Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

VII. – LE DESSERT.

Le nabab traitait magnifiquement. Il avaitpour chef un de ces hommes choisis qui portent notre glorieux nomfrançais jusqu’au fin fond des cuisines russes, anglaises etautrichiennes. Son repas était au-dessus de toute description, etla plume de faisan des poëtes culinaires qui continuent AntoninCarême se fût émoussée devant tant de splendeur.

Par exemple, il faut bien l’avouer, lesconvives assis autour de cette table éblouissante étaient un peumêlés. Nous parlons seulement de la première table, car il y enavait deux, et la seconde, réservée aux dames, n’était pas mêlée dutout.

Dans ce monde errant et bien titré qui segroupe autour d’une maison de jeu, dès qu’une maison de jeus’ouvre, il est vraiment bien difficile de distinguer l’aventurierdu gentilhomme. En effet, l’aventurier se frotte si aisément augentilhomme, et le gentilhomme si fatalement à l’aventurier, qu’ilsdéteignent l’un sur l’autre, si bien que tel vrai marquis,possédant un nombre rond de quartiers sincères, vous fait l’effetd’un aigrefin, tandis que tel bachelier ès tours d’adresse, cachantsoigneusement ses diplômes, vous miroite à l’œil comme le pluspailleté des marquis.

Il y a longtemps que la mode française est àl’anglomanie. Montalt avec ses millions, sa romanesque histoire oùil n’y avait pas un seul mensonge, sa grande mine et la hautedistinction de sa personne, n’aurait eu qu’à se laisser faire pourdevenir le lion des salons aristocratiques.

On eût abaissé à plaisir les roides barrièresde l’étiquette devant ses fantaisies, et, de par l’audace même deses caprices, il eût conquis la royauté de la mode.

Mais il n’en voulait pas. Il lui plaisait, parexemple, d’attirer chez lui le faubourg Saint-Germain et de nepoint lui rendre sa visite.

Il lui plaisait d’amuser tout ce mondeorgueilleux, mais en l’humiliant à sa manière.

Chez lui, le plaisir ne s’arrêtait jamaisavant d’atteindre aux folles nuances de l’orgie ; on lesavait. Il se divertissait à voir les puritains passer le seuil deson enfer.

Autour de la table de Berry Montalt, il yavait assurément de vrais grands seigneurs, mais on y voyait aussi,à part même nos gentilshommes de l’hôtel des Quatre Parties duMonde, un nombre assez notable de chevaliers d’industrie. Les unset les autres, du reste, s’emboîtaient passablement et formaient untrès-noble ensemble.

On voyait là, réunis, des représentants detrois ou quatre aristocraties, et la crème de cinq ou sixtripots.

Le Cercle des Étrangers surtout, alors danstoute sa gloire, fournissait un contingent remarquable. Tous lespays du globe étaient représentés. Les plus minces convives senommaient pour le moins M. le chevalier. Il y avait desquantités de comtes… trois marquis et un duc. Il y avait même cetillustre et trop infortuné polonais le prince Bottansko, dont lesaffidés de la Russie parlaient avec mépris, mais qui était, enréalité, un ancien modèle d’atelier, honorablement connu parmi lesrapins de l’empire.

C’était merveille de voir l’élégante etspirituelle courtoisie qui se dépensait autour de la table. Montaltdonnait le ton, et il était en veine de charmantes saillies. Cequ’il y avait d’alliage dans cette noble réunion disparaissaitvraiment sous l’or pur.

D’ailleurs, les grecs de 1820, bienque cette appellation antique ne fût pas encore retrouvée, valaientnos grecs de 1847. Ce genre est évidemment d’élite etdonne à ses adeptes un vernis inappréciable.

Entre les plus élégants, M. le chevalierde las Matas se faisait remarquer ; il méritait à tous égardsl’honneur que lui avait fait milord en le plaçant auprès de lui.Nos deux autres gentilshommes ne brillaient pas à beaucoup prèsautant, mais le Portugal et l’Allemagne sont des pays où l’espritde conversation ne croit pas en pleine terre. M. le comte deManteïra et le bon baron Bibander étaient, en somme,convenables : c’était tout ce qu’il fallait exiger deux.

En arrivant à l’hôtel du nabab, nos troisgentilshommes avaient eu une alerte assez vive. Ils n’avaient vujusqu’alors Montalt qu’au Cercle des Étrangers, et ils ignoraiententièrement la composition de son intérieur.

Lola était bien venue à l’hôtel, comme tantd’autres femmes ; mais, comme toutes les autres, elle n’avaitfait que passer.

En entrant, ce soir, les premières figuresaperçues par Bibandier, Blaise et Robert, avaient été justementdeux visages de connaissance, qu’ils ne s’attendaient certes pointtrouver là ; nous voulons parler d’Étienne et de Roger.

Les deux jeunes gens étaient aux côtés deMontalt, et faisaient avec lui les honneurs.

La surprise de nos trois gentilshommes fut sigrande, qu’ils pensèrent se trahir au premier moment.

Mais ils étaient bien déguisés ; l’aplombleur revint d’autant mieux qu’ils purent voir tout de suite qu’onne les reconnaissait point.

Par le fait, Étienne et Roger étaient à centlieues de songer à M. Robert de Blois, à Blaise, sondomestique, ou même au pauvre fossoyeur Bibandier.

L’alerte était passée depuis longtemps. Ledîner marchait suivant les règles de l’art. Le sommelier de milord,personnage classique et nourri des traditions les plusrespectables, dirigeait avec méthode et sang-froid son bataillon deporte-bouteilles ; les vins étaient non-seulement choisis, cequi est beaucoup, mais servis selon le code de la gastrologie, cequi est davantage.

Il faut ici le coup d’œil et la science. Ilfaut savoir alterner le chaud madère avec le bordeaux, ce roi desvins ; il faut placer à propos le chambertin généreux, leporto, cher aux palais britanniques, le syracuse, le chypre et lelacryma-christi, ces vins romantiques, que l’on boit au théâtredans des coupes de carton doré ; le constance, fouetté par lestempêtes, et le johannisberg, diplomatique ambroisie, qu’onn’achète, dit-on, qu’avec de l’esprit ou de la gloire.

Quant au champagne, cette pâle et froidepotion qui met les collégiens en goguette et fait chanter lesétudiants à la barrière, nous aurions pudeur de prononcer son nombourgeois parmi tant de noms illustres.

On causait fort gaiement déjà. Le baronBibander, une fois la glace rompue, se prenait à baragouiner d’unesi triomphante façon, que le bon Graff était tout fier de sonélève.

Montalt avait des prévenances pour chacun,mais il donnait la principale part de son attention à M. lechevalier de las Matas, qui l’entretenait avec une rarevivacité.

Montalt lui répondait, lui souriait, et nelaissait jamais son verre vide.

Le moyen de ne pas boire quand on avait milordlui-même pour échanson ! M. le chevalier, bonne têtepourtant, était déjà un peu exalté au commencement du secondservice.

Mais cela ne tirait point à conséquence,attendu que les trois quarts des convives marchaient en avant delui. Le prince Bottansko, surtout, afin de faire honneur à sanationalité, buvait avec une vigueur au-dessus de tout éloge.

Dans la galerie voisine, un brillant orchestreexécutait tantôt des airs à la mode, tantôt des mélodies indiennes,fournies par Mirze, l’ancienne esclave du nabab.

Au bout de la galerie s’ouvrait une secondesalle, décorée exactement comme la première, et au milieu delaquelle se dressait aussi une table servie.

Cette table était entourée par un cercle decharmantes femmes qui buvaient, ma foi, le mieux du monde.

Mirze présidait au banquet féminin, Mirze quenous avons vue toujours mélancolique et muette.

Mais le nabab lui avait dit d’être gaie, dechanter, de sourire…

Elle était gaie, la pauvre âme esclave, ellechantait, elle souriait.

Presque toutes ces dames avaient obéi, dureste, à la fantaisie de Montalt ; elles avaient, pour laplupart, des costumes asiatiques, et douze ou quinze d’entre elles,sous la direction de Mirze, s’étaient déguisées en bayadères deMysore.

Bien entendu, autour de cette table, on n’eûtpas trouvé une seule femme laide. Ceci était la moindre chose. Maisil y en avait de ravissantes et qui faisaient le plus grand honneurau goût de M. Smith, le galant distributeur d’aumônes.

Parmi les plus charmantes, il fallaitdistinguer deux petites danseuses de l’Académie royale de musique,qui venaient pour la première fois à l’hôtel. M. Smith, onpeut le dire, avait eu ici la main particulièrement heureuse.C’étaient deux petits lutins au sourire naïf et mutin, toutesjeunes, gracieuses comme des fées.

Des bijoux, enfin !

Ces deux demoiselles avaient été convoquées envue d’Étienne et de Roger. Le nabab voulait en finir une bonne foisavec la chevaleresque niaiserie de ses deux favoris ; etvraiment, pour opérer une tentation efficace, on ne pouvait trouvermieux que mesdemoiselles Delphine et Hortense, les deux plusnouvelles acquisitions du corps de ballet de l’Opéra.

Étienne et Roger n’avaient qu’à se bientenir !

De temps en temps, pendant le dîner, Montaltles regardait en souriant à l’idée de sa victoire prochaine, ettout en écoutant les discours animés du chevalier de las Matas, quilui soumettait peut-être, en ce moment, le plan de sa fameusemartingale, Montalt faisait de loin aux deux jeunes gens des signesde joyeuse menace.

Étienne et Roger comprenaient parfaitement, etlevaient leurs verres en signe de bataille acceptée.

Malgré l’incontestable talent deM. Smith, les délicieuses pensionnaires de l’Académie royalede musique n’étaient cependant pas précisément ce que Montaltaurait voulu.

Il s’agissait de convertir les deux jeunesgens à sa manière de voir, et, sur ce sujet, la fantaisie deMontalt s’était développée outre mesure. La résistance de Roger etd’Étienne l’avait piqué au vif. C’était désormais une gageure qu’ilprétendait gagner à tout prix.

Aussi se montrait-il ici bien plus difficileque pour lui-même. Il ne s’était pas confié en aveugle, commed’ordinaire, à l’expérience habile de M. Smith. Il avait donnédes instructions spéciales ; il avait désigné lui-même deuxjeunes filles qui n’étaient ni mademoiselle Delphine, nimademoiselle Hortense.

Mais, chose que le nabab ne voulait plusconcevoir depuis longtemps, il est des vertus, des entêtements,pour parler son langage, qui sont encore capables de résister àtout l’or du monde.

Cela en plein XIXesiècle !

C’est triste à penser, mais le nabab venaitd’en avoir une preuve éclatante.

Il s’agissait de deux pauvres enfants sansressources, et que nul conseil ne soutenait dans la droite voie, dedeux enfants, placées sur cette pente glissante où nulle jeunefille ne garde l’équilibre, au dire des romanciers païens et desphilosophes de l’école transcendante, de deux chanteuses des rues,puisqu’il faut nommer les choses par leur nom.

Mais des chanteuses comme on n’en voit point,des jeunes filles d’une beauté si merveilleuse et si touchante quele nabab, ce cœur flétri, avait senti quelque chose remuer au fondde son âme, rien qu’à les regarder !

Il les aimait, ces deux belles jeunesfilles ; il pensait à elles bien souvent, depuis que le hasardles avait jetées, un jour, sur son chemin, et s’il s’obstinait àvouloir faire d’elles les maîtresses d’Étienne et de Roger, c’estque l’idée lui souriait d’avoir ainsi près de lui deux couplesbeaux, jeunes, heureux.

Sa pensée ne pouvait aller plus loin sansmentir à l’étrange et triste morale qu’il s’était faite ;songer au mariage, c’eût été non-seulement folie, au point de vuedes exigences sociales ; c’eût été surtout fausser etpervertir la ligne terrible de sa philosophie.

Mais ce beau rêve ne pouvait point seréaliser. Les deux jeunes filles qui auraient dû s’y prêter avectant de reconnaissance s’avisaient de préférer leur pauvreté à cequ’elles appelaient la honte.

Tant il est vrai que ce malheureux Montalt nepouvait rencontrer chez les femmes que contradiction et méchantvouloir !

Ah ! si elles avaient consenti, ladéfaite des deux jeunes gens eût été, cette fois, biencertaine ! Comment résister à tant de naïveté charmante ?Comment rester froid devant ces divins sourires ?

Mais elles ne voulaient pas. Tous les effortsavaient échoué. Il n’y fallait plus songer.

Et le nabab donnait aujourd’hui cette fête, endésespoir de cause, pour voir s’il pourrait se passer des petiteschanteuses de rues.

Les choses semblaient aller à souhait. Nosdeux jeunes gens, placés auprès de compagnons de leur âge, ne seménageaient point. En somme, ce complot, ourdi contre leur fidélitéamoureuse, était assez innocent ; et lors même qu’ils eussentdécouvert le piége où l’on prétendait les pousser tout doucement,peut-être n’en eussent-ils point conçu une horreurtrès-profonde.

Ils étaient parfaitement disposés ce soir-là.Le nabab pouvait suivre de loin les progrès de leur gaieté toujourscroissante. Il voyait leurs joues s’animer, leurs yeux briller, etleurs regards, excellent augure ! se tourner parfois, avec uneimpatience non équivoque, vers la porte qui conduisait, au secondsalon.

Les têtes s’exaltaient, cependant ; ledessert, symétriquement aligné, avait subi l’attaque générale etcouvrait la table de ses plats en désordre. Trente conversations secroisaient, vives et décousues. C’était l’heure. Le nabab fit unsigne. Dans la galerie, l’orchestre frappa un accord long etretentissant. Il se fit un bruit de pas légers et un essaim defemmes se précipita dans la salle, le verre à la main.

Elles étaient masquées, mais de ce masquecourt et sans barbe qui ne cache ni le rouge éclat des lèvres, nila fraîcheur jeune et veloutée des joues.

Il y eut à ce coup de théâtre un crid’enthousiasme parmi les convives. Le baron Bibander seul fut unpeu contrarié parce que cette galante surprise le saisissait audépourvu, et qu’il n’avait pas le temps de consulter son miroir depoche, pour voir si son visage n’avait pas déteint, par hasard.

L’orchestre jouait au dehors un air lent etmonotone.

Au moment où les convives descendaient ledouble perron de la terrasse pour entrer au jardin, dont l’aspectdépassait les étincelantes merveilles des contes de fées, les douzefemmes déguisées en bayadères quittèrent brusquement leurscavaliers et s’élancèrent sur le gazon qui faisait face àl’hôtel.

Au premier plan du tableau, sur le velours desgazons, parmi les corbeilles fleuries, on voyait ces douze femmes,pareilles en beauté, drapées gracieusement dans leurs costumesétranges, tout étincelants de pierreries et d’or, et dont la dansemolle réalisait un voluptueux rêve.

Leurs masques étaient tombés au premier signalde l’orchestre. Elles étaient toutes charmantes et jeunes, mais ilfallait donner la palme aux élues de M. Smith, à ces deuxpéris, légères et mignonnes qui devaient tenter la conquêted’Etienne et de Roger.

Elles étaient en vérité adorables, et l’onn’eût point su dire laquelle était la plus ravissante. Hortenseavait un visage de brune, piquant et vif, couronné de cheveux noirscomme l’ébène.

Delphine était blonde ; mais non point deces blondes langoureuses dont le regard se noie, pâle et sansrayons. Ses grands yeux bleus souriaient ; les boucles d’or deses longs cheveux se jouaient avec mutinerie sur ses blanchesépaules.

Elle était jolie, jolie !…

Étienne regardait Delphine ; Rogerdévorait des yeux Hortense. Et le nabab souriait, tout en écoutantM. le chevalier de las Matas, qui redoublait ses fraisd’éloquence.

L’orchestre, qui avait d’abord voilé sesaccords lents et balancés, montait en un crescendo de plusen plus rapide. La danse suivait l’orchestre. On voyait lesbayadères se mêler, se perdre, se reprendre, tourner surelles-mêmes en agitant leurs voiles, et former comme une chaînevivante dont les anneaux se nouaient et se dénouaient.

À mesure que le rhythme devenait plus vif, unesorte de fièvre enthousiaste s’emparait d’elles.

Les musiciens haletants pressaient la mesure,pressaient toujours.

Un instant encore on vit la troupe charmanteprécipiter ses pas avec frénésie ; puis, tout à coup,l’orchestre se tut. Les danseuses avaient disparu comme unsonge.

Delphine appuyait sa blonde tête contre lapoitrine d’Étienne. Hortense prenait en souriant le bras deRoger.

Le nabab caressa du doigt sa moustacheeffilée, et regarda un instant les deux couples avec complaisance.Puis il se tourna enfin vers M. le chevalier de las Matas qui,depuis quelques minutes, prêchait dans le désert.

– Eh bien ! milord, demanda cedernier, que pensez-vous de mon idée ?

Sa figure était pourpre ; ses yeuxbrillaient outre mesure, mais ses paupières lourdes avaient cebattement impossible à réprimer qui annonce l’ivresseimminente.

Le nabab lui avait tant et si bien versé àboire !

Comme on fait aux approches de l’ivresse, ils’enfonçait de plus en plus dans son idée fixe et mettait àconvaincre Montalt une chaleur obstinée.

Celui-ci le regarda en souriant.

– Je pense, M. le chevalier,répondit-il, que vous êtes un homme très-entendu… mais je n’aimepas beaucoup ces affaires où il faut compter avec le hasard.

– On peut en essayer d’autres !…s’écria vivement Robert ; j’ai plus d’une corde à mon arc… etsi vouliez, milord…

– Quoi ?… fit Montalt avecnégligence.

– Vous êtes riche… mais vous avez desgoûts de roi !… Quelle fortune serait assez grande poursatisfaire ces prodigalités incroyables ?

Il montrait du geste le jardin et semblaitsupputer mentalement les sommes énormes qu’il avait fallu jeterdans ces féeriques magnificences.

– Le fait est, dit Montalt simplement,que je mange mon capital, M. le chevalier.

– Je savais bien !… Ah !milord, si vous vouliez me comprendre !

– Mais, M. le chevalier, je vouscomprends parfaitement.

– En vérité ?… dit Robert qui baissales yeux ; eh bien ?…

– Eh bien !… répéta Montalt, je sensqu’avec un homme habile, on pourrait. Mais, M. le chevalier,notre connaissance date à peine de quelques semaines… et je ne saispas encore…

– C’est vrai !… interrompitRobert ; vous ne m’avez jamais vu à l’œuvre !

– Vous comprenez qu’en ces sortes dechoses, reprit Montalt dont le sourire devint plus gracieux, cen’est pas précisément sur la moralité d’un homme qu’on désireraitêtre fixé…

– J’entends bien !… c’est sur sonsavoir-faire.

– Vous l’avez dit, M. lechevalier.

Robert se rapprocha de Montalt, et prit lahardiesse de s’appuyer familièrement à son bras.

– Que diriez-vous, poursuivit-il enbaissant la voix, d’un pauvre garçon qui serait arrivé un beaujour, sans recommandation ni appui, dans un château où il neconnaissait âme qui vive… et qui, dans l’espace de trois ans,serait parvenu, au moyen de sa seule industrie, à mettre toutbonnement à la porte le maître du château pour s’installer en sonlieu et place ?

– C’est très-fort, répliqua Montalt.

– J’entends légalement…, repritRobert ; ayant par devers lui, cet homme dont je vous parle,des actes de propriété en bonne et due forme !

– C’est encore plus fort !

Robert lui serra le bras.

– Auriez-vous le temps d’écouter unehistoire ? dit-il.

– Est-elle longue votrehistoire ?

– Passablement… mais quand vous l’aurezentendue, vous aurez, mon cher lord, la mesure complète de mescapacités.

– C’est que le jeu s’engage…, dit Montaltavec une hésitation vraie ou feinte ; et je voudrais…

– Misère !… s’écria le chevalier enle retenant de force ; celui qui a fait vingt mille livres derente avec néant, milord, peut faire des milliards avec la moitiéseulement de votre fortune !… Vous avez le temps de risquerdeux ou trois centaines de louis sur une carte… Il faut que vousm’écoutiez !

Montalt jeta un regard de regret au tapisvert, qui s’entourait déjà de joueurs.

– Allons, dit-il, puisque vous le voulez,je suis à vos ordres.

Robert l’entraîna aussitôt vers l’un desmassifs de verdure.

Tandis qu’ils traversaient le jardin, descouples de danseurs valsaient sur le gazon. D’autres danseurscausaient, demi-couchés sur des coussins jetés à profusion surl’herbe. D’autres encore franchissaient les hautes portes percéesdans le feuillage sombre des buis, et poursuivaient, le long desberceaux, leur promenade enchantée.

La troupe bigarrée des cipayes circulait dansles bosquets portant des sorbets et des glaces.

Roger valsait avec Delphine, Étienne avecHortense.

Blaise était au jeu. Le baron Bibanderpapillonnait avec la femme de son choix et se donnait des airs dedon Juan adorables.

Robert et Montalt s’assirent l’un auprès del’autre.

– Il y a trois ans de cela, dit Robert,nous étions deux… Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais le nomde mon compagnon… C’était M. le comte de Manteïra…

– Ah ! ah ! fit le nabab, cegros garçon de comte est-il donc aussi un colossed’habileté ?

– Non pas !… mais il vaut son prix…Vous allez voir… Nous avions été forcés de quitter Paris tous lesdeux pour des affaires… de famille… Nous nous dirigeâmes un peu àl’aventure du côté de la Bretagne, avec une dame de votreconnaissance.

– La marquise ?… dit Montalt.

– Madame la marquise d’Urgel, qui avaitalors trois ans de moins, et qui était belle comme un ange.

Comme pour confirmer cette assertion, Lolapassa, en ce moment, au bras de son cavalier, devant le berceau oùMontalt et Robert étaient assis.

– Oui, oui…, dit le nabab en laregardant, madame la marquise devait être bien belle !

– En arrivant dans certaine ville deBretagne dont le nom importe peu, reprit Robert, nous avions, ànous trois, sept francs cinquante centimes.

– Du vin !… cria le nabab à uncipaye qui passait à sa portée.

Depuis quelques minutes, on voyait circulerdans le jardin des femmes qui n’avaient point assisté au souper.C’était la coutume aux fêtes du nabab, et nul ne songeait à s’enétonner. On appelait cela l’entrée des grandes dames.

Car il était convenu que tous ces masquesmignons, arrivant sur le tard, étaient des grandes dames ! Detrès-grandes dames ! comme disait Buridan, le capitaine.

L’hôtel Montalt avait sa terrible renommée. Onen disait un mal horrible, mais on y allait, mais, pour y aller, onbravait tout de grand cœur : parce que ce n’était point là unede ces réputations menteuses qui promettent beaucoup pour ne rientenir ; bien au contraire, on n’en pouvait prendre une idéeexacte à l’avance : chez le nabab, magnificences et féeriesétaient fort au-dessus de la renommée. Les descriptions mentaient,non par exagération, mais par impuissance.

Il fallait voir pour croire à ce miracle de lafantaisie et de l’argent.

Mais si ce contingent nouveau de beautésinconnues et un peu dépaysées dans ce monde étrange n’excitaitpoint la surprise, il se passait, à l’insu de tous, un fait assezsingulier, et pour lequel les familiers de l’hôtel n’auraient pointtrouvé d’explication.

Les douze danseuses que nous avons vues ouvrirle bal étaient officiellement enrôlées et faisaient partie, toutcomme les cipayes, de la mise en scène de la fête. C’étaitM. Smith qui leur avait fourni ces gracieux costumes debayadères. En comptant Mirze, il y avait en tout treize femmesdéguisées ainsi. Et il ne pouvait y en avoir davantage, car on eûtmis tous les tailleurs parisiens au défi de livrer des costumespareils.

Ces costumes, qui gardaient un cachet toutparticulier d’exactitude, avaient été faits sous la direction deMirze, dans la maison même.

Et pourtant, si quelqu’un eût songé à compterles bayadères, il en eût trouvé quinze en ce moment, toutesrigoureusement semblables, sauf les nuances différentes de leursceintures de cachemire.

Il y en avait deux de trop, deux femmes qui,sans doute, n’avaient point le droit d’assister à ces fêtes, et quis’y étaient glissées en fraude à la faveur du déguisementofficiel.

Mais par quels moyens s’étaient-elles procuréce déguisement ? Un seul était, à la rigueur, admissible,quoique bien improbable. Mirze, qui était la surintendante desfêtes nocturnes de l’hôtel Montalt, faisait faire toujours quelquescostumes de rechange.

Elle avait, dans une chambre voisine de sonappartement, une sorte de magasin où se trouvaient rassemblés desdéguisements de toute espèce. On s’était introduit dans cettechambre peut-être. On avait volé ces tuniques brodées d’or, cesceintures flottantes et ces diadèmes de perles…

Quoi qu’il en soit, il n’eût point étémalaisé, une fois la fraude éventée, de reconnaître les deuxfraudeuses. C’étaient de toutes jeunes filles, accusées par leurembarras même et par la frayeur qui perçait dans leur maintien.Elles se tenaient au bas du perron, serrées l’une contre l’autre,et jetant à la ronde leurs regards ébahis.

Cela dura quelques minutes. Puis elleséchangèrent deux ou trois paroles rapides et se séparèrentbrusquement.

Leur parti semblait pris. Elles avaient mis decôté tout à coup cet air d’effroi qui aurait pu les trahir.

La première, qui portait en écharpe uneceinture de cachemire rouge à franges d’or, alla droit à la tablede jeu, où maître Blaise faisait merveille.

La seconde, dont la ceinture était verte, sedirigea vers le noble baron Bibander, demi-couché sur des coussinsauprès d’un massif de fleurs, et qui prenait des poses de satrapeen lutinant sa conquête.

Elles prononcèrent toutes deux quelques mots àl’oreille de nos deux gentilshommes.

L’effet fut assez remarquable.

M. le comte de Manteïra laissa échapperses cartes et devint tout blême.

Le noble baron Bibander se dressa en sursaut,roide comme un bâton.

Il regardait, bouche béante, et avec uneindicible surprise, la bayadère à la ceinture verte, qui s’assittranquillement à ses côtés.

L’autre, la bayadère à la ceinture rouge, pritplace à la table de jeu, auprès du comte de Manteïra stupéfait.

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