La Burlesque Équipée du cycliste

La Burlesque Équipée du cycliste

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 DU HÉROS DE LA PRÉSENTE HISTOIRE

Si, le 14 août 1895 (à supposer que vous soyez du sexe qui se livre à ce genre de distraction), vous étiez entrée dans le magnifique magasin de nouveautés de M.M. Antrobus et Cie — Cie purement fictive, soit dit en passant, — à Putney, et que, étant entrée, vous ayez tourné à droite, du côté où se dressent les rouleaux de toile blanche et les piles de couvertures de laine,vous auriez fort bien pu être accueillie par le héros de la présente histoire. Il se serait avancé vers vous, derrière son comptoir, puis, gracieusement incliné, aurait posé, tout à plat,sur la table luisante, ses deux grosses mains aux doigts courts avec des jointures énormes ; et, le menton levé, sans rien d’ailleurs dans sa personne qui annonçât la moindre attente d’un plaisir, il vous aurait demandé « ce qu’il pouvait avoir le plaisir de vous montrer ». En certains cas, — comme, par exemple, si vous aviez nommé, en réponse, des chapeaux, du linge d’enfant, des gants, de la soie, de la dentelle, ou des rideaux, — il se serait simplement incliné de nouveau, et, avec un geste circulaire qui aurait eu quelque chose d’un balayement symbolique, il vous aurait invitée à « passer de ce côté », vous conduisant ainsi hors de sonchamp d’action particulier ; mais, dans d’autres cas plusheureux, — si notamment vous aviez fait mention de percale, decretonne, de calicot, ou de toile, — il vous aurait priée de vousasseoir (il aurait même accentué le caractère de cette marqued’hospitalité en se penchant sur le comptoir et en touchant, d’ungeste arrondi, le dossier d’une chaise), après quoi il se seraitmis en devoir d’atteindre, de déplier, et de vous exhiber samarchandise. Et vous, dans ces heureuses circonstances, — pourvuseulement que vous soyez d’un tour d’esprit observateur, et que vossoucis de mère de famille ne vous eussent pas rendue absolumentétrangère aux sentiments humains, — vous auriez pu accorder auhéros de cette histoire une minute d’attention.

Or, si vous aviez remarqué quelque chose en lui, ç’aurait étésurtout qu’il ne présentait rien de remarquable. Il portait lecostume habituel de sa profession, la jaquette noire, la cravatenoire, le pantalon gris foncé (dont le bas se perdait pour vousdans une ombre mystérieuse, au-dessous du comptoir). Il avait unteint pâle, des cheveux d’une sorte de blond fade, des yeuxgrisâtres, et une petite moustache rare et broussailleuse sous unnez pointu, sans forme précise. Ses traits étaient tous petits,mais au reste normaux. Une rosette d’épingles décorait le revers desa jaquette ; vous auriez également noté que ses réflexionsétaient de l’espèce qu’on appelle communément des clichés,c’est-à-dire des formules que n’engendre pas immédiatementl’occasion présente, mais qui ont été fixées une fois pour toutesdepuis des siècles, et apprises par cœur depuis des années. « Cetarticle, madame, — vous aurait-il dit, — se vend énormément. » Oubien : « Nous fabriquons un article excellent à quatre cinquante lemètre. » Ou encore : « Pas le moindre dérangement, madame, je vousassure. » Tels auraient été les très simples éléments de saconversation. Poursuivant l’examen superficiel de notre héros, vousl’auriez vu danser d’un pied sur l’autre derrière son comptoir,replier soigneusement les « articles » qu’il vous aurait montrés,mettre à part, près de lui, ceux que vous auriez choisis, extrairede sa poche, un bloc-notes à souches accompagné d’un crayon, yinscrire quelques mots de cette écriture débile et élégante qui estspéciale au commerce des nouveautés ; et vous l’auriez ensuiteentendu crier : « Caisse ! » Sur quoi un gros petit inspecteurserait apparu, aurait jeté un coup d’œil sur l’autographe duvendeur, y aurait ajouté un paraphe encore plus orné, et vousaurait priée de l’accompagner à la caisse. Encore un salut du jeunevendeur, un dernier regard de vous sur lui, et ainsi votre entrevuese serait trouvée terminée.

Mais la véritable littérature, — et c’est même là ce qui ladistingue de l’anecdote, — ne se contente pas des apparencessuperficielles. Toute littérature est une révélation : lalittérature moderne est une révélation indiscrète, affranchie del’antique scrupule des convenances. Le devoir de l’auteur sérieuxest de vous dire ce que vous-même n’auriez pas pu voir, — de vousle dire, dussiez-vous rougir à l’entendre. Et la chose que vousn’auriez pas pu voir chez ce jeune homme, chose qui est de la plusgrande importance pour notre histoire, et qu’il faut que je vousdise, sous peine de renoncer à écrire ce livre, c’est, au moment oùaurait pu avoir lieu l’entrevue susdite, c’est — abordons le sujetcarrément et bravement — c’est le remarquable état des jambes de cejeune homme.

Essayons de traiter le sujet avec la froide exactitude, avecl’esprit scientifique, avec le ton sec et presque professoral, quiconviennent à un bon réaliste. Essayons de considérer les jambes dece jeune homme comme un simple diagramme, et d’en indiquer lespoints intéressants avec la précision impassible d’un préparateurde laboratoire. Et maintenant, écoutez mes révélations. Donc, enexaminant la partie interne de la cheville droite de ce jeunehomme, vous auriez observé, mesdames et messieurs, une contusion etune abrasion ; à la partie interne de la cheville gauche,également une contusion ; à la partie externe, une large tachejaune. Sur son mollet gauche, vous auriez découvert deux taches,l’une d’une teinte cuivrée, se fonçant par endroits jusqu’aupourpre, et l’autre, évidemment plus récente, d’un rouge vif, avecenflure et ecchymose. La partie supérieure du même mollet vousaurait exposé une enflure et une rougeur anormales ; et,au-dessus du genou, une grande surface contusionnée, quelque chosecomme un réseau serré de petites éraflures. La jambe droite vousserait apparue toute endommagée, d’une façon non moinsextraordinaire, mais surtout aux environs du genou. Après quoi, si,stimulé par ces découvertes, un investigateur avait voulupoursuivre ses recherches plus haut, il aurait trouvé d’autrescontusions analogues sur les épaules, les bras, et même sur lesmains du héros de notre histoire. Le fait est que celui-ci avait dûêtre heurté et pilé à un nombre prodigieux d’endroits différents deson corps. Mais voilà assez de descriptions réalistes, assez dumoins pour ce qu’il nous en faut. Même en littérature, il y a deschoses qu’on doit savoir taire. Et maintenant, nos lecteurs seronttentés de s’étonner qu’un respectable commis de magasin ait pumettre ses jambes, et même en vérité toute sa personne, dans unétat aussi effrayant. Quelques-uns se demanderont sans doute si cejeune homme n’a pas, par imprudence, introduit ses membresinférieurs dans quelque machine compliquée, une machine à battre,par exemple, ou une faucheuse. Mais le fameux Sherlock Holmes, lui,en présence de ce cas, ne se serait point égaré en de telleshypothèses. Il aurait immédiatement reconnu que les contusions à lapartie interne de la jambe gauche, considérées dans leur nature etleur distribution, attestaient, sans erreur possible, lesrencontres violentes d’un débutant cycliste avec la selle d’unebicyclette, et que l’état désastreux du genou droit annonçait, avecune égale éloquence, une série de concussions résultant d’une suitede descentes hâtives, souvent imprévues, et invariablement malpréparées. Il y avait là de certaines marques qui révélaientclairement, en outre, un défaut d’aptitude assez prononcé pour lamanœuvre de la bicyclette, défaut qui, à son tour, suggéraitl’hypothèse d’une personne peu accoutumée aux exercicesmusculaires. Des ampoules aux mains trahissaient l’effort nerveuxdu cycliste qui se cramponne au guidon. Et ainsi de suite, jusqu’àce que Sherlock finisse par nous expliquer, de proche en proche,que la machine montée par le sujet doit être à coup sûr une vieillemachine à l’ancienne mode, avec une fourche transversale au lieud’un cadre droit, un caoutchouc plein fort usé à la roue d’arrièreau lieu de pneumatiques, le tout d’un poids total de dix-neuf kiloset demi.

Ma révélation est faite ; derrière la modeste figure duconsciencieux commis dé magasin que j’ai eu d’abord l’honneur devous présenter, surgit maintenant à vos yeux l’image d’une luttenocturne, de deux figures sombres aux prises avec une machine, surune route obscure. (Je puis vous cure tout de suite que c’était laroute de Rœhampton à Putney Hill) ; et, à cette image,s’ajoute le bruit d’un talon heurtant le sol, un cri et ungrognement, suivis d’un ordre énergique ; « Le guidond’aplomb, voyons, le guidon d’aplomb. » Puis, une chute. Aprèsquoi, vous apercevez vaguement, dans les ténèbres, le héros decette histoire assis au bord de la route, et frottant sa jambe àquelque endroit nouveau, pendant que son compagnon, — plein desympathie mais nullement éploré, — s’occupe à remettre en place leguidon faussé.

C’est ainsi que, même chez un commis de boutique, s’affirmel’énergie virile, le poussant, malgré les conditions défavorablesde son métier, malgré les conseils de la prudence et les obstaclesqui lui viennent de l’exiguïté de ses ressources, à rechercher lessaines délices de la lutte, du danger et de la douleur. C’est ainsique notre premier examen du vendeur d’étoffes nous révèle, sous lestissus qui le couvrent, l’homme. Révélation importante, et aveclaquelle nous n’en avons pas fini.

Mais assez de ces révélations. Resté seul après votre départ,derrière son comptoir, notre héros s’empare tout à coup d’unrouleau de guingan, et, minutieusement, il se met en devoir d’enredresser les plis. Près de lui, se tient un apprenti, aspirant àla même profession de vendeur de nouveautés, un massif garçon auxcheveux roux, avec une veste noire très courte, quelque chose commeun habit sans queue, et un faux col très haut : celui-là, non moinsdélibérément, s’occupe de déplier et à replier quelques rouleaux decretonne. À les voir, si d’aventure vous repassiez dans leurvoisinage, vous ne manqueriez pas de supposer que ces deux jeunesgens n’ont pas d’autre pensée que la qualité des étoffes confiées àleur charge, et d’autre souci que la rectitude de leur pliage. Maisle fait est, pour vous dire la vérité, que ni l’un ni l’autre nepense au travail auquel, machinalement, il se livre. Le vendeurrêve au délicieux moment, — à peine quatre heures à l’attendreencore, — où il pourra reprendre la série de ses contusions et deses éraflures. L’apprenti, lui, moins émancipé des romanesquesrêveries de l’adolescence, se demande à quel exploit héroïque ilpourrait s’employer en l’honneur de la dame de ses pensées,c’est-à-dire de l’une des plus jeunes apprenties du rayon desconfections, à l’étage supérieur. « Ah ! — soupire-t-il, — unebataille dans la rue contre les révolutionnaires ! Au moins,elle me verrait de la fenêtre, là-haut ! »

Mais voici que, les ramenant tous deux dans le temps présent,voici que revient le gros inspecteur, un papier en main.

— Hoopdriver, — dit-il au vendeur, — comment vont lesguingans ?

Il en coûte à Hoopdriver d’abandonner la vision où il secomplaisait, d’un triomphe définitif sur les incertitudes de ladescente de bicyclette.

— La moyenne largeur va très bien, monsieur ! — répond-il.— Mais la grande largeur paraît s’être un peu calmée. L’inspecteurse rapproche du comptoir.

— À propos, avez-vous quelque préférence particulière concernantl’époque de votre congé annuel ?

Hoopdriver tire les poils de ses moustaches.

— Non, monsieur… Cependant, pas trop tard dans la saison…

— D’aujourd’hui en huit ? Cela vous irait-il ?Hoopdriver se raidit immédiatement, et son visage exprime leconflit qui se débat en lui. Pourra-t-il, en une semaine, acheverd’apprendre à pédaler ? Toute la question est là. S’il refusela date proposée, c’est Briggs qui prendra son congé la semainesuivante ; et lui-même aura à attendre jusqu’en septembre,alors que le temps est souvent bien incertain. Notre jeune hérosest, au reste, par nature, d’une imagination optimiste. Tous lesvendeurs de nouveautés le sont et doivent l’être, faute de quoi ilsne pourraient jamais avoir la foi qu’ils professent dans la beauté,la lavabilité, et l’excellence inaltérable des, produits qu’ilsnous vendent. Aussi la décision ne tarde-t-elle pas.

— Cela m’ira parfaitement, monsieur, — assure M. Hoopdriveraprès une courte pause.

Le sort en est jeté. L’inspecteur prend note de la date, et s’enva auprès de Briggs, le préposé à la « confection pour hommes »,qui vient immédiatement après Hoopdriver dans l’échellehiérarchique de la maison Antrobus et Cie. M. Hoopdriver,nerveusement, tantôt déplie et replie son guingan et tantôt resteen méditation, le bout de sa langue posé dans le creux, toutrécent, de sa dent de sagesse.

Au dîner, ce soir-là, l’emploi des congés devint tout de suitele sujet de la conversation. M. Pritchard parla de l’Écosse, MissIsaacs vanta les agréments de Bettwsy-Coed, M. Judson avoua saprédilection pour le Norfolk.

— Moi ? — dit Hoopdriver, quand son tour vint de répondre.— Hé, la bicyclette, naturellement !

— Vous n’avez pas l’intention, bien sûr, d’employer tout votrecongé à monter sur votre horrible machine ? — demanda missHowe, du rayon des modes.

— Pardon ! — répliqua Hoopdriver, avec le plus de calmequ’il put, en tirant son insuffisante moustache.

— Je vais faire une grande excursion à bicyclette tout le longde la Côte Sud.

— Et vous n’oublierez pas d’emporter un litre d’arnica, dansvotre sac, hein ? — insinua le jeune apprenti au faux col trophaut, car, un soir, il avait assisté à l’une des leçons, sur leshauteurs de Putney Hill.

— Tu vas fermer ta boîte, toi ! — enjoignit M. Hoopdriver,avec un regard menaçant à l’apprenti. — Pot de marmelade ! —ajouta-t-il tout à coup, à la même adresse, d’un ton d’amermépris ; puis, se retournant de nouveau vers miss Howe : — Jecommence à me tenir tout à fait bien sur ma machine, tout à fait àmon aise ! — assura-t-il.

Il se leva de table très vite, de façon à avoir une bonne heureà consacrer à sa gymnastique désespérée sur la route de Roehampton,avant le moment où les employés logés devaient avoir regagné leurschambres, à l’étage supérieur du magasin. Quand on éteignit le gazpour la nuit, à dix heures, notre héros était assis sur le rebordde son lit, occupé à se frotter le genou avec de l’arnica (à unnouvel endroit, et fort étendu) et simultanément à étudier unecarte routière de la Côte Sud. Briggs, de la « confection pourhommes », son compagnon de chambre, était couché, s’efforçant deprendre plaisir à fumer sa pipe dans l’obscurité. Briggs n’était,de sa vie, jamais monté sur un vélocipède, mais il déploraitl’inexpérience de Hoopdriver, et lui offrait tous les avis qui luivenaient en tête.

— Aie soin que ta machine soit toujours bien huilée, — disaitBriggs. — Emporte un ou deux citrons avec toi. Ménage-toi, net’éreinte pas à mort dès le premier jour. Et tiens-toi toujoursbien droit. N’oublie pas d’agiter ton grelot à la moindre occasion,et ne perds pas la tête. Fais bien tout ce que je te dis là, et ilne t’arrivera rien de trop fâcheux, Hoopdriver, tu en as maparole.

Suivait une minute de silence, où le conseiller se consacraitentièrement à sa pipe ; puis, de nouveau :

— Évite avec soin de passer sur des chiens, Hoopdriver,entends-tu ? C’est tout ce qu’il y a de plus dangereux. Tâchede ne pas voiler tes roues ; il y a un type qui s’est tuél’autre jour parce que sa roue d’arrière s’est mise en 8. Ne va pasbuter dans les trottoirs ni dans les arbres, garde bien ta droite,et, si tu vois une ligne de tramways, gagne le plus prochaintournant et file dans le comté voisin. Ne manque jamais d’allumerta lanterne avant que la nuit tombe. Observe comme il faut quelquespetites précautions comme ça, mon vieux, et rien d’irréparable nepourra t’arriver. C’est moi qui te le dis.

— Oui, tu as raison, — répond Hoopdriver. — Bonne nuit, monvieux.

— Bonne nuit.

Le silence régna, coupé seulement par le gargouillement du tuyaude la pipe. Déjà, Hoopdriver s’élançait, sur sa machine, au paysdes rêves, lorsque, soudain, quelque chose vint le faire retomberdans le monde réel. Quelque chose : mais qu’était-ce ?

— Rappelle-toi bien de ne jamais huiler le guidon. C’est trèsdangereux, — articulait une voix sortant d’un nuage de fumée queperçait, par intervalles, un point lumineux. — Aie soin de nettoyerla chaîne, tous les jours, avec de l’émeri. Observe seulementquelques petites précautions comme ça, et…

— Bonsoir, bonsoir ! — grogna Hoopdriver, et il tira lesdraps par-dessus ses oreilles.

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