IV
– Comment ? Tu es dans lenoir ?
Inès tourna le commutateur du plafonnier.M. de Salinis reposait à plat dans son lit, les mainsétalées sur la couverture. Ainsi présenté aux regards, il donnaitune impression d’extrême fragilité. Son visage maigre, d’uneblancheur cireuse, son grand nez aquilin, ses joues creusées, lemince pinceau de barbe poivre et sel savamment taillé qui luiamincissait les traits, se détachaient sur l’oreiller comme unelithographie funèbre.
À la vue de sa fille, des larmes lui vinrentaux yeux.
– Enfin ! dit-il, te voilà !Depuis quand es-tu ici ?
Elle se troubla à l’idée de n’avoir pas courud’abord vers son père.
– Mais… j’arrive. On m’a dit que tureposais. Je t’ai laissé dormir un moment.
– Je ne dormais pas. Comment dormirais-jeen un moment pareil ? Mais je ne suis bon à rien, tu le sais,quand quelqu’un que j’aime est malade. Je suis trop impressionnablepour ne pas laisser voir mon angoisse aux autres ; je lesdécourage et je les déprime. Je préfère m’isoler et souffrir ensilence. Inès, ta sœur est perdue !
– Père, quelle folie !
– Tout le monde le nie, bien entendu. Lesmédecins, Gilbert, cette sotte fille d’Henriette, la garde… Mais,moi, je vois clair.
– Tu as dit la même chose, il y a quatreans, quand Henriette a eu une grippe infectieuse.
M. de Salinis se redressa aussitôtsur son séant. Un flot de vie anima et colora son visage presqueabandonné à la mort.
– Vraiment ? Tu en es sûre ?Oui, oui, je crois me souvenir, en effet… J’ai eu de telspressentiments, tous ces jours-ci ! Alors, ils pourraient metromper ? Ah ! Inès, ce serait trop beau ! Etcependant, j’ai vu Henriette tout à l’heure, la température aencore monté : 39°7.
– Cela ne prouve rien. Et pour ce qui estde tes pressentiments, rappelle-toi que chaque fois que l’une denous éternue, tu annonces un rhume formidable ; tousse, et tuprédis une pneumonie.
– J’ai raison ; l’événement leprouve.
– L’événement t’a donné tort cent fois.Il continuera.
Elle s’était assise à côté du lit deM. de Salinis et avait pris une de ses mains dans lessiennes.
– Que s’est-il passé depuis mon départ,père ? Toi, dis-moi la vérité.
– Pas grand’chose…
Il hésitait à parler ; peut-être parcequ’il n’avait pas voulu voir ce qui s’était passé ; qu’il ensavait déjà trop ; qu’il refusait de prendre parti dans unconflit qui le déchirait.
– Mon départ a-t-il calméAnne-Marie ?
– En apparence, tout au moins. Je nejurerais pas qu’au fond elle ait entièrement renoncé à ses absurdesjalousies…
Cela, c’était le mensonge adopté parM. de Salinis. Il ne fallait pas qu’Inès pût êtresoupçonnée ; Inès était inattaquable, non seulement parcequ’elle avait été toujours la préférée de M. de Salinis,mais surtout parce qu’elle était plus à lui que sa sœur ;n’étant pas encore mariée ; ne vivant pas dans cette odieusepromiscuité avec un mâle, si sensible à un père exagérément délicatcomme il l’était.
Inès lui était très reconnaissante de cettefeinte. Elle supposait bien qu’il n’en était pas complètement dupe,mais il avait tellement besoin de cette interprétation frauduleusede la vérité qu’il était admissible qu’il en eût fait une vérité.L’attitude de M. de Salinis était si évasive que sa fillelui demanda moqueusement quelques précisions.
– Prononce-t-on encore quelquefois monnom ici ?
– Ne dirait-on pas qu’il s’agit d’unecriminelle ! Tu es folle, ma pauvre fille !
– Je suis une criminelle. J’ai osé leverles yeux sur Gilbert ! C’est un crime de lèse-Anne-Marie.
– Ne reviens pas sur tout cela.Anne-Marie sera peut-être morte avant huit jours.
– Je sais. Cela devient une sorte dechantage.
– Et puis, pourquoi te noircir àdessein ? Éprouves-tu quelque secret plaisir à te calomnier, àt’humilier ? Je ne te comprends pas. Tout le monde sait à quois’en tenir sur la nature ombrageuse et jalouse de ta sœur.
– Et moi, n’est-ce pas, je ne suiscoupable de rien ? Voyons, père, tu n’ignores pas que j’aimeGilbert.
M. de Salinis retomba en arrière,creusant l’oreiller du poids de sa jolie tête pâle, aux bouclesd’argent, les yeux clos comme s’il ne voulût rien apercevoir de cemonde.
– Toujours des mots ! dit-il enfin.Tous ces mots qu’il ne faut jamais prononcer, qui empoisonnent lavie, qui déforment les caractères ! Trouves-tu que lescirconstances que nous traversons ne soient pas assez dures ?Faut-il les rendre plus impitoyables encore avec des parolesatroces ? Si tu aimes Gilbert, tais-toi. Je l’ignore, Gilbertl’ignore.
– Il le sait ; je le lui ai dit ettu sais qu’il le sait.
– Alors qu’il se taise aussi ! Je metais bien, moi. Et je t’ordonne de te taire à ton tour.
L’heure est passée de ces discussions dans levide.
La jeune fille obéit.
– Et maintenant, dit le vieillard,satisfait, parlons des Bérage. Comment as-tu retrouvéYolande ? Aimes-tu ses enfants ? Que penses-tu deManuel ?
À mesure qu’elle parlait, Inès revoyait sesjournées à la Garde, sous un ciel sans fissure, ni surcharge ;l’écoulement lourd et paisible des heures, interrompu parfois parune promenade en auto, un dîner à Toulon ou à Tamaris ; legros figuier sous lequel on se tenait, sur une terrasse quidominait un chemin creux ; les figues violettes, à la peaudurcie, qui se repliaient sur leur pédoncule, comme une boursevidée ; ces crépuscules longs, tout vibrants de phalènes quiobturaient de leur trompe le calice gommé des pétunias, tandis queManuel et Yolande Bérage échangeaient des paroles libérées de toutsens véritable, des vérifications sommaires de choses sans intérêt,des questions sans réponse et des réponses sans question. Oui,Yolande, son amie d’enfance, merveilleuse improvisatrice de rêves,de projets, de jeux, de drames sentimentaux, était devenue cettefemme épanouie, indifférente, hors à la santé de ses filles,gourmande, à demi muette, heureuse de tout et d’abord de sonabsence même de bonheur.
– Est-elle toujours aussi belle ?A-t-elle conservé ses jolies jambes ?
Les questions de M. de Salinisétaient souvent indiscrètes. Il se montrait particulièrementcurieux de l’intimité physique des femmes et il le faisait avec unedemi-négligence comme s’il s’agissait d’un objet d’art et de lacroissance d’une fleur.
– Non, elle a engraissé. Ses jambes sesont épaissies.
M. de Salinis haussa lesépaules.
– Quelle bêtise ! Certaines femmesn’arrivent pas à comprendre qu’elles doivent entretenir leurbeauté, comme les hommes intelligents doivent entretenir leuresprit.
– Père, vous êtes un épicurienimpénitent.
– Non, même pas. Je suis un païencontemplatif. C’est tout différent. Et je sens que je suis un païenà l’horreur que j’éprouve devant toute destruction. Tandis qu’unchrétien s’en réjouit, pensant d’abord à l’âme, puis aux raresmérites qu’il gagnera par sa compassion. Ainsi, quand je pense àAnne-Marie…
– Ayez confiance !
Il hocha la tête sans répondre.
– Parle-moi des Bérage.
Au cours de ces derniers mois, Inès avaitsenti Manuel inquiet et comme désarçonné. Son père avait possédéune savonnerie importante ; mais lui-même ne se sentait aucungoût pour l’industrie. Il avait cédé sa part à ses frères, et,libre, sans obligation de travail, – bien que sa fortune fûtmoyenne, – il prétendait obéir à ses goûts véritables. Trouvant unplaisir sincère, à lire, à regarder des tableaux, à entendre de lamusique, il se croyait destiné à devenir un écrivain, un peintre ouun compositeur. Il avait pris des professeurs, jugeant que l’art sepeut enseigner et qu’au bout de quelques mois de travail, onobtient son brevet de musicien, de peintre ou de poète, comme dechauffeur ou de pilote. Il faisait de petites romances, lavait desaquarelles ou écrivait des vers fades et tendres avec la mêmefacilité. Mais l’inquiétude commençait à ébranler sa confiance. Ilsentait la vanité de ses recherches, la faiblesse de leursrésultats. Yolande ne se souciait plus de lui. Elle ne vivait quepour ses deux filles, Gertrude et Camille, et pour la bonne chère.Repoussé instinctivement par elle, malheureux, ayant besoin d’êtreflatté plus encore qu’aimé, Manuel avait souvent entretenu Inès deses déceptions amoureuses et professionnelles. Inès avait eu pitiéde lui et toutefois redoutait ses confidences. Elle sentait tournerautour d’elle ce désir lourd et troublant de l’homme qui va deveniramoureux et ne voulait même pas entendre les phrases de son aveu,sachant, par expérience, combien les pires situations demeurentaisées tant qu’aucune parole ne les a irréparablement compromises.Tout autre femme que Yolande eût pu être jalouse des attentions deBérage pour Inès, des longues promenades qu’ils faisaient ensemble,du côté de la Pauline et du Mourillon. Mais Yolande jugeait quetout était bien, du moment qu’on la débarrassait de l’ennuyeuseprésence de Manuel et qu’elle pouvait faire librement despâtisseries avec ses filles et s’en gorger dans leur compagnie. Lebrusque départ d’Inès avait heureusement eu lieu avant que lesphrases inévitables fussent prononcées. Mais cette situationéquivoque et pénible avait rendu fort désagréable le séjour d’Inès,déjà tourmentée et désespérée par les circonstances dans lesquelleselle avait dû quitter la Laurette.
Ces souvenirs rendaient les propos d’Inèsternes et circonspects. Voyant qu’elle parlait avec réticence,M. de Salinis se remit à interroger sa fille.« Yolande et Manuel semblaient-ils heureux ?Partageaient-ils la même chambre ? Avaient-ils une salle debains commune ? Comment se passaient les soirées ? Inèsprenait-elle son petit déjeuner au lit ? Manuel ou Yolandevenaient-ils parfois la voir dans sa chambre ? Quelles étaientles lectures favorites de Manuel ? Avait-il une opinionpolitique ? » etc., etc.…
Cet interrogatoire agaçait la jeune fille. Sonpère, elle le savait, n’était nullement bavard et il n’aimait pasles potins. Mais il était insatiable de petits détails vrais surautrui. Il résuma sa pensée par cette phrase :
– C’est si curieux, mais si absurde, lavie des êtres ! Et la nôtre l’est aussi quand on y pense.Peut-être ai-je besoin de savoir que chacun vit aussi bêtement quenous.
– Ce n’est pas obligatoire, dit Inès avechumeur.
– Je crois que si. Les romanciers n’osentjamais nous peindre la vie des gens telle qu’elle est. C’est tropplat, trop absurde, trop incohérent. Ils veulent mettre de l’ordredans ce qui nous arrive. De l’ordre ! Où y en a-t-il ?Ainsi, dans cette maison, quel chaos !
– Ne revenons pas là-dessus, père, celavaudra mieux.
M. de Salinis tourna avec vivacitéles yeux sur sa fille.
– Mais je ne fais aucune allusion à cedernier… incident. Non, je parle en général. Pourquoi ta sœur,élevée comme elle l’a été, charmante, intelligente, riche,s’est-elle ainsi toquée d’un petit avocat sans causes, de piètreorigine, fils d’un avoué de Salon de réputation douteuse ? Ettout cela, parce qu’il était joli garçon et que son cœur avaitparlé ! Son cœur… Enfin, appelons cela le cœur, puisque c’estl’usage courant. Pourquoi Henriette, depuis trois ans,refuse-t-elle systématiquement tous les partis qu’on luiprésente ? Tiens, il y a un mois, elle na même pas vouluexaminer la candidature d’un garçon très bien, très estimable, lefils de mon vieil ami Barthélemy de Cabriès, qui a une magnifiquepropriété près d’Aix.
– Supposes-tu que ce soit à cause deGilbert qu’Henriette refuse de se marier ?
M. de Salinis tressaillit commequelqu’un qui est frappé par une idée nouvelle.
– Je n’ai pas dit cela. Je suis surprisde l’interprétation que tu fais de ma phrase.
– Peut-être, en effet, n’as-tu pas voulule dire. Le dire, consciemment bien entendu. Mais ce rapprochementétait si bizarre, Si inattendu… Je n avais jamais pensé à cela.
– Moi non plus, ditM. de Salinis, penaud.
– Et cependant, si l’on y songe bien, cerefus constant, obstiné…
– Toi aussi, Inès…
La jeune fille fit, en écartant les deuxmains, le mouvement d’une fleur qui s’ouvre, ce geste indécis quicorrespond à peu près aux phrases : « Vous voyezbien » ou : « Je ne vous le fais pas dire… »ou : « Raison de plus pour le croire… »
– Il ne manquait plus que ça !murmura M. de Salinis. Mais non, nous avons la berlue. Àforce de vivre dans le désordre, nous ne savons plus où nous ensommes.
– Je n’avais pas prévu, moi non plus,cette complication, dit lentement Inès.
Comment n’avait-elle pas remarqué quel’hostilité de sa sœur à son égard devenait plus marquée depuisdeux ou trois ans et, surtout, depuis plusieurs mois ? Lesdeux sœurs ne s’étaient jamais aimées, mais il s’agissaitmaintenant, chez Henriette, de quelque chose qui ressemblaitpresque à de la haine.
– Ah ! dit soudain Inès en se levantpour quitter la pièce, il y a vraiment des heures, père, où j’envieles religieuses !