Don Juan

Chapitre 29LE CHAPITRE DE BEL-ARGENT

Un chapitre pour ce truand, pour ce malandrinde grande route, un chapitre pour lui tout seul, c’est sans doutebeaucoup d’honneur. Nous n’y pouvons rien. Dans l’histoire que nouscontons, ce sacripant s’est taillé sa part ; en toute justice,nous devons lui laisser cette part intacte, et ne rien lui rognerau nom de la vertu : nous devons avouer que le métier decenseur nous a toujours paru le plus haïssable des métiers. Censuredonc qui voudra le malandrin qui ose s’attribuer l’honneur d’unchapitre : nous ne voulons être que le conteur impartial.

D’ailleurs, Bel-Argent, déjà, n’était plustout à fait le sacripant de grand chemin : il avait prisl’habit d’un honnête valet ; et en dépit du proverbe, nouspensons que l’habit fait tout au moins les trois quarts dumoine.

Bel-Argent, donc, avait suivi Clother dePonthus lorsque celui-ci était sorti de son logis de la rueSaint-Denis pour se rendre à l’hôtel d’Arronces. Bel-Argent avaitassisté à la soudaine rencontre de Clother avec Amauri de Loraydan.Bel-Argent avait immédiatement reconnu l’homme qui l’avait payé auxabords du castel de Ponthus, ou tout au moins qui avait payé JeanPoterne, afin que ledit Jean Poterne, aidé de lui, Bel-Argent,expédiât le plus vite possible dans un monde meilleur ce bonM. de Ponthus. Bel-Argent avait craint d’être reconnu parle comte de Loraydan, bien que, de sacripant, il se fût faithonnête homme, car il se disait que ce changement d’état dont il seglorifiait n’avait peut-être pas amené un changement notable sur safigure. Bel-Argent, disons-nous, au moment de la rencontre, s’étaitprudemment reculé jusqu’au détour du chemin de la Corderie, s’étaitéclipsé dans la rue du Temple, et, pour plus de précaution, s’étaitterré dans un cabaret borgne où les soldats de garde au châteauvenaient boire, jouer aux dés et lutiner les pauvres filles qui, lesoir venu, y cherchaient un refuge contre la morale publiquereprésentée par le guet.

Bel-Argent, qui était l’ennemi déclaré deJacquemin Corentin, avait du moins un point de ressemblance aveclui : c’était sa passion immodérée pour les flacons oùs’enferme la liqueur qu’en ces temps lointains les buveurs avaientle droit d’appeler jus de la grappe – droit que nos mœurs plusraffinées et plus chimiques leur ont retiré. En effet, ce n’estplus guère que dans les romans et les chansons à boire que le jusde la grappe persiste à vivre, tout étonné de cette survivance quine répond plus qu’à des réalités bien pâles et, pour parler net,bien mensongères.

En ces temps, donc, le vin – bon ou mauvais –était du vin ; à cause de cela, sans doute, il ne coûtait pascher. Bel-Argent se promit de vider un flacon, et tout aussitôt decourir après son maître. Il en but trois… plus d’une heures’écoula.

Lorsqu’il sortit du cabaret en question, enraidissant sa marche, lorsqu’il reprit pied dans le chemin de laCorderie :

– C’est étonnant, dit-il. Je ne suispourtant resté qu’une minute en ce lieu, et n’y ai bu qu’un gobeletde pauvre vin. Et déjà le sire de Ponthus a disparu. Que peut-ilbien être devenu ?

Il était justement arrêté devant l’hôtelLoraydan dont le portail était resté entrebâillé.

Il méditait sur cette disparition de sonmaître qu’il trouvait si prompte – le temps d’un gobelet àpeine !

Tout à coup ces mots lui parvinrentdistinctement :

– Tu l’as vu ! Tu l’as vusortir ! le gentilhomme qui était avec moi, tu l’as vu s’enaller ?…

Bel-Argent écouta sans la comprendre l’étrangeconversation qui eut lieu entre Amauri de Loraydan et son valetBrisard. Et, tout à coup, comme il se grattait le menton pours’aider à comprendre, il fut heurté par quelqu’un qui luidit :

– Gare donc, manant !

Bel-Argent allait riposter, il se tut, etsoudain se recula, l’homme qui l’apostrophait ainsi, c’était lecomte de Loraydan. Amauri continua son chemin sans plus s’occuperdu manant. On a vu qu’il se rendait au Louvre.

– Oh ! fit Bel-Argent. Il ne m’a pasreconnu ? Ce que c’est que de devenir honnête ! Mais sije deviens encore un peu plus honnête, je ne me reconnaîtrai doncplus moi-même ? Oh ! oh ! Ce serait trop, tout demême. Arrête, Bel-Argent, arrête-toi sur cette dangereuse pente devertu… Mais si je ne me trompe, ce digne seigneur qui voulut faireoccire M. de Ponthus par Jean Poterne est sorti de cethôtel… et c’est lui qui disait : « Tu l’as vu ? Tul’as vu sortir ce gentilhomme ?… » De qui ? De quoiétait-il question ?

Encore sous l’influence de ses flacons,Bel-Argent, bravement, pénétra dans la cour de l’hôtel et s’avançaen souriant vers Brisard qui le vit venir avec étonnement et letoisa, et l’accueillit d’un rude :

– Que demandez-vous céans ?…

– C’est un bien magnifique hôtel, ditBel-Argent de sa voix la plus agréable.

– L’hôtel de mon maître, M. le comteAmauri de Loraydan. Et après ?

– Ce seigneur qui vient de sortir ?…C’est M. le comte Amauri de Loraydan ?

– Lui-même. Et après ?

– M. le comte Amauri de Loraydan estun bien généreux seigneur, puisqu’un jour, à Jean Poterne et à moi,il nous donna douze cents livres.

– Douze cents livres ! s’exclamaBrisard soudain captivé, intéressé par cet incroyable événement. Ehbien, à moi qui le sers, hors mes gages, jamais il ne m’a… mais quiêtes-vous ! Et que demandez-vous ?

– Ce cabaret, dit aimablement Bel-Argent,ce cabaret, là, au détour de la rue du Temple, c’est un bien dignecabaret…

– Oui, fit Brisard… leBel-Argent !

– Plaît-il ?…

– Quoi ?…

– Vous avez dit mon nom ! Vousl’avez dit ?

– J’ai dit : l’auberge duBel-Argent. Après ?…

– Mon auberge ?

Bel-Argent passa une main sur son front,considéra Brisard avec attention, et se prit à rire. Brisard alladans un angle de la cour se saisir d’un solide bâton, et revint surl’intrus en grognant :

– Dehors ! Tout de suite !…

Bel-Argent se dandina, et plus souriant quejamais :

– C’est que, dit-il, Bel-Argent, c’estmon nom, à moi ! Et vous dites que ce cabaret… heu… on y boitdes choses… des choses… Voilà, mon brave !

Brisard fit tournoyer son bâton, etréitéra :

– Dehors ! Ou je cogne !…

Et Bel-Argent, de plus en plusaimable :

– Alors… ce gentilhomme… tu l’as vu s’enaller ?… Tu l’as vu sortir ?…

– Ah ! ah ! fit Brisard quiabaissa son arme. Tu demandes après ce jeune gentilhomme ?

– Sans doute, puisque c’est mon maître…Du moins, je le suppose ainsi. Car si ce n’est mon maître, le sireClother de Ponthus, qui ce pourrait-il être ?

– C’est juste, dit Brisard qui,d’ailleurs, n’avait rien compris à ce raisonnement.

– Alors, tu l’as vu ? Dis-le-moi, etfoi de Bel-Argent, je t’emmène dans mon cabaret, c’est-à-dire… lecabaret qui me vole mon nom… Tu l’as vu ? Tu l’as vusortir ?…

Et tout naturellement Brisardrépondit :

– Ma foi non : je l’ai vu entrer,mais je ne l’ai pas vu sortir. (Je ne sais pas pourquoi je medonnerais le mal de mentir à quelqu’un qui n’est qu’un valet commemoi.) Je l’ai donc vu entrer. Mais quand tous les diables yseraient, de l’avoir vu sortir, c’est une autre affaire : jene l’ai point vu !…

– Je ne comprends pas, dit Bel-Argent. Tul’as vu… et tu ne l’as point vu… Heu… pas la peine d’essayer decomprendre… c’est trop difficile.

Et résolument :

– Viens-nous-en à mon cabaret, c’est moiqui paye !

Irrésistible était l’invite ainsi formulée.Brisard s’avoua que ce confrère avait d’aimables façons. Il suivit,ferma le portail de l’hôtel, et bientôt les deux héros furentattablés devant un broc tout frais tiré de la cave : Brisardétait un fervent habitué du lieu et l’hôtesse le ménageait.

La conversation qui s’engagea fut longue,nébuleuse, de plus en plus inextricable, et lorsque, longtempsaprès, les deux valets se quittèrent en se promettant de serevoir :

– Quel bélître ! pensait Brisard. Ilne comprend rien à rien. Mais il boit bien…

– L’idiot ! se disait Bel-Argent.Plus bête encore que Corentin. Mais il lève bien le coude…

Bel-Argent arriva au logis de la rueSaint-Denis où il fut fort étonné de ne pas retrouver le sire dePonthus. Il médita longuement sur cette absence qu’ildésapprouvait, puis il finit par se dire :

– Bon ! Il aura été boire avec lesire de Loraydan. Mais les deux maîtres boivent-ils mieux que lesdeux valets ?

Clother avait cédé à Bel-Argent une petitechambre de son appartement.

C’est dans cette chambre, assis au bord de sonlit, que l’ancien routier méditait sur la question de savoir si leseigneur de Ponthus buvait mieux que lui. Ne pouvant arriver àrésoudre cet important problème, il finit par s’allonger sur lelit, et tout aussitôt, s’endormit d’un sommeil sans rêves.

Bel-Argent dormit tout le reste de ce jour,toute la nuit, et se réveilla le lendemain aux abords de midi, latête lourde, l’estomac creux, les idées confuses. Il eut vite faitde se rafraîchir la tête et de se remettre en bon état. Quand il setrouva présentable, il pénétra dans la chambre de son maître, dontil constata l’absence. Il supposa d’abord queM. de Ponthus était déjà sorti sans avoir eu besoin deses services, mais le lit non défait démentait cette hypothèse…

Bel-Argent passa le reste de ce jour àattendre… mais M. de Ponthus ne revint pas.

La journée du lendemain, Bel-Argent erra dansla rue Saint-Denis et multiplia les stations à la Devinière. Ilétait inquiet. Mais nous devons dire que cette inquiétude n’allaitpas jusqu’à l’émotion. Bel-Argent, parmi tant d’hypothèses, en vintà se dire que le sire de Ponthus avait été tué, peut-être.

– Ma foi, je le regrette, se disait-ilavec la rude philosophie des routiers de cette époque. C’était unbon maître. Il payait bien. Pour lui éviter une vilaine estocadej’eusse volontiers risqué de me faire embrocher. S’il est mort, jeboirai un flacon en son honneur, et ferai aussi dire une messe pourson repos. Puis, je demanderai au seigneur Juan Tenorio de meprendre à son service. Pour cela, il sera nécessaire que je memette au mieux avec le damné Jacquemin Corentin. Mais que peut-ilêtre devenu, celui-là aussi ?

Ni Jacquemin Corentin, ni Clother de Ponthusne reparurent.

En revanche, Bel-Argent se trouva soudain nezà nez avec Juan Tenorio, voici comme :

Le matin du quatrième jour à compter du momentoù Clother de Ponthus, sur l’invitation de son mortel ennemi, étaitentré à l’hôtel Loraydan, Bel-Argent se réveilla fort maussade, vuque la veille au soir il avait dépensé son dernier écu à l’aubergede la Devinière.

– Si le seigneur de Ponthus ne revientpas aujourd’hui, se dit-il, je suis condamné à mourir de soif, etje ne compte pas la faim. Jacquemin Corentin peut seul me tirer dece mauvais pas. Il peut me faire agréer par son maître, et même meprêter quelques deniers, si je consens à avouer que son nez estvrai. Voyons donc si ce digne ami est enfin revenu.

Vers dix heures du matin, donc, Bel-Argentdescendit, et il ne fut pas peu surpris de voir assemblées devantla porte de dame Jérôme Dimanche quelques commères au bavardagedesquelles il s’intéressa aussitôt, car l’une d’elles qui n’étaitrien moins que l’épicière d’en face affirmait avecautorité :

– Et moi, je vous dis et vous redis qu’ilse nomme le seigneur Jacquemin de Corentin et qu’il est comtebreton, et qu’il ne connaît pas sa fortune tellement il est riche,à telles enseignes que c’est dame Jérôme Dimanche elle-même qui mel’a dit !

– Ah ! s’écria la tripière, ena-t-elle de la chance, cette petite mijaurée de Denise ! Cen’est pas à ma Félicité qu’écherra jamais un lot pareil…

– Seigneur, pas plus qu’à ma fille Ninie,dit la marchande de flans. Et pourtant, Dieu sait que Ninie etFélicité sont plus belles que Denise, et qu’elles vont plusassidûment à messe et vêpres. Ninie surtout qui va sur sesvingt-cinq ans et a fait un vœu à sainte Catherine…

– Le monde va de mal en pis, reprit latripière avec l’énergie que, de tout temps, a comporté cetaphorisme consolateur. Et le mariage se fait à Saint-Merri…

– Et ce noble seigneur, continua àrenseigner l’épicière, a voulu que ce fût une messe basse, et quenul n’assistât à la cérémonie. Dites donc, on aurait pu nousinviter. Nous valons bien la Jérôme Dimanche, veuve d’undrapier…

Bel-Argent ouvrait toutes larges sesoreilles.

– Je continue à ne pas comprendre, sedisait-il. Qu’est-ce que le seigneur Jacquemin de Corentin, comtebreton ?… Qu’est-ce que Saint-Merri ? Et la messebasse ? Et le mariage ? Qui donc se marie ?…

– Les voici ! Les voici !s’écria le chœur des commères. Bel-Argent ouvrit, cette fois, desyeux énormes, et vit arriver don Juan Tenorio donnant le bras àDenise, et suivi de dame Jérôme Dimanche qui portait les missels.Juan Tenorio était pâle, agité inquiet, et ne s’en empressait pasmoins auprès de la pauvre petite à l’oreille de laquelle ilsemblait dire des choses merveilleuses, que Denise, les yeuxbaissés, toute souriante et rose écoutait avec ravissement. Quant àla digne veuve, elle rayonnait, sa large face était un soleild’orgueil.

Ce groupe disparut dans le logis, suivi deprès par l’assemblée des commères. Denise fut saisie, poussée debras en bras, félicitée, complimentée, embrassée, tandis que donJuan, à l’écart, se rongeait d’impatience, et se disait :

– C’est audacieux certes. Mais où est lemal, après tout ? Cette petite en sera-t-elle moins heureuseparce que je fus obligé d’emprunter le nom de mon valet pour faireson bonheur ?… Je lui eusse donné mon vrai nom : par leciel, elle le mérite, mais le nom de Juan Tenorio appartient à uneautre !… Ce n’est ici qu’une agréable comédie du genre decelles qu’on fait si jolies en Espagne…

Il soupira. Son visage s’assombrit. Defugitives pensées de remords troublèrent cette cervelle. Mais selivrant tout entier à la folie de l’heure présente, il eut unmouvement des épaules et murmura :

– Je dois, par tous les moyens, assurermon plaisir qui est ma vie. En revanche, je suis tout prêt à encourir les risques. Soyons donc heureux dans cette minute, etadvienne que pourra, ma mort même !…

Ce fut à ce moment que Bel-Argent, à son tour,pénétra dans le logis. Don Juan le vit venir, et songea :

– La mort, après tout si elle vientcouronner une vie bien remplie, sera la bienvenue. Mais surtout, depar tous les diables d’amour, évitons le ridicule ! Que meveut cet imbécile ?

Et Bel-Argent, s’inclinant très bas,disait :

– Le seigneur Juan Tenorio pourrait-ilm’apprendre ce qu’est devenu mon maître ?

– Que dit-il ? s’écrièrent latripière et la marchande de flans.

– Où prend-il Juan Tenorio ?grommela dame Dimanche.

– Juan Tenorio ? balbutia Denise enqui, soudain, se levèrent d’étranges soupçons.

Don Juan qui eût accueilli le bourreau par unéclat de rire, don Juan qui eût dégainé devant dix sergents de laprévôté chargés de l’arrêter, don Juan demeura atterré devantBel-Argent. Et en lui, ce fut de l’épouvante lorsque, toutnaturellement, Bel-Argent ajouta avec le plus aimablesourire :

– Seigneur Juan Tenorio, à défaut de monmaître, je vous jure que j’ai le plus pressant besoin de rencontrervotre valet, le bon Jacquemin Corentin…

– Hé ! s’écria don Juan livide, queveux-tu dire, misérable ? Ne sais-tu pas que Jacquemin deCorentin, c’est moi-même !

Bel-Argent sursauta, se frotta les yeux, puisdans le grand silence qui s’appesantit soudain :

– Vous, monseigneur ! Allons donc,je n’ai pas la berlue, par le pape et les saints ! Vous êtesle noble Juan Tenorio et Jacquemin Corentin, ce bélître avec sonnez n’est que votre valet. Aurait-il eu l’audace de se faire passerpour vous, et l’auriez-vous chassé ? En ce cas, je suis toutprêt à le remplacer, car…

Bel-Argent eût pu continuer longtemps sur ceton. Personne ne l’écoutait plus : ni Denise qui venait des’évanouir dans les bras de sa mère, ni dame Jérôme Dimanche quipoussait des cris à fendre l’âme, ni les bonnes voisines quifaisaient un tapage assourdissant et criaient : « Aufeu ! À la hart ! À l’imposteur ! » Ni enfindon Juan qui, la tête basse, ramassé sur lui-même, se demandaits’il n’allait pas se plonger à l’instant un fer dans le cœur, ous’il ne valait pas mieux, au contraire, l’enfoncer dans la poitrinedu misérable Bel-Argent…

Toutes réflexions faites, il se décida pour cedernier expédient, se disant qu’une fois Bel-Argent mort, ilarrangerait tout avec quelque adroit mensonge.

Il dégaina donc, et se rua sur l’infortunéBel-Argent, en criant plus fort que les commères :

– Oui ! oui ! À la hart !À l’imposteur ! Ah ! lâche imposteur ! Je vaist’apprendre qui est Juan Tenorio, et qui est Jacquemin deCorentin !…

À ce moment, la pauvre petite Denise reprenaitles sens, et elle entendit, oui vraiment, en cette affreuse minuteoù se jouait cette comédie qui, pour elle, était impitoyabletragédie, elle entendit Bel-Argent hurler :

– Par la tête ! Par le ventre !Par les tripes ! Je connais Jacquemin Corentin, je pense. Ilest assez reconnaissable à son nez ! Mesurez votre nez,seigneur Tenorio, mesurez-le ! Et dites-moi si vous avez lenez de Jacquemin Corentin !

– Plus de doute ! murmura Denise. Cenez, je l’ai vu, moi ! J’en ai ri, malheureuse !Ah ! Je comprends maintenant les paroles et l’attitude del’homme au nez ! Jacquemin Corentin, c’était lui !…

Et Denise, à nouveau, se laissa aller dans lesbras de sa mère rugissante, tandis que les commères, ongles etgriffes au vent, se jetaient sur don Juan, manœuvre soudaine quisauva la vie de Bel-Argent, car entre don Juan désespéré etBel-Argent ahuri, comprenant moins que jamais, se dressa le rempartmouvant des furies hurlantes…

En deux bonds, Bel-Argent se trouva dans larue et se mit à détaler comme s’il eût eu tous les diables à sestrousses.

Ce qu’il fuyait, ce n’était pas la rapière dedon Juan : il en avait vu bien d’autres, il était de taille àse défendre, et une lame d’acier, si aiguisée qu’elle fût, n’étaitpoint pour l’effrayer. Non. Ce que fuyait Bel-Argent, c’était lecauchemar de cette aventure. Tout en courant, il se tenait lescheveux à pleines mains.

– Je ne comprends pas ! bégayait-il.Je ne comprends plus rien à rien ! C’est la soif, c’est lafaim. Je suis fou. On va me happer. On va crier au fou ! Jevais être enfermé !

Bel-Argent pourtant finit par s’arrêter, et ilconstata, non sans quelque secret plaisir, qu’il s’arrêtaitjustement devant l’auberge du Bel-Argent.Il se gratta lementon, remit un peu d’ordre dans ses pensées, se donna le temps desouffler et conclut :

– Non, je ne comprends pas ce qui s’estpassé. Jamais je ne le comprendrai. Autant que je puisse voir clairen cette ténébreuse affaire, ce bélître de Jacquemin Corentin atenté de se faire passer pour son noble maître, sans doute en vuede quelque vol. Et le seigneur Juan Tenorio a cru que j’étaiscomplice de cette imposture. Voyons. Il me semble bien que c’estcela. Heu !… Est-ce bien cela ? Mais que diable faisaiten tout ceci dame Jérôme Dimanche ? Et la petite Denise ?Et les furieuses commères qui, je crois, m’ont voulu occire ?Bon. Ne pensons plus à toute cette algarade, ou j’y perdrai lesens. Tâchons de boire pour nous remettre le cœur en place. Oui.Mais qui payera l’écot ?… Hé ! Ce sera ce brave Brisard.C’est bien son tour, il me semble !…

Quant à don Juan Tenorio, comment il seretrouva ferraillant contre le troupeau des commères qu’il tâchaitde tenir en respect, comment il se vit fuyant à toutes jambes dansla rue, vaincu, humilié, mourant de honte à la seule pensée d’êtrejamais remis en présence de Denise, comment, enfin, il se heurtaviolemment à quelqu’un qui le traita d’insolent et sur qui, toutécumant de rage, il voulut se jeter l’épée au poing, c’est ce qu’ilne comprit que trop bien, car enfin, il n’avait, lui, aucune raisonde ne pas comprendre.

– Perdue ! se disait-il en versantdes larmes de fureur et de vraie douleur. Perdue, cette adorablepetite Denise ! Ah ! Je sens que je l’aime pour de bon,maintenant ! Mais quels diables cornus et maléficieuxs’acharnent donc après moi depuis que j’ai mis les pieds àParis !… Oh ! Paris me serait-il moins propice queSéville ? Ce ne sera pas ! Don Juan aura le dernier mot…Qui êtes-vous, monsieur ! Vous portez l’épée ? Dégainez,dégainez et vite !…

– Pas ici, monsieur ! dit l’inconnuqui l’avait appelé insolent. Ni en ce moment. Tenez-vous, on vousregarde, et on vous prend certainement pour un fou…

Don Juan jeta un regard autour de lui, et viten effet que des gens le considéraient avec étonnement. Il repritson sang-froid, assura son épée à son côté, se découvrit et saluaavec toute sa grâce. Mais dans le mouvement qu’il exécuta ainsi, samain, machinalement se porta à sa ceinture, et il pâlit, et,interrompant soudain ses évolutions, il grinça :

– Enfer ! J’ai l’enfer à mestrousses !…

– Que vous arrive-t-il donc ?demanda l’inconnu avec un sourire goguenard, exempt de touteaménité.

– Il m’arrive par tous les saints !par tous les diables ! il m’arrive que ma bourse de cuir,tandis que je courais, s’est détachée de ma ceinture !…

– Eh bien ?… Vous la remplacerezaisément, je pense…

– Cette bourse contenait tout ce que jepossède d’argent, et…

Don Juan rougit et pâlit coup sur coup.

– Oh ! murmura-t-il en seredressant. Est-ce toi, don Juan ? Est-ce toi qui avoues tapauvreté au premier venu ?

– Tout ce que je possède en cette ville,reprit-il fièrement. Car là où est ma maison, j’ai de quoiremplacer mille et mille fois les deux cents pauvres ducats d’orque je viens de perdre. Ne parlons plus de cette misère, monsieur,et venons au fait : vous avez, en me parlant, employé un termeque je ne saurais répéter sinon pour vous le renvoyer. Retirez-vousle mot ? Faites vite et séparons-nous bons amis. Lemaintenez-vous ? J’attends alors que vous me disiez votre nomet me suiviez ensuite sous ces peupliers des bords de la Seine, oùnous serons très à l’aise pour nous entr’égorger loin desfâcheux…

– Monsieur, dit l’inconnu, à votre air,je vois que vous êtes un accompli gentilhomme. C’est donc avecinfiniment de regret que je me vois dans la nécessité de ne pasretirer le méchant terme qui m’a échappé et qui vous offensejustement. J’en suis marri vraiment, mais jamais le comte Amauri deLoraydan n’a retiré ni une louange, ni une offense… aussi peujustifiées qu’elles pussent être, et je me plais à reconnaîtrequ’en l’occurrence, l’offense que je suis forcé de maintenir meparaît aussi peu justifiée que possible.

Tenorio salua, sourit et, gracieux, redevenudon Juan :

– Par Dieu, monsieur, vous avez une façond’offenser les gens qui sent d’une lieue son parfait gentilhomme,et je vois que don Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, grandd’Espagne, l’un des vingt-quatre de Séville, aura plaisir ethonneur à être tué par le comte Amauri de Loraydan, ou à letuer.

– Don Juan Tenorio ! murmurasourdement Amauri de Loraydan.

– Lui-même ! fit don Juan. Quoi desurprenant à cela, je vous prie ?

Et, fronçant le sourcil :

– Par l’enfer ! songea-t-il, est-cequ’après avoir si mal réussi à faire accepter mon nom de JacqueminCorentin, je vais maintenant me voir dénier mon nom de JuanTenorio ?

– Juan Tenorio ! se disait Loraydan.Le même que, par ordre, je dois chercher, provoquer ettuer… tuer pour venger le Commandeur Ulloa !… Ne suis-je pas,toujours par ordre, de la famille d’Ulloa ?continua-t-il avec amertume. Je dois chercher Juan Tenorio :il est trouvé. Le provoquer : c’est fait. Le tuer : cecireste à faire, mais… mais… est-ce bien utile ?… Est-ce que jetiens à épouser Léonor d’Ulloa, moi ?… Est-ce que mon intérêt,à moi, n’est pas justement de ménager la vie de Juan Tenorioqui, lui, tient à épouser la senora, comme dit Sa Majestéle roi des Espagnes ?

– Que diable peut-il bien méditer ?se demandait don Juan qui, de plus en plus, se redressait.Monsieur, dit-il, je dois, à mon grand chagrin, vous avouer que lapatience est peut-être une vertu théologale, mais que, pour monmalheur… ou celui des autres, je n’en fais qu’un très sobreusage.

– Pardonnez-moi, seigneur Tenorio, ditbrusquement Loraydan. Le fait est que notre rencontre ne saurait seterminer simplement par un coup d’épée donné ou reçu. Monsieur,ajouta-t-il avec une gravité qui donna le frisson à don Juan, j’aià vous parler de choses qui ne sauraient être dites dans la rue. Àla suite de notre entretien monsieur, ou nous serons des ennemismortels, et il faudra que l’un de nous tue l’autre, ou nous seronsunis par plus et mieux qu’une indissoluble amitié… Vous connaissezl’hôtel d’Arronces… ne vous étonnez pas, ne vous irritez pas, toutcela vous semblera très clair. Vous connaissez donc le chemin de laCorderie. L’hôtel de Loraydan monsieur, est le premier que voustrouverez dans le chemin, en débouchant de la rue du Temple.Voulez-vous me faire l’honneur de vous y trouver après-demain, àmidi, pour y traiter avec moi de questions qui vous touchentinfiniment ? Songez-y, monsieur, c’est de votre bonheur ou devotre malheur qu’il s’agit… de votre mort ou de votre vie…

Don Juan se mit à rire de ce rire frais etsonore qui semblait fait de naïveté gracieuse, et il dit :

– S’agirait-il d’amour ?

Loraydan le regarde en face, etrépondit :

– C’est justement ce que je voulaisdire !

– Alors je suis votre homme. Après-demainà midi, j’aurai l’honneur de me présenter à l’hôtel Loraydan. –Bonheur, malheur, vie ou mort… voilà de bien grands mots ! Jen’en use qu’avec discrétion. Amour, monsieur, amour ! Voilà lemot définitif qui vaut qu’on laisse refroidir une querelle telleque la nôtre, et que je me dérange jusqu’au chemin de la Corderie.À après-demain monsieur !

– Je compte sur votre visite, ditgravement Amauri. Un dernier mot, seigneur Juan Tenorio, ou plutôtun conseil, si vous le permettez…

– Faites donc ! s’empressa don Juan.Rien n’est plus utile que le conseil d’un bon ennemi.

– Celui-ci, monsieur, est un conseild’ami : Jusqu’à après-demain, enfermez-vous dans votre logis.Si vous sortez, ne le faites qu’à la nuit noire. Si on vient vousdemander, faites répondre que vous êtes reparti pour l’Espagne.Surtout, oh ! surtout cela, quand vous viendrez après-demain àmon hôtel, faites que personne ne vous puisse reconnaître, que nulne sache que Juan Tenorio est entré chez Amauri deLoraydan !

Sur ces mots, le comte de Loraydan salua donJuan tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre. Et les deux futursalliés – ou futurs ennemis selon ce que le sort en déciderait –tirèrent chacun de son côté, Loraydan se dirigeant vers le Louvre,et Tenorio s’en retournant tout droit à la Devinière où, selon leconseil qu’on venait de lui donner, il s’enferma dans sachambre.

Ce fut ainsi qu’échoua l’audacieuse tentativede don Juan sur la pauvre petite Denise. Ce fut ainsi que cettecharmante enfant fut sauvée du danger de devenir l’épouse d’unpolygame. Ce fut, disons-nous, grâce à l’intervention de Bel-Argentque fut démasquée l’impudente imposture.

Nous avions donc raison de penser queBel-Argent méritait son chapitre à lui tout seul…

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