Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XIX. – LE CALEPIN DE MONTALT.

Le Cercle des Étrangers était situé rueSaint-Honoré, un peu au delà du Palais-Royal. C’était une maison dejeu, qui se donnait des airs de club, et qui empruntait un peu saphysionomie aux Enfers de Londres.

On jouait là des sommes énormes, à l’anglaise,avec l’habit noir, la cravate blanche et l’escarpin.

Montalt y venait d’ordinaire pour tuer lesheures de son oisiveté ennuyée. Il y avait des jours où le jeu lepassionnait, et où il trouvait encore quelques émotions dans lesbizarres péripéties qui se succèdent autour du tapis vert.

Ce matin, il venait demander aux cartes, nonpoint l’émotion, mais l’oubli et le sommeil du cœur. Il y avait desannées que sa conscience n’avait parlé si haut, et ses souvenirséveillés brusquement l’assiégeaient.

Il était mécontent de lui-même ; il sereprochait amèrement ce qu’il appelait sa faiblesse ; il eûtvoulu faire retomber sur quelqu’un sa sourde colère.

En un mot, il était dans cet état où les nerfsrévoltés demandent un choc, et où les médecins vous ordonneraientvolontiers une bonne querelle comme mesure hygiénique.

À ce point de vue, la détestable humeur dunabab allait être servie à souhait, grâce aux bons soins de nostrois gentilshommes.

Au moment où son équipage s’arrêtait en facedu club, une autre voiture quittait la place et s’éloignait augrand trot.

Une tête de femme s’était penchée à laportière et s’était retirée précipitamment à la vue de Montalt quine l’avait même pas remarquée.

La dame regarda par l’autre portière et fit unsigne de la main à un jeune homme qui se tenait debout sur la portedu Cercle.

Celui-ci salua gracieusement, et l’équipagedisparut.

Montalt descendait sur le trottoir. Notrejeune homme, habillé dans le dernier goût, et pouvant être accusémême d’un peu d’exagération dans son élégance, braquait sans façonsur lui un magnifique binocle d’or.

Le nabab, qui ne prenait point garde, se miten devoir d’entrer.

Notre jeune homme lui frappa sur l’épaule.

– Un mot, milord !… dit-il.

Le nabab s’arrêta.

– C’est bien à lord Berry Montalt quej’ai l’honneur de parler ?

– Oui, répondit le nabab.

– Moi, reprit le jeune homme, je suis lecomte Alain de Pontalès.

Montalt, qui n’avait pas même daigné lever lesyeux sur lui jusqu’alors, tressaillit légèrement et le regarda.

– Ah !… fit-il ; et que mevoulez-vous ?

– J’aurais une explication à vousdemander, milord… Vous connaissez madame la marquised’Urgel ?

– Je ne sais pas…, répondit Montalt.

– Comment !… vous ne savezpas ?… répéta le jeune Pontalès qui éleva la voix.

– Non, monsieur… Est-ce là tout ce quevous aviez à me dire ?

Le petit Pontalès sortait de l’équipage deLola. Il avait la tête fraîchement montée. La froideur méprisantedu nabab lui mit le rouge au front.

– J’ai à vous dire, milord, reprit-il endonnant à sa voix des inflexions provoquantes, qu’il est indigned’un gentleman d’éviter à l’aide d’une prétendue ignorance lessuites d’une première lâcheté. Vous avez insulté une femme… unefemme que j’aime, milord… et que je me fais gloire d’aimer.

Montalt laissait tomber sur lui son regardfroid et fixe : on eût dit qu’il cherchait un souvenir sur lestraits du jeune homme.

– Vous ressemblez à votre père,M. de Pontalès…, dit-il enfin. Je ne sais pas si j’aiinsulté votre maîtresse… mais vous me déplaisez,monsieur !

– Alors nous allons nous entendre.

Montalt, ouvrit les revers de sa redingote etprit son portefeuille.

– Nous allons nous entendre,M. de Pontalès…, poursuivit-il ; car je ne suis pasde ceux qui choisissent leurs adversaires… et il m’importe peu, jevous jure, quand mon humeur est de me battre, d’avoir affaire à unvrai gentilhomme ou à un fils de manant, affublé de la peau d’uncomte !

– Monsieur !… s’écria Pontalès quipâlit et recula d’un pas.

Le nabab avait ouvert son portefeuille etmouillé le bout de son crayon.

– Il fait jour à six heures, dit-il, àsix heures moins un quart, je serai demain au bois de Boulogne,porte d’Orléans… Votre arme ?

– L’épée.

Le nabab écrivit sur son calepin :

« Six heures moins un quart,M. de Pontalès. »

Puis il salua de la main et monta l’escalierdu Cercle.

Il n’y avait encore que très-peu d’habituésdans la salle du trente et quarante où Montalt jouaitd’ordinaire.

C’était là qu’il se rencontrait presque tousles jours avec M. le chevalier de las Matas et ses deuxcompagnons.

Son regard fit le tour de la chambre. C’étaitle chevalier qu’il cherchait. Mais il ne le vit point dans lesgroupes rares qui causaient avant de s’asseoir à la table dejeu.

Robert n’était pourtant pas bien loin. Il secachait derrière la porte entre-bâillée d’une salle voisine, et sondoigt étendu désignait justement le nabab à Vincent de Penhoël, quiétait debout auprès de lui.

Vincent fit un geste de surprise.

– Quoi !… murmura-t-il, en êtes-vousbien sûr ?

– Positivement sûr, répliqua Robert.Vincent courbait la tête et semblait indécis.

Tout à coup il se redressa, et ses yeuxbrillèrent, au grand plaisir de l’Américain, qui vit l’affairefaite.

– Oui… oui !… murmura-t-il en separlant à lui-même, c’est vrai… les deux nègres !…

Il se souvenait en ce moment d’avoir vu lesdeux noirs auprès du nabab, sur le bateau à vapeur.

– Voulez-vous me prêter six louis ?dit-il à Robert.

Celui-ci s’empressa de fouiller dans sapoche.

– Ne me nommez pas, surtout !…murmura-t-il tandis que Vincent de Penhoël entrait dans la salle dutrente et quarante.

Ce dernier franchit à pas lents l’espace quile séparait du nabab.

La figure de Montalt se dérida enl’apercevant.

– Eh ! mais… s’écria-t-il, je ne metrompe pas… voici notre jeune matelot breton.

Il lui tendit la main cordialement.

La main de Vincent de Penhoël resta immobilele long de son flanc. Il avait la tête haute et les yeuxbaissés.

– Milord, dit-il, j’ai contracté deuxdettes envers vous… La première consiste en de l’argent prêté… jel’acquitte… Voici vos six pièces d’or.

Un domestique du Cercle passait, portant surun plateau des paquets de cartes neuves.

– Joseph !… dit le nabab.

Le garçon s’avança.

Montalt lui mit les six louis dans lamain.

– Voici pour boire un verre de vin à masanté, mon brave…, dit-il.

Puis il ajouta en se tournant versVincent :

– Mon cher ami, nous sommes quittes, à ceque je vois.

– Tout à l’heure !… répliquaPenhoël, car je vais vous payer aussi le second service que vousm’avez rendu.

– Quel service ?… demanda le nababsans affectation aucune.

– Vous m’avez sauvé la vie, milord.

– C’est vrai !… dit Montalt, jel’avais oublié…

– Moi, je m’en souviens… et au lieu devous tuer, comme j’en aurais le droit, je vous offre une chance desalut.

Montalt regarda le jeune homme avecsurprise.

Il n’y avait pas moyen de croire à uneplaisanterie, car la physionomie de Vincent avait cette expressionsombre et presque sauvage que nous lui avons vue au moment dusuicide. Sur ses traits, amaigris par les souffrances, il y avaitun courroux sourd et concentré ; ses yeux menaçaient et savoix avait peine à ne point éclater.

C’était un enfant énergique et fier, dont lacolère ne s’usait point en insultes vaincs. Il avait le calme de laforce.

Le nabab ne comprenait rien à cette scène.

– Ah çà ! mon jeune ami, dit-il,avons-nous par hasard un grain de folie ?… Je vous demande engrâce pourquoi vous voulez me tuer ?

– Pourquoi je veux vous tuer ?…répliqua Vincent dont les sourcils se froncèrent ; vous voussouvenez, milord, que je vous ai conté autrefois l’histoire d’unejeune fille qui s’était endormie, pure, sur un banc de gazon lesoir d’une fête… et qui se réveilla…

– Je me souviens, monsieur, interrompitprécipitamment le nabab dont la joue se décolora tout à coup.

– L’homme qui s’était glissé sous leberceau, reprit Vincent, n’avait qu’un but en ce monde et qu’unespoir… réparer sa faute à force de dévouement et d’amour…

– Quand on a vingt ans…, murmura le nababqui semblait faire sur lui-même un douloureux retour, c’est ainsiqu’est le cœur.

– Après deux mois de recherches, repritencore Vincent, deux mois de misère et de souffrances, le coupableavait enfin retrouvé sa victime… il allait tomber à ses genoux etlui donner sa vie tout entière… lorsqu’un misérable est venuenlever la jeune fille !… Savez-vous le nom de ce misérable,milord ?…

– Comment le saurais-je ?… demandaMontalt.

Vincent fit peser sur lui son regard dur etperçant.

– Ne me mentez pas !… dit-il tandisque le nabab se redressait instinctivement devant cetteinsulte ; c’est vous qui l’avez fait enlever, milord !…je le sais… j’en suis sûr !… Et voici comment je paye ma detteenvers vous. Je vous dis : Rendez-moi ma fiancée…rendez-la-moi telle qu’elle est entrée dans votre hôtel… Je vouscroirai, si vous m’affirmez sur l’honneur qu’il en est tempsencore.

Le nabab tombait de son haut, car il ignoraitcomplétement l’expédition nocturne, faite, à l’aide de sa voitureet de ses nègres, par MM. Édouard et Léon de Saint-Remy.

– Je vous tiens compte de vos bonssentiments à mon endroit, M. Vincent, dit-il sans éprouverencore d’autre sentiment que la surprise ; mais il m’estabsolument impossible d’en profiter… En conscience, mon jeune ami,je ne puis rendre ce que je n’ai pas pris.

– Vous refusez ?… murmura Vincentles dents serrées ; prenez garde, milord !

– Menacez… insultez…, répliquaMontalt ; vous pourrez me mettre l’épée à la main,M. Vincent… mais vous ne pourrez pas me fâcher… J’ai l’intimeconviction, voyez-vous, que vous êtes de bonne foi et que vousbattez la campagne.

Vincent garda un instant le silence.

– Milord, reprit-il ensuite, je vous aioffert la vie… vous n’en avez pas voulu… C’est maintenant que noussommes quittes… Que votre sang retombe sur vous-même !… Moi,je me fais justice de mes propres mains, parce que je suis unproscrit et que je ne puis demander protection aux lois de monpays.

Montalt tira de nouveau son portefeuille.

– À quelle arme voulez-vous m’immoler,mon jeune ami ?… demanda-t-il.

– À l’épée…, répondit Vincent ; etnous verrons si vous raillerez demain, milord !…

– Demain…, répéta Montalt, j’ai un petitrendez-vous à six heures moins le quart… je serai par conséquentlibre à six heures… Vous convient-il de venir me trouver à la ported’Orléans, au bois de Boulogne ?

– Cela me convient.

Montalt écrivit sur son carnet immédiatementau-dessous de la première mention :

« Six heures, M. Vincent. »

Celui-ci tourna le dos et se retira, tandisque M. le chevalier de las Matas se frottait les mains,derrière la porte de la salle voisine.

Le jeu s’installait, et le banquier mêlait lescartes du trente et quarante.

Les amateurs prenaient déjà place autour de latable.

Vers ce moment, il se passait une petite scènedans le vestibule du club.

N’entrait pas qui voulait au Cercle desÉtrangers ; il fallait être présenté par un adepte.

Étienne et Roger venaient d’être arrêtés dansl’antichambre par l’employé, chargé de reconnaître lesarrivants ; ils avaient insisté de leur mieux, mais laconsigne était inflexible.

Heureusement que depuis le matin, comme nousavons pu le voir, nos trois gentilshommes jouaient, autour de BerryMontalt, le rôle du hasard, et lui fournissaient des aventures.

Comme Étienne et Roger se retiraient, deguerre lasse, ils rencontrèrent, à la porte extérieure, ce bravemonsieur qui les avait accostés à la fête du nabab.

Le noble baron Bibander parut enchanté de larencontre et leur offrit une cordiale poignée de main.

– Eh ! eh ! eh !… dit-il,on fient sé gonsoler tes bédits châcrins t’amour afec lé drente etgarante… Eh ! eh ! eh !…

C’était un coup de la Providence.

– Monsieur, dit vivement Roger, on refusede nous laisser entrer… Pouvez-vous nous aider à lever cetobstacle ?

– Gomment tonc !… répliquaBibandier ; à merfeille ! engenté de fus êtreacréable.

Il s’avança d’un pas important et magistralvers le contrôleur des entrées ; il lui dit quelques mots àl’oreille, et celui-ci salua.

– Fenez… fenez, mes cheunes amis, repritle baron Bibander ; maindenant, fus êtes chez fus !

La porte du Cercle s’ouvrit pour Étienne etRoger. Ils n’eurent pas même la peine de remercier leurintroducteur, qui avait traversé la salle en trois enjambées, etrejoint M. le chevalier de las Matas, à son posted’observation, dans la chambre voisine.

– Bravo !… dit Robert ; je luiai déjà jeté deux bâtons dans les jambes !

– Comment deux ?…

– D’abord le Pontalès… Ensuite cetétourneau de Vincent, qui est revenu de je ne sais où tout exprèspour nous prêter main-forte !…

– Chut !… fit Bibandier, voilà lebal qui commence !

Étienne et Roger venaient en effet d’aborderMontalt.

Celui-ci était arrivé au paroxysme de samauvaise humeur. La première querelle qu’il avait rencontrée surson chemin l’avait plutôt réjoui que contrarié. Ç’avait été uneissue pour le fiel qu’il avait dans l’âme ; mais laprovocation de Vincent rétablissait l’équilibre, et ramenait sesidées sombres.

Il avait gardé de cet enfant un souvenir ami,et pour prix du service rendu, Vincent revenait vers lui la mainarmée et la provocation à la bouche.

Montalt ne fatiguait point son indolence àchercher longtemps la cause de ce revirement bizarre ; mais ilsubissait l’impression triste, et son cœur lui pesait.

Il était dans cette situation morale,lorsqu’il vit venir à lui Étienne et Roger.

Le jeune peintre avait la figure pâle et leregard indécis ; les yeux de Roger brillaient, au contraire,et le sang lui montait aux joues.

Montalt ne se souvenait plus de ce que luiavait dit Séid au sujet des deux jeunes gens. Leur aspect lui causaseulement de la surprise, parce qu’il ne les avait jamais vus en celieu.

– Par quel hasard… ?commença-t-il.

Étienne l’interrompit.

– Nous voudrions vous parler enparticulier, milord…, dit-il d’un ton froid et grave.

Il avait salué le nabab. Roger, au contraire,restait droit et roide devant lui.

Montalt les regarda tour à tour, et il eut unvague souvenir des paroles qui avaient glissé naguère sur sonesprit.

– Au fait, murmura-t-il, je n’ai pas rêvécela… On m’a dit que vous vouliez me quitter.

– Nous voulons faire davantage, milord,répliqua Roger qui élevait la voix malgré lui.

– Silence !… dit Étienne. Tu m’aspromis de me laisser parler.

Le nabab, qui les regardait toujours, croisases bras sur sa poitrine.

– Ah çà !… s’écria-t-il, est-ce quevous allez me prendre à partie, vous aussi ?… Vous ai-je, parhasard, enlevé vos maîtresses ?…

– Milord !… milord !…interrompit Roger dont la colère faisait bouillir le sang, lamoquerie est de trop, je vous jure… et notre vengeance n’a pasbesoin d’aiguillon !

Montalt ouvrit ses bras, et fit ce geste del’homme qui tombe des nues.

– Ma foi !… dit-il, je crois quec’est une gageure !… J’ai donc deviné juste, messieurs… Vousvenez me chercher querelle ?

Roger ouvrit la bouche pour répondre. Étiennel’arrêta :

– Milord, dit-il d’une voix lente ettriste, nous vous aimions d’une affection pleine de reconnaissanceet de respect… Vous-même, je crois que vous aviez pour nous de latendresse… Les apparences trompent parfois…

– Les apparences !… répéta Roger enhaussant les épaules ; quand on a vu, de ses yeuxvu !…

Étienne lui demanda le silence d’un geste.

– Je voudrais tant m’être trompé !…reprit-il. Milord, il s’agit ici, non pas seulement de vous, maisde deux jeunes filles…

– Deux…, interrompit Montalt en souriant,cela fait quatre.

Un peu de sang monta aux joues pâles du jeunepeintre.

Il poursuivit pourtant avec le mêmecalme :

– Il s’agit, du bonheur de ma vie… et dubonheur de Roger… Nous deux, milord, que vous avez traités enfrères… en fils chéris… nous n’avions qu’un seul espoir et qu’unseul amour, vous le savez…

– Mademoiselle Diane et mademoiselleCyprienne…, grommela Montalt ; je n’ai pas l’avantage de lesconnaître.

– Vous ne les connaissez pas…vous ?… s’écria Roger impétueusement par le nom de Dieu, vousmentez, milord !

Les sourcils de Montalt se froncèrentlégèrement.

– Il est clair comme le jour,murmura-t-il, que mes deux jeunes frères… mes fils chéris, pourparler comme M. Étienne… sont décidés à me couper la gorge… Jen’y puis absolument rien !

Étienne fixait toujours sur lui son regarddouloureux.

– Je ne vous insulte pas, moi, milord…,poursuivit-il d’une voix que l’émotion faisait trembler… et je vousprie de pardonner à mon ami… Il est bien malheureux !… Si vouspouviez savoir tout ce que nous souffrons depuis hier !

Montalt fit un geste d’impatience.

Peut-être que, dès ce moment, la complèteignorance qu’il affectait de montrer n’était plus très-sincère.

Peut-être que, malgré ces noms de Berthe et deLouise que les deux filles de l’oncle Jean avaient pris auprès delui, soupçonnait-il déjà vaguement la vérité. Mais l’élémentcontrariant et fantasque de son caractère était vivementexcité ; il recevait depuis le matin piqûres sur piqûres, etil n’en fallait pas tant pour faire regimber son orgueil.

Désormais, il n’y avait plus de côté par où leprendre. Il redevenait cet homme dur, intraitable, irascible,répondant aux prières parties du cœur par la raillerie froide, ets’obstinant, à plaisir, dans son rôle impitoyable.

Roger supportait à grand’peine les ménagementspris par le jeune peintre ; mais celui-ci retardait l’heure dela colère, non pas tant pour Montalt que pour Diane elle-même,qu’il eût fallu croire perdue.

Il hésitait tant qu’il pouvait ; il seforçait à douter ; sa confiance était grande comme sonamour.

– Je vous en prie !… dit-il encore,ne faites attention qu’à notre souffrance, et répondez-nous…Dites-nous que nous nous sommes trompés… donnez-nous une preuve, lamoindre…

Berry Montalt bâilla.

La rage étouffait Roger.

– Parfois…, poursuivit Étienne, fantaisievous prend, nous le savons, de cacher votre bonté sous desapparences de rudesse affectée… Mais vous nous voyez devant vous,le cœur brisé… Ne jouez pas avec notre torture !

Le nabab bailla de nouveau.

– Messieurs, dit-il suivant l’impulsionde sa nature qui, une fois lancée dans la voie mauvaise, exagéraitle mal comme le bien, j’ai connu beaucoup de jeunes filles en mavie, brunes, blondes et d’autres couleurs… J’ai tâché de medivertir du mieux que j’ai pu… et s’il fallait, pour châtiment dechaque bonne fortune, subir des sermons pareils, j’yrenoncerais.

– Alors, dit Étienne dont la tête calmeet sévère se redressa, vous refusez toute explication,milord ?

– J’aime encore mieux me battre,monsieur !

– Choisissez donc entre nous, dit Étienned’une voix basse et sombre, et que ce soit un combat àmort !

– Moi !… s’écria Roger, c’est moique vous choisirez, car je vous dis que vous êtes un lâche et uninfâme !… Je ne voulais pas croire le monde qui vous accusaitde pousser vos débauches jusqu’aux excès les plus honteux… Maismaintenant, j’ai vu, Berry Montalt !… vous êtes un misérablesans cœur, ni honneur !… Et si je n’ai pas votre vie demain,c’est que vous me tuerez !

Le nabab avait tiré de sa poche le fatalcalepin.

– Ni l’un, ni l’autre…, murmura-t-il entraçant quelques mots au crayon ; je vous ferai la mauvaiseplaisanterie de vous épargner, mes jeunes camarades.

La rage étouffa la voix de Roger.

– Eh bien !… dit Étienne, lequelchoisissez-vous ?

– Tous les deux, mon jeune ami,savoir : M. Étienne Moreau à six heures et un quart…M. Roger de Launoy à six heures et demie… Je vous demandepardon de fixer l’heure moi-même… mais vous n’êtes pas venus lespremiers.

Étienne, depuis quelques secondes, tenait lebras de Roger pour l’empêcher de se ruer sur le nabab.

Celui-ci salua et s’éloigna endisant :

– Bois de Boulogne, porte d’Orléans…Messieurs, au plaisir de vous revoir !

La scène s’était passée à l’une des extrémitésde la salle. Montalt gagna la table de jeu et s’assit parmi lesjoueurs.

Il plaça devant lui un paquet de billets debanque.

Jamais peut-être on n’avait pu voir sa bellefigure aussi indifférente et aussi froide.

Étienne avait entraîné Roger hors du club.

Il y avait un quart d’heure environ que lenabab était assis devant le tapis vert et perdait, suivant sonhabitude, avec un magnifique stoïcisme, lorsqu’on entendit unevague rumeur dans l’antichambre.

Après quelques secondes de pourparlers assezbruyants, la porte s’ouvrit, et un personnage, comme on n’en avaitpeut-être jamais vu au Cercle des Étrangers, fit son entrée dans lasalle.

Les domestiques lui avaient refusé longtempsle passage, et pour qu’on l’introduisît enfin dans la nobleassemblée, il n’avait fallu rien moins que le nom de Berry Montalt,prononcé avec autorité. Mais le nabab était une excellentepratique, et sa protection eût servi de passe-port à unmendiant.

Il n’y avait point, du reste, au moins enapparence, une différence appréciable entre un mendiant et lepersonnage dont nous avons annoncé l’entrée.

C’était un vieillard de grande taille, dont latête courbée sur sa poitrine se couronnait de rares cheveux, blancscomme neige. Il portait des vêtements villageois de forme antique,usés jusqu’à la corde ; sa chaussure consistait en de grossabots, bourrés de paille.

Le bruit inusité que produisait sa marche surle parquet de la salle fit tourner ta tête à tout le monde. Montaltseul ne daigna point prendre garde.

Chacun se demandait ce que voulait dire cettemascarade.

Nos trois gentilshommes, aux aguets derrièrela porte de la chambre voisine où le jeu ne fonctionnait pointencore, auraient seuls pu donner le mot de l’énigme.

Le vieillard s’arrêta en face du tapisvert.

Sa taille se redressa, et sa tête relevéemontra la beauté vénérable et digne d’un noble visage desexagénaire.

– Quel est celui d’entre vous, dit-ild’une voix douce et ferme, qui se nomme Berry Montalt ?

– C’est moi, répliqua le nabab sans seretourner.

– Alors, veuillez me suivre…, reprit levieillard. J’ai à vous parler.

Montalt ne bougea pas.

– Mon digne monsieur, dit-il seulement,je crois que je sais votre histoire. Il s’agit d’une jeune filleenlevée…

– Ma nièce…, interrompit le vieillardavec simplicité.

Un sourire courut autour de la table.

– Votre nièce, soit !… reprit lenabab, et vous venez me provoquer en duel…

– C’est vrai…, parce qu’on vous ditriche, au point de ne plus craindre les lois…

Montalt avait ouvert son calepin sur latable.

– Milord, lui cria de loin le princeslave Bottansko, est-ce que vous avez l’idée folle d’accepter ledéfi de ce pauvre diable ?

– Bois de Boulogne, porte d’Orléans…,prononça froidement Montalt au lieu de répondre.

– Mais regardez-le donc ! disait-onparmi les joueurs.

– Quel nom inscrirai-je ?… demandaMontalt, le crayon levé.

– Jean de Penhoël…, répondit levieillard.

Montalt tressaillit et fit un mouvement commepour se retourner. Mais il se ravisa.

Une pâleur soudaine avait couvert sajoue ; sa main trembla visiblement tandis qu’il écrivait surson calepin à la cinquième place :

« Jean de Penhoël… Sept heures moins unquart. »

……  … . .

Derrière la porte de la salle voisine, nostrois gentilshommes ne se possédaient pas de joie.

– La farce est jouée !… dit Robert àses deux acolytes ; le vieux surtout a été sublime !…Désormais, en supposant même qu’il en réchappe… demain matin, nousaurons carte blanche, à dater de cinq heures… Du diable si notrepartie n’est pas plus belle que jamais !…

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