiditéprestigieuse, chercha le défaut de cette impénétrable cuirasse quiétait au-devant de la poitrine du nabab.

Il n’était plus temps d’en prendre à son aise.Montalt avait maintenant l’œil au guet, le jarret tendu, la mainleste. On voyait qu’il dépensait toute sa vigueur et toute sonadresse pour parer les coups précipités que lui portait levieillard.

Il fut obligé de rompre par trois fois.

Étienne, Vincent et Roger suivaient l’attaqued’un œil avide. Ils ne respiraient plus.

Nehemiah Jones, roide comme un piquet etportant sur son grave visage la tranquillité la plus heureuse,représentait bien dignement le flegme britannique au milieu detoutes ces émotions.

Le combat se poursuivait depuis cinq minutes,pour le moins, sans désemparer, et les minutes sont longues pourceux qui voient deux hommes l’épée à la main ! L’oncle Jeanavait gagné du terrain, mais on voyait de larges gouttes de sueurrouler sur sa joue enflammée, et son souffle sortait maintenantpénible de sa poitrine.

Le nabab, au contraire, gardait toujours ladureté froide et calme de sa physionomie ; sa respirationétait égale comme au premier instant. Il paraît avec une précisionmathématique, et ne ripostait point.

L’oncle Jean, qui avait tenté en vain tous lescoups d’armes, passa brusquement l’épée dans la main gauche, et sefendit sur un dégagé terrible.

Montalt para sur place, jetant de côté lapointe de l’arme, qui était à une ligne de sa poitrine.

Puis il se mit d’un bond hors de portée.

– M. Jean de Penhoël, dit-ilfroidement, ceci est le côté du cœur… reprenez haleine.

Le vieillard s’arrêta ; sa poitrinebattait, révoltée.

– Je croyais qu’il n’y avait qu’un hommeau monde, murmura-t-il, pour soutenir un assaut commecelui-là !

Derrière cette rudesse que Montalt retenait deforce sur son visage, il y eut comme un vague sourire.

Et, depuis le commencement du combat, ceux quieussent pu l’observer de près auraient découvert, sous son masquede dureté impitoyable, une émotion cachée.

Mais si cette émotion existait réellement, illa refoulait avec toute l’énergie de sa forte nature. Une pensée devengeance était en lui, comme il l’avait dit ; il s’ycramponnait obstinément. Cette vengeance inattendue devait êtreterrible…

Les trois jeunes gens tournaient vers luileurs regards suppliants. Il ne voulait point les voir.

Jean de Penhoël avait piqué son épée enterre.

Ses yeux étaient fixés sur le nabab, et uneétrange hésitation semblait envahir son visage.

– Je ne sais pas si ma pauvre tête seperd…, murmura-t-il ; Vincent, toi qui as de bons yeux,regarde donc… mais tu étais un tout petit enfant lorsqu’il nousquitta… Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce que jerêve ?

Sa voix tremblait. Il fit un pas en avant. Lenabab semblait ne point entendre.

– Laissez-moi vous regarder, monsieur…reprit le vieillard dont l’émotion allait croissant ; vous metourniez le dos hier quand je vous ai provoqué… et mes yeux sonttrop faibles désormais pour distinguer comme il faut le visage d’unhomme à la longueur de deux épées…

Il était tout près de Montalt qui baissait lesyeux en fronçant le sourcil.

– Oh !… fit le vieillard d’une voixbrisée, il y a vingt ans de cela, et je me trompe peut-être !…Regardez-moi, monsieur… Ne me reconnaissez-vous pas ?

– Non…, répondit Montalt.

L’oncle Jean se couvrit le visage de sesmains.

– Non ? répéta-t-il ; oh !c’est que je me trompe alors… car Louis de Penhoël n’aurait pasrenié le vieil ami de son père !

La figure de Montalt resta impassible etfroide, mais sa main serra convulsivement la garde de son épée.

– Allons !… dit-il durement, vousdevez être reposé…

L’oncle Jean courba la tête, et regagna saplace.

Les trois jeunes gens, qui n’avaient pointentendu ces dernières paroles, ne comprenaient rien à cettescène.

Ils avaient espéré un instant sans savoirpourquoi, et leur espérance s’en allait…

Jean de Penhoël, avant de reprendre son épée,tira de sa poche son mouchoir de grosse toile pour essuyer sesyeux, qui étaient inondés de larmes.

– Je vous demande une minute encore…,monsieur, dit-il, car il faut voir clair pour se défendre contrevous… Les vieillards sont comme les enfants ; ils pleurent…Oh !… Dieu aurait dû m’épargner cette espérancetrompée !… c’était mon fils !… Je ne sais pas si j’aimemon pauvre Vincent autant que je l’aimais !…

Les sourcils du nabab se froncèrent davantage.Un rouge vif remplaça, pour un instant, la pâleur de sa joue.

– Allons !… répéta-t-il d’une voixchangée.

L’oncle Jean reprit son arme.

– Et lui aussi !… dit-ilencore ; il m’aimait… Oh ! le noble enfant ! le chercœur !… que Dieu le protége !

Il se remit en garde.

Mais nulle épée ne choqua la sienne.

Les trois jeunes gens avaient poussé ensembleun cri de stupeur.

Le combat le plus terrible qu’avait soutenu cematin Berry-Montalt était contre lui-même, et son cœur l’avaitvaincu…

Il était là, devant le vieil oncle Jean, lesbras tout grands ouverts, et deux grosses larmes roulaient sur sesjoues.

– Mon vieil ami !… balbutia-t-il,mon vieux père !…

Jean de Penhoël se laissa tomber sur sapoitrine, et Montalt baisa ses cheveux blancs.

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