Don Juan

Chapitre 3DON JUAN ENTRE EN SCÈNE

Franchissant l’espace et le temps,transportons-nous maintenant à Séville, en la matinée de ce jour oùle commandeur d’Ulloa devait éprouver l’étrange phénomène que nousavons exposé tel qu’il se produisit. Nous sommes donc à l’aube dece 19 novembre 1539, et voici, encore endormie, l’antique demeuredes Ulloa que de beaux jardins entourent de toutes parts, exceptésur la façade qui borde la rue de las Atarazanas. Lesétoiles pâlissent. Le frisson de l’aurore palpite dans l’airdiaphane. Tout est silence, paix et douceur dans la pure atmosphèreet dans Séville assoupie, déserte.

C’est à cette indécise et charmante minute oùnaissait un jour nouveau qu’une porte s’ouvrit sur l’arrière dupalais, et qu’ils apparurent, lui et elle, marchant du pas languideet léger des amants, en se tenant par la main.

Certes, elle était noblement etharmonieusement belle ; mais ce qui faisait qu’on n’eût pu lavoir sans être frappé d’admiration, c’était l’amour qui nimbait sonfront, le rare et précieux amour qui chantait dans sa voix, dansson geste, dans son attitude… le pur amour définitif et parfaitdont tu étais comme resplendissante, ô Christa !

Il était plutôt de petite taille, mais il eûtété impossible à un artiste de lui trouver une faute de proportion.Le plus fin raffiné des jeunes seigneurs de la cour eût voulucopier sa sobre élégance, à la fois nonchalante et nerveuse, maisl’eût vainement tenté. Sa figure, qui n’offrait rien deremarquable, était loin de cette impeccable beauté que, d’après lalégende, on serait porté à lui attribuer ; elle étaitrégulière, pourtant, éclairée par deux beaux yeux bruns passionnés,qui semblaient naïfs. Mais ce qui étonnait en lui, c’était cetteévidente, sincère et prodigieuse volonté de vivre, qui rayonnaitsur ses traits. Il paraissait, dans chaque minute, surpris et ravique la vie fût si bonne, si indulgente, si merveilleuse ; etil portait dans son cœur cette inconsciente certitude qu’elle luiréservait toutes les félicités. À le voir aspirer l’air, lesparfums, l’amour, jetant aux étoiles, aux parterres fleuris commeen été, aux oliviers tors, à son amante, indifféremment, le mêmeregard avide et caressant, on eût deviné son indomptable assuranceque tout ce qu’il y avait été mis pour lui, son inextinguible soifde joie et de bonheur, sa foi irréductible dans l’universellebeauté saisie, prise au vol, étreinte, dans chaque instant, danstout et partout : et tu marchais avec une suprême confiancecomme si le monde eût été ton bien, ô Juan Tenorio, ô donJuan !

– Et je ne m’en repens pas, disaitReyna-Christa. Le pourrais-je ? Est-ce que je sais seulementsi j’ai une pensée à moi, un rêve où tu ne sois pas, une volontéqui ne soit pas la tienne ? Tu es venu, Juan, et tu m’as prismon âme. Est-ce que je puis me repentir ?

– Il ne faut pas, vois-tu. Et pourquoi terepentirais-tu ? Quel blasphème ce serait, Seigneur !

– Mais, mon père ? soupira-t-elle entremblant.

– Ton père ? Eh ! ton père tedira devant moi : « Tu as bien fait, chère Christa, tu astrès bien fait d’aimer ce bon Tenorio qui t’aimetant ! »

– Est-ce bien sûr ? fit-elle,palpitante. Oh ! dis, es-tu bien sûr que Sanche d’Ulloa nemourra pas du déshonneur que j’ai apporté à son nom ?

– Quel déshonneur ?… Tenorio vautUlloa, je pense, pour l’antiquité de la race et les hautsfaits !

– Ce n’est pas cela, cher Juan. Je suisen faute. C’est un crime, tu le sais !

– Quelle enfant ! Quelle enfant tufais ! Mais c’est qu’elle frissonne !…

– J’ai peur, murmura-t-elle,défaillante.

Il la saisit dans ses bras, la réchauffa deses baisers, puis se recula pour la contempler.

– Comme tu es belle ! Mais vrai,comme tu es enfant ! Eh bien, écoute : Tu connais bien cebon père franciscain, le révérend Dominique ? Je l’ai conquis,ce digne moine, et demain… demain il consent à nous unir. Ha !Que dis-tu de cela ? Allons bon ! Voilà qu’ellepleure !

Elle était toute blanche de son bonheur :elle se tenait toute droite, sans un geste, et de ses yeux levésvers le ciel, les larmes, les douces larmes de ravissement, une àune, tombaient, et une à une, son amant les buvait. Et ellebalbutiait :

– Demain ! Oh ! cher, cherJuan, comme tu es bon d’avoir pitié de moi ! Tu disdemain ? Quel jour béni ce sera demain ! Demain, jenaîtrai une deuxième fois à la vie ! Oh ! le beau matin,mon cher Juan, cher époux de mon cœur ! oh ! tant de joiedans ce ciel pur et dans le ciel de mon âme !

– Mais… mais… mais, calme-toi !disait-il en riant. Demain, sur le coup de midi, dans la chapellede Saint-François, si révérée de ton vieux père, tu seras monépouse devant les hommes, comme tu l’es déjà devant Dieu…

– Demain ! Mais, seigneur !D’ici à demain, nous n’aurons jamais le temps de toutpréparer ! s’écria-t-elle en riant à travers ses larmes.Comment trouver des témoins ? Y songes-tu, mon Juan ? Ilfaut des témoins…

– D’abord, dit-il gravement, nous enavons déjà un, le plus doux, le meilleur, Christa : tamère ! Ta mère qui dort dans la chapelle de Saint-François, tamère qui nous regarde et nous bénira…

Elle jeta un cri, tomba à genoux, etl’ineffable prière qu’elle murmura eût fait frissonner cette mèrequ’elle invoquait… mais sa mère n’était pas là !

Et lui ?…

Lui !… Eh bien, il était sincère. Tout cequ’il disait était scrupuleusement vrai !

Sa prière finie, Christa saisit les deux mainsde Juan et les couvrit de baisers. Il la releva et la tint dans sesbras.

– Ensuite, dit-il, écoute : ils nesavent pas qui j’épouse. Ah ! je te jure que leur curiositéest à vif. Qui diable peut consentir à épouser cet écervelé de donJuan ? Je veux leur donner une bonne leçon. Vois-tu leurébahissement, demain, quand ils te verront, quand je leurdirai : voilà, seigneurs, Juan Tenorio épouse la plus noble,la plus pure, la plus belle !

– Et qui sont-ils ? fit-elle avecune adorable impatience.

– Rodrigue Canniedo, le fils dusénéchal ; Luis, seigneur de Zafra ; Fernand, comte deGirenna ; don Inigo de Veladar, voilà les témoins. Les quatreplus beaux noms de Séville. Les fous veulent absolument me fêteraujourd’hui, et, une heure après midi, je dois dîner avec eux, chezCanniedo.

– Et je veux, dit-elle, que ma nourrice,ma bonne Nina, soit présente demain. Et aussi dona Elvira, maduègne. Et ma chérie, ma Léonor !… Canniedo est notre cousin,réfléchit-elle ; je suis surtout contente que celui-là assisteà notre union.

Au nom de Léonor, Juan Tenorio avaittressailli. Mais il dit :

– C’est pour cela que j’ai choisiRodrigue le premier. Mais enfin, enfin ! je connaîtrai donc tachère Léonor ! Dire que je n’ai pu la voir encore !Comme, par tout ce que tu m’en dis, elle doit être aimable… et sibelle !

– Belle ? fit Christa dans unsourire. Figure-toi l’aurore un jour de printemps, voilà le teintde Léonor. Figure-toi l’harmonie de nos harpes, voilà la voix deLéonor. Figure-toi le sourire d’un bouquet des plus jolies fleursde prairie, voilà l’esprit de Léonor…

Juan Tenorio avait baissé la tête… Ilécoutait…

– Que rêves-tu, cher Juan, querêves-tu ? Dis-le-moi.

Il tressaillit encore et dit :

– Quant à ton père, voici : demain,après la cérémonie, je monte à cheval… Nuit et jour, autant que mesforces me le permettront, je voyagerai jusqu’à ce que j’aie rejointSanche d’Ulloa.

Une ombre voila le bonheur de Christa, commeces nuages qui passent sur le soleil. Mais c’était une vaillantefille et le repos de son père passait, dans son cœur, avant sespropres joies.

– Nous séparer si longtemps !dit-elle. Quelle douleur ce sera pour toi, mon Juan ! Et pourmoi ! Mais va, je te comprends. Dieu te conduise et t’inspireles paroles qu’il faudra !

Ils étaient arrivés à une petite porte percéedans le mur d’enceinte et ouvrant sur une ruelle. Don Juanreprit :

– Tu as compris ? Quand je serairesté huit jours seulement près d’Ulloa, il m’aimera, j’enréponds ; il ne pourra plus se passer de moi. Alors, je luiavouerai tout : notre amour, notre faute, notre mariage. Et,m’agenouillant devant lui : « Noble seigneur, luidirai-je, n’effacerez-vous pas la faute en bénissant votrefils ?… » Et il nous pardonnera, c’est sûr.

Et don Juan ne mentait pas.

C’est bien ainsi qu’il voulait agir. Tel étaitbien le plan qu’il était résolu à exécuter.

– C’est sûr, répéta Christa, toutefrémissante de joie. Cher fiancé, ta résolution est comme cesbaumes qui brûlent et font souffrir, mais qui guérissent la plaie.Je serai digne de ton courage, tu ne me verras pas pleurer à tondépart. Va, maintenant, car voici le jour… Non… reste encore…Oh ! ne pas te voir jusqu’à ce soir !

– Mais, tu sais, à midi, comme tous lesjours, tu me verras passer sous tes fenêtres…

– Te voir un instant, de loin, c’est sipeu ! Mais c’est égal, n’oublie pas. J’attends toujours midiavec tant d’impatience ! Allons, pars. On sonne la cloche pourle réveil des serviteurs. Adieu, cher Juan, Sainte Madone, dit-elleen joignant les mains. Notre-Dame de la Miséricorde, soyez assezbonne pour toujours donner bonheur, force et prospérité à JuanTenorio, mon noble époux ! Et que béni soit-il pour tant defélicité qu’il daigne m’apporter en cette douce matinée, aube de mavie !…

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