Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

CINQUIÈME PARTIE. – PENHOËL.

I. – TABLES D’HÔTE.

Le duel de la porte d’Orléans avait eu lieu lemercredi ; on était au samedi soir.

La principale auberge de Redon, le Moutoncouronné, qui n’avait plus pour maître, hélas ! le bonpère Géraud, ancien cuisinier au long cours, faisait aujourd’hui denotables recettes.

Il y avait, en vérité, deux tables d’hôtetrès-bien garnies, à l’heure du souper : l’une composée derouliers rennais, de Sauniers, de Guérande et de fermiers desenvirons ; l’autre illustrée par la présence de toute lasociété des bourgs voisins, qui venait pour la solennitédu lendemain.

On était, en effet, aux derniers jours denovembre, et il faut n’avoir pas de carriole pour manquer lagrand’messe de la cathédrale de Redon, un dimanche de fêtemajeure.

La société venait de s’asseoir autourde la longue table, où s’étalait un souper assez maigre : desbrèmes de Vilaine, cuites dans la poêle, des pommes de terre à lasauce blanche, des œufs durs à profusion et un grand luxed’assiettes de noix sèches. Les rouliers de l’autre tablen’auraient certainement point voulu de ce repas.

Mais les rouliers mangeaient avec desfourchettes de fer, tandis que la société se servaitd’argenterie d’étain pour découper ses œufs durs.

En outre, il y avait quelque chose de digne etde respectable à voir devant chaque convive, une bouteille de vin,où s’attachait la serviette pliée, ceci dans le propre pays ducidre !

Ces bouteilles étaient pour l’étiquette, sichère aux petits gentilshommes de la pauvre Bretagne. Elles étaienttoutes à demi vides, et on les avait entamées peut-être six moisauparavant, la veille du dimanche de Pâques ou du jeudi del’Ascension ; mais c’était du vin, du vrai vin, acide, épais,détestable, et l’on ne buvait pas du bon cidre comme les gens ducommun !

Nous eussions retrouvé là toutes nos bavardesconnaissances du salon de verdure de Penhoël : les troisGrâces Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang, le chevalier adjoint et lachevalière adjointe de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihicavec ses trois vicomtes et même le bon père Chauvette, maîtred’école du bourg de Glénac.

Il pouvait être huit heures du soir, etl’assemblée eût été complète, sans le retard du jeune M. Numa,le frère des trois Grâces, dont la chaise restait vide.

– Comme le temps passe !… dit laRomance, l’aînée des Grâces Babouin, en acceptant une queue debrème des mains du chevalier adjoint de Kerbichel ; voilà deuxmois et demi à peine que nous étions assis à cette table, la veillede la mi-août, avec les Penhoël…

– C’est pourtant vrai !…répliqua-t-on à la ronde.

– Pauvre Madame !… murmura le pèreChauvette ; pauvre oncle Jean !… comme ils étaient bonset comme on les aimait !

– Ça n’empêche pas, répliqua la Cavatined’un ton aigre-doux, que le maître actuel de Penhoël, M. lemarquis de Pontalès, vaut mieux pour le pays,M. Chauvette !

L’assemblée approuva du bonnet.

– Je ne voudrais pas parler mal del’ancien maire…, reprit le chevalier adjoint de Kerbichel enavalant une rasade de son vin éventé, mais il était notoire que cepauvre M. de Penhoël s’adonnait aux liqueurs fortes.

– Et puis, poursuivit l’Ariette, dontl’aimable étourderie n’eût point fait espérer des réflexions siprofondes, il était joueur comme les cartes, et bâillait à sedémettre la mâchoire dès qu’on faisait de la musique !

– Moi, je dis une chose, prononçagravement la chevalière adjointe, quand un homme se ruine, c’est unmauvais sujet !… Le marquis de Pontalès a bien maintenantquatre-vingt mille livres de rente… ça fait honneur à unpays !… D’ailleurs on aurait dit qu’il n’y avait que cesgens-là pour faire comme il faut les honneurs de chezeux !

– Ah !… c’était joli !… murmuramadame veuve Claire Lebinihic avec regret, c’était bien joli lesfêtes de Penhoël !

Les trois vicomtes répétèrentaussitôt :

– C’était bien joli les fêtes dePenhoël !

Les trois Grâces Babouin se rangèrent à l’avisde madame de Kerbichel, et la Romance ajouta :

– D’ailleurs, on vous faisait sur cesgens là des cancans à ne plus s’entendre, et moi je ne peux passouffrir les cancans !… C’était cette Lola, qui n’avait pasassez du maître et qui faisait jaser d’elle encore avec le petitPontalès !… un bien joli homme, par exemple, celui-là !…C’était M. de Blois qui regardait Madame d’un œil, et del’autre mademoiselle Blanche !… À propos de mademoiselleBlanche…

– Ma sœur…, interrompit la Cavatine enbaissant les yeux, il faut de la charité !… On a vu des jeunesfilles hydropiques, à ce que dit le médecin de la Gacilly, quiavaient l’air…

Elle hésita, et secoua sa tête embéguinée.

– Bien, bien !… reprit madame veuveClaire Lebihinie ; c’est moi qui me suis aperçue la premièrequ’on élargissait de temps en temps sa robe !… Etl’évanouissement pendant le bal !… On sait ce que parler veutdire.

Les trois vicomtes la regardaient avecadmiration.

– Et les deux filles de l’oncleJean ?… reprit la Romance ; l’oncle aux grossabots !… Si on pouvait dire sa façon de penser sur lesmorts…

– Prenez garde, mademoiselle !…interrompit un des vicomtes, les bonnes gens disent qu’ellesreviennent la nuit autour du manoir… et, si bien fermée que soitvotre chambre à coucher, les belles-de-nuit ne seraient pasembarrassées pour aller vous rendre une petite visite…

– Et alors, s’écria Claire Lebinihic avecun gros rire, gare à votre cou, ma chère demoiselle !

Les deux vicomtes qui n’avaient point parlé sedédommagèrent en poussant un hurlement de joie.

La Romance était toute pâle.

– Que Dieu me préserve !murmura-t-elle : je sais ce qu’une chrétienne doit auxtrépassés, madame… et je trouve votre plaisanterie au moinsinconvenante !

– La paix ! mesdames, lapaix !… fit la chevalière adjointe. N’oublions pas que noussommes dans un lieu public… Pour en revenir à Penhoël, il paraîtque le petit Vincent a été guillotiné à Paris.

– Guillotiné ! s’écria le pèreChauvette en sautant sur sa chaise.

– Je lui avais toujours trouvé unemauvaise figure…, dit la Cavatine, mais ce n’est pasmalheureux : voici mon frère qui vient enfin souper avecnous !

– Tarde venientibus ossa !…déclama le chevalier adjoint, ce qui veut dire qu’on garde lesarêtes pour les galants qui oublient l’heure en courant laprétantaine, M. de l’Étang !

Numa Babouin avait une figure grave, où selisait l’orgueil d’une grande nouvelle apportée. Il s’assit ensilence à sa place.

– M. Numa sait quelque chose !…s’écria Claire Lebinihic dont les petits yeux ronds pétillaient decuriosité.

– Apportez-vous des nouvelles dudéris ?… demanda Kerbichel.

– Le déris a dû se faire cesoir…, répondit le frère Numa ; c’est la même chose tous lesans, M. le chevalier… Mais il pourrait bien arriver, sous peu,des événements comme on n’en voit pas souvent dans lepays !

Toutes les oreilles se dressèrent. Tous lesregards dévoraient le petit frère Numa Babouin, qui avait reprisson attitude solennelle et compassée.

– Mais enfin ?… dirent ensemble laRomance, l’Ariette et la Cavatine.

Le petit frère Babouin jeta sur Kerbichel unregard plein de dignité.

– On ne court pas plus que vous laprétantaine, M. le chevalier, dit-il ; on tâche seulementde savoir ce qui se passe… Et ce qui se passe, ajouta-t-il ensecouant la tête lentement, est bien étrange, mesdames !messieurs ! bien étrange ! bien étrange !…

– Vous nous faites mourir, monfrère !… s’écria la Romance impatientée.

Numa mit ses deux coudes sur la table.

– Vous savez bien que la vente du manoirest frappée d’une clause de réméré ?… commença-t-il.

– Parbleu ! fit Kerbichel.

– C’est aujourd’hui le dernier jour duterme, M. l’adjoint.

– On connaît cela,M. Babouin !… et personne n’apportera les cinq cent millefrancs qu’il faut pour le rachat…

– M. l’adjoint, c’est ce que je nevoudrais pas affirmer !

– Comment cela ?

– Jugez-en !… Tout à l’heure, jesuis entré dans la salle où les petites gens prennent leurs repas…Je me doutais bien qu’on parlerait de Penhoël… mais je ne medoutais guère de ce que j’allais apprendre !… Vous qui saveztout, M. de Kerbichel, je vous le donne encent !

– M. le chevalier renonce…, ditl’assemblée en chœur.

– Je vous le donne en mille !…

– Grâce !… grâce !

– Eh bien, messieurs !… eh bien,mesdames ! vous avez raison de renoncer, car vous n’auriezpoint deviné !… M. et madame de Penhoël sont ici danscette auberge.

Ce ne fut qu’un cri :

– Est-ce bien possible ?…

– Je ne sais pas si c’est possible,répondit Numa Babouin, mais cela est.

– Après tout…, dit Kerbichel en comptantses mots, ils ont peut-être trouvé de l’argent… Personne n’a jamaissongé à prétendre que Penhoël ne fût un parfait honnêtehomme !

– Assurément… assurément ! appuyal’assemblée.

– Mais voilà le beau del’histoire !… poursuivit le frère Numa. Vous souvenez-vous decet aventurier qui se faisait appeler Robert de Blois ?

– Un coquin, celui-là !

– Nous parlions de lui tout àl’heure !

– Eh bien ! il paraîtrait que ceRobert de Blois est le bailleur de fonds de Penhoël.

– Oh !… fit l’assistancestupéfaite.

– Positivement !… Il a ramené danssa voiture le maître et Madame… Il a toujours avec lui son anciendomestique Blaise, et en outre un pauvre diable que vous avez puconnaître fossoyeur du bourg de Glénac…

– Bibandier ?

– Bibandier !… On dit qu’ilsapportent un million dans les coffres de leur voiture.

– Un million ! s’écria le chevalieradjoint ; voyez comme on est coupable de s’avancer auhasard ! Il y a quelqu’un ici qui appelait tout à l’heureM. de Blois un aventurier !

– Ce n’est pas moi toujours !…riposta la Romance.

– Ni moi !… répéta la Cavatine.

– Ni moi !… ni moi !… nimoi !…

Ce n’était personne.

– Ah çà ! reprit Kerbichel, nepourrait-on être admis à présenter ses hommages à ce cherM. de Penhoël ?

– Il garde le plus sévère incognito.

– Je conçois cela… mais ce digneM. de Blois ?

– Il est déjà en route pour le manoiravec ses deux compagnons.

Il y eut un instant de silence, après quoil’aînée des trois Grâces prit la main de son jeune frère.

– Voilà ce que je nomme un événementheureux ! dit-elle ; certes, je n’ai rien contre lemarquis de Pontalès… mais j’ai toujours désiré, dans le secret demon cœur, le retour de cette chère famille de Penhoël !…

– Et nous donc !… fit-on à laronde.

Puis chacun ajouta son mot.

– De si braves gentilshommes !

– Des gens si généreux !

– Le plus vieux nom dudépartement !

– L’honneur, enfin, de lacontrée !

On faillit faire un mauvais parti au pauvrepère Chauvette, qui ne se réjouissait pas assez haut.

Un bruit se fit cependant au dehors, et toutle monde se précipita aux fenêtres, car la curiosité était excitéeau delà de toutes bornes.

C’était tout bonnement un homme qui montait àcheval devant la porte de l’auberge, et qui partait, un instantaprès, au grand trot.

– Je parierais cinq francs contre dixsous, dit madame veuve Claire Lebinihic, que cet homme est Penhoëlet qu’il est ivre !

– Ivre !M. de Penhoël ?… répéta l’assistancescandalisée.

Mais on n’eut pas le temps de pousser plusloin le procès, car le bruit du dehors se changea en fracas, etdeux chaises de poste débouchèrent à franc étrier du côté de laroute de Rennes.

Elles s’arrêtèrent toutes deux devant la portede l’auberge.

La société n’avait plus assez d’yeuxni d’oreilles.

Le jeune M. Babouin se glissa dansl’escalier pour aller chercher sa provision de nouvelles.

Un homme, que personne ne connaissait, avaitmis cependant pied à terre et fait appeler le maître del’auberge.

Il lui dit quelques paroles à voix basse, puisil revint vers la chaise de poste, dont la portière s’ouvrit denouveau pour donner passage à un vieillard à cheveux blancs.

– Je veux mourir si ce n’est pas le vieuxJean de Penhoël !… dit la Romance.

Le vieillard était entré dansl’auberge. Personne ne bougeait plus à l’intérieur des chaises deposte, dont les chevaux soufflaient et fumaient.

L’inconnu causait toujours avecl’aubergiste.

Au bout d’une grande demi-heure, le vieillardqu’on avait pris pour Jean de Penhoël se montra de nouveau. Aidépar un domestique de l’hôtel, il portait à bras une femme quisemblait malade et d’une faiblesse extrême.

– Madame !… murmurait-on auxfenêtres.

Et l’on ajoutait :

– Que veut dire tout cela ?…

La femme malade fut introduite dans l’une deschaises de poste, où le vieillard monta derrière elle.

On entendit l’inconnu demander au maître del’auberge :

– Combien y a-t-il de temps qu’il estparti ?

– Une demi-heure à peu près.

– Je vous prie de me faire seller uncheval sur-le-champ.

– Voilà le difficile, notre monsieur… Etvous aurez de la peine à en trouver par la ville… Les gens dontnous parlions tout à l’heure ont fait retenir, Dieu sait pourquoi,les chevaux de toutes les auberges.

– Qu’on dételle un de ceux de ma chaisede poste !… dit l’inconnu.

Son ordre fut exécuté sur-le-champ.

Il se mit en selle et se pencha à la portièrede l’une des chaises de poste.

– Vous passerez au pont des Houssayes…,dit-il, j’arriverai avant vous au manoir.

Il piqua des deux et partit au galop. Lesvoitures s’éloignèrent à leur tour. Une minute après, il n’y avaitplus personne dans la rue.

La société avait la fièvre, et lesnouvelles que lui apporta le petit frère Babouin n’étaient pas denature à la guérir.

Numa s’était glissé jusqu’à la porte de larue ; il avait fait le tour des mystérieuses voitures etinsinué son regard à l’intérieur.

– Ma foi ! s’écria-t-il en rentrantdans la salle à manger, il faut avoir vu cela pour ycroire !…

– Quoi donc ?… quoi donc ?

Numa reprit haleine. Les trois Grâces étaientfières d’être ses sœurs.

– Quoi donc ?… répéta-t-ilenfin ; il y a de tout là dedans, des vivants, des malades etdes morts.

– Des morts !… se récrial’assemblée.

– Des revenants, du moins !… J’aibien regardé dans les deux voitures, et, à l’exception d’une pairede grands coquins, noirs comme de l’encre, qui sont sur les siéges,je crois avoir reconnu tout le monde.

La société n’interrogeait plus, maisle frère Numa Babouin était maintenant le centre d’un cercle qui lepressait à l’étouffer.

C’était un beau moment dans la vie du jeunechef de la maison Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang ; il ne sehâtait point de contenter ces appétits curieux qui lui faisaientune si haute importance.

– Laissez-moi respirer, mesdames etmessieurs, poursuivit-il, comptons un peu sur nos doigts… Dans lapremière voiture, j’ai reconnu Vincent, le guillotiné, et l’ancienmaître de cette auberge… vous savez bien, le pèreGéraud ?…

– Oui ! oui !…

– Et l’oncle en sabots.

– C’était donc bien lui ?

– Si vous m’interrompez, je ne pourrairien dire… C’est dans cette voiture qu’on a fait monter Madame…Dans l’autre, j’ai aperçu, que diable ! celles-là sont bienmortes ! les deux filles de l’oncle Jean avec leurs anciensamoureux Étienne et Roger de Launoy…

– Prenez garde, M. Babouin !…dit Kerbichel ; l’acte mortuaire a été dressé dûment et dansles formes.

– Je m’en lave les mains,monsieur !… Ce ne serait pas la première fois, soit dit sansvous offenser, que l’état civil ferait des âneries !… Enfin,toujours dans la même voiture, la petite Blanche qui tient, ma foi,un enfant dans ses bras !…

– Voyez-vous cela !… s’écrièrent lescinq femmes évidemment ravies.

– Le pauvre cher Ange !…

– Le pauvre cher Ange, murmura le frèreBabouin, va peut-être bien redevenir la plus riche héritière dupays…

Les membres de la société seregardèrent sans rire, et le chevalier adjoint de Kerbichel repritd’un accent pénétré :

– À l’exception de M. Chauvette qui,j’ai le regret de le dire, me semble un peu froid, tout le mondeici porte les Penhoël dans son cœur… Je propose de boire à leurretour, que chacun de nous espérait, au fond de l’âme, et qui nousrend si heureux !

……  … . .

Robert, Bibandier et Blaise étaient arrivés àRedon vers trois heures après midi. Lola ne faisait point, cettefois, partie de l’expédition. Nos trois gentilshommes n’emmenaientavec eux que le maître de Penhoël et Madame. René avait repris dela force, mais son intelligence était de plus en plus voilée, ettout le long de la route il n’avait fait que boire.

Marthe, au contraire, avait la conscienceparfaite du rôle qu’on imposait à son mari. Elle se sentaitprisonnière entre des mains ennemies, mais son courage éteint neréagissait plus. Il n’y avait en elle qu’indifférence etapathie : elle n’eût point levé le bras pour détourner lecouteau qui aurait menacé son cœur. Elle était en outre d’unefaiblesse si grande que, chez elle, la volonté même de se révoltereût été impuissante.

Durant toute la route, sa fatigue l’avaitplongée dans une sorte de sommeil pesant et maladif.

Ce qui allait se passer lui importait peu.Elle espérait que Dieu allait bientôt la réunir à ses filleschéries : Diane et Cyprienne, qui étaient descendues du cielpar deux fois pour visiter sa souffrance.

Sur terre, elle ne regrettait que Blanche.

En arrivant, elle s’étendit sur un lit, sur cemême lit où Lola s’était reposée, trois ans auparavant, tandis queBlaise et Robert faisaient leur premier repas à l’auberge duMouton couronné.

Nos trois gentilshommes et René de Penhoëls’attablèrent cette fois comme l’autre. On fit boire René tantqu’on put et l’on ne manqua pas de trinquer à son prochain retourdans la maison de ses pères.

Vers quatre heures et demie, Robert, Blaise etBibandier montèrent à cheval.

Avant de partir, ils dirent à René :

– Vous avez confiance en nous,maintenant, Penhoël… Vous savez désormais où sont vos amis et oùsont vos ennemis… Nous sommes forcés de vous quitter pour allerpréparer les voies, là-bas, au manoir… D’ici huit heures, passez letemps comme vous l’entendrez… mais, à huit heures, il faut que voussoyez sur la route de Penhoël.

René resta seul avec sa femme qui dormait. Sesanciennes idées de vengeance ne le reprirent point. On lui avaitmis de l’or dans ses poches, et il avait le vin content cejour-là.

À huit heures, il quitta l’auberge, suivantles instructions de nos trois gentilshommes. Son cheval était leseul disponible qui restât dans les auberges et à la poste de Redoncar Robert avait pris ses précautions en cas de mésaventure.

Il avait vaguement la crainte d’être poursuivipar le nabab.

Celui-ci avait perdu un jour entier à chercherdans Paris Madame et René de Penhoël. Au départ, Robert et ses deuxcompagnons avaient sur lui plus de douze heures d’avance ;mais ce large intervalle s’était amoindri peu à peu durant levoyage, et les deux chaises de poste du nabab touchèrent le pavé deRedon quatre ou cinq heures seulement après l’arrivée desfugitifs.

Le maître de l’auberge lui donna tous lesrenseignements désirables sur les cinq voyageurs descendus auMouton couronné dans l’après-midi. L’oncle Jean fut chargéde se rendre auprès de Madame. En la voyant si faible, il duthésiter et se demander si elle pourrait supporter encore la routede Redon au manoir. Mais on ne pouvait la laisser dans cettechambre d’auberge à la merci des événements.

Jean de Penhoël se fit reconnaître et prononçaquelques paroles d’espérance, mais il ne risqua point encore lesnoms de Diane, de Cyprienne et de Blanche, parce qu’il craignait,pour la pauvre malade, l’émotion subite et trop forte.

On la plaça, loin de ses filles, dans lavoiture où se trouvaient le père Géraud et Vincent…

À une lieue de Redon, René de Penhoël quichancelait au trot de sa monture, en suivant machinalement la routeconnue du manoir, entendit derrière lui le galop d’un cheval.

La nuit était humide et sombre. C’était aufond de cette vallée, couverte de taillis, où Bibandier alignaitjadis les rangs de sa fantastique armée.

Penhoël tourna la tête et vit dans lesténèbres une forme noire qui s’avançait rapidement.

C’était un cavalier dont la taille et lafigure disparaissaient sous les plis d’un long manteau.

– Qui es-tu ? cria l’ancien maîtred’une voix avinée.

Le cavalier ne répondit point.

– Moi, je suis Penhoël…, repritRené ; je vais racheter le manoir de mon père… et chasserPontalès, le fils du gargotier de Carantoire, comme un chien qu’ilest !…

Le cavalier garda le silence.

Malgré son ivresse, René se sentit le cœurserré par un effroi vague.

Il mit son cheval au pas. Le cavalier fit demême. René le considérait à la dérobée, et mesurait sa grandetaille qui se développait confusément dans l’ombre.

Il mit les éperons dans le ventre de samonture, qui partit au galop. Le cheval de l’étranger galopa defront.

– Qui es-tu ?… qui es-tu ?balbutia Penhoël.

Même silence de la part de l’inconnu.

René tremblait.

Au bout d’une heure de marche, pendantlaquelle son ivresse fit passer devant ses yeux d’effrayantesvisions, son cheval roidit les jarrets et s’arrêta court.

Une nappe d’eau écumante et agitée s’étendaitsur la route au-devant de lui. À gauche, le marais de Glénacprolongeait sa surface immense, au centre de laquelle la FemmeBlanche balançait les plis de sa robe de brouillard. À droite,la double colline donnait passage au torrent.

En face, on distinguait vaguement, au sommetde la montée, les constructions du manoir.

Il n’y avait pas une seule lumière auxfenêtres.

Mais, au bas de la colline, on distinguait unelueur incertaine qui brillait, à travers les châtaigniers, dans laloge de Benoît le passeur.

– Au bac !… cria René de toute saforce.

Sa voix enrouée dut mourir avant d’arriver aumilieu de la rivière.

Il ne se fit aucun mouvement dans la loge.

L’inconnu arrondit ses deux mains autour de sabouche et cria d’une voix vibrante, qui sonna dans la nuit commel’appel d’un cor.

– Au bac !… ho !…ho !…

La lumière s’éteignit dans la loge.

René tressaillit sur son cheval et se sentitfroid dans les veines.

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