Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

IV. – LE GRENIER.

C’était une chambre petite et presque nue, oùse trouvaient pour tout meuble deux chaises et une couchette enbois blanc. Dans un coin se voyait une pauvre petite harpe quin’était, hélas ! ni peinte, ni sculptée, ni dorée comme celledu salon de Penhoël…

Dans la ruelle du lit, au-dessus d’un petitbénitier de verre, pendait une image de la Vierge.

Diane et Cyprienne venaient de rentrer. Lesquatre étages qui séparaient leur chambre de la rue avaient achevéd’épuiser leurs forces.

Cyprienne s’était laissée choir sur unechaise. Diane était tombée à genoux devant le lit, et sa têtebrûlante se cachait entre ses deux mains.

En ce moment, il n’y avait aucune différenceentre les deux jeunes filles : le courage de Diane fléchissaitenfin, et son accablement égalait celui de Cyprienne.

Elles ne se parlaient point ; un voileétait sur leur pensée confuse. Elles se laissaient aller àl’engourdissement du désespoir.

En ce moment de suprême lassitude et d’apathieprofonde, elles ne songeaient même pas à la rencontre qu’ellesvenaient de faire.

Il y avait à peine deux ou trois minutesqu’elles avaient vu Blanche de Penhoël, leur cousine aimée, etnulle parole ne s’échangeait entre elles à ce sujet.

Elles ne pouvaient plus… Et pourtant, parsuite de circonstances que nous connaîtrons bientôt, Diane etCyprienne étaient à même de mesurer l’importance de cette rencontrefortuite.

Diane et Cyprienne n’ignoraient rien de ce quis’était passé à Penhoël, après la nuit de la Saint-Louis. Ellessavaient l’enlèvement de l’Ange, l’expulsion des maîtres du manoiret tout ce qui s’y rattachait.

Elles savaient que Madame, brisée de douleur,Madame, qu’elles aimaient si tendrement autrefois ! cherchaitsa fille depuis deux mois, courant la ville au hasard et arrêtantles passants, comme une pauvre folle, pour leur demander sonenfant !…

Mais il est des heures où l’âme épuisée restesourde à toute voix. On dit que, dans les vastes solitudesd’outre-mer, le voyageur, accablé, se couche parfois sur la terre.Il reste là, immobile, haletant ; il reste, s’il entend auloin la voix menaçante du lion ou du tigre. Et, si tout près delui, sous l’herbe, ce bruit sinistre se fait ouïr qui annoncel’approche du serpent, il reste encore.

Une demi-heure se passa ; puis Dianereleva la tête lentement et jeta un regard sur sa sœur.

– Tu souffres ?… dit-elle.

Cyprienne serrait toujours sa poitrine à deuxmains. Elle ne répondit pas.

Diane se redressa, galvanisée par un élan decolère. Le sang remonta brusquement à sa joue ; elle secouales masses bouclées de ses beaux cheveux.

– Paris !… s’écria-t-elle avec uneamertume déchirante ; Paris que nous voyions si beau !…Paris où nous allons mourir désespérées ! oh ! que debrillants rêves et que de promesses menteuses !… N’était-cepas plus beau que le paradis même ? Du pain, mon Dieu !du pain !… Faut-il nous châtier si cruellement pour avoir étéaveugles ?… Sainte Vierge ! vous savez bien que si nousavons abandonné la maison de notre père, ce n’était pas pournous ! Sainte Vierge, ayez pitié !… du pain ! un peude pain !…

Elle se tordait en une sorte de délire. EtCyprienne, accablée, morne, ne prenait point garde.

Il y avait deux jours entiers qu’ellesn’avaient mangé.

La veille, elles avaient encore un derniermorceau de pain. Mais Marthe de Penhoël, son mari et le pauvreoncle Jean souffraient non loin de là d’une misère pareille.C’étaient eux qui, sans le savoir, avaient mangé le dernier morceaude pain de Diane et de Cyprienne…

Diane poursuivait, soutenue par safièvre :

– Pourquoi ces choses sont-ellespossibles ?… Pourquoi Dieu laisse-t-il ces espoirs insensésentrer dans le cœur de deux pauvres enfants ?… Était-ce uncrime que de vouloir défendre ceux que nous aimions ?…Oh ! maintenant que nous voyons notre folie, comment ycroire ?…

Elle eut un rire amer et désolé.

– Te souviens-tu de ce que nous venionschercher à Paris, ma sœur ?… dit-elle ; sais-tu encore ceque nous voulions gagner avec nos harpes et nos pauvreschansons ?… Cinq cent mille francs pour reconquérir les biensvolés de Penhoël !… cinq cent mille francs !…

Sa taille se renversa en arrière, ses mainsjointes se levèrent au ciel.

– Et nous avons dépensé les pièces de sixlivres du pauvre Benoît Haligan…, reprit-elle ; et nous avonsvendu l’une après l’autre nos robes apportées de Penhoël, nos croixd’or que notre père nous avait données… tout, jusqu’au médaillon oùétaient les cheveux de notre mère !… Oh !… mauditsois-tu, Paris ! Je te déteste ! Pour tous nos efforts,tu nous as donné l’insulte et la misère !… Nous étions venuesvers toi chercher la vie, et tu nous as tout pris, Parisimpitoyable !…

Cyprienne rendit une plainte faible. Dianes’élança vers elle, et se mit à genoux à ses pieds.

– Si tu savais comme cela me faitmal !… murmura Cyprienne en se tordant les mains ;cherche… oh ! cherche, ma sœur, s’il y a encore quelque choseà vendre !…

Le regard de Diane fit le tour de lachambre.

– Rien !… murmura-t-elledésespérée ; nous n’avons plus rien !

Elle entoura de ses bras le corps deCyprienne, comme pour la défendre contre la torture quil’accablait.

Dans ce mouvement, elle sentit un objetrésistant sous l’étoffe légère du tablier de sa sœur.

– Qu’est-ce que cela ?…s’écria-t-elle.

Cyprienne, réveillée par cette exclamation,porta la main à la poche de son tablier.

Et aussitôt, vous l’eussiez vue bondir sur lespieds, joyeuse et ranimée.

– De l’argent ! de l’argent !…s’écria-t-elle. Merci, sainte Vierge ! vous avez eu pitié denous !

– De l’argent !… répéta Dianeétonnée.

Cyprienne ouvrit la main devant le regardavide de sa sœur.

Elles tombèrent dans les bras l’une del’autre.

Vous ne les auriez point reconnues. C’était lagaieté vive de leurs jours de bonheur. Que le désespoir était loind’elles ! Avaient-elles seulement désespéré ?…

Leurs joues se coloraient ; leurs yeuxpétillaient.

Elles étaient jolies comme autrefois, quand leplaisir animait leurs gracieux visages dans le salon de verdure dePenhoël.

Aussi, quel trésor pour elles, qui étaientvenues chercher à Paris cinq cent mille francs, afin de racheter lemanoir !… Trois gros sous, glissés dans la poche de Cypriennepar le pauvre soldat breton ! Un bon grand morceau depain !…

Pauvre soldat, que Dieu vous le rende !Puissiez-vous, quand vous retournerez au pays, trouver votrefiancée fidèle et les bras ouverts de votre vieillemère !…

Cyprienne descendit l’escalier quatre àquatre. Diane était seule.

Un instant, elle demeura immobile ; puis,comme si un souvenir s’était éveillé en elle tout à coup, ellefranchit la porte à son tour.

La joie vive qui naguère animait son jolivisage faisait place à un grave recueillement.

Elle monta un étage, puis deux. Elle setrouvait sur un étroit carré, souillé de poussière, sur lequels’ouvrait la porte d’un grenier vide.

Elle entra dans ce grenier, dont la charpentetrouée donnait passage au vent froid du soir et aux rayons de lalune.

Une cloison, désemparée et plus trouée encoreque la charpente, se trouvait du côté opposé à la porte.

Diane s’en approcha sur la pointe despieds.

Elle colla son œil à l’une des fentes largeset nombreuses qui séparaient les planches.

Au delà, il y avait un second grenier à peuprès semblable au premier, mais qui était habité.

Point de siéges ; un seul matelas parterre, où gisait un vieillard pâle comme la mort ; une misèrenavrante, affreuse, auprès de laquelle le dénûment de la petitechambre des deux sœurs était presque de l’opulence.

D’un côté du grenier, sur un soliveauvermoulu, un homme à la figure hâve, creuse et comme stupéfiée,s’asseyait auprès d’une bouteille qui semblait vide. Il portait unhabit en lambeaux ; sa barbe et ses cheveux gris se mêlaient.Il appuyait ses deux coudes sur ses genoux maigres, et sa têteétait entre ses mains. À l’autre bout de la misérable chambre, unefemme s’asseyait sur le sol même ; ses cheveux noirs dénouésentouraient un visage qui avait la blancheur et l’immobilité dumarbre. Elle regardait devant elle d’un œil fixe et sans pensée. Onvoyait sur ses traits réguliers une douleur si poignante que lecœur en restait navré.

Le vieillard, couché sur le matelas, était lepère Géraud, ancien aubergiste du Mouton couronné ;la femme accroupie à terre était madame Marthe ; l’homme à labarbe grise, assis sur le soliveau, se nommait René, vicomte dePenhoël.

Le temps avait fait de la cloison unevéritable claire-voie ; elle n’empêchait pas plus d’entendreque de voir. Chaque jour, Diane et Cyprienne venaient là au moinsune fois.

Elles ne se découvraient point, parce qu’elleseussent été forcées d’avouer qu’elles faisaient, elles, filles dePenhoël, le métier de chanteuses des rues ; parce qu’on lesaurait peut-être retenues, et qu’il leur eût fallu renoncer à leurschimériques espoirs. Mais elles se sentaient moins seules et moinsabandonnées, lorsqu’elles avaient rendu leur pieuse visite auxanciens maîtres du manoir.

Ces visites, d’ailleurs, étaient autre chosequ’un culte stérile adressé à de chers souvenirs. Les Penhoëlvivaient là, depuis deux mois, bien qu’ils fussent dépourvus detoutes ressources ; ils vivaient uniquement grâce aux deuxjeunes filles.

Le malheur semble s’acharner sur les vaincus.Le pauvre aubergiste de Redon avait tout quitté pour suivre sesanciens maîtres et pour les servir. Il s’était dit : « Jetravaillerai ; dans ce grand Paris je trouverai bien del’ouvrage. » Mais, au lieu de venir en aide à la famille, ilse trouvait peser lourdement sur elle, car, dès les premièressemaines, le père Géraud était tombé malade d’un excès de travail,et depuis lors il n’avait pu se relever.

Quant au bon oncle Jean, il avait caché sacroix de Saint-Louis et passait ses jours entiers à parcourir laville, demandant partout de l’emploi, n’importe quel emploi, etn’en pouvant trouver nulle part.

Marthe et son mari n’essayaient même pas.Madame se courbait, anéantie, sous le poids de sa douleur de mère.Elle n’avait plus ni volonté ni force. Parfois, elle restait dumatin au soir accroupie dans la poussière, à l’endroit où nous lavoyons maintenant, sans bouger, sans parler. D’autres fois ellesortait furtivement, dès l’aube. C’était pour aller au loin, dansParis inconnu, tant que ses pauvres jambes pouvaient laporter ; c’était pour chercher sa fille…

Les gens du quartier la regardaient comme unefolle.

René, lui, buvait le plus qu’il pouvait. Dèsqu’il n’avait plus de quoi boire, il tombait dans une apathiemorne.

Il se passait des semaines sans qu’une parolesortît de ses lèvres.

Chaque soir, il quittait son soliveau, etallait disputer au vieux Géraud malade une part de son matelas.

Marthe et l’oncle Jean couchaient sur laterre.

Tant qu’il était resté un peu d’argent à Dianeet à Cyprienne, elles avaient fait passer chaque jour leur petiteoffrande par les trous de la cloison. Plus tard ç’avait été dupain, le pain dont elles manquaient elles-mêmes !

Telle était l’atonie profonde oùs’engourdissaient les pauvres hôtes du grenier, qu’ils nesongeaient point à chercher la source de cette mystérieuse aumône.Penhoël se jetait sur le pain comme une brute affamée. Ce qu’illaissait prolongeait l’agonie de sa femme et du père Géraud.

L’oncle Jean vivait on ne savait comment.Jamais il ne diminuait la part de ses compagnons d’infortune.

Quand l’offrande arrivait, à l’heureordinaire, la voix de Madame s’élevait parfois pour bénir lebienfaiteur invisible. Les deux jeunes filles, alors, baisaient enpleurant la cloison qui les séparait de Marthe. Leur cœur battaitbien fort, car elles n’avaient rien perdu de cette ardentetendresse qu’elles portaient jadis à Madame. Elles étaient obligéesde s’enfuir pour ne point s’élancer vers elle et se coucher à sesgenoux.

Le silence régnait presque toujours dans latriste demeure, un silence lugubre, interrompu seulement par lesplaintes du malade. Parfois, pourtant, vers le soir, Madame causaità voix basse avec l’oncle Jean. Dans ces occasions, elle venaitvers la cloison pour s’éloigner de son mari. C’était ainsi queCyprienne et Diane avaient appris les affaires de Penhoël. Ellessavaient dans ses plus petits détails la monotone histoire del’exil, les regrets amers, les espoirs déçus, la longue torture.Elles connaissaient même le terme fatal, après lequel il ne seraitplus possible de rentrer dans la possession du manoir.

Mais les pauvres filles avaient perdu leursillusions folles. Qu’importait le terme maintenant ?…

Diane était derrière la cloison, regardant, lecœur gros, cette scène de désolation muette et morne. Une porte,qui se trouvait au pied du matelas, s’ouvrit en criant sur sesgonds faussés,et la tête blanche de Jean de Penhoël se montra sur leseuil.

Il était moins changé que les autres. C’étaitbien toujours ce visage vénérable et doux jusqu’à la faiblesse. Ilportait le même costume qu’autrefois, seulement sa veste de paysanétait bien usée et le ruban de Saint-Louis ne pendait plus à saboutonnière.

Il traversa le grenier d’un pas lent. Le bruitde ses sabots s’étouffait sur la poussière épaisse.

– Bonsoir, mon neveu ! dit-il entendant la main à René.

René leva sur lui son regard pesant et privéde pensée.

– Bonsoir !… grommela-t-il ; jen’ai plus d’eau-de-vie.

Il montra du doigt la bouteille vide, quiétait auprès de lui sur le soliveau.

L’oncle Jean fit comme s’il n’avait pasentendu, et gagna le lit du malade.

Penhoël grondait entre ses dents :

– Ils m’ont mis là tous deux !… tousdeux !… mon frère et ma femme !…

– Eh bien ! mon vieux Géraud, ditl’oncle, comment ça va-t-il ce soir ?

Géraud fit effort pour se soulever sur lematelas.

– Que Dieu vous bénisse, Jean dePenhoël !… répliqua-t-il d’une voix épuisée ; la fièvreme tient bien fort… Ah ! si je m’en allais, ce serait pour lemieux, car je ne pourrai pas travailler de longtemps.

– Vous vous guérirez plutôt, mon braveami… Et nous verrons tous ensemble de meilleurs jours !

– Je ne sais pas…, dit le vieilaubergiste ; je ne sais pas, M. Jean !… Me voilàbien bas et je ne suis plus jeune… Si le bon Dieu voulait que jevisse seulement le fils de mon commandant et notre pauvre dametirés de cet enfer, je n’aurais pas de chagrin à mourir… Mais çadure… ça dure !… Et moi, je ne fais que leur prendre chaquejour la moitié de leur pain…

Il se laissa retomber sur sa couche. L’oncleen sabots se dirigea vers le coin où Marthe était assise. Il sepencha vers elle et prit sa main qu’il baisa. Dans ce mouvement, ilmettait, à son insu, un reste de cette grâce noble dont les vieuxgentilshommes emportent le secret. Cela faisait péniblementcontraste avec la repoussante misère du grenier.

– Bonsoir, Marthe ! dit le vieillarddoucement.

Madame répondit par un signe de tête.

– Ma pauvre fille, reprit l’oncle, il mesemble que vous êtes plus pâle encore qu’hier au soir…

Marthe essaya de sourire.

– Mon Dieu !… mon Dieu ! repritl’oncle dont les grands yeux bleus se levaient au ciel avec unerésignation douloureuse, je fais pourtant ce que je puis !… Cesont mes cheveux blancs qui les arrêtent… J’ai beau leurdire : « Voyez mes bras, je suis vigoureux encore ;on me répond : « Il est temps de vous reposer, monvieux. » Me reposer… quand ma pauvre belle Marthesouffre !…

Il essuya son front où il y avait de lasueur.

– Je suis bien las, ma fille,reprit-il ; Paris est grand… et je n’ai pas pris un seulinstant de repos durant toute cette journée… Sais-je à combien deportes j’ai frappé ?… Partout où je me présentais, jedisais : « Donnez-moi de l’ouvrage… je ne demande pas àchoisir la besogne… je ferai ce que vous voudrez… »

– Pauvre père ! pensait Diane quiécoutait les larmes aux yeux.

– « Je ne demande pas un grossalaire…, poursuivait Jean de Penhoël ; quand j’aurai bientravaillé, vous me donnerez ce que vous voudrez. » La porte serefermait avant que j’eusse fini… Ou bien on me demandait :« Brave homme, que savez-vous faire ? » MonDieu ! autrefois je savais monter à cheval, porter le mousquetet manier l’épée… Je n’ai jamais été obligé d’apprendre d’autremétier, grâce au pain que me donnait Penhoël. Et maintenant quePenhoël n’a plus de pain, je ne peux pas lui en donner moi !Je répondais : « Je sais bêcher la terre des jardins,porter les fardeaux, balayer les écuries… Ayez pitié !…Faites-moi le valet de vos serviteurs ! – Non… non… » Lamême parole toujours !… Dans cet immense Paris où tant d’or seprodigue, quand on est pauvre et qu’on a les cheveux blancs, ilfaut donc se coucher sur la terre pour attendre la mort !…

Diane collait son oreille aux planches ;elle sanglotait tout bas. Marthe de Penhoël restait froide etsemblait saisir à peine le sens de ces paroles désolées.

L’oncle Jean s’assit auprès d’elle, et pritses mains, qu’il serra tendrement dans les siennes.

– Et pourtant, continua-t-il enretrouvant son mélancolique sourire, j’ai tort de murmurer, caraujourd’hui, Dieu m’a envoyé un espoir… Marthe… ma petiteMarthe !… si le pauvre vieillard pouvait voussecourir !…

Il baissa la voix comme pour faire uneconfidence.

– Écoutez ! reprit-il, je crois bienque nous ne serons pas longtemps malheureux désormais… Comme jerevenais ce soir, harassé de fatigue et le découragement dansl’âme, j’ai entendu, par la fenêtre ouverte d’un rez-de-chaussée,un bruit bien connu à mon oreille… des fleurets qui se choquaient…et le coup de fouet de la sandale, claquant contre le sol… J’étaisauprès d’une salle d’armes… Autrefois, du temps de ma jeunesse, jefaisais un fier tireur, ma petite Marthe !… C’est moi quidonnai des leçons à notre Louis, la plus forte lame deBretagne !…

À ce nom de Louis, le regard fixe de Madameeut un rayonnement soudain et fugitif.

Jean de Penhoël continua sans prendregarde :

– Comme il se tenait sous lesarmes !… Il me semble le voir encore ferme sur ses jarretsd’acier, vif à l’attaque, prompt à la parade… Ah ! il étaitdevenu plus fort que son maître, le cher enfant !… Maisparlons de nous, ma fille… Je suis entré dans la salle… ils étaientlà une vingtaine de jeunes gens prenant leçon ou faisant assaut.Moi qui ai vu Saint-Georges, Fabien et la Bessière, je puis biendire cela… on ne se bat plus comme autrefois, et les bellesmanières sont perdues !

Son bon sourire se teignit d’un peud’ironie.

– Vraiment, s’écria-t-il emporté par unedistraction soudaine, ces beaux messieurs d’à présent sontincroyables ! Si vous les voyiez, Marthe, saluer négligemmentet tirer le mur comme par manière d’acquit, cela vous ferait pitié,ma pauvre fille !… Plus de grâce !… une tenue gauche eten même temps fanfaronne !… À les voir courir, souffler, crieret se fendre comme des compas pour se donner, au hasard, quelquesméchants coups de fleuret dans les cuisses, on dirait une douzainede paires de boutiquiers qui se battent avec leurs aunes.

L’oncle en sabots eut un petit rire sec etdécidément moqueur.

Puis tout à coup sa figure redevint grave.

– À qui vais-je parler de cela ?… Etdevrais-je censurer, moi qui demande l’aumône ?… Je me suisapproché du maître, du professeur, comme on les appellemaintenant, et je lui ai dit en rassemblant tout moncourage :

« – Monsieur, avez-vous besoin d’unprévôt pour votre salle ?

« Le professeur m’a toisé d’un regarddédaigneux.

« – Est-ce qu’on faisait des armes avantle déluge ? m’a-t-il demandé.

« Toujours mes malheureux cheveuxblancs !

« – Je pense bien que l’art a fait desprogrès…, ai-je répondu, et sous votre direction savante…

« – Mon vieux, on n’apprend plus rien àvotre âge !

« – C’est que j’ai grand besoin…

« – Je vous demande si cela meregarde !…

« Je m’en allais tristement, lorsqu’il seravisa pour mon bonheur.

« – Au fait, dit-il, je n’aime pas àrenvoyer comme ça les pauvres diables… J’ai besoin de quelqu’unpour balayer la salle, moucheter les fleurets et mettre tout enordre… vingt francs par mois : l’ancien, ça vousva-t-il ?…

« Si cela m’allait, ma pauvre petiteMarthe !… vingt francs par mois !… Comme je l’airemercié !… Et j’entre en fonctions dans huit jours…Entends-tu bien ?… nous n’avons plus qu’une semaine demisère !

Le pauvre oncle Jean ne se possédait pas dejoie.

– Eh bien ! reprit-il voyant queMarthe ne répondait pas, vous ne dites rien, ma fille ?…

Marthe secoua la tête :

– Huit jours !… murmura-t-elle d’unton si bas que Diane ne put l’entendre à travers la cloison, c’estbien long !… c’est trop long !

Et comme l’oncle Jean l’interrogeait duregard, elle ajouta :

– La main qui nous jetait chaque soir unmorceau de pain s’est lassée, sans doute…

Elle n’acheva point sa pensée, mais ses deuxmains touchèrent sa poitrine avec, ce mouvement dont nous avonsparlé déjà, funeste pantomime, signal de détresse que tout le mondecomprend.

La tête du vieillard se pencha vers laterre.

Diane n’avait rien entendu de ces dernièresparoles, mais elle avait vu le geste de Marthe, et celasuffisait.

Elle s’élança tremblante d’émotion. En troissauts elle eut regagné sa chambre où Cyprienne rentrait, à cemoment, tout essoufflée.

Cyprienne, joyeuse et consolée, mordait àbelles dents un gros morceau de pain qu’elle rapportait.

– Ils souffrent là-haut…, ditDiane ; Madame a faim !

Les dents de Cyprienne, qui venaient de rompreavidement la croûte appétissante et dorée, lâchèrent priseaussitôt.

– Et moi qui ne pensais pas !…s’écria-t-elle ; vite, ma sœur !… Heureusement que je neleur ai pris qu’une bouchée !…

Elles remontèrent, lestes comme des sylphides,les marches vermoulues des deux derniers étages, et l’instantd’après le pain, glissant entre deux planches, tomba sur le solpoudreux du grenier.

Marthe poussa un cri de soulagement.

Les deux jeunes filles la regardaient manger.Elles souriaient toutes deux.

– Ma sœur…, disait Cyprienne ; àvoir cela, on n’a plus faim.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer