Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome II

XVI. – UNE PAIRE DE FAUBLAS.

Le bruit qui avait troublé le sommeil de lapauvre Blanche venait bien de la porte cochère, dont le marteau,agité à tour de bras, produisait un tintamarre d’enfer.

Cinq heures venaient de sonner à Saint-Germaindes Prés. C’est le moment où les couples de portiers, bercés dansleur meilleur sommeil, ronflent intrépidement et rêvent ledélicieux paradis de la petite propriété.

On avait beau frapper, un silence obstinérégnait dans la loge.

Mais les assaillants paraissaient d’humeur àne point abandonner, pour si peu, la partie.

C’étaient ma foi, deux charmants cavaliers,lestes et pimpants, qui venaient de quitter un fort bel équipage,stationnant devant la maison. Leur voiture ne portait pointd’armoiries. Elle était timbrée seulement d’un B et d’un M, peintsen miniature dans un cartouche doré.

Sur le siége de devant, auprès du cocher, il yavait un grand nègre, vêtu d’une livrée bizarre, et rappelant lecostume asiatique ; sur le siége de derrière, un autre nègre,en tout semblable au premier, se tenait debout.

À cette heure de nuit, on ne pouvaitdistinguer leurs traits, mais la clarté des réverbères dessinait ensilhouette leur robuste carrure.

Nos deux gentils cavaliers n’avaient faitqu’un saut de la voiture sur le pavé. Ils avaient tous deux de cesfines tailles, de ces tournures gracieuses et à la fois gaillardesque les mères voudraient à leurs fils sortant du collége, mais dontla plupart des adolescents se privent, cet âge étant, quoi qu’endisent les poëtes, l’âge des cheveux plats, des grands pieds, desallures gauches et des mains rouges.

Le bruit qu’ils faisaient était certes denature à émouvoir la sentinelle placée à quelques pas de là devantla porte de la prison militaire, mais l’honnête soldat ne bougeaitpoint à cause de la voiture. Les voleurs de nuit ont tort de ne pasfaire leurs affaires en équipage.

MM. Édouard et Léon de Saint-Remy, –c’étaient les noms de nos deux coureurs d’aventures, – frappaientcependant à démancher le marteau.

À bout de cinq grandes minutes, une voixendormie s’éleva à l’intérieur de la loge :

– M’ame Gonelle, dit cette voix, lelocataire du cinquième a-t-il pris sa clef ?

– Oui, M. Gonelle.

– Alors, c’est des intrigants qui veulentnous faire aller, m’ame Gonelle !

Cette conclusion voulait dire queM. Gonelle remettait sa tête chaudement coiffée du bonnet decoton et qu’il recommençait un somme.

Nouveau roulement de marteau.

– Sapristi !… gronda leconcierge ; ça ne va donc pas nous laisser dormir ? Tireun peu voir le cordon, Bichette !

– Tu sais bien que le cordon est démis…,répliqua la portière ; sois gentil, M. Gonelle… lève-toi,et va ouvrir.

– Pour gagner la coqueluche, est-cepas ?…

Roulement démoniaque, avec accompagnement decoups de pied dans la porte.

La concierge, effrayée, sauta hors de sonlit.

Elle saisit un balai à tout événement, etdescendit sous la voûte.

Qui est là ?… dit-elle en s’appuyant surson arme.

– La marquise d’Urgel, répondit biendoucement M. Édouard de Saint-Remy.

– Tiens ! tiens ! tiens !fit la portière ; comme on rêve !… j’aurais juré quemadame était rentrée… et que le cocher avait dit : Porte,si plaît !…

– Ouvrez donc, madame Gonelle !…

La concierge se décida enfin à obéir.

– Oh ! oh ! s’écria-t-elle ense frottant les yeux à l’aspect des deux jeunes gens qui étaiententrés vivement et qui avaient refermé la porte derrière eux,qu’est-ce que ça veut dire ?

M. Léon vint mettre sa jolie figure touterose sous le nez de la bonne femme.

– Nous voulons bien vous avouer, ma chèremadame Gonelle, dit-il en riant, que nous ne sommes pas lamarquise.

– Cet aplomb !…

– Mais, reprit M. Léon, nous sommesses amis intimes.

– Ses cousins germains, ajoutaM. Édouard.

– Ses frères de lait, madameGonelle !

– Ta ta ta…, fit la portière ; je nevous ai jamais vus, et madame ne reçoit pas à cette heure… Revenezplus tard.

– Vous ne nous avez jamais vus ?… serécria M. Édouard.

– Eh bien, Bichette ?… fit leportier du fond de sa loge.

– Écoutez !… reprit Léon, nous nevoulons pas vous tenir là entre deux vents, ma chère dame… Il fautque nous voyions la marquise à l’instant même.

– Impossible !

M. Édouard tira de sa poche unedemi-douzaine de louis et les mit dans la main de la concierge.

Celle-ci recula jusqu’à la petite lanterne,allumée à la porte de la loge.

Si c’eût été de l’argent blanc, peut-êtreeût-elle parlementé pour la forme, mais le reflet jaune de l’or luisauta aux yeux.

Elle lâcha son balai pour faire une bellerévérence.

– C’est-à-dire…, se reprit-elle,impossible… Entendons-nous !… vous avez l’air de deux jeunesmessieurs bien honnêtes… et il faut bien que vous soyez venus dansla maison puisque vous m’appelez par mon nom de madame Gonelle.

– Mais que fais-tu donc là,Bichette ?… criait le concierge.

– La paix, M. Gonelle !… Il estun peu matin… mais les proches parents ça se reçoit à toute heure…et peut-être que madame n’est pas encore couchée.

Elle s’effaça en faisant une seconderévérence. M. Léon et M. Édouard montaient déjàl’escalier quatre à quatre.

Ils sonnèrent. Ce fut Thérèse qui vint leurouvrir.

La camériste de madame la marquise d’Urgelvenait de déshabiller sa maîtresse, elle était elle-même en négligéde nuit.

La vue des deux jeunes gens la surprit bienautant que la concierge, mais c’était une fille intrépide qui neperdait pas la tête pour les bagatelles.

– Vous vous trompez, messieurs…, dit-elleen éclairant tour à tour les figures d’Édouard et de Léon ; cen’est pas ici que vous vouliez sonner, je pense ?

Les deux jeunes gens, tout en montantl’escalier, avaient opéré dans leur toilette quelqueschangements.

Leurs chemises de fine batiste laissaientmaintenant tomber, hors de leurs redingotes, des jabots froissés etfripés ; leurs cheveux s’ébouriffaient à la diable, et ilsavaient penché leurs chapeaux sur l’oreille en déterminéstapageurs.

Au lieu de répondre, Édouard fit deux ou troispas dans l’antichambre en feignant de chanceler.

Léon, pendant cela, caressait sans façon, durevers de la main, la joue de la jolie camériste.

– Bonsoir, Lisette !… dit-il.

– Du tout, Marton, du tout !…ajoutait M. Édouard en faisant le moulinet avec sabadine ; nous ne nous trompons pas, mon enfant… nous venonsfaire une petite visite à ta belle maîtresse.

Il pirouetta sur lui-même, et planta parderrière un gros baiser sur le cou nu de la camériste.

Thérèse n’était point suspecte d’austérité.Elle entendait parfaitement la plaisanterie ; mais en cemoment elle avait plus envie de se fâcher que de rire.

– Ah çà ! mes petits…, dit-elle,vous êtes ivres ou fous. Pour qui nous prenez-vous, s’il vousplaît ?

– Toi, Marton, répondit Édouard, je teprends pour la plus jolie fille que j’aie embrassée depuis unesemaine !

– Et quant à ta maîtresse, Toinette,ajouta Léon, nous la prenons pour ce qu’elle est… la belle desbelles, morbleu !… la ravissante des ravissantes… Va nousannoncer, mon ange… Le vicomte Léon de Saint-Remy, secrétaired’ambassade…

– Et le chevalier Édouard de Saint-Remy,gentilhomme de la chambre du roi de Bavière…

Thérèse haussa les épaules.

– Deux échappés de collége !…murmura-t-elle.

Malheureusement, il n’était plus temps de leurfermer la porte au nez. L’ennemi était dans la place. Léon restaitbien entre elle et la porte, mais le vicomte Édouard, secrétaired’ambassade, papillonnait derrière elle et se donnait des airsrégence adorables à voir.

La pauvre fille était embarrassée par lalégèreté même de son costume et par le bougeoir qu’elle tenait à lamain.

C’est à peine s’il lui était possible de sedéfendre contre les mille lutineries que M. le vicomte etM. le chevalier commettaient à l’envi sur sa personne.

Chaque fois qu’elle voulait protester ou sefâcher, Léon lui prenait le menton en riant à gorge déployée,tandis qu’Édouard s’emparait de sa fine taille.

– Mais c’est indécent !…criait-elle. On n’a jamais vu chose pareille… Finissez ! ou jevais appeler au secours !

Et, malgré tout, elle ne pouvait parvenir à semettre sérieusement en colère.

C’était une connaisseuse que cette bonneThérèse, et ses adversaires étaient deux si charmants petitsscélérats !…

Dans tout le quartier des Écoles, dont elleconnaissait le personnel sur le bout du doigt, on n’eût pointtrouvé des yeux pareils à ceux de M. le chevalier ; quantau vicomte, Faublas eût semblé un balourd auprès de lui.

C’était, chez les deux frères, une élégancevive, gracieuse, fanfaronne, à laquelle on ne pouvait pointrésister.

Et une gaieté si franche ! Ils menaientleur folle escapade si bonnement et de si excellent cœur !

Il y avait d’ailleurs du champagne dans cestêtes-là, et Thérèse respectait le champagne.

– Appeler !… se récriaM. Édouard ; Lison, tu n’y songes pas, ameuter lesvoisins !… rassembler tout ce qu’il y a de mauvaises languesdepuis la loge du concierge jusqu’au sixième étage !… Que t’adonc fait madame la marquise ?

– Et que t’avons-nous fait,Angélique ?… reprit Léon en parodiant l’accent de laplainte ; nous sommes ici pour ton bonheur, petiteingrate !… De par tous les diables, avons-nous l’air de gensqu’on chasse comme des manants ?

– Vous avez l’air de deux petitsécervelés qui mériteraient de passer le reste de la nuit au corpsde garde !… et le corps de garde n’est pas loin !

– La rue à traverser !… s’écria levicomte ; comment, comment, Joséphine, vous descendez à lamenace ?… Ma fille, nous avons soupé comme des dieux.

– Cela se voit ! interrompit lacamériste.

– Pure calomnie, Marton !… mon frèreet moi, nous boirions douze bouteilles de champagne sans perdrel’équilibre… Mais voilà que je t’ai assez embrassée pour moncompte, Lisette… et il est temps de parler raison.

– Vous allez vous en aller.

– Indubitablement…, répondit Édouard.

– Ah !… fit Thérèse soulagée.

– Nous nous en irons, reprit le vicomte,dès que nous aurons déposé nos hommages aux pieds de ta charmantemaîtresse.

– Encore !…

– Toujours, ma fille !… c’est unparti pris, vois-tu bien… Et tout à l’heure tu vas être des nôtres…Voyons, Toinette, combien faut-il d’argent pour teséduire ?

– De l’argent à moi ?

– Aimes-tu mieux des baisers ? Tuauras l’un et l’autre.

– Impertinents petits fats !…s’écria Thérèse.

Le chevalier Léon, qui était en face d’elle,prit dans sa poche une pleine poignée d’or. Thérèse rougit etdétourna les yeux.

Ce mouvement la mit en face du vicomteÉdouard, qui avait à la lèvre un malicieux sourire, et qui avaitaussi la main pleine d’or.

– Entre deux feux, ma charmante !…dit-il ; je ne vois pas comment tu pourrais résister àcela !…

Thérèse, toute rouge et souriante, regardaittour à tour les deux espiègles, qui faisaient tinter tout doucementles pièces d’or dans le creux de leurs mains gantées.

– En définitive, pensait-elle, ils sontgentils à croquer !… et madame ne déteste pas laplaisanterie ! Ah çà ! mes beaux messieurs, reprit-elletout haut, pour or ni pour argent je ne voudrais pas trahir mamaîtresse !

– Cela se voit sur ta figure,Lisette !… interrompit le chevalier.

– On ne m’en passe pas, ajouta levicomte ; j’ai deviné tout de suite que tu étais la perle dessoubrettes !

Ce disant, le petit vicomte lui prenait lamain droite, tandis que le chevalier s’emparait de sa maingauche.

Thérèse eut un petit frémissement doux aucontact de l’or.

– Si j’étais bien sûre… !murmura-t-elle.

– Sûre de quoi, mignonne ?… s’écriale vicomte ; de notre moralité ?… Nous sommes connus pourles plus mauvais sujets de Paris… Tu vois bien que tu n’as rien àcraindre !

Thérèse réfléchit un instant. Puis elle posason bougeoir sur un meuble et ôta tranquillement sa coiffe de nuit,après avoir eu soin de serrer la double offrande dans sa poche.

MM. Édouard et Léon de Saint-Remy laregardaient faire avec surprise.

Elle dénoua d’abord ses cheveux qui tombèrent,épars, sur ses épaules.

– Si je devine juste…, dit le vicomte, tues une adorable friponne, Lisette !

Thérèse, au lieu de répondre, arracha deux outrois agrafes de sa camisole, et en déchira, d’un seul coup, l’unedes manches, depuis le haut jusqu’en bas.

Puis elle regarda les deux jeunes gens d’unair résolu.

– Voyons si vous êtes de vrais mauvaissujets !… dit-elle.

Avant qu’ils eussent pu répondre, elles’élança vers l’appartement de sa maîtresse en criant ausecours.

Malgré leurs seize ans, le petit vicomte et lepetit chevalier semblaient, en vérité, connaître assez bien lesfemmes. Ils ne parurent point déconcertés de cette fugue soudaine,et entrèrent du premier coup dans la comédie.

– En avant !… s’écria Édouard.Marton aurait dû nous prévenir… Mais elle nous a jugés dignesd’improviser notre rôle !

Ils coururent tous deux sur les pas de lasoubrette et s’introduisirent, en la serrant de près, jusque dansla chambre de madame la marquise.

Thérèse criait toujours et tremblait comme lafeuille.

Lola, prise à l’improviste, était sérieusementeffrayée.

– Qu’est-ce donc ?… avait-elledemandé au moment où la soubrette en désordre s’était jetée dansson appartement comme dans un asile.

– Oh ! madame !… oh !madame ! répliqua Thérèse d’une voix entrecoupée, quelsdémons !… Je crois que j’en mourrai !…

Les jolies têtes des deux jeunes gens semontrèrent en ce moment à la porte.

Lola, un pied chaussé, l’autre nu, était entrain de monter sur son lit. La vue des deux jeunes gens modératrès-manifestement son épouvante, car elle avait redouté un dangerd’une autre sorte.

Néanmoins, elle poussa un cri, et jeta unpeignoir sur ses épaules nues en prenant des poses de colombeeffrayée.

Thérèse était debout, au milieu de la chambre,faisant de grands hélas ! et cherchant l’occasion de setrouver mal.

Édouard et Léon étaient entrés, et avaientfermé derrière eux la porte au verrou.

– Messieurs !… messieurs ! ditla marquise, voilà une conduite infâme !… Je ne vous connaispas.

– Mon Dieu !… mon Dieu !soupirait Thérèse, quels démons !

Elle se laissa choir sur un fauteuil.

Édouard et Léon étaient restés auprès de laporte. Ils s’inclinèrent respectueusement et firent quelques pas,le chapeau à la main.

– Madame la marquise…, dit Édouard aveclenteur, et comme si l’émotion eût embarrassé sa parole, daigneznous pardonner…

– Vous pardonner, messieurs !

– Nous sommes plus coupables encore quevous ne le pensez peut-être… Nous avons forcé la porte de votrehôtel… Nous avons feint l’ivresse pour avoir un prétexte d’user deviolence envers cette pauvre fille…

– Les petits monstres n’avaient même pasbu de champagne ! pensa Thérèse qui s’éventait avec unmouchoir ; il n’y a plus d’enfants !

– Nous l’avons menacée…, repritÉdouard ; nous l’eussions tuée, madame, si elle ne nous avaitpas livré passage !

– Mon Dieu !… mon Dieu !… fitThérèse, je l’ai échappé belle, à ce qu’il paraît !

– Mais…, balbutia la marquise, quel estvotre dessein, messieurs ?

– Notre dessein, nous allons vous ledire, madame… et nous vous prions de considérer que nous sommes desang-froid, autant qu’on peut l’être auprès d’une femme délicieuse…Notre nuit n’a point eu d’orgie… Ce que nous promettrons, nous leferons… et rien au monde n’est désormais capable d’entraver nosdesseins.

Lola, tout en feignant de baisser les yeux,les considérait à la dérobée. Ils étaient jolis comme des Amours,et l’aventure, après tout, ne lui déplaisait qu’à moitié. Il yavait pourtant un doute vague dans son esprit ; ses souvenirss’émouvaient ; il lui semblait avoir vu déjà quelque part cescharmants visages…

Mais elle ne savait se dire en quel lieu, ni àquelle époque.

Les deux frères, cependant, restaient inclinésdevant elle. Le chevalier Léon baissait ses grands yeux timides, etle vicomte la provoquait d’un regard de feu.

Ce fut ce dernier qui reprit encore :

– Vous sentez bien, madame la marquise,que pour en arriver au point où nous en sommes, il a fallu jeterhors de notre cœur toute hésitation et toute crainte… Nous vousaimons tous les deux d’un amour irrésistible et absolu… Il faut quel’un de nous soit heureux… et nous venons vous prier de faire votrechoix.

La marquise eut un sourire d’ironie.

– Madame, reprit le vicomte Édouard avecun sourire plus respectueux, je vous supplie de vouloir bien pesermes expressions… J’ai dit : « Il le faut. »

– De sorte que, en tout ceci, répliqua lamarquise qui se redressa, ma volonté ne compte pour rien…

– Si fait, madame… J’ai eu déjà l’honneurde vous dire que vous pouviez choisir entre nous deux.

– Vous êtes fous ! dit sèchementLola, et je vous invite à vous retirer, messieurs.

Le vicomte roula un fauteuil jusqu’auprès dela marquise, et lui baisa révérencieusement le bout des doigts enla contraignant à s’asseoir.

– Ce n’est pas votre dernier mot…, dit-ilgardant toujours le ton de la prière ; nous sommes jeunes,riches, nobles…

– Et qu’importe tout cela ? s’écriale chevalier Léon qui n’avait encore rien dit, nous vous aimons,madame… nous vous aimons… Et moi, je passerais ma vie à être votreesclave.

– En voilà un qui fait fausse route,pensa Thérèse ; l’autre est beaucoup plus fort !

Édouard jeta sur son frère un regardjaloux.

– Penses-tu donc aimer plus quemoi ?… s’écria-t-il ; si je parle de ma fortune et de monnom, c’est pour les mettre à vos pieds, madame, ajouta-t-il en setournant vers Lola ; je voudrais doubler, tripler, centuplermes cent mille livres de rente, pour que vous fussiez puissantecomme une déesse et pour voir vos caprices devenir la loi dumonde !

– Parlez-moi de celui-là !… se ditThérèse, ça va se terminer agréablement, j’en suis sûre !

La physionomie de Lola, qui s’adoucissait àvue d’œil, permettait vraiment cet espoir.

Pourtant, on ne pouvait décemment céder ainsià la première sommation ; il fallait garder au moins leshonneurs de la guerre.

Lola changea de tactique, et se prit àsourire.

– Messieurs, dit-elle, la gageure étaitdifficile, et vous vous en êtes assez galamment tirés pour votreâge… Vos amis vous attendent sans doute en bas pour vous féliciterde votre vaillance… Allez les rejoindre, messieurs ; vous enavez fait assez pour ce soir… Mais je suis curieuse… Combienaviez-vous parié, M. le vicomte ?

– Un pari, madame !… Sur notrehonneur…

La marquise se leva.

– Ne vous parjurez pas, messieurs,reprit-elle ; vous êtes venus ici pour faire ma conquête… Vousavez réussi… Seulement, je vous trouve charmants tous les deux… et,dans une affaire aussi grave, il me faut du temps pour opérer monchoix.

Le vicomte et le chevalier se regardèrent à ladérobée. Ceci était un méchant coup fort malaisé à parer.

– Ne croyez pas que je plaisante !…poursuivit la marquise avec un sourire tout aimable ; revenezdemain… après-demain… quand vous voudrez… ma maison vous seratoujours ouverte.

Les deux frères restaient immobiles etmuets.

– Eh bien !… fit la marquise, est-ceêtre trop exigeante que de vous demander quelques heures dedélai ?

– Notre amour…, commença le vicomte.

– C’est convenu !… votre amour estfougueux, entraînant, incomparable !… Mais j’ai sommeil,messieurs, et je vous prie d’avoir pitié de moi.

La chance tournait. Thérèse, qui marquait lespoints, pouvait constater que les deux frères perdaient leuravantage.

Édouard fut quelque temps avant derépondre.

– Madame…, dit-il en prenant un petit tondégagé, il est évident que nous devrions tomber à genoux et vousrendre grâce… Mais que voulez-vous ? Nous sommes des enfantsgâtés… nous avons mis dans notre tête, – mille pardons de vous direcela, madame la marquise, – que l’un de nous ne sortirait pointcette nuit de votre chambre à coucher… Coûte que coûte, il faut quecela soit !

Lola fronça le sourcil.

– Ainsi, monsieur…, dit-elle, vous nevoulez pas m’obéir ?

– Nous vous en offrons nos excuses àgenoux, madame…

Lola fit un pas vers la cheminée.

– Il faut donc que je finisse par oùj’aurais dû commencer ! murmura-t-elle ; je vais appelermes gens…

Loin de chagriner nos deux petits Faublas,cette nouvelle tournure que prenait la scène sembla leur causer unplaisir évident ; chacun d’eux eut grand’peine à comprimer letriomphant sourire qui voulait épanouir sa lèvre.

D’un bond, le vicomte Édouard s’était placéentre la marquise et la cheminée.

Lola voulut passer outre. Le vicomte, au lieude l’arrêter, suivit à la lettre les bonnes traditions recommandéespar les maîtres en ces circonstances ; il saisit sur lacheminée une paire de ciseaux damasquinés et trancha, d’une mainhabile, les deux cordons de sonnette.

– À moi, Thérèse !… s’écria lamarquise.

– Tiens !… fit le chevalierLéon ; Marton ne s’appelle pas Angélique !…

Comme la soubrette faisait mine d’aller ausecours de sa maîtresse, il l’entoura de ses deux bras.

Une lutte s’engagea. Le chevalier Léon nebrillait pas par la vigueur, car la victoire allait rester àThérèse sans l’intervention du vicomte.

Celui-ci arrivait, tenant à la main les deuxcordons de sonnette.

– Vingt louis si tu te laissesgarrotter !… murmura-t-il à l’oreille de la camériste.

Thérèse cessa de résister et se prit à pousserdes gémissements lamentables.

Le vicomte lui lia solidement bras etjambes.

– Ah !… disait Thérèse en pleurant,ma pauvre maîtresse ! ma pauvre maîtresse !…

Celle-ci avait pris le parti de tomber sur unsiége dans une posture agaçante, et de s’évanouir.

Quand le vicomte et le chevalier retournèrentvers elle, après avoir noué un foulard sur la bouche de Thérèse, lamarquise leva sur eux ses beaux yeux mourants.

– Je suis à votre merci, messieurs,dit-elle ; ayez pitié de moi !…

Le vicomte et le chevalier ne semblaient pointtrop pressés d’abuser de leur victoire. Ils approchèrent deuxsiéges et s’assirent en face de l’infortunée marquise en reculantson fauteuil.

Le chevalier Léon riait sous sa finemoustache.

– Veuillez vous calmer, madame, repritÉdouard ; maintenant que votre femme de chambre ne peut plusvous défendre ou s’échapper pour appeler du secours, vous n’avezabsolument rien à craindre de nous.

Le vicomte s’interrompit pour dessiner du boutde sa badine des arabesques sur le parquet ; ilhésitait ; son minois, tout à l’heure si hardi, peignaitmaintenant une nuance d’embarras.

– Ce qui nous reste à dire estextrêmement délicat…, poursuivit-il ; mais on ne peut pas vousle cacher plus longtemps, belle dame… Ce n’est pas pour vous quenous sommes venus…

Lola tressaillit faiblement et darda un furtifregard par-dessous ses paupières closes. Elle ne réponditpoint.

Le vicomte hésitait toujours.

– Allons, dit le petit chevalier enfronçant ses jolis sourcils, je crois qu’il faut que je parle… Vousêtes trop galant, monsieur mon frère… Voici le fait, madame lamarquise… Vous avez chez vous une jeune fille à laquelle nous nousintéressons tous les deux au plus haut degré…

La marquise ne le laissa pas achever. Oubliantsa faiblesse et sa pâmoison ébauchées, elle bondit sur ses piedscomme une lionne.

– Ah ! fit-elle entre ses dentsserrées ; ce n’est pas pour moi que vous venez !…

À son tour, Léon se leva d’un mouvementviolent, comme s’il eût lâché la bride tout à coup à une colèrelongtemps contenue.

Le vicomte le força de se rasseoir.

– Madame, reprit-il en jetant un regardvers les fenêtres où commençaient à poindre les premières lueurs del’aube, le temps nous presse et il nous faut hâter le dénoûment detout ceci… Cette jeune fille dont mon frère vient de vous parler nedoit point rester avec vous… Nous venons la chercher.

Il ne s’agissait plus d’attaques plus ou moinsaudacieuses, ni de folles galanteries. La marquise entrevoyait lepiége. Jusqu’alors, elle s’était forcée à trembler, et son courrouxétait de commande, comme sa frayeur.

Mais, à présent, tout devenait réel, terreuret colère.

Elle était très-pâle ; ses sourcils noirsse fronçaient durement. Ses regards, qui s’étaient portés d’abordvers Thérèse garrottée, se clouaient à présent au sol.

– Veuillez nous répondre, madame, ditencore le vicomte qui reprenait tout son sang-froid ; nouslivrerez-vous cette jeune fille ?

– Non, repartit Lola à voix basse.

– Réfléchissez, s’écria Léon ; cequ’on n’obtient pas de gré, on le prend de force !

La marquise essaya de sourire.

– Ceci est un jeu d’enfants, messieurs,dit-elle. Vous avez lié ma femme de chambre et coupé les cordonsdes sonnettes… ces moyens-là réussissent seulement dans les vieuxcontes à dormir debout… Que j’élève la voix, et les voisins,éveillés, vont accourir…

– Cela peut être vrai, madame, répliquafroidement Édouard ; mais je vous promets que vous n’élèverezpas la voix.

Il écarta un peu les revers de sa redingote,et prit à la main un petit pistolet mignon ; son frère fit demême.

Thérèse ouvrait de grands yeux dans son coin.Au moment où la scène avait changé d’aspect d’une façon sicomplétement inattendue, elle avait essayé de se débarrasser de sesliens à la sourdine ; mais il se trouvait que, tout en sejouant, le vicomte et le chevalier l’avaient attachée de main demaître, et bâillonnée dans la perfection.

À la vue des deux pistolets, Lola haussa lesépaules.

– Contre une femme !… dit-elle avecdédain.

– C’est peu chevaleresque, j’enconviens…, répliqua le vicomte, mais nécessité n’a point de loi…Nous allons vous placer le plus respectueusement possible, si vousvoulez bien le permettre, dans la même situation que votreservante.

Lola était debout, tandis que les deux frèresdemeuraient assis. Elle avait la tête baissée, et l’on pouvaitcroire qu’elle arrangeait sa capitulation ; mais il en étaittout autrement : c’était une fuite qu’elle méditait.

Elle se disait :

« Si je puis mettre une porte entre euxet moi, tout est sauvé. »

Car ses soupçons n’allaient pas au delà del’apparence ; pour elle, le but des deux jeunes gens étaitchangé, voilà tout. Au lieu de s’attaquer à elle, c’était Blanchequ’ils voulaient ; mais il s’agissait toujours, à ses yeux,d’une équipée amoureuse.

L’idée qui avait traversé son esprit aucommencement de l’entrevue, et ce souvenir vague qu’avait éveilléen elle l’aspect des deux jeunes gens, ne tenaient point contre lesbrusques émotions subies depuis lors. Elle ne songeait plus àcela.

Au moment où elle pouvait penser que les deuxfrères se fiaient à son immobilité, elle prit, soudain son élan etgagna d’un saut l’autre extrémité de la chambre où s’ouvrait laporte des appartements intérieurs.

Le petit chevalier la guettait, et c’était ungarçon agile s’il en fut.

Lola le trouva planté entre elle et la porte.Lola voulut crier ; il lui mit sans façon la main sur labouche.

– Silence, madame, dit en même temps levicomte, ou malheur à vous !…

– Vous ne m’assassinerez pas,peut-être !… criait la marquise en se débattant ; vousêtes des hommes !

Le petit chevalier éclata de rire ; et,dans cet accès de gaieté, sa voix, qu’il ne contraignait plus,avait des notes très-peu masculines.

– Si c’est là votre dernier espoir,madame, dit le vicomte, je suis fâché de vous l’enlever… Votremodestie effarouchée ne vous a pas permis, jusqu’à présent,peut-être, de nous examiner bien à votre aise… Afin d’être bienpersuadée que je suis, pour ma part, incapable de vous épargner,regardez-moi…

Le vicomte avait rejeté ses cheveux en arrièreet tournait son visage vers la lampe.

Les bras de Lola tombèrent le long de soncorps.

– Suis-je folle ?…balbutia-t-elle ; Diane !…

Le petit chevalier la prit par les épaules etla tourna de son côté.

– À mon tour, madame Lola !… dit-il,regardez-moi bien aussi… Ma sœur est trop bonne… peut être que samain tremblerait… mais moi, je suis à l’aise sous ces habits degarçon… et, au moindre cri désormais, je vous fais sauter lacervelle !

– Cyprienne !… murmura la marquised’une voix éteinte ; et je ne les ai pas reconnues !

Elle était entre les deux jeunes filles, quiavaient la tête haute et dont les yeux brillaient d’unedétermination exaltée.

Point de pitié à espérer.

Elle regardait, avec une épouvante sournoise,les canons des deux pistolets, qui la menaçaient toujours.

Ses genoux fléchirent sous le poids de soncorps ; elle tomba évanouie, cette fois, pour tout de bon.

En un tour de main ses bras et ses jambesfurent liés comme ceux de Thérèse et sa bouche couverte d’unbâillon.

– Où est la chambre de mademoiselle dePenhoël ? demanda Diane à la servante.

Celle-ci n’avait que les yeux de libres ;elle indiqua du regard une porte que les deux jeunes fillesfranchirent aussitôt.

……  … . .

Quelques minutes après, l’équipage timbré auxchiffres B. M. partait au galop, avec ses deux grands nègresdevant et derrière.

Il était dit que le sommeil des paisibleshabitants de la rue Sainte-Marguerite devait être troublé plusd’une fois cette nuit-là.

À peine l’équipage s’éloignait-il, en effet,dans la direction de la Croix-Rouge, que l’on put voir, auxpremiers rayons du jour naissant, un homme s’élancer sur ses tracesen courant de toute sa force.

La sentinelle de la prison militaire avaitfait quelques pas hors de son poste.

Elle hésita un instant et cria par troisfois :

– Prisonnier, arrêtez !…

Comme le fugitif n’en courait que mieux, lesoldat mit la crosse de son fusil contre son épaule et lâcha ladétente pour l’acquit de sa conscience. En un instant, toutes lesfenêtres de la rue furent garnies de coiffes de nuit et de bonnetsde coton.

Madame la marquise d’Urgel, seule, avec saservante Thérèse, resta, pour cause, à l’intérieur de sesappartements.

En même temps la patrouille fit irruption horsdu corps de garde.

La cause de ce remue-ménage était simplementl’évasion du pauvre Vincent de Penhoël.

Vincent avait achevé de scier son barreau,vers cinq heures du matin, à peu près au moment où la voiture dunabab s’arrêtait devant la porte de madame la marquise d’Urgel.

Il n’avait formé aucune espèce de plan etcomptait s’en remettre à l’inspiration du moment, quand l’heure departir serait venue.

Dès qu’il put passer la tête entre lesbarreaux, il regarda au-dessous de lui, et distingua vaguement unegrosse masse noire sur le pavé de la cour.

C’était le dogue de garde, sentinelle dont lasurveillance ne se trompe jamais.

Vincent rentra dans sa cellule et fit unecorde avec ses draps ; car il fallait partir : Blancheétait là, de l’autre côté de la rue, qui souffrait et quil’appelait.

Il attacha ses draps, tordus en forme decâble, à deux de ses barreaux qui restaient fixés dans la pierre,puis il se laissa glisser, non pas jusqu’au sol de la cour, maisseulement jusqu’au premier étage de la prison.

Au premier bruit, la masse noire, gisant surle pavé, avait remué ; le dogue s’était dressé sur ses quatrepattes.

Mais il n’aboyait point ; il secontentait de hurler en sourdine, comme s’il n’eût point voulueffrayer sa proie.

Il attendait, la gueule ouverte et la languependante.

Vincent voyait briller dans l’obscurité sesyeux d’un rouge sombre, comme des charbons demi-éteints.

Le jour, qui commençait à poindre, n’éclairaitpas encore la cour encaissée ; mais au dehors, on distinguaitdéjà faiblement les objets.

Vincent allait d’une fenêtre à l’autre,déchirant ses mains et ses genoux, mais se tenant ferme et neperdant point courage.

Il fut longtemps à gagner la porte qui donnesur la rue Sainte-Marguerite.

Cette porte est située entre deux corps debâtiments, qu’elle isole l’un de l’autre.

Vincent se coucha sur la corniche pourreprendre haleine, et pour mesurer le saut qu’il lui restait àfaire.

Il jeta ses regards tout autour de lui.L’attention de la sentinelle n’était point encore éveillée.

En explorant ainsi les abords de la prison, ilaperçut la voiture, arrêtée juste en face de lui.

Le jour grandissait ; on y voyait assezdéjà pour qu’il pût distinguer les noirs visages des deuxnègres.

En un autre moment, peut-être les aurait-ilreconnus tout de suite, car leurs figures l’avaient frappéautrefois sur le pont de l’Érèbe.

Mais il avait autre chose à penser.D’ailleurs, avant qu’il eût pu faire aucune réflexion, la porte dela marquise s’ouvrit pour donner passage à deux jeunes gens quiportaient dans leurs bras une femme malade ou évanouie.

L’âme de Vincent était dans son regard.

Du premier coup d’œil, il avait reconnuBlanche de Penhoël.

Quant aux deux jeunes gens, il ne les avaitpas même regardés.

Un cri rauque s’échappa de sa poitrine. Sansplus prendre désormais aucune précaution, il se pendit des deuxmains à la corniche et sauta sur le trottoir.

Le bruit de la voiture qui partait avaitempêché le factionnaire d’entendre le cri de Vincent. Mais la chutedu prisonnier éveilla enfin son attention, et du moins fit-ilmontre de bonne volonté en envoyant une balle à la poursuite dufugitif.

Vincent courait sur les traces de l’équipage,et tournait déjà l’angle de la rue d’Erfurt.

Il y a loin de la prison de l’Abbaye aufaubourg Saint-Honoré. Les chevaux de Berry Montalt allaient commele vent ; mais la passion soutenait les forces de Vincent, quiluttait de vitesse avec le rapide équipage.

Il allait à perdre haleine, le frontruisselant de sueur, et la gorge haletante.

Il appelait sans le savoir, et poussait descris désespérés.

Au moment où Dieu lui envoyait la liberté,allait-il perdre Blanche pour toujours ?…

La voiture traversa le pont Royal et longea lequai des Tuileries. Vincent redoublait d’efforts, mais il sentaitsa vigueur s’épuiser.

Il put encore suivre l’équipage tout le longde la place de la Concorde et dans l’allée Gabrielle ; maisquand il arriva au coin de l’avenue Marigny, l’équipage avaitdisparu.

Il continua sa course durant un instantencore, sans but et sans pensée ; puis il se laissa choir surla terre froide.

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