Don Juan

Chapitre 27LA FORTUNE DE LORAYDAN

Amauri de Loraydan ayant jeté à Clother dePonthus le sombre adieu que nous avons dit se tint immobile près dela porte, pendant plus d’une heure. À demi penché, hagard, la sueurau front, il écouta les allées et venues de son ennemi. LorsqueClother tenta d’ébranler la porte, Amauri, vivement, tira son épée.Mais bientôt, essayant de sourire, il la remit au fourreau :il savait bien que pour enfoncer cette solide porte de chêne épaiset bardé de fer, il eût fallu plusieurs hommes armés de haches…

Cette pièce où il venait d’enfermer Clotheravait été, en effet, au temps de la splendeur des Loraydan, leréduit où ils cachaient leur or, leurs pierreries, leursrichesses : toutes précautions avaient donc été prises pourque l’unique entrée n’en pût être forcée.

– Le dernier trésor des Loraydan est enlieu sûr, se dit Amauri avec un soupir.

Et doucement, sur la pointe des pieds, il seretira, refermant soigneusement toutes les portes dont il retiraitles clefs. Ces clefs, il les porta dans sa chambre et les enfermadans un coffre.

Alors, il s’essuya le front.

Machinalement, il se regarda dans une glace,et se vit livide.

Il tressaillit…

Il lui sembla qu’il ne se reconnaissait pas.Ce visage dur, ces yeux hagards, cette bouche aux lèvres serrées,oui, tout cela offrait bien quelque ressemblance avec le Loraydanqu’il connaissait. Mais était-ce bien lui ?…

– Un visage d’assassin ! dit-il touthaut.

Puis, haussant les épaules, il se détourna.Puis il se regarda encore, se défia, s’insulta.

– Ose donc te regarder ! Tu disassassin ? Pourquoi pas ? Qu’appelle-t-on crime ?Est-ce que cet homme n’était pas criminel pour moi, puisqu’ilpouvait détruire mon bonheur ? Assassin, soit ! S’il lefaut, d’autres périront ! Malheur ! malheur à qui metombe sous la main !…

Il grinçait des dents. Ses nerfs se tendaientà le faire souffrir.

Peu à peu, il se calma.

Longtemps, il demeura pensif. Et parfois ilprêtait l’oreille comme s’il eût craint d’entendre quelque appeldésespéré, quelque hurlement, quelque gémissement lointain.

– Les murs sont épais, dit-il. Épaisseest la porte. Non, je n’entendrai rien. Nul n’entendra !…

Il redescendit, appela Brisard, lui jeta unlouche regard, le sonda.

– Ce gentilhomme qui tout à l’heure estentré avec moi, dit-il, et qui… qui vient de s’en aller… car tul’as vu s’en aller, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, dit Brisard.

– Tu l’as vu ? Tu l’as vusortir ?…

– Oui, monsieur ! dit Brisard.

Loraydan frémit… Il se sentit s’affaiblir. Ilmâchonna un juron, saisit Brisard par le cou.

– Misérable ! gronda-t-il, tu l’asvu ?…

– Puisque monsieur le comte dit que jel’ai vu, c’est que je l’ai vu ! Si monsieur le comte dit queje ne l’ai pas vu, c’est que je ne l’ai pas vu…

Loraydan respira. Il eut un étrange regardpour le valet – la machine dressée à le servir sans penser, sansparler…

– C’est juste, dit-il avec une sorte degaieté. Eh bien, tu l’as vu. S’il revient, tu lui diras de venir merejoindre au Louvre où je l’attends.

Brisard s’inclina.

Loraydan fouilla dans sa bourse, d’un doigthésitant. Et Brisard frémit de stupeur.

– Il veut me donner de l’argent ?Lui ! à moi ! quel miracle !… Loraydan, brusquement,renfonça sa bourse.

– Non ! murmura-t-il. Ce seraitfaiblesse, et ce drôle pourrait croire que j’ai peur…

Il s’en alla, d’un pas tranquille – troptranquille.

– À la bonne heure ! fit Brisard. Jeme disais bien aussi… Quant au gentilhomme en question, non, non etnon, je ne l’ai pas vu sortir. Où diable peut-il être ?

Brisard, quelques minutes, médita sur cettequestion, et conclut :

– Qu’est-ce que cela peut me faire ?De quoi diable vais-je me mêler ? L’homme est sorti ou n’estpas sorti. Cela ne me regarde pas, moi.

Amauri sortit de l’hôtel, la tête baissée,songeant à des choses confuses. Devant sa porte, dans le chemin, ilse heurta à quelqu’un arrêté là, et gronda : « Gare donc,manant ! » Le quelqu’un se recula sans rien dire.

Loraydan traversa Paris en fête, car la fêtecontinuait : le peuple se réjouissait de la joie de sesmaîtres, ne pouvant se réjouir de ses propres joies : il en atoujours été ainsi, et longtemps encore il en sera de même.Beaucoup de maisons étaient pavoisées de belles tapisseries. À uncarrefour, on représentait un beau mystère sur un théâtre, quiavait été élevé tout exprès par la confrérie. En d’autres endroits,des jongleurs et bateleurs faisaient des tours d’adresse ou deforce, récompensés ensuite par les pièces de menue monnaie que lesspectateurs en plein vent leur jetaient. Non loin du Louvre, unefontaine avait été dressée ; elle représentait un Bacchusassis sur une tonne, et de cette tonne, le vin coulait, surveillépar deux sergents qui empêchaient qu’on en emportât dans desbrocs ; seulement, en buvait qui voulait, au moyen d’ungobelet attaché par une chaînette d’acier.

Au Louvre, force officiers, force courtisansdans les cours, dans les escaliers, dans les antichambres, unesourde rumeur joyeuse dans le vaste palais, des gens quis’abordaient en souriant d’un air de joie, comme si quelque grandbonheur leur fût advenu.

François Ier était en conférenceavec l’empereur Charles-Quint.

Amauri de Loraydan se glissa dans les groupes,et, parvenu jusqu’à la porte du cabinet royal, avisaM. de Bassignac qui, aussitôt, lui fit signed’approcher.

– Sa Majesté vous a fait déjà demanderplusieurs fois, dit le valet de chambre. Je vais la prévenir devotre arrivée.

Dans les groupes de courtisans, on ne parlaitque de la grande passe d’armes qui allait se tenir proche lesvieilles Tuileries, et du beau dîner qui allait s’ensuivre.

Loraydan attendit une heure, après quoi il futintroduit dans une salle où il se trouva seul. Au bout de quelquesminutes, une porte s’ouvrit : un instant, à travers cetteporte, Amauri entrevit la sombre figure de Charles-Quint. Mais laporte se referma aussitôt, ayant livré passage à FrançoisIer, qui vint en courant jusqu’au comte de Loraydan.

– Eh bien ? lui demanda-t-ilanxieusement. Le Commandeur d’Ulloa ?…

– Sire, dit Loraydan, j’ai l’honneur etle bonheur d’informer Votre Majesté que ma mission auprès deM. le Commandeur d’Ulloa s’est terminée selon le désir duroi.

François Ier tressaillit de joie,saisit le bras du courtisan, et murmura :

– Quoi ! Le Commandeurconsent ?…

– Il m’en a donné l’assuranceformelle ; il est résolu, dès le prochain conseil, à indiquerfortement que le duché de Milan doit, selon toute justice, faireretour à la couronne de France.

Amauri de Loraydan s’inclina très bas, etd’une voix émue, acheva :

– Que Dieu protège le roi !…

François Ier, dans un transport,saisit le comte dans ses bras, l’embrassa avec effusion :

– Loraydan, dit-il, ton père fut unvaillant. Il est mort avant d’avoir pu être récompensé. Toi, tu esson digne fils en courage. Mais tu es aussi un précieuxambassadeur. En toi, je veux récompenser le père et le fils.Loraydan, tu rends à ton roi le plus signalé service…

– Vive le roi ! dit Loraydan d’unevoix contenue.

– Tu me demanderas ce que tu voudras, aunom de ton père d’abord, en ton nom ensuite. Et pour commencer,viens : je veux te présenter moi-même à l’empereur.

Par la main, il entraîna Loraydan ébloui,enivré d’orgueil et d’espoir. Avoir été présenté à l’empereur parUlloa, c’était un simple événement, plus ou moins heureux, selonqu’il saurait en user. Être présenté par le roi en personne,c’était la reconnaissance officielle d’une haute situation à lacour de France.

Charles-Quint vit venir à lui FrançoisIer et Amauri de Loraydan. Il eut un de ces sourirespâles qui, parfois, donnaient à sa physionomie glacée une fugitivelueur indéfinissable – la lueur louche qu’on voit à la hache surlaquelle tombe un faux jour.

– Oui, oui, pensa l’empereur. Je vois. Jesais. Voici l’envoyé de mon bon frère François. Voici le dignesacripant qui n’a cessé d’évoluer autour de mon brave Ulloa… Ilfaut que je m’attache cet homme… Attention ! Il va êtrequestion du Milanais !

– Mon cher sire et frère, dit FrançoisIer, voici mon meilleur serviteur qui sera aussi un bonserviteur de Votre Majesté, voici le comte Amauri, de l’illustrelignée des Loraydan. Je serais heureux qu’une part de votreimpériale bienveillance revint à ce digne gentilhomme…

– Je connais M. de Loraydan,dit Charles-Quint. Je le connais et l’apprécie à sa valeur. Je l’aivu à l’œuvre sur la route de Poitiers à Paris, comme, sur leschamps de bataille, j’avais vu son père à sa rude besogne. Vous meplaisez, comte. J’ai plaisir à vous répéter que ma bienveillancevous est acquise.

Loraydan mit un genou à terre, et de la mêmevoix émue, contenue, révélatrice d’un dévouement sansborne :

– Dieu protège l’empereur !… Dieuprotège le roi !…

Et tout à coup, tandis que Loraydan serelevait, Charles-Quint, dardant sur François Ier lapâle clarté bleuâtre de son regard :

– Mon cher sire et frère, dit-ilfroidement, ne pensez-vous pas qu’il serait bon, en ce conseil quenous tenons, de nous adjoindre chacun un conseiller sûr et avisé,digne de toute notre confiance ? Ce serait pour vous le comtede Loraydan, qui me semble au fait. Pour moi, je prendrais mon cheret brave Ulloa. Qu’en pensez-vous, mon digne frère ?

– Sire, dit François Ier ens’efforçant de cacher sa joie, j’allais faire la même proposition àVotre Majesté. – Il est venu ! songea-t-il avec un soupir defurieuse allégresse. Je te tiens, Charles ! Je tiens leMilanais !…

– Oui, se disait l’empereur, réjouis-toi,mon bon François ! Tu viens de toi-même à mon piège !Ris, va, ris de bon cœur. Rira bien qui rira le dernier. – Puisquenous sommes d’accord, dit-il, nous pourrions, séance tenante,mander Ulloa près de nous. Et il me semble que l’envoyé chargéd’appeler le Commandeur doit être, tout naturellement,M. de Loraydan. Nos deux conseillers pourront ainsi seconcerter une dernière fois, en venant au Louvre…

Charles-Quint prononça ces derniers mots de savoix dure et métallique, et d’un ton tel que FrançoisIer tressaillit d’une sourde et soudaine inquiétude.Mais l’empereur acheva :

– Se concerter au mieux des intérêts dela France et de l’Empire qui doivent désormais s’unir et travaillerà réparer leurs dissensions passées. Ah ! mon frère, ajoutaCharles avec expansion, si vous le vouliez, étroitement alliés, ànous deux, nous serions maîtres du monde !

– Mon frère, dit François Ier,s’il ne tient qu’à moi, la paix est assurée entre nous. Quant à unealliance, elle répondrait au vœu le plus cher de mon cœur. Commevous, j’ai souvent pensé que le monde changerait d’aspect si nosdeux épées, de loyales adversaires qu’elles ont été, devenaientjamais amies et s’engageaient à une commune besogne. Si cela vousplaît, ce sont les bases mêmes de cette alliance que nous pouvonsdès ce jour examiner de concert. Va donc, mon cher Loraydan, va etreviens au plus vite avec ce digne Commandeur à qui toute mabienveillance est acquise puisqu’il a la confiance del’empereur.

Charles-Quint s’inclina en signe deremerciement.

– Sire, dit Loraydan, où trouverai-jeM. le Commandeur ?

– À l’hôtel d’Arronces, dit FrançoisIer.

Loraydan tressaillit. Il savait pourtant quele roi avait donné l’hôtel d’Arronces au Commandeur, mais ce nomrésonnait toujours en lui parce qu’il évoquait aussitôt le logisTurquand.

– Oui, ajouta Charles-Quint, à l’hôteld’Arronces que le Commandeur tient en toute propriété de lamunificence royale, et qui, dans l’esprit d’Ulloa, doit fairepartie de la dot de sa fille Léonor. Allez, comte, et songez que leCommandeur vous aime au point qu’il vous considère comme unfils…

Loraydan s’inclina au plus bas, mais sansavoir compris la véritable portée de ces paroles, car le Commandeurne lui avait jamais parlé de sa fille. Il courut aux écuries duroi, se fit seller un cheval, et sortit du Louvre au galop.

Aussitôt, dans les antichambres, le long desescaliers encombrés, dans les cours bruissantes de conversations etde rires, la rumeur se répandit que le comte de Loraydan étaitgrand favori : plus d’un courtisan se rappela soudainqu’Amauri était un charmant cavalier dont il avait toujours étél’ami fidèle, plus d’un chercha dans sa généalogie si quelqueparenté éloignée ne pourrait s’y découvrir… Loraydan galopait, lecœur gonflé d’orgueil, l’esprit éperdu d’espérance… il galopaitvers la fortune !

Lorsqu’il passa devant son hôtel, il eut untressaillement et piqua son cheval pour passer plus vite. Là,quelqu’un souffrait, quelqu’un le maudissait… Mais ce vaguesentiment dura peu ; les dents serrées, le regard enflammé,Loraydan songea : Malheur à qui se trouve sur monchemin ! Malheur à qui me tombe sous la main !

Il atteignit l’hôtel d’Arronces et jeta unrapide regard sur le logis Turquand.

La fenêtre aux vitraux coloriés étaitentr’ouverte.

Et là, mise en valeur par la masse d’ombre dufond de la salle, éclairée par un pâle rayon de soleil, ce fut unesoudaine et vaporeuse apparition blonde… une délicate vision devierge aux yeux bleus… un sourire craintif où se révélait unetendresse passionnée…

Loraydan sentit l’amour fondre son cœur.

– Qu’elle est belle ! pensa-t-il.Qu’elle est belle et comme mon cœur tremble à son aspect !

Lentement, longuement, il s’inclina, saluad’un grand geste empli de respect…

Quand il se redressa, Bérengère avait disparu,et la figure grave de Turquand se montrait dans la pénombre.Loraydan lui adressa de la main un geste familier, et mit pied àterre.

– Oui, murmura-t-il tout haletant, elleest belle et je ne puis la voir sans me sentir bouleversé. Mais,par l’enfer, je ne serai pas sa dupe ! Et en attendant… celuiqui l’aime… celui qu’elle aime sans doute… oui, ce Clother est àjamais perdu pour elle !… Pour le reste, nous verronsbien !

Il vit alors avec surprise que la grille del’hôtel d’Arronces était ouverte.

Il attacha son cheval à l’un des barreaux, ets’avança vivement dans l’allée des tilleuls vers un groupe deserviteurs assemblés au pied du perron. Un homme vêtu de noir vintà sa rencontre. C’était l’intendant, messire Jacques Aubriot.

– De la part de Sa Majesté le roi !dit Loraydan. Faites savoir à M. le Commandeur d’Ulloa que jedois l’entretenir sur l’heure même.

L’intendant s’inclina respectueusement, et ditavec une sorte de solennité :

– M. le Commandeur d’Ulloa n’obéiraplus jamais à aucun ordre d’aucun roi de la terre. M. leCommandeur d’Ulloa ne peut plus obéir maintenant qu’au roi du ciel.M. le Commandeur d’Ulloa est mort !…

Loraydan eut un mouvement destupeur :

– Mort !… Le Commandeur estmort !…

Jacques Aubriot s’inclina. Loraydancontinua :

– Hier encore si vigoureux !… Quelmal inconnu a pu, si rapidement…

– Ce mal porte un nom bien connu, ditl’intendant. Cela s’appelle une dague : M. le Commandeurd’Ulloa a été égorgé…

– Égorgé ! s’exclama le comte.Où ! Quand ! Par qui ?…

– Où ? Dans la salle d’honneur del’hôtel. Quand ? Hier, entre neuf et dix heures du soir. Parqui ? C’est ce que j’ignore, et c’est ce que vous diraMme Léonor d’Ulloa s’il vous plaît que je vousconduise à elle, car vous venez au nom du roi !

Loraydan, d’un signe de tête, refusa cetteoffre, et tout en courant, revint à son cheval sur lequel il sautapour s’élancer à fond de train vers le Louvre. Il était pâle. Larage contractait ses traits. Le coup le frappait si rudement qu’ilen oubliait jusqu’à Bérengère. Mort ! Le Commandeur étaitmort !… Et morte aussi la fortune de Loraydan,peut-être ! Tout son rêve de puissance n’était-il paséchafaudé sur cet appui que Sanche d’Ulloa devait prêter aux désirsdu roi de France, appui que lui, Amauri, avait conquis, – appuiqu’il apportait au roi ! Non, le Commandeur ne pourrait pluspeser sur les décisions de Charles-Quint ! Non, Loraydan nepourrait plus se prévaloir de ce secours puissant etinespéré !…

– Destinée ! grondait-il, destinéemaudite, destinée jalouse de ma fortune ! Que faire ? quedire, maintenant ?… Et qui sait, même, si ce roi fourbe necroira pas que j’ai menti en lui apportant l’appui d’Ulloa ?Quel besoin cet Espagnol avait-il de se faire tuer hier ! Nepouvait-il attendre à demain, à ce soir !… Non ! Il afallu… gare ! gare, par l’enfer !

Il y avait des cris, des menaces, des fuiteséperdues devant lui. Il arriva au Louvre ayant à peine daignés’apercevoir qu’il avait renversé deux femmes et un enfant…

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