Don Juan

Chapitre 18LE MÉDIUM

C’était dans une pauvre chambre d’une assezmauvaise auberge d’un faubourg d’Angoulême : la première queJuan Tenorio eût trouvée en entrant dans la ville. Il s’y étaitarrêté, brisé de fatigue, lui semblait-il ; en réalité,terrassé par le chagrin. Don Juan souffrait. Don Juan pleurait enson cœur. Don Juan connaissait-il donc le véritableamour ?

– Monsieur, disait Jacquemin, quand vousn’avez pas d’argent, vous descendez dans l’hôtellerie la plusriche ; quand l’escarcelle est bien garnie, vous prenez noslogis dans un taudis. Je m’y perds. Jamais je n’arriverai àcomprendre le diable d’homme que vous êtes.

– N’essaye pas, Corentin, réponditTenorio, n’essaye pas. Moi-même je ne saurai jamais…

– Oui. Mais j’ai fait un tour à lacuisine. C’est bien pauvre, monsieur.

– Je n’ai pas faim, Corentin. Je nedînerai pas.

– Et quant à la cave, elle est toutsimplement ignoble, monsieur.

– J’ai soif, il est vrai. Mais je ne veuxboire que de l’eau.

– Mais moi, monsieur, j’ai grand’faim etj’ai soif de bon vin.

– Aurais-tu le cœur de t’empiffrer et dete griser sous les yeux de ton maître désespéré ?

– Ah ! monsieur, jamais ! C’està la cuisine, et non sous vos yeux, que je ferai cette doubleopération que vous venez de dépeindre en deux mots bienexpressifs.

– Non, non Jacquemin. Tu ne me quitteraspas. Reste avec moi. Ta présence m’est pénible. Ton bavardage m’estinsupportable, mais enfin tu es quelqu’un, et la solitudem’effraye.

– Comment, monsieur ! Je ne dîneraidonc pas ?

– Et tu boiras de l’eau, comme moi.

Un nuage assombrit la physionomie joviale etbénigne de Jacquemin Corentin. Car, nous avons omis de le direlorsque nous traçâmes le portrait de ce charmant garçon, il avaithorreur de l’eau comme la nature, dans les conceptionscartésiennes, a horreur du vide, comme le bon mahométan a horreurdu vin. On peut lui pardonner cette faiblesse compensée par tant devertus. Corentin, donc, ne songea pas une minute à se soustraire àcette obligation de boire de l’eau, mais il en fut profondémentaffecté et loucha terriblement sur son nez.

Don Juan éclata de rire.

– Eh quoi ! s’écria Jacquemin, vouspleuriez à l’instant, et maintenant vous riez ! Vous ne croyezdonc même pas à votre propre chagrin auquel je croyais si bien,moi, que je vous plaignais de tout mon cœur. Votre rire, monsieur,votre rire me rendra fou. À quoi croyez-vous donc en cemonde ? Croyez-vous en Dieu ?

– Non, Corentin ; car si j’ycroyais, je me tuerais à l’instant pour me trouver en sa présenceet lui demander de quel droit il m’a mis au monde, et pourquoi ilm’a donné un cœur pour souffrir. Dieu, Corentin ! Il lui étaitsi facile de faire l’homme capable de bonheur, au lieu de le fairecapable de malheur ! Et mieux encore : il lui était sifacile de se tenir tranquille et de ne rien faire du tout ! laseule présence de l’homme sur la terre me prouve que je ne dois pascroire en Dieu. Non, Jacquemin, je n’y crois pas !

Jacquemin Corentin se signa et murmura unefervente prière, car il avait la foi, une foi naïve, si l’on veut,mais sincère et profonde. Puis il reprit :

– Croyez-vous donc au diable ?

– Oh ! Ce serait toujours plus gaique de croire en Dieu. Le Diable est bon diable. Il s’intéresse ànos peines, c’est lui qui, dit-on, nous inspire l’amour. Or,l’amour est le seul bonheur de toute créature vivante, sa seuleraison d’être Corentin, tu peux me croire. Je l’ai cherché, je l’aiinvoqué, je l’ai appelé, il n’est jamais venu.

Corentin frémit et multiplia les signes decroix.

– Croyez-vous à vous-même ?dit-il.

– À peine, Corentin, à peine. Commentveux-tu que je croie à moi-même, puisque dans une minute peut-êtreje serai mort. L’instant qui vient de s’écouler n’est plus ;l’instant qui va venir n’est pas encore ; et j’aurais laprétention d’affirmer mon existence réelle, suspendu que je suisentre ces deux néants ?

– Je ne comprends pas, dit simplementCorentin. Mais enfin, vous croyez bien à ce que vouspensez ?

– Certes, à ce que je pense à la minutemême où je te parle. Mais comment pourrais-je croire à la penséeque j’aurai dans une heure, puisque je l’ignore ?

– Je ne sais trop ce que vous voulezdire, fit Corentin, mais ce doit être terrible. Monsieur, unequestion encore, une seule, et puis vous me permettrez de boire unverre de vin…

– Un verre d’eau, Corentin. Mais voyonsta question.

– Croyez-vous à l’amour ?

Juan Tenorio était assis près d’une misérablepetite table en bois blanc. Il se leva, et, avec agitation, se mità parcourir la pauvre chambre. Des soupirs gonflaient sa poitrine.Les larmes ruisselaient sur ses joues.

– Je crois au soleil qui m’éclaire et mechauffe et fait vivre le monde, je crois à vous, lumière blonde quienchantez mes yeux, je crois à vous, fleurs suaves jetées sur lechemin, arbres nourriciers dont les fruits font de si jolies tachesde couleur ; je crois à vous, ciel bleu, nuages sombres,terre, ô terre sur laquelle je rampe à l’égal d’un pauvrever ; je crois à toi ! amour, soleil de l’âme, je crois àtoi ! Oui je crois à l’amour, sourire du monde, cantique ducœur humain… non de tous les hommes, mais de quelques hommesseulement, de quelques hommes qui, comme moi, peuvent se dire deshommes, le reste n’étant qu’un pauvre bétail. Je crois à la douleurd’amour qui me déchire le cœur, je crois à l’allégresse d’amour quime transporte au septième ciel. Je ne crois qu’à l’amour. Maisqu’est-ce que les hommes ont fait de l’amour, hélas ! Ilsl’ont saisi comme un malfaiteur, l’ont garrotté, l’ont mis dans unegeôle et l’y ont enchaîné avec leurs lois, leurs coutumes, leursbarbares conventions. Quoi ! Je n’ai pas le droit d’aimer dansune heure une autre femme que celle qu’en ce moment j’adore ?Et pourquoi, par le ciel ! Suis-je donc maître des impulsionsde mon cœur ? N’en suis-je pas plutôt l’esclave ? J’adoreLéonor. Oh ! je l’adore ! Tout ce qui est en moi de forceet d’amour va à Léonor. Mais qui me prouve que demain un autreamour ne fera pas irruption dans mon âme ? Et je seraiscondamné pour cela ? Il faudra que je repousse ce bonheur quis’offre, et que l’amour, l’amour glorieux, l’amour splendide, medevienne un boulet que je traîne misérablement ? J’aime !Oh ! J’aime ! Mon être tout entier n’est qu’amour. Maisqui aime-je ? Ah ! Je les aime toutes, car toutes sontdignes d’adoration. Mon cœur ne veut pas connaître la geôle, moncœur veut palpiter dans les vastes ciels libres, dans les largeséthers infinis dont chaque molécule est imprégnée d’amour.J’aime ! Je veux aimer ! Je ne vis que d’amour !Quelle que soit celle qui a fait vibrer mon cœur, je l’adore pourla seule joie qu’elle me donne de m’avoir fait connaître unenouvelle minute d’amour, et dans l’instant où je l’aime je suisprêt à mourir pour elle !…

Nous avons répété aux lectrices qui nous ontfait l’insigne honneur de suivre nos ouvrages que nous ne voulionspas nous interposer entre elles et nos personnages. Nous ne sommeset ne voulons être que le narrateur de ces drames. La pensée de noshéros, nous l’exposons sans la commenter.

Pourtant, nous ne pouvons nous empêcher defaire observer ici combien fausse était la théorie de Juan Tenorio,combien profonde était son erreur, comme effroyable son égoïsmeinsensé.

Nous devons aussi faire remarquer que, sansaucun doute, cet état de surexcitation où se trouvait don Juanprépara et rendit possible la scène qui va suivre.

Pour revenir à l’étrange et complexepersonnage que nous essayons de faire revivre, don Juan, accablé dedouleur, alla tomber sur le misérable escabeau qu’il venait dequitter, et éclata en sanglots.

– Léonor ! cria-t-il d’un accent dedéchirant désespoir, Léonor, où êtes-vous ? Léonor, je vousadore, et vous me méprisez ! Pour la première fois de sa vie,Juan Tenorio, maître de l’amour, éprouve l’affreuse humiliationd’une défaite d’amour ! Léonor ! Léonor ! Venez àmoi ! Léonor, je me meurs d’amour !

Tout don Juan apparaissait dans cesmots : au fond, c’est surtout de l’humiliation éprouvée qu’ilsouffrait.

Cette scène se déroulait vers neuf heures dusoir.

Une chandelle posée sur la table éclairaitvaguement la chambre.

Jacquemin Corentin bâilla longuement etdit :

– Monsieur, vous vous mourez d’amour.Mais moi, qui ne suis pas amoureux, je meurs de faim.

– Que veux-tu que j’y fasse ? ditdon Juan.

– Laissez-moi descendre à la cuisine pourdîner.

– Non, Corentin, non, je ne veux pas quetu me quittes, et tu n’en aurais pas le cœur. Il faut que tu soislà pour que j’aie quelqu’un à qui raconter ma douleur.

– Ah ! monsieur, tout à l’heure,vous vous êtes plaint des conventions humaines qui vous empêchentd’aimer à la fois dix duchesses et vingt maritornes d’auberge. Quedirai-je de ces mêmes conventions humaines, ou bien plutôtinhumaines, qui condamnent le valet à se passer de dîner parce quele maître n’a pas faim ?

– Ce n’est pas la même chose, Corentin.Mais tais-toi, il me semble que je vais m’endormir…

– Mettez-vous au lit, monsieur, et moi,pendant que vous dormirez…

– Non ! non ! C’est sur cetescabeau que je veux dormir. Mais je ne dors que d’un œil. Si tu mequittes un seul instant, je te ramènerai ici à coups de bâton.Corentin, tu n’auras pas le cœur de m’obliger à me fatiguer encoreà te donner la bastonnade.

– Le diable soit de l’amour et desamoureux, et des maîtres tyrans ! gronda en lui-même Corentinfort triste.

Et il se mit à considérer don Juan avec uneexpression d’indulgence très touchante. Il y avait comme unefraternité dans son regard, mais une fraternité voilée par lerespect que lui imposaient ces mêmes conventions dont il seplaignait non sans quelque raison. Il y avait surtout del’admiration. Don Juan lui apparaissait comme un être exceptionnelqui planait au-dessus des lois par quoi le monde moral est régi,une espèce de demi-dieu en qui le bien et le mal s’étaientégalement abolis pour lui laisser la plus large indépendance.

Un léger craquement se fit entendre dans latable, mais Jacquemin n’y prêta aucune attention.

Don Juan, appuyé au dossier de l’escabeau, lesmains sur la table, les yeux fermés, semblait dormir. Mais il nedormait pas. Il lui paraissait, au contraire, que son esprit vivaitd’une vie plus intense. Il était en proie à une étrangesurexcitation mentale qui décuplait la valeur mathématique de safaculté de penser. C’était un état semblable à de l’éréthisme, etses nerfs se tendaient sans qu’il en eût vraiment conscience, commedans les minutes où s’accomplit quelque effort extraordinaire.

Des afflux et des reflux d’images et d’idéesdéferlaient dans son esprit.

Par un bizarre phénomène, ses pensées, sousl’analyse à laquelle il se livrait avec une prodigieuse activité,perdaient leur apparence normale qui est d’être impossibles àcomparer avec de la matière : elles prenaient une consistanceà demi matérielle et se présentaient sous forme decouleurs :

Des pensées blanches, des pensées noires, despensées d’azur, des pensées d’un rouge sanglant…

Parfaitement éveillé, maître de ses sens et deson esprit, don Juan, avec une sorte de curiosité étonnée,assistait à ces phénomènes de sa conscience comme à quelquespectacle intéressant. Il semblait se pencher sur soi-même ets’étudier comme s’il se fût agi d’un autre.

Seulement la tension de ses nerfsl’importunait, le faisait presque souffrir, et, par intervalles, augrand effroi de Corentin, il était haletant, un faible gémissementlui échappait.

Quelques coups secs et rapides furent frappésdans la table.

Corentin sursauta et, avec stupeur, considérace meuble banal qui semblait frissonner et s’animer. Puis sonregard se posa sur les mains de don Juan posées sur la table, et ils’affirma qu’un mouvement des doigts de son maître avait produitces coups.

Soudainement la pensée de don Juan évolua sansqu’il l’eût voulu. Les couleurs disparurent et furent remplacéespar des images. Mais ce n’étaient pas de ces formations de rêvequ’on a lorsqu’on évoque les traits d’une personne absente.C’étaient des jets de pensée, des fulgurations de création, desexpansions d’effort qui, sur l’écran de son imagination,projetaient des êtres réels. S’il eût étendu les mains, il eût eula sensation de toucher, de palper des êtres véritables etparfaitement matériels…

À son tour, cet état d’esprit s’abolit avec lamême soudaineté, sa pensée redevint normale.

Don Juan pensa…

Don Juan pensa à Léonor sans que sa penséeprit la forme d’une clameur de passion, et il en fut stupéfait,certain qu’il était d’adorer Léonor.

Il pensa à cette poursuite acharnée qui duraitdepuis Séville.

Mais là encore intervint un étrangerenversement des possibilités de la pensée. Cette poursuite depuisSéville jusqu’à l’auberge de la Grâce de Dieu, il lareconstitua mais à l’envers. Et ce fut malgré sa résistance que futinversé l’ordre chronologique. Il remonta le temps. Il ne rétablitpas les faits depuis Séville jusqu’à l’auberge, mais depuisl’auberge jusqu’à Séville.

Il résistait de toutes ses forces, et Corentinlui vit un visage convulsé, inondé de sueur, et il l’entendit gémirà diverses reprises, il l’entendit murmurer : « Non, non,je ne veux pas ! »

Don Juan résistait, mais il ne pouvaitempêcher la reconstitution inversée ; il arriva à Séville, ilarriva à la scène de la chapelle de Saint-François, il arriva audîner que lui avaient offert les quatre amis, les quatrejusticiers… il arriva… oh ! il arriva à Christa !

Et là, il s’arrêta.

Sa pensée se concentra sur Christa.

Il y eut une sorte de condensation de toutesles molécules actives de son cerveau, une condensation en Christa.Plus de Léonor. Plus de chambre d’auberge. Plus de route. Plus deSéville. Plus de terre. L’univers l’abolit. Dans le videinconcevable, dans le vertigineux abîme de l’infini, dans cegouffre qui échappe à toute possibilité de conception et ce qu’ilconcevait, lui, avec une sorte de tranquillité formidable, il n’yeut qu’une entité semblable à l’entité-Dieu… il n’y eut queChrista.

Sa pensée fut Christa.

Christa, en lui, prit la place de tout ce quiest l’activité vivante d’un cerveau.

Son être entier appela Christa…

Et, dans la table, une série de coups rythmés,ayant presque apparence de langage, se produisit tout à coup. Latable parlait comme elle le pouvait. Elle tâchait à s’exprimer ens’adaptant aux conventions du langage humain. Elle frappait parfoisavec impatience, comme si elle se fût étonnée de n’être pascomprise. Elle semblait avoir des accès de mauvaise humeur commepeut en avoir un être humain ennuyé de n’être pas tout de suitecompris de l’animal à qui il parle. Puis elle reprenait doucement.Elle semblait dire : « Essayons encore ! » Etvraiment la musique de ces coups qui résonnaient dans cette humbletable, avait sa physionomie expressive. Elle révélait une poignantetristesse…

Mais quoi ! Cette table était prise detristesse ? Est-ce qu’une table peut être triste ?

Et si ce n’était pas la table, qui donc disaitson affliction ? Qui donc manifestait son impatience ?Qui donc, qui donc tentait de parler à don Juan, avec l’effortdésespéré d’un être qui désire ardemment se faire entendre et qui,impuissant, se lamente, se décourage devant des difficultésinsurmontables ?

Brusquement, les coups cessèrent, et presquedans le même instant, dans un angle obscur de cette chambre,apparut une faible lueur qui aussitôt s’évanouit.

La chambre était éclairée, mais comme ellepouvait l’être par une mauvaise chandelle fumeuse dont l’obscurelueur servait à donner du relief aux ténèbres rampantes.

Jacquemin Corentin, tout à coup, se leva, lesyeux remplis d’épouvante et balbutia :

– Monsieur ! Monsieur !Voyez-vous ?

– Oui, je vois, répondit don Juan dans unsoupir. Mais tais-toi. Ta voix me fait mal. Et surtout, oh !surtout, éteins cette lumière qui me brûle, qui met à mes yeux unfer incandescent… éteins… éteins !…

Machinalement, Corentin obéit… la petitechambre fut obscure.

Alors, la chose qu’avait vue Corentin seprécisa.

Dans un angle, à faible distance du plafond,c’était une lueur immobile et diffuse qui, rapidement, se condensaen une flamme, puis devint un petit globe lumineux, de couleurimprécise. Mais bientôt la couleur elle-même s’indiqua : cefut une flamme d’un vert pâle, avec des reflets très doux quin’avaient rien de spectral.

Ce globe de lumière verte, soudain, se déplaçadans l’espace et vint planer sur la table, et bientôt, don Juan nele vit plus… Le globe avait-il disparu ?… Non, il s’étaitmodifié en toutes ses apparences… il s’allongeait, se détirait, etprenait une vague forme d’une chose indécise, et ce n’était plusune lueur, mais une chose qui semblait vaguement éclairée… et puis,cela se précisa… la chose put prendre un nom connu dans la languedes hommes… ce fut un bras… ce fut une main… une main de femme, unemain fine et délicate… et don Juan, dans un souffle ardent,murmura :

– Ô main, ô chère main, que j’ai couvertede mes baisers brûlants, ô main parfumée si douce à mes lèvres, ômain chérie dont la caresse tant de fois me fit frissonner… ô main…ô main de Christa !…

Corentin s’était reculé jusqu’à la porte, etlà, il tomba à genoux.

Il tenta de se couvrir les yeux de ses deuxmains, mais n’y put réussir, et, les cheveux hérissés d’une sorted’horreur sacrée, continua de regarder… de regarder ce fantôme demain – car, qu’était-ce donc sinon un fantôme ? – et cefantôme prenait toutes les apparences de la réalité, quedis-je ! il devenait réalité, il devenait matière tangible etpalpable, c’était une création matérielle issue d’on ne sait quelleprofondeur de la matière diffuse…

Don Juan sentit que cette main se posait sursa tête !

Un frisson le secoua tout entier – peut-êtreun frisson de terreur, peut-être un frisson d’amour – mais en toutcas ce ne fut à aucun degré comparable au frisson qu’on éprouve aucontact d’une main morte.

Était-ce une main morte ? Non. Une mainbien vivante, aux longs doigts fuselés, à la peau satinée.

Elle était froide, mais non de cette froideurglaciale des morts. Il sembla bien à don Juan qu’un sang jeune etgénéreux circulait dans cette main, et que si elle paraissaitfroide au toucher ce pouvait plutôt provenir d’une longueimmobilité… d’un sommeil de cette main qui cherchait à s’éveilleret s’éveillait.

Vraiment, c’était comme un éveil de cette mainposée sur la tête d’abord, puis sur le front de don Juan. Ellecherchait peut-être à se faire comprendre. Elle semblait avoir uncœur qui palpitait…

Et brusquement, à bout de forces peut-être, cefantôme s’évapora, s’évanouit dans l’espace.

La chambre demeura obscure, le silence pesa,la table ne fit plus aucune tentative de communication.

Bientôt, il n’y eut plus que le souffle rythméde don Juan profondément endormi d’un sommeil de fatigue.

Au bout d’une heure, Corentin se hasarda à serelever, ralluma la chandelle, et constata que tout était paisible.Il était bien pâle. Mais c’était un garçon plein de bon sens, et ilfinit par se dire :

– J’ai rêvé, c’est sûr. J’ai eu uncauchemar provenant de la famine à quoi m’a condamné mon maîtresous prétexte qu’il n’a pas faim. Dieu soit loué de m’avoiréveillé ! Cependant, comme l’estomac me tiraille, comme je nesuis pas amoureux, comme je pourrais retrouver d’autres cauchemarsplus affreux encore, profitons du sommeil de don Tenorio, et allonsnous approvisionner contre les visions démoniaques engendrées parla faim…

Et Corentin se dirigea doucement vers lacuisine où, malgré l’heure tardive, il trouva une somnolentemaritorne attardée à quelque besogne, et qui consentit à rallumerle feu.

Là-haut, dans la misérable chambre, les mainsencore posées sur la table, épuisé, brisé, d’un lourd sommeil,dormait le médium…

LE MÉDIUM ?…

Don Juan Tenorio !… Le médium, c’étaitdon Juan !…

Et quel autre nom pourrions-nous luidonner ? Médium inconscient, mais médium… C’est-à-dire un deces êtres capables d’obtenir des manifestations d’un autre monde.Comment ? Pourquoi ? Grâce à quelles tensionsnerveuses ? ou à quelles forces fluidiques ? ou à quellespéciale réceptivité ? On ne sait.

Mais, à coup sûr, don Juan était un de cesêtres.

Lorsque, dans la salle à manger du palaisCanniedo, la table se mit en mouvement, don Juan était là. C’étaitlui qui, sans le vouloir, sans le savoir, avait appelé desprofondeurs ignorées de l’Au-Delà l’être quelconque, ou si l’onveut, la force inconnue qui avait précipité cette table.

Lorsque, dans la chapelle de Saint-François,Léonor se mit à prononcer des paroles qu’elle n’avait ni voulues,ni cherchées, don Juan était là ; c’est lui qui,inconsciemment, avait appelé l’être ou la force capable de dicter àLéonor les mots qu’elle avait à dire.

En cette chambre de l’auberge d’Angoulême,c’est sûrement don Juan qui provoqua la manifestation d’une lueur,puis la création d’une main agissante et vivante : le médium,c’était lui !

Il ne le savait pas.

Il ne devait jamais le savoir…

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