Georges

Georges

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1 L’île de France

Ne vous est-il pas arrivé quelquefois, pendant une de ces longues, tristes et froides soirées d’hiver, où, seul avec votre pensée, vous entendiez le vent siffler dans vos corridors, et la pluie fouetter contre vos fenêtres ; ne vous est-il pas arrivé, le front appuyé contre votre cheminée, et regardant, sans les voir, les tisons pétillants dans l’âtre ;ne vous est-il pas arrivé, dis-je, de prendre en dégoût notre climat sombre, notre Paris humide et boueux, et de rêver quelque oasis enchantée, tapissée de verdure et pleine de fraîcheur, où vous puissiez, en quelque saison de l’année que ce fût, au bord d’une source d’eau vive, au pied d’un palmier, à l’ombre des jambosiers, vous endormir peu à peu dans une sensation de bien-être et de langueur ?

Eh bien, ce paradis que vous rêviez existe ; cet Eden que vous convoitiez vous attend ; ce ruisseau qui doit bercer votre somnolente sieste tombe en cascade et rejaillit en poussière ; le palmier qui doit abriter votre sommeil abandonne à la brise de la mer ses longues feuilles,pareilles au panache d’un géant. Les jambosiers, couverts de leurs fruits irisés, vous offrent leur ombre odorante. Suivez-moi ;venez.

Venez à Brest, cette sœur guerrière de lacommerçante Marseille, sentinelle armée qui veille surl’Océan ; et là, parmi les cent vaisseaux qui s’abritent dansson port, choisissez un de ces bricks à la carène étroite, à lavoilure légère ; aux mâts allongés comme en donne à ces hardispirates le rival de Walter Scott, le poétique romancier de la mer.Justement nous sommes en septembre, dans le mois propice aux longsvoyages. Montez à bord du navire auquel nous avons confié notrecommune destinée, laissons l’été derrière nous, et voguons à larencontre du printemps. Adieu, Brest ! Salut, Nantes !Salut, Bayonne ! Adieu, France !

Voyez-vous, à notre droite, ce géant quis’élève à dix mille pieds de hauteur, dont la tête de granit seperd dans les nuages, au-dessus desquels elle semble suspendue, etdont, à travers l’eau transparente, on distingue les racines depierre qui vont s’enfonçant dans l’abîme ? C’est le pic deTénériffe, l’ancienne Nivaria, c’est le rendez-vous des aigles del’Océan que vous voyez tourner autour de leurs aires et qui vousparaissent à peine gros comme des colombes. Passons, ce n’est pointlà le but de notre course ; ceci n’est que le parterre del’Espagne, et je vous ai promis le jardin du monde.

Voyez-vous, à notre gauche, ce rocher nu etsans verdure que brûle incessamment le soleil des tropiques ?C’est le roc où fut enchaîné six ans le Prométhée moderne ;c’est le piédestal où l’Angleterre a élevé elle-même la statue desa propre honte ; c’est le pendant du bûcher de Jeanne d’Arcet de l’échafaud de Marie Stuart ; c’est le Golgothapolitique, qui fut dix-huit ans le pieux rendez-vous de tous lesnavires ; mais ce n’est point encore là que je vous mène.Passons, nous n’avons plus rien à y faire : la régicide SainteHélène est veuve des reliques de son martyr.

Nous voilà au cap des Tempêtes. Voyez-vouscette montagne qui s’élance au milieu des brumes ? C’est cemême géant Adamastor qui apparut à l’auteur deLa Lusiade. Nous passons devant l’extrémité de laterre ; cette pointe qui s’avance vers nous, c’est la proue dumonde. Aussi, regardez comme l’Océan s’y brise furieux maisimpuissant, car ce vaisseau-là ne craint pas ses tempêtes, car ilfait voile pour le port de l’éternité, car il a Dieu même pourpilote. Passons ; car, au delà de ces montagnes verdoyantes,nous trouverons des terres arides et des déserts brûlés par lesoleil. Passons : je vous ai promis de fraîches eaux, de douxombrages, des fruits sans cesse mûrissants et des fleurséternelles.

Salut à l’océan Indien, où nous pousse le ventd’ouest : salut au théâtre des Mille et uneNuits ; nous approchons du but de notre voyage. VoiciBourbon la mélancolique, rongée par un volcan éternel. Donnons uncoup d’œil à ses flammes et un sourire à ses parfums ; puisfilons quelques nœuds encore, et passons entre l’île Plate et leCoin-de-Mire ; doublons la pointe aux Canonniers ;arrêtons-nous au pavillon. Jetons l’ancre, la rade est bonne ;notre brick, fatigué de sa longue traversée, demande du repos.D’ailleurs, nous sommes arrivés car cette terre, c’est la terrefortunée que la nature semble avoir cachée aux confins du monde,comme une mère jalouse cache aux regards profanes la beautévirginale de sa fille ; car cette terre, c’est la terrepromise, c’est la perle de l’océan Indien, c’est l’île deFrance.

Maintenant, chaste fille des mers, sœurjumelle de Bourbon, rivale fortunée de Ceylan, laisse-moi souleverun coin de ton voile pour te montrer à l’étranger ami, au voyageurfraternel qui m’accompagne ; laisse-moi dénouer taceinture ; oh ! la belle captive ! car nous sommesdeux pèlerins de France et peut-être un jour la Francepourra-t-elle te racheter, riche fille de l’Inde, au prix dequelque pauvre royaume d’Europe.

Et vous qui nous avez suivis des yeux et de lapensée, laissez-moi maintenant vous dire la merveilleuse contrée,avec ses champs toujours fertiles, avec sa double moisson, avec sonannée faite de printemps et d’étés qui se suivent et se remplacentsans cesse l’un l’autre, enchaînant les fleurs aux fruits, et lesfruits aux fleurs. Laissez-moi dire l’île poétique qui baigne sespieds dans la mer, et qui cache sa tête dans les nuages ;autre Vénus née, comme sa sœur, de l’écume des flots, et qui montede son humide berceau à son céleste empire, toute couronnée dejours étincelants et de nuits étoilées, éternelles parures qu’elletenait de la main du Seigneur lui-même, et que l’Anglais n’a pasencore pu lui dérober.

Venez donc, et, si les voyages aériens ne vouseffrayent pas plus que les courses maritimes, prenez, nouveauCléophas, un pan de mon manteau, et je vais vous transporter avecmoi sur le cône renversé du Pieterboot, la plus haute montagne del’île après le piton de la rivière Noire. Puis, arrivés là, nousregarderons de tous côtés, et successivement à droite, à gauche,devant et derrière, au-dessous de nous et au-dessus de nous.

Au-dessus de nous vous le voyez c’est un cieltoujours pur, tout constellé d’étoiles : c’est une napped’azur où Dieu soulève sous chacun de ses pas une poussière d’or,dont chaque atome est un monde.

Au-dessous de nous, c’est l’île tout entièreétendue à nos pieds, comme une carte géographique de centquarante-cinq lieues de tour, avec ses soixante rivières quisemblent d’ici des fils d’argent destinés à fixer la mer autour durivage, et ses trente montagnes tout empanachées de bois de nattes,de takamakas et de palmiers. Parmi toutes ces rivières, voyez lescascades du Réduit et de la Fontaine, qui, du sein des bois oùelles prennent leur source, lancent au galop leurs cataractes pouraller, avec une rumeur retentissante comme le bruit d’un orage, àl’encontre de la mer qui les attend, et qui, calme ou mugissante,répond à leurs défis éternels, tantôt par le mépris, tantôt par lacolère ; lutte de conquérants à qui fera dans le monde plus deravages et plus de bruit : puis, près de cette ambitiontrompée, voyez la grande rivière Noire, qui roule tranquillementson eau fécondante, et qui impose son nom respecté à tout ce quil’environne, montrant ainsi le triomphe de la sagesse sur la force,et du calme sur l’emportement. Parmi toutes ces montagnes, voyezencore le morne Brabant, sentinelle géante placée sur la pointeseptentrionale de l’île pour la défendre contre les surprises del’ennemi et briser les fureurs de l’Océan. Voyez le piton desTrois-Mamelles à la base duquel coulent la rivière du Tamarin et larivière du Rempart, comme si l’Isis indienne avait voulu justifieren tout son nom. Voyez enfin le Pouce, après le Pieterboot, où noussommes, le pic le plus majestueux de l’île, et qui semble lever undoigt au ciel pour montrer au maître et à ses esclaves qu’il y aau-dessus de nous un tribunal qui fera justice à tous deux.

Devant nous, c’est le port Louis, autrefois leport Napoléon, la capitale de l’île, avec ses nombreuses maisons enbois, ses deux ruisseaux qui, à chaque orage, deviennent destorrents, son île des Tonneliers qui en défend les approches, et sapopulation bariolée qui semble un échantillon de tous les peuplesde la terre, depuis le créole indolent qui se fait porter enpalanquin s’il a besoin de traverser la rue, et pour qui parler estune si grande fatigue qu’il a habitué ses esclaves à obéir à songeste, jusqu’au nègre que le fouet conduit le matin au travail etque le fouet ramène du travail le soir. Entre ces deux extrémitésde l’échelle sociale, voyez les lascars verts et rouges, que vousdistinguez à leurs turbans, qui ne sortent pas de ces deuxcouleurs, et à leurs traits bronzés, mélange du type malais et dutype malabar. Voyez le nègre Yoloff, de la grande et belle race dela Sénégambie, au teint noir comme du jais, aux yeux ardents commedes escarboucles, aux dents blanches comme des perles ; leChinois court, à la poitrine plate et aux épaules larges ;avec son crâne nu, ses moustaches pendantes, son patois quepersonne n’entend et avec lequel cependant tout le mondetraite : car le Chinois vend toutes les marchandises, faittous les métiers, exerce toutes les professions ; car leChinois, c’est le juif de la colonie ; les Malais, cuivrés,petits, vindicatifs, rusés, oubliant toujours un bienfait, jamaisune injure ; vendant, comme les bohémiens, de ces choses quel’on demande tout bas ; les Mozambiques, doux, bons etstupides, et estimés seulement à cause de leur force ; lesMalgaches, fins, rusés, au teint olivâtre, au nez épaté et auxgrosses lèvres, et qu’on distingue des nègres du Sénégal au refletrougeâtre de leur peau ; les Namaquais, élancés, adroits etfiers, dressés dès leur enfance à la chasse du tigre et del’éléphant, et qui s’étonnent d’être transportés sur une terre oùil n’y a plus de monstres à combattre ; enfin, au milieu detout cela, l’officier anglais en garnison dans l’île ou en stationdans le port ; l’officier anglais, avec son gilet rondécarlate, son schako en forme de casquette, son pantalonblanc ; l’officier anglais qui regarde du haut de sa grandeurcréoles et mulâtres, maîtres et esclaves, colons et indigènes, neparle que de Londres, ne vante que l’Angleterre, et n’estime quelui-même. Derrière nous, Grand-Port, autrefois Port Impérial,premier établissement des Hollandais, mais abandonné depuis pareux, parce qu’il est au vent de l’île et que la même brise qui y aconduit les vaisseaux les empêche d’en sortir. Aussi, après êtretombé en ruine, n’est-ce aujourd’hui qu’un bourg dont les maisonsse relèvent à peine, une anse où la goélette vient chercher un abricontre le grappin du corsaire, des montagnes couvertes de forêtsauxquelles l’esclave demande un refuge contre la tyrannie dumaître ; puis, en ramenant les yeux vers nous, et presque sousnos pieds, nous distinguerons, sur le revers des montagnes du port,Moka, tout parfumé d’aloès, de grenades et de cassis ; Moka,toujours si frais, qu’il semble replier le soir les trésors de saparure pour les étaler le matin ; Moka, qui se fait beauchaque jour comme les autres cantons se font beaux pour les joursde fête ; Moka, qui est le jardin de cette île, que nous avonsappelée le jardin du monde.

Reprenons notre première position ;faisons face à Madagascar, et jetons les yeux sur notregauche : à nos pieds, au delà du Réduit, ce sont les plainesWilliams, après Moka le plus délicieux quartier de l’île, et quetermine, vers les plaines Saint-Pierre, la montagne duCorps-de-Garde, taillée en croupe de cheval ; puis par delàles Trois-Mamelles et les grands bois, le quartier de la Savane,avec ses rivières au doux nom, qu’on appelle les rivières desCitronniers, du Bain-des-Négresses et de l’Arcade, avec son port sibien défendu par l’escarpement même de ses côtes, qu’il estimpossible d’y aborder autrement qu’en ami ; avec sespâturages rivaux de ceux des plaines de Saint-Pierre, avec son solvierge encore comme une solitude de l’Amérique ; enfin, aufond des bois, le grand bassin où se trouvent de si gigantesquesmurènes, que ce ne sont plus des anguilles, mais des serpents, etqu’on les a vues entraîner et dévorer vivants des cerfs poursuivispar des chasseurs et des nègres marrons qui avaient eu l’imprudencede s’y baigner.

Enfin, tournons-nous vers notre droite :voici le quartier du Rempart, dominé par le morne de la Découverte,au sommet duquel se dressent des mâts de vaisseaux qui, d’ici, noussemblent fins et déliés comme des branches de saule ; voici lecap Malheureux, voici la baie des Tombeaux, voici l’église desPamplemousses. C’est dans ce quartier que s’élevaient les deuxcabanes voisines de madame de La Tour et de Marguerite ; c’estau cap Malheureux que se brisa le Saint-Géran ; c’està la baie des Tombeaux qu’on retrouva le corps d’une jeune filletenant un portrait serré dans sa main ; c’est à l’église desPamplemousses, et deux mois après, que, côte à côte avec cettejeune fille, un jeune homme du même âge à peu près fut enterré. Or,vous avez deviné déjà le nom des deux amants que recouvre le mêmetombeau : c’est Paul et Virginie, ces deux alcyons destropiques, dont la mer semble, en gémissant sur les récifs quienvironnent la côte, pleurer sans cesse la mort, comme une tigressepleure éternellement ses enfants déchirés par elle même dans untransport de rage ou dans un moment de jalousie.

Et maintenant, soit que vous parcouriez l’îlede la passe de Descorne, au sud-ouest, ou de Mahebourg au petitMalabar, soit que vous suiviez les côtes ou que vous enfonciez dansl’intérieur, soit que vous descendiez les rivières ou que vousgravissiez les montagnes, soit que le disque éclatant du soleilembrase la plaine de rayons de flamme, soit que le croissant de lalune argente les mornes de sa mélancolique lumière, vous pouvez, sivos pieds se lassent, si votre tête s’appesantit, si vos yeux seferment, si, enivré par les émanations embaumées du rosier de laChine, du jasmin de l’Espagne ou du frangipanier, vous sentez vossens se dissoudre mollement comme dans une ivresse d’opium, vouspouvez, O mon compagnon, céder sans crainte et sans résistance àl’intime et profonde volupté du sommeil indien. Couchez-vous doncsur l’herbe épaisse, dormez tranquille et réveillez-vous sans peur,car ce léger bruit qui fait en s’approchant frissonner lefeuillage, ces deux yeux noirs et scintillants qui se fixent survous, ce ne sont ni le frôlement empoisonné du bouqueira de laJamaïque, ni les yeux du tigre de Bengale. Dormez tranquille etréveillez-vous sans peur ; jamais l’écho de l’île n’a répétéle sifflement aigu d’un reptile, ni le hurlement nocturne d’unebête de carnage. Non, c’est une jeune négresse qui écarte deuxbranches de bambou pour y passer sa jolie tête et regarder aveccuriosité l’Européen nouvellement arrivé. Faites un signe, sansmême bouger de votre place, et elle cueillera pour vous la bananesavoureuse, la mangue parfumée ou la gousse du tamarin ; ditesun mot, et elle vous répondra de sa voix gutturale etmélancolique : « Mo sellave mo faire ça que vousvié. » Trop heureuse si un regard bienveillant ou une parolede satisfaction vient la payer de ses services, alors elle offrirade vous servir de guide vers l’habitation de son maître. Suivez-la,n’importe où elle vous mène ; et, quand vous apercevrez unejolie maison avec une avenue d’arbres, avec une ceinture de fleurs,vous serez arrivé ; ce sera la demeure du planteur, tyran oupatriarche, selon qu’il est bon ou méchant ; mais, qu’il soitl’un ou l’autre, cela ne vous regarde pas et vous importe peu.Entrez hardiment, allez vous asseoir à la table de lafamille ; dites : « Je suis votre hôte. » etalors la plus riche assiette de Chine, chargée de la plus bellemain de bananes, le gobelet argenté au fond de cristal, et danslequel moussera la meilleure bière de l’île, seront posés devantvous ; et, tant que vous voudrez, vous chasserez avec sonfusil dans ses savanes, vous pécherez dans sa rivière avec sesfilets ; et, chaque fois que vous viendrez vous-même ou quevous lui adresserez un ami, on tuera le veau gras ; car icil’arrivée d’un hôte est une fête, comme le retour de l’enfantprodigue était un bonheur.

Aussi les Anglais, ces éternels jalouseurs dela France, avaient-ils depuis longtemps les yeux fixés sur sa fillechérie, tournant sans cesse autour d’elle, essayant tantôt de laséduire par de l’or, tantôt de l’intimider par les menaces :mais à toutes ces propositions la belle créole répondait par unsuprême dédain, si bien qu’il fut bientôt visible que ses amants,ne pouvant l’obtenir par séduction, voulaient l’enlever parviolence, et qu’il fallut la garder à vue comme une monjaespagnole. Pendant quelque temps elle en fut quitte pour destentatives sans importance, et par conséquent sans résultat ;mais enfin l’Angleterre, n’y pouvant plus tenir, se jeta sur elle àcorps perdu, et, comme l’île de France apprit un matin que sa sœurBourbon venait déjà d’être enlevée, elle invita ses défenseurs àfaire sur elle meilleure garde encore que par le passé, et l’oncommença tout de bon à aiguiser les couteaux et à faire rougir lesboulets, car de moment en moment on attendait l’ennemi.

Le 23 août 1810, une effroyable canonnade quiretentit par toute l’île annonça que l’ennemi était arrivé.

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